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Ar Mor

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La Revue de Paris, mars 1902

Anatole Le Braz

Ar MĂŽr

Ce soir-lĂ , quand les chariots de la tribu s’arrĂȘtĂšrent pour leur halte accoutumĂ©e de la nuit, l’odeur singuliĂšre qui, depuis plusieurs jours dĂ©jĂ , accueillait la marche des Kymris migrateurs, dans leur exode vers les terres du couchant, se fit tout Ă  coup si forte et si pĂ©nĂ©trante que les buffles eux-mĂȘmes, au lieu de se rĂ©pandre dans les herbages, sitĂŽt dĂ©telĂ©s, restĂšrent, les naseaux tendus, Ă  humer l’air avec une sorte d’inquiĂ©tude. On eĂ»t dit que, lĂ -bas, derriĂšre les collines Ăąpres et tourmentĂ©es qui barraient l’horizon, vers l’ouest, d’immenses cassolettes invisibles fumaient, imprĂ©gnant l’espace d’un arĂŽme irritant et subtil, tel que les patriarches de la horde ne se souvenaient point d’en avoir respirĂ© de semblable, au cours de leurs Ă©tapes les plus heureuses Ă  travers les plaines les plus embaumĂ©es.

Jamais forĂȘts en travail de printemps, jamais vallĂ©es foisonnantes ni steppes en fleurs n’avaient distillĂ© de suc aussi merveilleux. Cela se buvait dans Je vent comme un philtre et se dĂ©posait sur les lĂšvres comme une manne imperceptible, d’une indĂ©finissable saveur... Et les hommes s’étonnaient de se sentir aux veines un sang plus frais et plus fougueux, tandis que, dans les yeux avivĂ©s des femmes, transparaissait un ciel nouveau oĂč des ardeurs insolites montaient.

Sans cesse, des nuages aux formes d’énigme surgissaient de la profondeur Ă©clairĂ©e de l’occident, glissaient au ras du sol, d’une fuite Ă©quivoque, puis s’éloignaient comme la figure voilĂ©e du destin. Les devins, questionnĂ©s, rĂ©pondirent :

– Ce sont peut-ĂȘtre les ombres projetĂ©es par des dieux qui se dĂ©robent et dont nous ne savons encore interprĂ©ter les signes ni les mouvements.

Cet aveu d’ignorance accrut la perplexitĂ© des Kymris.

Tout, d’ailleurs, dans cette contrĂ©e, leur Ă©tait un sujet d’incertitude et de trouble. Vainement ils essayaient de lui dĂ©couvrir quelque trait de parentĂ© avec les patries successives oĂč leur fantaisie de pĂšlerins s’était passagĂšrement complu. La terre y Ă©tait pauvre et nue, trouĂ©e, par places, de grandes vertĂšbres de granit, trĂšs vieille et trĂšs vĂ©nĂ©rable d’aspect. Pour toute vĂ©gĂ©tation, des mousses, des ciguĂ«s amĂšres, des arbustes nains, hĂ©rissĂ©s de dards et balançant des thyrses dorĂ©s ; çà et lĂ  des champs entiers de minuscules plantes aux teintes de pourpre pĂąle, qui rampaient. Les vastes chĂȘnaies qu’on avait traversĂ©es les jours prĂ©cĂ©dents restaient massĂ©es aux abords de cet Ă©trange pays sans en oser franchir la lisiĂšre, comme retenues par une terreur sacrĂ©e. Seuls, quelques ormes noueux se montraient au flanc des collines, en bosquets Ă©pars encore y semblaient-ils enchaĂźnĂ©s sans leur assentiment, ainsi que des captifs, et tourmentĂ©s d’une sauvage impatience de s’enfuir, tant leurs troncs inclinĂ©s faisaient effort pour s’arracher du sol et tant leurs branches, uniformĂ©ment rebroussĂ©es dans la direction de l’est, s’épuisaient en contractions douloureuses, en gesticulations Ă©perdues. Quel Ă©tait donc ce voisinage inconnu, redoutĂ© des arbres mĂȘmes ?... Les femmes qui, pour vaquer au repas du soir, Ă©taient descendues remplir les jarres au creux du vallon, remontĂšrent toutes songeuses, en disant :

– Jamais nous n’avons vu fontaines pareilles : elles sont Ă  la fois tĂ©nĂ©breuses et limpides... Leurs eaux ruissellent, silencieuses comme des larmes... Lorsque nous y avons plongĂ© les mains, nous avons senti frĂ©mir sous nos doigts quelque chose de soyeux, de souple et d’ondoyant comme une chevelure vivante... Des divinitĂ©s mystĂ©rieuses dorment au fond de ces sources enchantĂ©es.

