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La cartomancienne

Audiobook


Machado de Assis (1839 – 1908) poète brésilien, d'expression française et portugaise

Traducteur : Adrien Delpech ; écrivain et traducteur du portugais (1867 – 1942)

La cartomancienne

Hamlet fait observer à Horacio qu’il y a plus de choses sur la terre et sous les cieux que n’en imagine notre philosophie. Cette même explication, la belle Rita la donnait au jeune Camille, un vendredi de novembre de 1869, alors qu’il se moquait d’elle, parce quelle était allée, la veille, consulter une cartomancienne. La différence, c’est qu’il employait d’autres paroles.

— Ris, ris. Les hommes sont ainsi faits ; ils ne croient à rien. Eh bien ! sache que je suis allée chez elle, et qu’elle a deviné les motifs de ma visite avant même que je lui eusse dit de quoi il s’agissait. À peine a-t-elle commencé à étaler les cartes quelle s’est écriée : « Vous aimez quelqu’un… » J’avouai que oui, et alors elle a continué d’aligner les figures, de les combiner, et elle m’a enfin déclaré que j’avais peur que tu ne m’oubliasses, mais que c’était à tort…

— Elle s’est trompée, interrompit Camille, en riant.

— Ne dis pas cela, Camille. Si tu savais combien j’ai couru à cause de toi. Tu le sais ; je te l’ai dit. Ne ris pas de moi, ne ris pas.

Camille lui prit les mains, la regarda, sérieux et fixe. Il jura qu’il l’aimait beaucoup et que ses craintes étaient puériles. En tous cas, quand elle aurait peur, la meilleure cartomancienne c’était encore lui-même. Ensuite, il la gronda ; quelle imprudence d’aller dans cette maison. Villela pouvait le savoir, et ensuite…

— Allons donc ! toutes mes précautions étaient prises en entrant.

— Où demeure-t-elle ?

— Tout près d’ici, rue da Guarda-Velha ; personne ne passait à ce moment. Rassure-toi : je ne suis pas folle.

Camille rit une autre fois ;

— Vraiment, tu crois à ces choses ? lui demanda-t-il.

Ce fut alors que, traduisant Hamiet, sans le savoir, en prose vulgaire, elle lui dit qu’il y avait en ce monde beaucoup de choses mystérieuses et réelles. S’il n’y croyait pas, tant pis ! il n’en était pas moins vrai que la cartomancienne avait tout deviné. Quoi encore ? La meilleure preuve, c’est qu’elle était maintenant tranquille et rassérénée.

Elle pensait qu’il allait lui donner la réplique, mais il se retint, ne voulant pas lui enlever de ses illusions. D’ailleurs, dans son enfance, et même plus tard, il était demeuré superstitieusement emprisonné au milieu d’un arsenal de croyances que sa mère lui avait inculquées, et qui s’étaient évanouies vers sa vingtième année. Le jour qu’il laissa tomber toute cette végétation parasite, et qu’il ne resta plus que le tronc de la religion, il enveloppa, dans un même doute d’abord, puis dans une négation totale, ces deux enseignements qu’il avait reçus de sa mère. Camille ne croyait à rien. Pourquoi ? il n’aurait pu le dire, il ne possédait aucun argument, se limitant à tout nier. Et je m’exprime mal ; car nier, c’est encore affirmer, et il ne formulait pas son incrédulité. Devant le mystérieux, il se contenta de hausser les épaules et de passer son chemin.

Ils se séparèrent contents, lui surtout. Rita était certaine d’être aimée, Camille, non seulement possédait cette certitude, mais encore il voyait sa maîtresse trembler et se risquer pour lui, courir les tireuses de cartes, et bien qu’il la censurât, il ne pouvait s’empêcher d’être flatté. La maison de rendez-vous se trouvait dans l’ancienne rue dos Barbonos, où demeurait une femme née dans la même province que Rita. Celle-ci descendit par la rue das Mangueiras, dans la direction de Botafogo, où elle habitait. Camille prit par la Guarda-Velha, et regarda, au passage, la maison de la cartomancienne.

Villela, Camille et Rita, trois noms, une aventure et aucune explication préalable. Donnons-en. Les deux premiers étaient amis d’enfance. Villela suivit la carrière de la magistrature ; Camille entra dans le fonctionnarisme, contre la volonté de son père, qui voulait le voir médecin. Mais le père mourut, et Camille préféra n’être rien du tout, jusqu’au jour où sa mère lui trouva un emploi public. Au commencement de 1869, Villela revint de sa province, où il s’était marié avec une personne jolie et frivole ; il abandonna la magistrature, et ouvrit un cabinet d’avocat. Camille lui trouva une maison du côté de Botafogo, et alla le recevoir à bord.

