Anatole LE BRAZ (1859-1926)
Lâaventure du pilote 1901.
CâĂTAIT dans la maison des Menguy, situĂ©e lĂ -haut, sur la croupe accidentĂ©e des Crecâh 1, en bordure de la mer. On devisait au coin du feu, et comme NoĂ«l approchait, la conversation, laissant les menues nouvelles locales, tourna vers les merveilles de la nuit sainte. Chacun raconta son propos ; seul, le pilote Cloarec, venu en voisin, gardait le silence, la pipe aux dents. Sous ses Ă©pais sourcils en broussailles, son petit Ćil bleu, noyĂ© dâun vague embrun, semblait regarder le dĂ©roulement intĂ©rieur de quelque procession de souvenirs. Qui saura jamais la richesse de ces frustes mĂ©moires bretonnes, si pleines de choses inexprimĂ©es !
â ĂĂ , fis-je, vous, Cloarec, qui ne dites rien, gageons que vous avez en magasin des histoires Ă©tonnantes qui ne demandent quâĂ sortir.
Il hocha sa tĂȘte frisĂ©e, oĂč les volutes de ses mĂšches grises floconnaient ainsi quâune toison. Sa face, cuite et recuite par la salure du vent marin, de rouge brique quâelle Ă©tait, devint rouge feu, et ce fut dâune voix embarrassĂ©e quâil balbutia :
â Des histoires comme celle qui me revient, il nây a pas de quoi sâen vanter.
â Raison de plus pour la dire, insinua lâaĂźnĂ© des fils Menguy. Vous ferez un acte dâhumilitĂ© ; ça vous gagnera des indulgences, pilote.
Le vieux, aprÚs une courte hésitation, se décida brusquement.
â Aussi bien, dĂ©clara-t-il, mon aventure pourra vous servir de leçon Ă vous autres, jeunes mĂ©crĂ©ants : elle vous montrera quâil nâest jamais bon de mĂ©priser lâexpĂ©rience des anciens.
Il Îta sa pipe de sa bouche, en secoua religieusement la cendre sur son pouce, passa le revers de sa main sous son nez, en reniflant avec force, et commença en breton.
I
â LâexpĂ©rience des anciens !... Jâavais alors Ă peu prĂšs ton Ăąge, jean Menguy ; comme toi, je rentrais du service Ă lâĂtat, et, comme toi encore sans doute, je pensais : « Les anciens, ça nâest que des radoteurs. » Câest ainsi que, cet hiver-lĂ , mon pĂšre mâayant dĂ©conseillĂ© de partir pour la pĂȘche au large des Ăźles, sous prĂ©texte que câĂ©tait veille de NoĂ«l, je lui rĂ©pondis :
« Veille de NoĂ«l ou non, que vous veniez ou que vous ne veniez pas, les vents sont noroĂźt, il fait temps bĂ©ni pour le turbot ; moi, jâembarque. »
Et câest vrai que le temps Ă©tait le plus favorable que lâon pĂ»t souhaiter : un ciel lĂ©gĂšrement couvert, une brise pas trop froide et mĂȘme presque tiĂ©die, une mer grise et douce, Ă houles larges, sans clapotis. Jâavais dâautant plus dĂ©sir dâen profiter que, de toute la semaine prĂ©cĂ©dente, il nây avait pas eu moyen de mettre les filets dehors, Ă cause de la brume, une brume Ă©paisse comme Ă Islande, qui avait fait une espĂšce de demi-nuit, pendant six jours consĂ©cutifs. Mon pĂšre dut confesser lui-mĂȘme quâil faudrait peut-ĂȘtre attendre les premiers soleils de mars avant de retrouver aubaine pareille pour la quĂȘte du poisson fin.
â Câest Ă©gal, dit-il. Tu risques de perdre ton Ăąme : Ă ta place, moi, jâaimerais mieux perdre ma pĂȘche.
Je ripostai :
« OĂč donc est le commandement de Dieu ou de lâĂglise qui dĂ©fend de gagner son pain la veille de NoĂ«l ? Est-ce quâil ne faut pas manger ce jour-lĂ comme les autres jours ?