Évidemment, ce n’étaient point ici des parages ordinaires.

Un frisson superstitieux se communiqua de proche en proche, gagna toute la tribu. Pendant que les viandes cuisaient au-dessus des feux, les chefs se rĂ©unirent au centre de l’enceinte formĂ©e par les chariots, pour dĂ©libĂ©rer. La plupart furent d’avis de lever le camp dĂšs l’aube et de changer de route.

– Mieux vaut revenir sur ses pas, disaient-ils, quitte Ă  obliquer ensuite vers les plaines plus froides du septentrion... Nous devons ĂȘtre au seuil de quelque rĂ©gion prohibĂ©e : il y a comme un interdit qui pĂšse sur ces lieux... Vous l’avez constatĂ© tantĂŽt : les buffles refusaient presque d’avancer. Ne nous obstinons point contre les prĂ©sages ! Il y a des audaces dangereuses : laissons Ă  l’au-delĂ  de ces collines son secret...

Ainsi parlait la bouche des expĂ©rimentĂ©s et des sages. Gor, du clan des Osismes, Ă©tant le plus jeune, opina le dernier. Il avait la sveltesse robuste d’un bel arbre poussĂ© d’un seul jet. Son Ăąme ignorait la crainte. Lorsqu’il s’agissait de se remettre en marche, c’était lui toujours qui donnait le signal du dĂ©part, en souillant avec des poumons de fer dans la trompe en corne d’aurochs. Il lissa ses moustaches pendantes, qui Ă©taient d’un blond de lin, et dit d’une voix trĂšs calme

– Vous ĂȘtes mes aĂźnĂ©s, et les annĂ©es, qui domptent les hommes, vous ont appris la prudence ; mais il y a un vieillard qui est votre aĂźnĂ© Ă  tous, et l’aĂźnĂ© de vos pĂšres et des pĂšres de vos pĂšres... Avant de prendre aucune dĂ©cision, je demande que l’on consulte l’Ancien des Anciens.

Plusieurs se rĂ©criĂšrent : d’autres hochaient la tĂȘte. Quelqu’un objecta, non sans ironie

– Comment le consulter ?... Oublies-tu qu’il est aveugle et sourd, qu’il ne distingue les signes ni ne perçoit les sons, et qu’il est de science certaine, dans la tribu, que, depuis deux Ăąges d’homme, il n’a point parlĂ© ?

Gor promena sur l’assemblĂ©e de ses pairs son large regard bleu.

– Laissez-moi tenter l’épreuve, dit-il.

Par condescendance, les chefs acquiescĂšrent, quoique l’incrĂ©dulitĂ© fĂ»t dans leurs yeux et dans leur esprit, – et Gor s’achemina vers la ligne des chariots, en balançant au rythme de la marche la peau de loup gris dont les dieux pattes antĂ©rieures venaient se croiser sur sa poitrine, comme un double baudrier.

* * *

C’était dĂ©jĂ  l’heure crĂ©pusculaire.

Le vent occidental, que les Kymris appellent kornog, agitait au-dessus des lointains de vastes plis d’ombre. Les femmes, Ă  genoux, les mains appuyĂ©es Ă  plat sur le sol, soufflaient les brandes sĂšches que des, enfants attisaient. Dans la fumĂ©e des Ăątres en plein air flottaient des odeurs de graisses fondantes et de chairs rĂŽties ; mais l’odeur singuliĂšre, l’odeur innomĂ©e, exhalĂ©e on ne savait par quoi, continuait de les dominer toutes, amĂšre et capiteuse tout ensemble, et fleurant comme un parfum de violette compliquĂ© de vingt autres essences inconnues.

Gor allait, sans hñte, savourant la brise aromatique, l’aspirant des lùvres, comme un baiser.