— C’est vous. Monsieur, s’écria Rita en lui tendant la main. Vous ne vous imaginez pas à quel point mon mari est votre ami. Il parle sans cesse de vous.

Camille et Villela se regardèrent avec tendresse. Ils étaient vraiment amis. Ensuite Camille s’avoua à lui-même que la femme de Villela ne démentait pas les lettres du mari. Et vraiment elle était gracieuse et vive dans ses gestes, avec ses regards chauds, sa bouche fine et interrogative. Elle était un peu plus âgée qu’eux. Elle avait trente ans, Villela vingt-neuf et Camille vingt-six. Cependant le port grave de Villela le faisait paraître plus âgé que sa femme, tandis que Camille était un ingénu dans la vie morale et dans la vie pratique. Il lui manquait aussi bien l’action du temps que ces lunettes de cristal que la nature met dans le berceau de quelques-uns pour anticiper sur les années. Ni expérience, ni intuition.

Ils firent vie commune. La fréquentation assidue les rendit intimes. Peu après, la mère de Camille mourut, et, dans ce désastre (c’en fut un vraiment), Villela et Rita entourèrent Camille de leur amitié. L’un s’occupa de l’enterrement, des messes et de l’inventaire, l’autre soigna le cœur du jeune homme, et personne ne s’entendait mieux à cela.

Comment ils en arrivèrent à l’amour, il ne le sut jamais. En vérité, il se plaisait à passer les heures près d’elle. Elle était son infirmière morale, presque une sœur, mais surtout elle était femme et jolie. L’odor de femina : voilà ce qu’il respirait d’elle, autour d’elle, ce dont il s’imprégnait. Ils lisaient les mêmes livres, allaient ensemble au théâtre et à la promenade. Camille lui enseignait les dames, les échecs, et ils y jouaient, la nuit : — elle mal, — lui un peu moins mal, et pour lui être agréable : voilà pour l’ambiance. Quant à l’action personnelle, les yeux insistants de Rita, qui cherchaient souvent les siens, qui le consultaient avant le mari, les mains glacées, les altitudes insolites… Un jour d’anniversaire, il reçut de Villela une jolie canne en cadeau, et de Rita, une simple carte de visite, avec un compliment écrit au crayon, et ce fut à cette occasion qu’il lut dans son propre cœur. Il ne pouvait détourner les yeux du billet. Les paroles étaient banales ; mais il y a des banalités sublimes, ou pour le moins délectables. Le vieux fiacre où l’on s’est pour la première fois promené, stores baissés, avec la femme aimée, vaut le char d’Apollon. Tel est l’homme, telles sont les choses qui l’entourent.

Camille voulut sincèrement fuir ; mais déjà il ne pouvait plus. Rita comme un serpent s’approcha de lui, l’enveloppa tout entier, fit craquer ses os dans un spasme, et, goutte à goutte, lui versa le poison dans la bouche. Il en demeura étourdi et subjugué. Embarras, remords, craintes, désirs, il éprouva tout en même temps. Mais la bataille fut courte et la victoire délirante. Adieu, scrupules ! la sandale prit bien vite la forme du pied, et tous deux s’en furent par le grand chemin, les mains jointes, marchant légèrement sur les herbes et les graviers, sans éprouver autre chose que des regrets, quand ils étaient éloignés l’un de l’autre. La confiance et l’estime de Villela demeuraient inaltérables. Un jour, cependant, Camille reçut une lettre anonyme, qui le traitait de débauché et de perfide, et déclarait que l’aventure était connue de tous. Camille eut peur, et, pour détourner les soupçons, il espaça ses visites chez Villela. Celui-ci se plaignit. Camille donna comme excuse une passion frivole de jeune homme. Sa candeur dégénéra en astuce. Ces intervalles se prolongeaient, et ses visites cessèrent entièrement. Peut-être entrait-il en cela un peu d’amour-propre, le désir de se soustraire aux affabilités du mari, pour diminuer la noirceur de sa propre conduite.