â Tu fais le beau raisonneur, reprit-il. Moi, je crois ce quâon mâa toujours dit : Ă savoir que la nuit de NoĂ«l, Ă partir de minuit, appartient Ă Dieu. Et es-tu sĂ»r quâĂ minuit tu ne seras pas encore sur les lieux de pĂȘche ?
â Je serai oĂč je pourrai.
â Ă ton grĂ©. Je tâai averti. Le reste te regarde : tu as lâĂąge de raison... Un dernier conseil, pourtant. Si, Ă certain moment, tu remarques quelque chose de bizarre Ă bord, hale au plus vite lâancre, dresse sa croix dans lâair au bout de tes poings, et, ayant fait agenouiller tes hommes, entonne le chant de NĂ©dĂ©lek 2.
Je haussai ironiquement les Ă©paules et pris, pour me rendre au port, le chemin des Crecâh, afin de prĂ©venir les hommes de lâĂ©quipage quâon allait embarquer. Ils Ă©taient cinq : tous des lascars de mon espĂšce, et plus prĂ©occupĂ©s de faire bouillir la marmite quotidienne en ce monde-ci que de sâassurer leur part de paradis en lâautre. Je pourrais les appeler en tĂ©moignage, car ils sont encore vivants, Ă lâexception du mousse, le petit Dudored, mort il y a une vingtaine dâannĂ©es, de la fiĂšvre jaune, Ă Montevideo. CâĂ©taient Pierre et RenĂ© Balanec, de Rocâh-VrĂąn, Louis Rudommo, du Cosquer, et GonĂ©ry Mezcam, de Kerampoullou. Ils mâeurent bientĂŽt rejoint Ă la cale, leurs sabots-bottes aux pieds et le suroĂźt nouĂ© sous le menton. Dix minutes plus tard nous voguions Ă toutes voiles, faisant cap vers les Sept-Ăles.
La brise donnait bien. CâĂ©tait plaisir dâaller. Il nây avait, du reste, que nous de sortis. Les autres bateaux dormaient sur le flanc, tirĂ©s Ă sec derriĂšre le mĂŽle.
â Tas de flĂąneurs ! dit Pierre Balanec, en montrant du doigt des groupes de pĂȘcheurs perchĂ©s, les bras croisĂ©s, sur le glacis de lâancienne batterie. Ăa nâa pas, peut-ĂȘtre, dix sous chez soi pour faire la NoĂ«l, et ça fainĂ©ante aujourdâhui pour se prĂ©parer Ă nocer demain.
â Oui, continua Rudono sur le mĂȘme ton, et câest Ă nous quâils demanderont de les rĂ©galer, Ă lâissue de la grand-messe, par-dessus le marchĂ© !
Je leur contai le colloque que jâavais eu avec mon pĂšre.
â Peuh ! des idĂ©es de vieilles femmes ! sâĂ©criĂšrent-ils en chĆur.
Dudored, cependant, qui changeait lâĂ©coute de foc pour la seconde bordĂ©e, risqua dâune voix timide :
â Il y a une chose qui est sĂ»re : le mari de ma grand-mĂšre sâest perdu par un soir pareil, entre minuit et une heure du matin.
â Le mari de ta grand-mĂšre, câĂ©tait peut-ĂȘtre bien ton grand-pĂšre, farceur ! sâĂ©cria GonĂ©ry Mezcam en Ă©clatant de rire.
Et lâon parla dâautre chose.
Une fois dans les eaux de lâĂźle aux Moines, nous commençùmes Ă pĂȘcher, et chacun fut Ă sa besogne. Mais, contre nos prĂ©visions, le poisson remontait peu. Nous avions comptĂ© sur la douceur du temps pour lâattirer, mais il ne se pressait pas, demeurait blotti dans les fonds. Au bout dâune heure ou deux dâattente, un des hommes, je ne sais plus lequel, proposa de gagner plus au large.
â Allons ! fis-je.