Lorsqu’on vit, Ă  la lueur des brasiers, passer le chef des Osismes avec son opulente criniĂšre bouclĂ©e, rougie au tan, qui le faisait ressembler au dieu Tarann, pĂšre des ciels orageux, des rumeurs s’élevĂšrent parmi les groupes, autour des feux, et tous les regards le suivirent, intriguĂ©s. Une fillette, qui trayait les chĂšvres, lui cria :

– Si c’est Iona que tu cherches, elle n’est pas encore revenue de la source.

Il ne cherchait point Iona : il se dirigeait vers l’extrĂ©mitĂ© du camp oĂč, prĂšs des fourgons rĂ©servĂ©s aux esclaves, Ă©taient rangĂ©s les chariots des vieillards et ceux des infirmes. Il se glissa dans les ruelles qu’ils formaient, enjamba les timons abaissĂ©s, et s’arrĂȘta devant un vĂ©hicule aux roues peintes, qui, sous ses courtines de cuir brut, hermĂ©tiquement closes, gardait, au milieu de l’animation environnante, un aspect farouche et fermĂ©, comme une tombe. C’était l’Arche de la tribu. On n’en approchait d’ordinaire qu’avec crainte. Elle avait Ă©tĂ© construite, disait-on, au temps oĂč les ancĂȘtres de la race ignoraient encore l’usage du fer et, pour travailler le bois, polissaient entre leurs durs genoux des haches en onyx.

Telles de ces planches Ă©taient rĂ©putĂ©es aussi vieilles que les plus vieux arbres de la forĂȘt primitive, berceau des Kymris ; elles portaient, incrustĂ©e en elles, la poussiĂšre de tous les siĂšcles vĂ©cus depuis lors et de toutes les Ă©tapes parcourues. Sur le sommet, arrondi en voĂ»te, perchait un hibou apprivoisĂ©, dont les plumes, Ă  force de vĂ©tustĂ©, s’effilochaient comme. une soie rongĂ©e des mites, mais, dans ses yeux d’émeraude ardente, une flamme inextinguible brillait. On vĂ©nĂ©rait en lui le gĂ©nie muet des longues destinĂ©es celtiques. À la vue de Gor, il roula de gauchie Ă  droite sa tĂȘte mĂ©ditative, puis ouvrit le bec pour happer la proie qu’on avait coutume de lui jeter en offrande. Mais l’Osisme, tout Ă  son dessein, dĂ©daigna le manĂšge de l’oiseau. Debout prĂšs du chariot peint, il appela d’une voix retentissante :

– Hudur !...

Les peaux s’entrebĂąillĂšrent : une face de vieille parut, ridĂ©e, crevassĂ©e par les ans. C’était Hudur, la vierge centenaire, arriĂšre-petite-fille de l’Ancien des Anciens. Elle Ă©tait nĂ©e Ă  l’époque incertaine oĂč la horde errait encore dans les vallĂ©es de l’Europe centrale. Elle se pencha, grognante, et, de ses clairs yeux sibyllins, dĂ©visagea le visiteur. Les grains d’un chapelet de cailloux multicolores tintĂšrent Ă  son cou dĂ©charnĂ©. Gor la pria d’écarter les courtines.

– C’est de la part des chefs, dit-il.

Elle se recula pour le laisser entrer. Il dut s’avancer Ă  tĂątons, dans le noir de l’Arche, Ă  travers une obscuritĂ© si dense qu’elle en Ă©tait comme rĂ©sistante et ne se fendait qu’avec effort. Il Ă©tait violemment Ă©mu ; ses mains cherchaient en tremblant. DerriĂšre lui, Hudur grommelait. De ses yeux qui perçaient l’ombre, elle le vit se baisser.

– Hein !... Quoi ? PrĂ©tendrais-tu le toucher ? hurla-t-elle.

Gor fourrageait dans un amas de haillons.

– C’est l’ordre des chefs, dĂ©clara-t-il.