Ce fut à cette époque que Rita, défiante et craintive, courut chez la tireuse de cartes pour la consulter sur la véritable cause de la conduite de Camille. Nous avons vu que la cartomancienne lui rendit la confiance, et que le jeune homme la gronda. Les semaines passèrent, Camille reçut encore deux ou trois lettres anonymes, si passionnées qu’elles ne pouvaient être un avertissement vertueux ; elles laissaient plutôt deviner le dépit caché de quelque prétendant. Ce fut l’opinion de Rita, qui formula cet aphorisme en d’autres termes : « La vertu est paresseuse et avare ; elle ne dépense ni temps ni papier. Seul l’intérêt est actif et prodigue. »

Camille ne fut pas plus rassuré pour cela. Il craignait que l’anonyme ne s’adressât à Villela, car la catastrophe serait alors inévitable. Rita avouait qu’elle pouvait, en effet, se produire.

— Bon ! dit-elle. J’emporte les enveloppes pour confronter l’écriture avec celle des lettres qui pourraient lui être envoyées. S’il s’en présente une de calligraphie identique, je la garde et je la déchire.

Aucune ne vint. Mais, peu de temps après, Villela commença à se montrer sombre, parlant peu, comme s’il se défiait. Rita s’empressa d’aviser l’autre, et ils délibérèrent. Son opinion, à elle, était qu’il devait retourner chez eux, pressentir le mari ; peut-être recevrait-il de lui la confidence de quelque circonstance particulière.

Camille pensait diversement. Reparaître après tant de mois, c’était confirmer la dénonciation ou les soupçons. Mieux valait prendre garde, faire un sacrifice durant quelques semaines. Ils combinèrent les moyens de correspondre en cas d’urgence, et se séparèrent avec des larmes.

Le jour suivant, comme Camille se trouvait à son ministère, il reçut de Villela le billet suivant : « Viens immédiatement chez nous ; j’ai besoin de te parler sans retard. » Il était midi ; Camille sortit aussitôt. Dans la rue, il pensa qu’il eût été plus naturel que Villela le fît appeler à son bureau. Pourquoi chez lui ? c’était extraordinaire ; et l’écriture, à tort ou à raison, lui parut tremblée. Y aurait-il une corrélation entre cet événement et ce qu’il avait appris la veille ? « Viens immédiatement chez nous ; j’ai besoin de te parler sans retard », répétait-il, les yeux fixés sur le papier.

En imagination, il vit passer le bout de l’oreille d’un drame : Rita subjuguéeet sanglotante, Villela indigné, prenant la plume, certain qu’il viendrait, et l’attendant pour le tuer. Camille trembla ; il avait peur. Ensuite il rit jaune, car, dans tous les cas, il répugnait à l’idée de reculer. Et il continua sa route. Chemin faisant, il lui prit la fantaisie d’aller chez lui. Peut-être y trouverait-il quelque avertissement de Rita, qui lui donnerait la clef du mystère. Il ne trouva rien, ni personne. Il descendit de nouveau dans la rue, et la possibilité que tout fût découvert lui parut de plus en plus vraisemblable. Une dénonciation anonyme était naturelle, de la part de la même personne qui l’avait menacé précédemment. Villela était peut-être au courant de tout. Le fait seul d’avoir suspendu ses visites, sans motif apparent, à peine sous un prétexte futile, devait confirmer le reste. Camille marchait, inquiet et nerveux. Il ne relisait plus le billet ; mais les paroles, qu’il savait par cœur, se présentaient immobiles à ses regards ; ou encore, et l’impression était pire, elles lui étaient murmurées à l’oreille par la voix même de Villela : « Viens immédiatement chez nous ; j’ai besoin de te parler sans retard. » Ainsi prononcées, par la voix de l’autre, elles prenaient un ton de mystère et de menace. « Viens immédiatement. » Pourquoi ? Il était près d’une heure ; Son émotion croissait de minute en minute. Il imagina tant et tant ce qui allait se passer qu’il finit par le voir et y croire. Positivement il avait peur. Il se demanda s’il irait armé, considérant que, s’il s’était trompé, il ne perdrait rien, en recourant à cette précaution utile. Immédiatement, il rejeta cette idée, mécontent de lui-même ; et il alla, pressant le pas, dans la direction de la place de la Carioca, pour prendre un fiacre. Il y monta, et, suivant ses ordres, la voiture partit au grand trot.

Le plus tôt sera le mieux, pensa-t-il ; je ne puis demeurer dans cette perplexité.

Mais le trot même du cheval augmenta son émoi. Le temps volait. Encore un instant, et il serait en face du péril. Presque au bout de la rue de la Guarda-Velha, le fiacre dut s’arrêter. La rue était barrée par une charrette renversée. Camille, en lui-même, se félicita de l’obstacle, et attendit. Au bout de cinq minutes, il remarqua à son côté, à droite, devant le fiacre, la maison de la tireuse de cartes à qui Rita s’était adressée et jamais il ne désira tant croire aux prophéties. Il regarda ; il vit les fenêtres closes, alors que toutes les autres étaient ouvertes, encadrant les curieux qui considéraient les incidents de la rue. On eût dit la demeure de l’indifférent destin.