La manĆuvre Ă©tait bonne : nous ne fĂ»mes pas plus tĂŽt au vent des Ăźles quâĂ chaque coup de filet nous ramenĂąmes quelque chose.
â Ăa va bien ! disaient les camarades.
Nous Ă©tions maintenant tout Ă la gaillarde joie du travail qui apporte avec lui son profit. Une ardeur fiĂ©vreuse nous animait : câĂ©tait comme si nous nous fussions jurĂ© de vider les entrailles de la mer. Le mousse nâavait que le temps de tirer les belles piĂšces pour les mettre Ă lâabri dans les paniers.
â Attrape ça, morveux, lui criait-on, en lui lançant dans les jambes quelque turbot tout palpitant.
Ou bien encore :
â Est-ce quâil en pĂȘchait de cette taille-lĂ , le mari de ta grand-mĂšre ?
Et de rire, vous pensez ! Jamais nous nâavions Ă©tĂ© si gais. Les heures sâĂ©coulaient sans que nous y prissions garde. Nous ne nous aperçûmes mĂȘme pas que la lumiĂšre baissait : nous nâavions dâyeux que pour les grandes eaux couleur de vert-de-gris qui soulevaient la barque par longues oscillations rĂ©guliĂšres et nous livraient libĂ©ralement leur provende. Seul, Dudored, dans les intervalles de moindre presse, glissait un regard vers les lointains dĂ©jĂ plus assombris. Il nâavait pas notre tranquillitĂ©, quoique â vous le verrez pas la suite â il ne manquĂąt pas de crĂąnerie, le gamin ! Lâapproche du soir le tourmentait. Il fut dâabord sans oser en rien dire. Ă la fin il mâinterpella :
â Je crois bien quâil se fait tard, patron... Et ça sera dur, sâil faut rentrer avec jusant.
Il avait raison : jusant et vent de noroĂźt, tout serait contre nous, si nous ne nous dĂ©pĂȘchions pas dâattraper la barre des Sept-Ăles pendant que nous avions encore flot pour la franchir. Ce sont des courants terribles, vous savez, et quâon ne passe pas comme on saute un talus. Jâallais me ranger Ă lâavis de lâenfant et commander le dĂ©part. Mais les autres ne lâentendaient pas ainsi. Le dĂ©mon du lucre Ă©tait entrĂ© en eux et les possĂ©dait : plus ils avaient eu de poisson, plus ils en voulaient avoir. Ils protestĂšrent dâune seule voix.
â De quoi se mĂȘle-t-il, ce veau mal sevrĂ© ! Est-ce quâon lui demande lâheure quâil est ?
â Non, rĂ©pliquai-je, mais il faudrait peut-ĂȘtre lâĂ©couter tout de mĂȘme, quand il la donne. Voyez !
Et je leur dĂ©signai lâhorizon de terre sur qui les masses dâombre commençaient Ă tomber, annonçant la nuit.
â Bah ! bah ! Un dernier coup de filet, patron... Rien quâun.
Ils Ă©taient enragĂ©s, ma parole ! Et, pour dire la vĂ©ritĂ© vraie, je ne lâĂ©tais pas moins quâeux, puisque, cependant, non seulement je ne mâopposai pas, mais donnai moi-mĂȘme la main Ă ce coup de filet supplĂ©mentaire qui faillit ĂȘtre cause de notre perte... Jâarrive au vilain moment de mon histoire : permettez que je rallume mon brĂ»le-gueule, soit dit sans vous offenser.
II
Cloarec se pencha vers le foyer, y cueillit une braise dans le creux de sa main et lâappliqua sur le fourneau de sa minuscule pipe en terre. Pour aspirer les premiĂšres bouffĂ©es, ses joues sâĂ©vidĂšrent jusquâĂ faire toucher intĂ©rieurement leurs parois. Un grillon se mit Ă crisser dans le silence.
â Alors, ce coup de filet ?...
â Oh ! reprit le conteur, il fut tout simplement superbe. Mais câest aprĂšs... Ah ! nom dâune misĂšre !... Enfin voici.