Et, sans prendre souci des furieux glapissements de la vieille, il bondit hors de la voiture, emportant sur ses bras athlĂ©tiques une espĂšce de monstre racorni et momifiĂ©, un dĂ©bris d’humanitĂ© d’avant les Ăąges, dont les membres durcis, nouĂ©s, ankylosĂ©s, avaient le rugueux et le dessĂ©chĂ© du vieux bois. D’une course, il se prĂ©cipita vers la dune herbeuse oĂč les sages de la horde l’attendaient, peu confiants dans le succĂšs de son entreprise, Une grande clameur naquit sur ses pas, dans les rangs des Kymris. DĂ©sertant foyers et venaisons, les hommes et les femmes des clans s’abordaient, s’interpellaient :

– Qu’est ceci ?... Quel est cet Ă©trange fardeau ?...

Quand on sut que c’était l’Ancien des Anciens que l’Osisme promenait de la sorte, Ă  l’air libre, il y eut un moment de consternation auquel succĂ©da un long tumulte. C’était la premiĂšre fois qu’on arrachait ainsi le fatidique ancĂȘtre aux tĂ©nĂšbres du tabernacle roulant oĂč, depuis des annĂ©es immĂ©moriales, il vĂ©gĂ©tait accroupi, murĂ© dans ses songes, dĂ©positaire encore lucide, mais taciturne, d’un insondable passĂ©. L’acte hardi du jeune chef Ă©pouvantait, comme un sacrilĂšge. On ne conversait jamais avec le Vieux de l’Arche que par l’intermĂ©diaire de Hudur : elle seule avait le don de se faire entendre de lui et d’interprĂ©ter ses muets oracles. La plupart des Kymris de la gĂ©nĂ©ration prĂ©sente ne l’avaient contemplĂ© que du seuil de la voiture, dans l’ombre impĂ©nĂ©trable oĂč il gisait enfoui, sous le sordide monceau de loques qui l’enveloppait. Beaucoup se le figuraient mĂȘme, sinon comme un ĂȘtre de fiction, du moins avec des formes dĂ©shumanisĂ©es.

– Pour peu qu’on le remue, il s’évanouirait en poussiĂšre ! avait souvent affirmĂ© Hudur.

Quel dĂ©lire s’était donc emparĂ© de Gor ? Avait-il cĂ©dĂ© aux pernicieuses influences de cette contrĂ©e si particuliĂšre dont chacun sentait sur soi l’haleine inquiĂ©tante, aux effluves plus enivrants que le jus des grappes, et d’un arĂŽme unique, d’un bouquet irrespirĂ© ? Sur le tertre du conseil, les chefs s’entre-regardĂšrent avec Ă©pouvante : les uns se voilĂšrent la face d’un pan de leur saie, les autres rentrĂšrent le cou dans les Ă©paules, l’oeil dur, le sourcil froncĂ©. Ils n’avaient point prĂ©vu cet esclandre. Chez les plus formalistes, nĂ©anmoins, la curiositĂ© ne tarda pas Ă  l’emporter sur la frayeur ou sur le courroux. Le mal Ă©tait accompli : il n’y avait plus qu’à se rĂ©signer aux Ă©vĂšnements, qu’à en attendre l’issue.

Tout le camp avait fait cercle au pied de la butte. De lùvres en lùvres un chuchotement courait, pareil aux grands murmures de l’automne dans la solitude des bois anxieux.

– OĂč veut-il en venir ? se demandait-on.

La procession des nuages avait suspendu sa marche au fond du ciel : on eĂ»t dit le cĂ©nacle des dieux de l’ombre en extase devant la nuit.

Gor, ayant gravi la molle pente gazonnĂ©e, se planta debout au milieu des chefs. Sa haute taille se profilait, extraordinairement nette, sur le firmament Ă©largi. Une rosĂ©e de sueur perlait Ă  ses tempes. La peau de loup gris nouĂ©e Ă  sa gorge s’était dĂ©grafĂ©e, sous l’effort de ses muscles, et maintenant lui battait les reins. Son torse, inclinĂ© en arriĂšre, s’arrondissait, ferme et lisse, ainsi qu’une colonne de porphyre veinĂ©. Les femmes le trouvĂšrent beau, dans sa pose intrĂ©pide d’homme de proie, de hĂ©ros ravisseur ; plus d’une songea, le coeur mordu d’un dĂ©sir jaloux :

« Heureuse l’épouse que bercent de tels bras, dans les soirs de printemps, quand une voluptĂ© sort de la terre, qui fait plus douce la douceur d’aimer !... »

L’Osisme, cependant, n’était attentif qu’à guetter, chez le vieillard inerte, le rĂ©veil espĂ©rĂ©, le premier frisson rĂ©vĂ©lateur.