Camille s’enfonça dans le fiacre pour ne plus rien voir. Son agitation était extraordinaire ; du fond des couches morales de sa conscience, émergeaientquelques fantômes d’un autre temps, de vieilles croyances, d’anciennes superstitions. Le cocher lui proposa de revenir sur leurs pas et de prendre par un autre chemin. Il répondit que non, qu’il attendrait. Et il se pencha pour regarder la maison. Ensuite, il fit un geste d’incrédulité. L’idée de consulter la tireuse de cartes venait de loin, de très loin, sur de larges ailes grises. Elle disparut, elle reparut, elle s’évanouit encore dans sa pensée ; mais au bout d’un instant, elle remua de nouveau ses ailes, plus près, en traçant des cercles concentriques… Dans la rue, les hommes criaient en dégageant la charrette : « Allons, maintenant ! Ho ! dia ! »

Encore un instant, et l’obstacle serait franchi. Camille fermait les yeux, pensait à autre chose. Mais la voix du mari lui murmurait aux oreilles les paroles de la lettre : « Viens immédiatement… » Et il pressentait en tremblant le déchaînement du drame. La maison le regardait. Ses jambes voulaient descendre et entrer… Un voile opaque s’étendit devant ses regards… il pensa rapidement à ce qu’il y a d’inexplicable dans tant de choses. La voix de sa mère lui répétait un tas de faits extraordinaires, et la phrase du prince de Danemark roulait dans son esprit : « Il y a plus de choses sous les cieux et sur la terre que n’en imagine notre philosophie… » Que perdait-il si… ?

Il se trouva sur le trottoir, devant la porte. Il dit au cocher d’attendre, enfila rapidement le corridor, et monta l’escalier… La lumière était faible, les marches rongées par le frottement, la rampe graisseuse. Mais il ne vit rien, ne sentit rien. Il grimpa et sonna. Personne ne vint ; il eut envie de descendre. Il était trop tard : la curiosité lui fouettait le sang ; ses tempes battaient. Il frappa à la porte, un coup, deux coups, trois coups. Une femme ouvrit, c’était la cartomancienne. Camille lui dit qu’il venait la consulter, et elle le fit entrer. Puis ils montèrent jusqu’aux combles, par un escalier pire encore que le premier, et plus obscur. Là-haut, il y avait une chambrette, mal éclairée par une seule fenêtre, qui donnait sur le toit de la maison voisine. De vieux meubles, des murs tristes, un air de pauvreté, loin de détruire le prestige du lieu, l’augmentaient encore.

La tireuse de cartes fit asseoir Camille devant une table, et s’assit du côté opposé, le dos tourné à la fenêtre, de façon que le peu de lumière du dehors battait en plein sur le visage de Camille. Elle ouvrit un tiroir, et y prit un jeu de cartes longues et sales. Tandis qu’elle les mêlait rapidement, elle regardait le visiteur, non en face, mais en dessous. C’était une femme de quarante ans, italienne, maigre et brune, aux grands yeux rusés, et dont les regards perçaient.

— Voyons d’abord ce qui vous amène. Vous venez d’avoir une grande peur…

Camille, stupéfait, fit un geste affirmatif.

— Et vous voulez savoir, continua-t-elle, s’il vous arrivera ou non quelque chose…

— À moi ou à elle, dit-il vivement.

La cartomancienne ne sourit pas. Elle lui dit simplement d’attendre. Rapidement, elle brouilla de nouveau les cartes, de ses longs doigts fins aux ongles en deuil. Elle mêla et remêla, coupa, une fois, deux fois, trois fois. Ensuite elle recommença l’étalage. Camille ne la quittait pas du regard, curieux et anxieux.

Les cartes m’annoncent…

Camille s’inclina pour boire, une à une, ses paroles. Elle lui dit de ne rien craindre ; que rien ne lui arriverait, ni à lui ni à elle. Quant à l’autre, il ignorait tout. Pourtant il était indispensable de se montrer prudent. L’envie, le dépit tramaient dans l’ombre autour d’eux.

Elle lui parla de l’amour qui les unissait, de la beauté de Rita… Camille était aux nues, la prophétesse se tut, garda les cartes et ferma le tiroir.

— Ah ! Madame, vous m’avez rendu la tranquillité, dit-il en lui tendant la main par-dessus la table, et en serrant celle de la cartomancienne.