Nous avions fini de tout ranger Ă bord, les voiles Ă©taient en haut et je venais de mâasseoir au gouvernail pour virer, lorsque, en jetant les yeux sur la misaine, je la vis faseyer doucement, comme sâil calmissait. Ăa, vous concevez, câĂ©tait un ennui. Si le vent nous faussait compagnie juste au moment oĂč le flot allait lui-mĂȘme nous manquer, nous Ă©tions, comme on dit, dans de vilains draps. Il nây avait pas de raison, en effet, pour quâune fois pris par le courant des Ăźles, sans une risĂ©e pour appuyer notre marche, nous ne tournions indĂ©finiment dans ces parages jusques ad vitam sempiternam, câest-Ă -dire jusquâĂ mini-marĂ©e ; encore, pour en sortir Ă cette minute-lĂ , faudrait-il souquer ferme sur les avirons. Et câĂ©tait Ă tout le moins trois ou quatre heures Ă droguer au large, dans la nuit, avant de pouvoir cingler vers le port.
Du coup, je nâavais plus le cĆur Ă rire. Et il Ă©tait aisĂ© de voir quâil en allait pareillement de mes compagnons. Assis Ă leurs postes, sur les bancs, les uns face Ă lâavant, les autres face Ă lâarriĂšre, ils regardaient vaguement dans le gris de lâobscuritĂ© tombante, sans mot dire. La journĂ©e dĂ©cidĂ©ment finissait mal.
Je conservais toutefois lâespoir dâatteindre la redoutable barre en temps propice. Nous nâen Ă©tions plus quâĂ une demi-encablure, quand la voix de RenĂ© Balanec sâĂ©leva, roulant une bordĂ©e de jurons :
â Nom de... nom de... nom de...
â Quoi ? quâest-ce qui te prend ? demandai-je.
Il regardait par-dessus ma tĂȘte, vers la haute mer, dans la direction de lâouest.
Je grognai, agacé :
â Parleras-tu, sagouin !
â Câest du propre ! fit-il. VoilĂ maintenant que ça brouillasse lĂ -bas.
â Y a pas de doute, en effet : câest la brume, dĂ©clarĂšrent Mezcam et Rudono.
Je mâĂ©tais retournĂ©, dâun mouvement subit, et je dus, hĂ©las ! constater quâil nây avait pas de mĂ©prise possible. CâĂ©tait bien la brume, la satanĂ©e brume qui, balayĂ©e seulement de la veille, revenait Ă la charge, envahissant de nouveau lâespace, tissant dans lâentre-deux du ciel et de lâeau sa trame dâĂ©toupe molle et dĂ©jĂ cernant lâhorizon du soir, prĂȘte Ă tout aveugler.
â La gueuse ! câest elle qui a muselĂ© le vent, bougonna Pierre Balanec.
La mer, aux flancs de la barque, commençait Ă frisotter : des plaques dâĂ©cume â des crachats, comme nous disons â filaient avec rapiditĂ© dans le sillage, et, sous nous, on sentait le chĂȘne des planches vibrer. Nous Ă©tions dans le coureau des Ăźles. Je me dressai sur mes pieds.
â HĂ©, mousse ! arrive Ă ma place, et tĂąche de gouverner au plus prĂšs... Nous autres, aux avirons, tous !... Hardi lĂ ! commandai-je en donnant le premier lâexemple.
Et maintenant, comprenez bien : je mâĂ©tais mis Ă la rame de tribord, avec Mezcam ; les deux frĂšres Balanec Ă©taient Ă la rame de bĂąbord.
â Toi, avais-je dit Ă Louis Rudono, veille devant, Ă cause des cailloux.
