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La morte (version 3)

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Avec cette nouvelle de 1887, Guy de Maupassant poursuit ses voyages sur le fil qui sĂ©pare le rĂ©alisme du fantastique, la raison de la folie. Cette fois, il nous raconte l'histoire d'un homme qui se recueille dans le cimetiĂšre oĂč est enterrĂ©e la femme qui fut autrefois l'amour de sa vie. Dans le mystĂšre de la nuit, c'est un bien terrible secret qu'il dĂ©couvrira...

* * *

Je l'avais aimĂ©e Ă©perdument ! Pourquoi aime-t-on ? Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu'un ĂȘtre, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une pensĂ©e, dans le coeur qu'un dĂ©sir, et dans la bouche qu'un nom : un nom qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des profondeurs de l'Ăąme, qui monte aux lĂšvres, et qu'on dit, qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une priĂšre.

Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la mĂȘme. Je l'avais rencontrĂ©e et aimĂ©e. VoilĂ  tout. Et j'avais vĂ©cu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppĂ©, liĂ©, emprisonnĂ© dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complĂšte que je ne savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'Ă©tais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.

Et voilĂ  qu'elle mourut. Comment ? Je ne sais pas, je ne sais plus.

Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.

Que s'est-il passé ? Je ne sais plus.

Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des remÚdes ; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nous dit ? Je ne sais plus. J'ai tout oublié, tout, tout ! Elle mourut, je me rappelle trÚs bien son petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier.

La garde dit : « Ah ! » Je compris, je compris ! Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prĂȘtre qui prononça ce mot : « Votre maĂźtresse. » Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle Ă©tait morte on n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui fut trĂšs bon, trĂšs doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.

On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus.

Je me rappelle cependant trĂšs bien le cercueil, le bruit des coups de marteau quand on la cloua dedans. Ah ! mon Dieu !

Elle fut enterrée ! enterrée ! Elle ! dans ce trou ! Quelques personnes étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus.

Je marchai longtemps Ă  travers des rues. Puis je rentrai chez moi.

Le lendemain je partis pour un voyage.

Hier, je suis rentré à Paris.

Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute cette maison oĂč Ă©tait restĂ© tout ce qui reste de la vie d'un ĂȘtre aprĂšs sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis ouvrir la fenĂȘtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermĂ©e, abritĂ©e, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout Ă  coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser lĂ  pour se voir, des pieds Ă  la tĂȘte, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, Ă©tait correcte et jolie, des bottines Ă  la coiffure.

Et je m'arrĂȘtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent reflĂ©tĂ©e. Si souvent, si souvent, qu'il avait dĂ» garder aussi son image.

J'Ă©tais lĂ  debout, frĂ©missant, les yeux fixĂ©s sur le verre, sur le verre plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entiĂšre, possĂ©dĂ©e autant que moi, autant que mon regard passionnĂ©. Il me sembla que j'aimais cette glace — je la touchai, — elle Ă©tait froide ! Oh ! le souvenir ! le souvenir ! miroir douloureux, miroir brĂ»lant, miroir vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures ! Heureux les hommes dont le coeur, comme une glace oĂč glissent et s'effacent les reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passĂ© devant lui, tout ce qui s'est contemplĂ©, mirĂ© dans son affection, dans son amour ! Comme je souffre ! Je sortis et, malgrĂ© moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le cimetiĂšre.

Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre, avec ces quelques mots : « Elle aima, fut aimée, et mourut. »

Elle Ă©tait lĂ , lĂ -dessous, pourrie ! Quelle horreur ! Je sanglotais, le front sur le sol.

J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait. Alors un dĂ©sir bizarre, fou, un dĂ©sir d'amant dĂ©sespĂ©rĂ© s'empara de moi. Je voulus passer la nuit prĂšs d'elle, derniĂšre nuit, Ă  pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire ? Je fus rusĂ©. Je me levai et me mis Ă  errer dans cette ville des disparus. J'allais, J'allais. Comme elle est petite cette ville Ă  cĂŽtĂ© de l'autre, celle oĂč l'on vit ! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts. Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour les quatre gĂ©nĂ©rations qui regardent le jour en mĂȘme temps, boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des plaines.

Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien ! La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu !

Au bout du cimetiĂšre habitĂ©, j'aperçus tout Ă  coup le cimetiĂšre abandonnĂ©, celui oĂč les vieux dĂ©funts achĂšvent de se mĂȘler au sol, oĂč les croix elles-mĂȘmes pourrissent, oĂč l'on mettra demain les derniers venus. Il est plein de roses libres, de cyprĂšs vigoureux et noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.

J'Ă©tais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.

Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.

Quand la nuit fut noire, trĂšs noire, je quittai mon refuge et me mis Ă  marcher doucement, Ă  pas lents, Ă  pas sourds, sur cette terre pleine de morts.

J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les bras Ă©tendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tĂȘte elle-mĂȘme, j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanĂ©es ! Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit ! quelle nuit ! Je ne la retrouvais pas !

Pas de lune ! Quelle nuit ! J'avais peur, une peur affreuse dans ces étroits sentiers, entre deux lignes de tombes ! Des tombes ! des tombes ! des tombes. Toujours des tombes ! A droite, à gauche, devant moi, autour de moi, partout, des tombes ! Je m'assis sur une d'elles, car je ne pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient.

J'entendais battre mon coeur ! Et j'entendais autre chose aussi ! Quoi ? un bruit confus innommable ! Etait-ce dans ma tĂȘte affolĂ©e, dans la nuit impĂ©nĂ©trable, ou sous la terre mystĂ©rieuse, sous la terre ensemencĂ©e de cadavres humains, ce bruit ? Je regardais autour de moi !

Combien de temps suis-je restĂ© lĂ  ? Je ne sais pas. J'Ă©tais paralysĂ© par la terreur, j'Ă©tais ivre d'Ă©pouvante, prĂȘt Ă  hurler, prĂȘt Ă  mourir.

Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'Ă©tais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eĂ»t soulevĂ©e. D'un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toute droite ; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son dos courbĂ© la rejetait. Je voyais, je voyais trĂšs bien, quoique la nuit fut profonde. Sur la croix je pus lire : « Ici repose Jacques Olivant, dĂ©cĂ©dĂ© Ă  l'Ăąge de cinquante et un ans. Il aimait les siens, fut honnĂȘte et bon, et mourut dans la paix du Seigneur. »

Maintenant le mort aussi lisait les choses Ă©crites sur son tombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguĂ«, et se mit Ă  les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout Ă  fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place oĂč tout Ă  l'heure elles Ă©taient gravĂ©es ; et du bout de l'os qui avait Ă©tĂ© son index, il Ă©crivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout d'une allumette :

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'ùge de cinquante et un ans. Il hùta par ses duretés la mort de son pÚre dont il désirait hériter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand il le put et mourut misérable. »

Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son oeuvre. Et je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y rétablir la vérité.

Et je voyais que tous avaient Ă©tĂ© les bourreaux de leurs proches, haineux, dĂ©shonnĂȘtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu'ils avaient volĂ©, trompĂ©, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pĂšres, ces Ă©pouses fidĂšles, ces fils dĂ©vouĂ©s, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces hommes et ces femmes dits irrĂ©prochables.

Ils Ă©crivaient tous en mĂȘme temps, sur le seuil de leur demeure Ă©ternelle, la cruelle, terrible et sainte vĂ©ritĂ© que tout le monde ignore ou feint d'ignorer sur la terre.

Je pensai qu'elle aussi avait dĂ» la tracer sur sa tombe.

Et sans peur maintenant, courant au milieu des cercueils entrouverts, au milieu des cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la trouverais aussitÎt.

Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.

Et sur la croix de marbre oĂč tout Ă  l'heure j'avais lu : « Elle aima, fut aimĂ©e, et mourut. »

J'aperçus :

« Etant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut. »

Il paraßt qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprÚs d'une tombe.

Source: https://www.fr.wikisource.org/La_Morte_(Maupassant)