Au-dessus des collines qui bornaient l’horizon, un vol d’oiseaux tournoya : ils Ă©taient du blanc mouchetĂ© des colombes, mais leurs ailes s’effilaient en lames de glaives et fauchaient puissamment l’espace. Ils poussĂšrent un cri bref, un appel strident, et, plongeant tous ensemble, disparurent... À leur Ăąpre coup de sifflet, Gor, plein d’une allĂ©gresse de triomphateur, avait senti tressaillir entre ses bras son faix humain ! Il ne s’était donc pas trompĂ© dans ses calculs : ce qu’avec sa logique de barbare il avait escomptĂ© commençait Ă  se produire. Il s’arc-bouta sur ses jarrets, brandit d’un geste encore plus impĂ©rieux le vieillard aux immenses souvenirs, le tĂ©moin qui devait savoir.

Et, mentalement, il lui adressait une supplication passionnée :

« PĂšre, tes fils hĂ©sitent. Il y a dans ces parages des nouveautĂ©s qui les troublent et, reniant la devise kymrique : Tout droit, les chefs parlent d’obliquer... Pour toi qui connais les multiples visages de la terre, ces nouveautĂ©s, j’en suis sĂ»r, sont anciennes. Nous autres, nous sommes trop jeunes... Rappelle-toi, ĂŽ pĂšre !... Regarde dans les abĂźmes de ta mĂ©moire, profonde comme les temps... Si le cri des grands oiseaux blancs t’a fait tressaillir, c’est qu’ailleurs, jadis, tes oreilles l’ont perçu... Rappelle-toi !... Qu’annonçait-il ?... Qu’annonçait l’approche des collines venteuses que les arbres fuyaient ?... Et quelle signification nos aĂŻeux, tes frĂšres, attribuaient-ils Ă  l’air, nourri d’ineffables essences, qui, depuis des jours, se cristallise au poil de nos barbes, inonde nos veines, exalte notre sang et suscite en nous, avec je ne sois quelles ardeurs sans but, un irrĂ©sistible besoin d’agir ?...

* * *

Au bout des poings tendus de Gor, l’AncĂȘtre, dressĂ© trĂšs haut dans le crĂ©puscule, semblait planer sur la tribu.

Une angoisse religieuse faisait palpiter tous les cƓurs. Les devins, seuls, ricanaient, parce qu’ils n’avaient foi que dans leur science, c’est-Ă -dire dans leur routine. Assis auprĂšs de la pierre sacrĂ©e dont ils avaient la garde, et qui ne devait ĂȘtre dĂ©barrassĂ©e des bandelettes qui l’enserraient que le jour oĂč les Kymris auraient atteint le terme marquĂ© pour la fin de leur exode, – ils dĂ©sapprouvaient l’Osisme entreprenant, raillaient sa prĂ©somption, se gaussaient entre eux de l’insuccĂšs promis Ă  sa tentative.

– Il n’obtiendra rien de l’Oracle, – disaient-ils. – Hudur elle-mĂȘme ne l’a-t-elle pas interrogĂ© en vain, quand, pour la premiĂšre fois, aux abords de cette rĂ©gion, les buffles ont rĂ©calcitrĂ© ?...

Pendant quelques minutes, l’évĂšnement parut leur donner raison.

GrisĂ©, sans doute, par les libres souffles du dehors, l’Oracle ne cessait de branler sa tĂȘte caduque, tel qu’un homme sous l’empire des boissons fermentĂ©es, tandis que ses bras, Ă©vidĂ©s comme des sarments, demeuraient incrustĂ©s dans ses cĂŽtes. Et, sur sa face morte, couleur de vieux buis, pas un rayon de vie ne transparaissait. Mais, soudain, comme une bouffĂ©e de brise, plus chargĂ©e d’arĂŽmes, franchissait la barriĂšre des dunes, le miracle s’opĂ©ra. Les Kymris virent, avec stupeur, les traits immuables de l’AncĂȘtre se dĂ©tendre, ses paupiĂšres battre et ses narines se gonfler. C’était comme si un flot de sĂšve eĂ»t subitement amolli et retrempĂ© les fibres de l’arbre flĂ©tri. L’homme des longs Ăąges dĂ©funts se ranimait. Ses mĂąchoires s’écartĂšrent, sa bouche bĂ©a, et, sitĂŽt qu’il eut goĂ»tĂ© le vent, un vaste soupir l’ébranla dans tous ses membres. Gor exultait.