Vous savez sâil y en a, dans ces parages dâenfer !... DĂšs lors â bien que je nâeusse pas encore passĂ© lâexamen de pilote â je les connaissais tous, certes, comme si je les eusse plantĂ©s moi-mĂȘme, ces cailloux de malheur ; et, de nuit aussi bien que de jour, Ă mer haute comme Ă mer basse, je me serais dĂ©brouillĂ© au milieu dâeux, les mains dans les poches et les yeux fermĂ©s. Mais par temps de brume, holĂ !... Ăa nâest ni du jour ni de la nuit, la brume !... Je nâavais guĂšre Ă compter que sur lâĆil de Rudono. Câest vrai quâil en avait un comme on nâen voit plus. Le rĂ©mouleur qui lui avait aiguisĂ© la prunelle nâavait pas volĂ© son argent, ah ! non. Tout de mĂȘme je nâĂ©tais pas trop rassurĂ©.
Rappelez-vous bien, nâest-ce pas, comme nous Ă©tions distribuĂ©s dans le bateau : lui, Rudono, sur lâavant ; le petit Dudored Ă la barre ; nous quatre, les Balanec, Mezcam et moi, deux par deux sur chaque aviron.
â Eh, ohĂ© ! souque !...
Nous nâĂ©pargnions pas lâhuile Ă bras, je vous promets. Sous notre effort vigoureux, la barque vola. Le gros Pierre Balanec sortait Ă intervalles rĂ©guliers du fond de sa large poitrine de formidables : Ahan ! ahan ! pour marquer la cadence. Mais nous avions beau forcer de vitesse, la brume sournoise, furtivement, nous gagnait. Elle ne nous avait pas rattrapĂ©s encore : un reste de jour Ă©clairait les eaux dans notre voisinage. Visiblement, nĂ©anmoins, nous commencions Ă ĂȘtre emprisonnĂ©s.
Le grand linceul dâombre pĂąle rĂ©trĂ©cissait peu Ă peu son cercle, et câĂ©tait maintenant comme un immense mur flottant derriĂšre lequel tout se perdait, sâĂ©vanouissait peu Ă peu, la terre dâabord, trĂšs lointaine â puis les Ăźles, plus proches â, et enfin les Ă©clats mĂȘmes des phares qui venaient dâallumer leurs feux. Seul, celui de lâĂźle aux Moines demeura quelque temps suspendu comme un astre fantĂŽme dans le ciel noyĂ© ; puis il ne fut plus quâun halo trouble ; puis ce halo, Ă son tour, sâeffaça, et tout disparut.
â Bonsoir la camoufle ! dit Rudono, qui Ă©tait dĂ©sormais notre unique phare.
Et il cria au mousse :
â Gouverne toujours tout droit, hein, petit !
â Oui, oui, rĂ©pondit de lâarriĂšre la voix grĂȘle et un peu enrouĂ©e du gamin.
Une humiditĂ© glaciale pĂ©nĂ©trait nos membres. Lâhaleine de la brume Ă©tait dĂ©jĂ sur nous, et nous respirions son Ă©trange odeur de roussi, si Ăącre quâelle nous raclait la gorge. Nous nâavions plus Ă espĂ©rer de lui Ă©chapper. Si, du moins, nous rĂ©ussissions Ă traverser les rapides, avant quâelle nous eĂ»t liĂ©s dans ses mailles !... AprĂšs, ma foi, tant pis ! on voguerait comme on pourrait, Ă lâaveuglette. Lâessentiel Ă©tait de parer au danger le plus pressant : une fois en eaux calmes, on verrait Ă sâorienter.
Et nous nous cramponnions à nos rames avec une ardeur de galériens sous le fouet du garde-chiourme. De minute en minute, je demandais à Rudono :
â Quoi de neuf ?
Il trempait sa main dans le clapotis le long de lâĂ©trave, et rĂ©pondait :
â On doit encore ĂȘtre dans le grand coureau, car ça frise dur... Un peu de courage, les enfants !
Du courage, nous en eĂ»mes, parbleu ! jusquâĂ ce quâil nous fĂ»t dĂ©montrĂ© que ça ne servait de rien. Comme je rĂ©pĂ©tais ma question pour la dixiĂšme ou quinziĂšme fois, Rudono murmura :
â Câest singulier : on dirait que nous nâavançons plus...