Celle-ci se leva en riant.

— Allez, dit-elle, allez, Ragazzo innamorato…

Et debout, avec l’index, elle lui toucha le front. Camille frémit comme s’il eût senti le contact de la Sibylle, et se leva à son tour.

Il y avait sur une commode une assiette de raisins secs. Elle y prit une grappe et commença d’en détacher les grains, qu’elle mangeait en montrant deux rangées de dents qui faisaient contraste avec les ongles. Même dans ce geste vulgaire, elle conservait un air singulier. Camille, pressé de sortir, ne savait de quelle façon il s’y prendrait pour la payer, n’ayant aucune idée de prix.

— Les raisins coûtent de l’argent, dit-il enfin. Et tirant son portefeuille ; « Combien voulez-vous en envoyer chercher. »

— Demandez à votre cœur, répondit-elle.

Camille prit un billet de dix milreis, et le lui donna. Les yeux de la cartomancienne lancèrent un éclair. Le prix habituel était deux milreis.

— Je vois que vous l’aimez bien, dit-elle… Et vous avez raison. Elle aussi, vous aime beaucoup… Allez, allez tranquille. Attention ! l’escalier est obscur. Mettez votre chapeau.

Elle avait déjà gardé le billet, et descendait après lui, tout en parlant avec un léger accent. En bas, Camille lui dit adieu, et descendit encore l’escalier qui conduisait à la rue, tandis que la cartomancienne, mise en gaîté par l’aubaine, remontait en chantant une barcarolle. Camille trouva le fiacre qui l’attendait. La rue était libre, il entra, et l’on partit à large trot.

Maintenant tout lui semblait meilleur ; les choses prenaient un autre aspect, le ciel était limpide et chaque visage jovial. Il en arriva à rire de ses craintes, qu’il traita de puériles. Il se rappela les termes de la lettre de Villela, et reconnut qu’ils étaient intimes et familiers. Où donc avait-il pris qu’ils eussent une tournure menaçante ? Il remarqua aussi qu’ils étaient pressants, et pensa qu’il avait eu tort de tarder si longtemps. Il s’agissait peut-être de quelque affaire grave, très grave.

— Allons, allons vite ! répétait-il au cocher.

Et en lui-même, pour expliquer son retard à son ami, il s’ingéniait à trouver quelque chose. Il semble même qu’il ait projeté de mettre à profit l’incident pour reprendre son ancienne assiduité. Au milieu de tous ces plans, les paroles de la cartomancienne lui revenaient en mémoire. En vérité, elle avait deviné l’objet de sa visite, sa situation à lui, et l’existence d’un tiers. Pourquoi n’aurait-elle pas deviné le reste ? Le présent que l’on ignore vaut l’avenir. Et c’est ainsi que, lentes et continues, les anciennes croyances de sa jeunesse revenaient à la surface, et que le mystérieux l’empoignait avec ses ongles de fer. Parfois, il s’efforçait de rire, il riait de lui-même, un peu vexé. Mais la femme, les cartes, les paroles sèches et affirmatives, l’exhortation : « Allez, allez ! ragazzo innamorato » ; et, pour finir, la barcarolle d’adieu, lente et berceuse, tels étaient les éléments récents qui cimentaient, avec les anciens, une foi nouvelle et vivace.

En vérité, son cœur était allègre et impatient ; il pensait aux instants heureux dans le passé, à ceux qui naîtraient dans l’avenir. En passant à la Gloria, Camille regarda la mer, promena ses regards au loin, jusqu’à la ligne où l’onde et les cieux se donnent un baiser infini ; et il eut ainsi l’impression d’un avenir long, long, interminable.

Un instant après, il arrivait à la maison de Villela. Il descendit, poussa la porte de fer du jardin, et entra. La maison était silencieuse. Il gravit les six degrés de pierre, et à peine avait-il frappé à la porte qu’elle s’ouvrit, et Villela parut.

— Excuse-moi ; je n’ai pu venir plus vite. Qu’y a-t-il ?

Villela ne répondit pas. Il avait les traits convulsés. Il lui fit signe et ils entrèrent dans une petite salle. En entrant, Camille ne put retenir un cri de terreur. Au fond, sur un canapé, Rita gisait, sanglante et sans vie. Villela le saisit à la gorge, et, en deux coups de revolver, l’étendit mort sur le sol.

Le texte est ici: https://fr.wikisource.org/wiki/Quelques_Contes_(Machado_de_Assis)/La_cartomancienne


Format:

  • Audiobook

Duration:

Language:

French