– Vous l’avais-je dit ! – murmura-t-il, haletant. – Le prĂ©sent est dans le passĂ© ; l’odeur est dans la mĂ©moire du Vieux : en la flairant, il l’a reconnue !...

Oui, l’inexplicable odeur, l’odeur que les clans ne se souvenaient d’avoir respirĂ©e nulle part, cette odeur qui n’était celle d’aucune autre terre ni d’aucun autre firmament, il fut Ă©vident aux yeux de tous qu’il la reconnaissait et qu’il en montrait mĂȘme une sorte de joie, lui, l’aĂźnĂ© de la race, le survivant Ă  demi fossile des gĂ©nĂ©rations qui, les premiĂšres, s’étaient mises en marche vers l’insaisissable Ouest, sur les pas et sur la foi du soleil.

– En quoi sommes-nous plus avancĂ©s ? balbutiĂšrent les chefs.

– Patientez ! riposta l’Osisme.

Le travail de la rĂ©surrection se consommait, en effet, dans la conscience plusieurs fois sĂ©culaire de l’Ancien des Anciens. Il parvint Ă  raidir sa nuque de squelette et darda ses prunelles Ă©teintes vers les austĂšres collines chauves sur qui s’allumait, lĂ -bas, l’astre symbolique de son peuple, la pure et mĂ©lancolique Ă©toile du couchant. Il fit mĂȘme le geste de lever la main pour dĂ©signer le point du ciel oĂč elle scintillait d’un pĂąle Ă©clat.

Puis ce fut au tour de ses lĂšvres de s’agiter. Les Kymris, aux Ă©coutes, retenaient jusqu’à leur haleine. Mais le taciturne vieillard avait sans doute depuis trop longtemps dĂ©sappris le langage des sons, car il ne put articuler distinctement que ces deux vocables :

– Ar mîr [1]...

Ar mĂŽr ?... Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?... Les chefs questionnĂšrent des yeux les devins qui hochĂšrent la tĂȘte, Ă©vasivement. Personne dans la horde n’apercevait de sens Ă  ces obscures, Ă  ces Ă©nigmatiques syllabes, dĂ©bris, peut-ĂȘtre, de quelque idiome antĂ©rieur, dispersĂ© au cours des grandes Ă©tapes d’autrefois avec la cendre des morts qui l’avaient parlĂ©. Quant Ă  demander au vieux d’en Ă©claircir le mystĂšre, c’eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©sormais peine perdue. ÉpuisĂ© par l’effort ou l’émotion, il venait de s’affaisser sur l’épaule de l’Osisme et lui Ă©treignait le cou de ses doigts osseux, comme pour le conjurer de le rĂ©intĂ©grer au plus vite dans son sĂ©pulcre.

Au reste, Gor lui-mĂȘme ne se montra pas soucieux de prolonger l’épreuve, soit qu’il se tĂźnt pour satisfait des rĂ©sultats qu’elle avait donnĂ©s, soit plutĂŽt qu’il jugeĂąt superflu d’insister davantage. Il rajusta d’une main sa peau de loup, en ramena un pan sur le corps du vieillard et, fendant la foule, alla rendre Ă  Hudur, toujours accroupie et hurlante, le dĂ©pĂŽt qu’il lui avait un peu brutalement empruntĂ©... Les Kymris racontĂšrent, par la suite, que l’homme des Âges avait dĂ» l’initier au secret de l’au-delĂ  des collines, en lui expliquant la valeur des paroles oraculaires, durant le trajet. Le certain, c’est que, lorsqu’il revint prendre place dans l’assemblĂ©e, les chefs aux criniĂšres grisonnantes, qui s’attendaient Ă  lui trouver la mine basse, furent tout saisis de l’air d’enthousiasme concentrĂ© avec lequel il les aborda. Non seulement il n’avait rien abdiquĂ© de sa belle assurance de tantĂŽt, mais il s’y Ă©tait ajoutĂ©, dans l’intervalle, quelque chose de plus indomptable encore et de plus fervent. Lyvarc’h, cependant, du clan des Corisopites, dont la barbe Ă©tait dure et blanche comme la neige des monts, essaya de le plaisanter :

– Eh bien ? tu as ce que tu voulais, n’est-ce pas ?... Or, dis-moi : que savons-nous de plus que tout à l’heure ?