Ploc... ! Il nâavait pas fini de parler que nous sentĂźnmes sur nos Ă©paules comme la tombĂ©e brusque dâun manteau de tĂ©nĂšbres humides. En un clin dâĆil nous en fĂ»mes tous enveloppĂ©s. Des tĂ©nĂšbres dâailleurs qui nâen Ă©taient pas ; ou plutĂŽt il surnageait lĂ -dedans une espĂšce de clartĂ© triste, funĂ©raire, une clartĂ© de lâautre monde, quoi !... Si Ă©paisse que fĂ»t la buĂ©e, elle ne nous empĂȘchait pas de nous voir ; seulement, nous nous voyions comme si nous avions Ă©tĂ© Ă des milles les uns des autres. Encore ce que nous distinguions Ă©tait-ce moins nos personnes que des formes de nous-mĂȘmes, des ombres bizarres, mĂ©connaissables, dĂ©mesurĂ©ment agrandies. Ainsi GonĂ©ry Mezcam, qui Ă©tait assis vis-Ă -vis de moi au mĂȘme aviron, je dus Ă©tendre le bras vers lui pour me persuader, en touchant son tricot, quâil nâavait pas quittĂ© son banc et que cette silhouette gigantesque, câĂ©tait lui...
La barque, elle, avait lâair dâune chose sans bords qui eĂ»t flottĂ© dans du vide ; la voilure... pfutt !... une brume dans la brume, comme la mer, comme le ciel, comme tout...
â Ăa y est ! dit la voix dâorgue de Pierre Balanec. Nous sommes dans le pot au noir !...
Et presque aussitĂŽt, lĂ -bas, Ă lâavant du bateau, trĂšs loin, nous entendĂźmes Rudono qui hurlait :
â Bon ! ce nâest pas seulement que nous nâavançons plus, les amis.... nous drivons !
Ah ! sacrĂ© mĂątin ! quel souvenir !... je ne sais pas ce que je nâaurais pas donnĂ© pour ĂȘtre chez nous... Croyez ce que je vous dis, les gars : laissez les turbots en paix et restez vous-mĂȘmes au coin du feu, la veille de NoĂ«l.
III
Le vieux Cloarec cracha dans lâĂątre, soupira, fit une pause qui nous parut longue.
â Vous ne voulez pas, au moins, nous signifier que vous ĂȘtes au bout de votre histoire ? protesta au nom de lâassistance Perrine Ourgam, la mĂšre des Menguy.
â Je nâavais plus de salive, rĂ©pondit assez durement le pilote.
Et il poursuivit :
â En drive !... Que faire ?... Nous nâavions plus quâĂ laisser aller nos rames, nâest-ce pas ? et Ă nous laisser aller nous-mĂȘmes oĂč il plairait au sort de nous conduire. Car de lutter davantage pour essayer de franchir la barre, il nây fallait pas songer. Ce devait ĂȘtre maintenant lâheure du jusant plein : les courants Ă©taient nos maĂźtres. Ă quoi bon les contrarier inutilement ? Je fis amener les voiles.
â AprĂšs tout, dis-je par maniĂšre de consolation, si nous drivons, câest vers la haute mer. Et nous y serons plus en sĂ©curitĂ© que parmi les rĂ©cifs pour attendre le retour du flot. Il nâest que de patienter.
NâempĂȘche que câĂ©tait un bon tiers de la nuit Ă passer au large, et quâĂ supposer quâil ne survĂźnt aucune complication, nous ne serions jamais rentrĂ©s au port avant les approches du matin. La perspective nâavait rien de folĂątre, surtout que le brouillard Ă©paississait toujours son linceul.
Elle nous impressionnait, malgrĂ© nous, cette atmosphĂšre Ă©trange oĂč nous glissions dâune allure dâombres, plus semblables Ă des spectres quâĂ des ĂȘtres vivants. RoulĂ©s dans nos cirĂ©s, la visiĂšre du suroĂźt rabattue sur les yeux et les mains dans nos manches, nous nous tenions recroquevillĂ©s et muets. Car nous nâavions mĂȘme plus dâentrain Ă causer, dâautant quâon ne pouvait ouvrir la bouche sans avaler cette horrible fumĂ©e dâeau, qui sentait lâenfer. La brume, dâailleurs, semblait avoir immobilisĂ© toutes choses. Le bruit mĂȘme de la mer sâĂ©tait comme fondu. On eĂ»t dit que rien nâexistait plus, quâon flottait dans quelque ocĂ©an de la mort. Et câĂ©tait un silence... un silence !...