Les yeux de l’Osisme regardùrent devant eux, plus loin que le cercle des chariots, plus loin que la ligne assombrie des dunes...

– Un nom : Ar mĂŽr, rĂ©pondit-il avec simplicitĂ©.

Et voilĂ  qu’à passer par ses lĂšvres les deux vocables inconnus s’emplirent d’un bruit si large qu’il retentit, au cƓur terrifiĂ© des chefs, comme la voix d’un autre monde, comme l’appel de l’infini.

* * *

Gor, escortĂ© des hommes de son clan, avait gagnĂ© sa maison nomade, toute noire sous les Ă©toiles. Ses chiens accoururent Ă  sa rencontre en jappant : il ne parut point les voir, lui qui, d’ordinaire, encourageait volontiers leurs transports et souffrait sans dĂ©plaisir la rude caresse de leur langue sur son visage... L’intĂ©rieur de la voiture Ă©tait Ă©clairĂ©. LĂ , dans le rond de lumiĂšre dessinĂ© par une menue lampe de bronze en forme d’oiseau, l’attendait pour le repas du soir et les Ă©treintes de la nuit, Iona, sa femme, qu’il avait eue vierge Ă  l’automne prĂ©cĂ©dent, la plus belle et la plus dĂ©sirable des filles des Osismes. Elle vint Ă  lui, rieuse, offrant sa bouche fraĂźche et fondante comme le fruit du mĂ»rier.

– Tu dois avoir faim, dit-elle. L’heure est tardive. Puis, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’air de ces climats Ă©tranges une vertu qui excite Ă  manger ?...

Il ne toucha aux mets que du bout des dents. Alors, elle lui apporta la coupe de cervoise blonde que sa mĂšre, la veille de ses noces, lui avait appris Ă  prĂ©parer avec art, en y mĂȘlant le suc de la jusquiame, qui est une herbe d’amour. C’était le breuvage prĂ©fĂ©rĂ© de Gor. Il agissait sur lui Ă  la façon d’une liqueur magique. Mais, cette fois, le sortilĂšge ne produisit point son effet accoutumĂ©. Car, lorsqu’ils furent allongĂ©s cĂŽte Ă  cĂŽte, dans la tiĂ©deur des pelleteries nuptiales, et qu’elle se coula contre lui pour l’enlacer, ce fut Ă  peine s’il l’enveloppa d’un geste contraint. Ses songes, visiblement, Ă©taient ailleurs une Ăąme Ă©trangĂšre et redoutable habitait ses yeux Ă©largis.

Convaincue que l’influence de quelque divinitĂ© ennemie Ă©tait sur son Ă©poux, la femme barbare se prit Ă  rĂ©citer tout bas les incantations qui passent pour conjurer les malĂ©fices.

Dehors, la paix de la nuit se faisait profonde ; et, sous les bĂąches de cuir des chariots, le silence commençait Ă  rĂ©gner avec le sommeil. BientĂŽt, il ne fut plus troublĂ© qu’à intervalles rĂ©guliers par le cri guttural des hommes de garde, annonçant l’heure d’aprĂšs la marche des astres Ă  l’horizon. Gor, immobile, avait clos ses paupiĂšres et feignait de dormir. Mais, comme la corde bandĂ©e d’un arc, ses nerfs restaient tendus dans l’ombre. Toute sa personne veillait.

Brusquement, il se souleva sur le coude.

– Écoute ! – commanda-t-il d’un accent impĂ©rieux et angoissĂ© tout ensemble.

Sa compagne, interrompant sa priĂšre, prĂȘta l’oreille.

Dans la sonoritĂ© cristalline de la nuit, du fond des Ă©tendues imprĂ©cises, un grand murmure sourd montait. Peu Ă  peu, cela se fit moins distant. On eĂ»t dit maintenant les pulsations rythmiques d’un cƓur immense qui tantĂŽt s’enflait d’une allĂ©gresse plus qu’humaine, tantĂŽt se serrait en un spasme douloureusement passionnĂ©. Et ces alternatives de langueur triste ou d’exaltation triomphante Ă©taient, dans leur uniformitĂ© mĂȘme, d’une puissance et d’une douceur, d’une plĂ©nitude et d’une solennitĂ© sans Ă©gales.

– Qu’est-ce ? – interrogea la jeune femme, peureuse et fascinĂ©e.

Elle venait d’éprouver, au-dedans de son ĂȘtre, une impression de froid, comme d’un coup funeste portĂ© Ă  son bonheur. Son mari ne rĂ©pondant pas Ă  sa question, elle l’appela d’une voix mouillĂ©e :

– Gor, parle-moi !... Le son d’une parole amie dissipe les rĂȘves mauvais...

Elle s’était jetĂ©e toute vers lui, pour se rĂ©fugier dans son sein. Mais il avait cessĂ© de lui appartenir ; sa chair et sa pensĂ©e Ă©taient Ă  jamais dĂ©tachĂ©es d’elle : l’ñme Ă©trangĂšre, l’ñme rivale le possĂ©dait tout entier. Il avait Ă©cartĂ© de lui les fourrures de la couche, s’était dressĂ© nu et frĂ©missant. Sa poitrine velue battait avec force, Ă  l’unisson de l’élĂ©ment mystĂ©rieux qui palpitait au dehors comme le vaste coeur du monde. Il se sentait attirĂ© par un aimant surnaturel. L’odeur merveilleuse l’enivrait : il voyait s’ouvrir des routes de chimĂšre vers des aventures enchantĂ©es ; ses bras s’éployaient comme des ailes en plein vol.

Iona, pour le retenir, tenta de lui nouer autour des genoux ses faibles mains de femme, mais il lui Ă©chappa, courut Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© du chariot, qui donnait sur les derriĂšres du camp, et sauta dans la nuit.

Elle s’élança sur ses traces, l’invoquant, le suppliant par les noms les plus tendres : il ne se retourna mĂȘme pas. AccablĂ©e de lassitude et de dĂ©sespoir, elle tomba sur le sol, dans la litiĂšre des fleurs rampantes, couleur de pourpre pĂąle. Gor, Ă  cet instant, venait d’atteindre les collines : elle l’aperçut, une fois encore, debout Ă  leur sommet. La clartĂ© des Ă©toiles se rĂ©flĂ©chissait dans les luisants bronzĂ©s de son torse. Il semblait dĂ©mesurĂ©. Les grandes mĂšches de sa criniĂšre lĂ©onine s’échevelaient aux souffles de l’espace : on eĂ»t dit un grand feuillage rebroussĂ©. Tout son corps planait, comme dans un vertige d’adoration et d’extase. À trois reprises, il profĂ©ra d’un ton vĂ©hĂ©ment :

– Ar mîr !... Ar mîr ! ... Ar mîr !


Et les yeux de la douloureuse Iona ne distinguĂšrent plus rien que le sombre rempart des dunes oĂč les plantes aux dards hĂ©rissĂ©s balançaient leurs thyrses. Le bruit mĂȘme des pas du jeune chef s’était Ă©vanoui. Il s’était Ă©vadĂ© Ă  jamais dans l’odeur ambrosienne et le miraculeux chant de l’invisible...

DĂšs l’aube suivante, les Kymris dĂ©cidĂšrent de lui Ă©lever un cairn funĂšbre Ă  l’endroit oĂč sa femme disait l’avoir vu disparaĂźtre. Les premiers qui escaladĂšrent Ă  ce dessein la pente des collines occidentales demeurĂšrent frappĂ©s d’admiration : un ciel d’eau mouvante Ă©tincelait Ă  l’infini devant eux, mirant l’autre ciel et dĂ©cuplant sa beautĂ©. Au lieu d’un monument de mort, ce fut un autel qu’ils bĂątirent.

Et voilĂ , dit-on, comment, aprĂšs des siĂšcles d’interruption, et au terme des longues Ă©tapes terriennes Ă  travers l’Europe, fut de nouveau scellĂ© l’ancien pacte des Kymris avec la mer.

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