Combien de temps dĂ©rivĂąmes-nous ainsi, je ne saurais vous le marquer. Nous ne nous rendions pas plus compte de la durĂ©e que de quoi que ce fĂ»t au monde. La brume Ă©tait en nous comme autour de nous : elle avait envahi notre esprit aussi bien que nos corps. Nous ne vivions plus quâen songe.
Or tout à coup la voix du mousse héla, trÚs faible :
â Patron !
â Quoi ? demandai-je en secouant Ă demi ma torpeur.
â Je ne sais pas comment cela se fait, mais le sĂ»r, câest que nous sommes un de plus Ă bord.
Nous nous levĂąmes tous en sursaut.
â Quâest-ce que tu chantes lĂ ? mâĂ©criai-je, furieux et angoissĂ© tout ensemble.
Mezcam ricana :
â Cet imbĂ©cile a la berlue.
â Dame ! comptez vous-mĂȘme, rĂ©pliqua lâenfant.
Je comptai... Et maintenant, croyez-moi ou ne me croyez point, mais il nây avait pas Ă dire... au lieu de six que nous Ă©tions au dĂ©part, Ă cette heure nous Ă©tions sept. Dudored nâavait pas menti. Les autres, Ă tour de rĂŽle, se mirent Ă recompter aprĂšs moi :
â Oui, sept ! nous sommes bien sept Ă bord, dĂ©clarĂšrent-ils tous, avec un tremblement dâĂ©pouvante dans la voix.
Quel Ă©tait ce septiĂšme ? Impossible de le reconnaĂźtre. Dans cette brume, toutes les silhouettes se ressemblaient, et, de vouloir distinguer les visages, câeĂ»t Ă©tĂ© peine perdue.
â Faites lâappel comme au service, patron, conseilla Rudono.
Jâappelai donc par rang dâĂąge, Pierre Balanec, dâabord, puis GonĂ©ry Mezcam, puis Louis Rudono, puis RenĂ© Balanec, puis Lommik Dudored. Au fur et Ă mesure, ils rĂ©pondaient de toute la force de leurs poumons :
â PrĂ©sent !
LâopĂ©ration finie, Rudono sâĂ©cria :
â Celui qui nâa pas rĂ©pondu, câest celui que voici !
Son geste dĂ©signait quelquâun qui se tenait adossĂ© au mĂąt. Il se prĂ©cipita pour le saisir au collet ; mais il abaissa aussi vite le poing, car la voix de basse-taille du gros Balanec prononçait :
â Erreur ! câest dans moi que tu as crochĂ©.
â Alors, câest Ă nây rien comprendre...
Il y eut entre nous un silence plein dâindicible terreur. Nous restions debout, frĂ©missants, nâosant nous regarder les uns les autres, par crainte que la silhouette sur qui sâarrĂȘterait notre regard ne fĂ»t prĂ©cisĂ©ment celle du mystĂ©rieux inconnu. Mais soudain le mousse hĂ©la de nouveau :
â Patron !
Quâallait-il mâapprendre ?
â LâarriĂšre du bateau sâenfonce, continua-t-il. Le bordage est dĂ©jĂ presque au niveau de la mer.
La mĂȘme idĂ©e nous vint Ă tous : câĂ©tait Ă©videmment le poids du septiĂšme, le poids du passager surnaturel, qui nous entraĂźnait dans lâabĂźme. Je commandai nĂ©anmoins, pour tenter, si possible, dâallĂ©ger lâembarcation :
â Jetez tout !
Les paniers de poisson, il va sans dire, dĂ©filĂšrent les premiers. Puis chacun lança par-dessus bord tout ce qui se trouva sous la main. Ce fut un saccage. Le bateau cependant ne « soulageait » pas. Comme je cherchais Ă tĂątons quâest-ce qui pouvait bien rester dont on pĂ»t se dĂ©barrasser encore, mes doigts rencontrĂšrent le fer de lâancre. Brusquement, les paroles de mon pĂšre, auxquelles, dans ma stupeur, je nâavais mĂȘme pas eu la prĂ©sence dâesprit de songer, se rĂ©veillĂšrent dâelles-mĂȘmes au fond de ma mĂ©moire.
â HolĂ ! criai-je, ne jetez plus !
Et, dressant au-dessus de mon front la croix de lâancre, jâentonnai lâhymne de NĂ©dĂ©lec :
Ebars eur gĂȘr a CâhalilĂ©...3
Les autres me dirent plus tard quâen cet instant ils me crurent devenu fou, chose qui leur paraissait Ă la vĂ©ritĂ© dâautant plus explicable quâils sentaient, eux aussi, leur raison les abandonner.
â Le bateau remonte ! cria Dudored, dâun accent joyeux, comme je reprenais haleine pour passer au second verset.
Tous, cette fois, dâun mouvement spontanĂ©, unirent leur voix Ă la mienne, le creux de Pierre Balanec retentissant avec un fracas de grandes orgues. Et ce fut une chance singuliĂšre, vous allez voir... Durant une pause, en effet, de lĂ -haut, du fond de la brume, un appel descend :
â OhĂ© ! gare Ă lâaccostage ! Lofez en douceur !
Qui a parlĂ© ? Nous levons la tĂȘte. Un Ă©clair rouge fauche le brouillard, presque immĂ©diatement suivi dâun Ă©clair blanc. CâĂ©tait le Triagoz.
â Je distingue la tour du phare, articula Rudono, qui avait recouvrĂ© ses yeux de voyeur.
Vous devinez le reste. Contrairement Ă nos calculs, les courants, au lieu de nous entraĂźner au large, nous avaient fait driver vers les roches du Triagoz. Sous voiles, avec la moindre brise, nous nous fussions immanquablement broyĂ©s. Mais il nây avait, je vous lâai dit, ni lames ni vent ; de sorte que lĂ oĂč nous aurions pu trouver notre perte, nous trouvĂąmes le salut. PrĂ©venus, nous accostĂąmes sans encombre. Le gardien de guet nous attendait sur le seuil de la porte, un fanal Ă la main.
â Vous avez bien fait de hurler, nous dit-il, si je ne vous avais pas entendus Ă temps, vous alliez dans les remous.
Ă ce moment, des Ă©chos de sonneries de cloches lointaines tremblĂšrent dans le brouillard.
â Tiens ! la messe de minuit Ă terre, reprit lâhomme du phare.
Nous nous découvrßmes en nous signant.
Et le pilote conclut :
â VoilĂ ce qui mâest arrivĂ©. Le lendemain, nous rentrions au port, sur le coup de six heures, Ă la petite aube, sans turbots. Mon pĂšre achevait de revĂȘtir ses habits de fĂȘte. Il ne mâinterrogea point, mais, Ă la confusion de ma mine, il se douta bien que jâĂ©tais Ă jamais guĂ©ri de la prĂ©tention dâen remontrer aux anciens.
â Et le septiĂšme, demandai-je, quand avait-il disparu et qui pensez-vous aujourdâhui que ce pĂ»t ĂȘtre ?
Le bonhomme inclina sa tĂȘte crĂ©pue et haussa ses vieilles Ă©paules :
â Je vous ai dit ce que je savais ! fit-il en renfonçant ses petits yeux bleus, pleins de rĂȘve, sous les grands sourcils embroussaillĂ©s.
Anatole LE BRAZ, Contes du soleil et de la brume.
Recueilli dans Histoires de marins, textes réunis
par Laurent Dandrieu, Les Belles Lettres, « SortilÚges », 1999,
et également dans Contes fantastiques de Noël,
anthologie présentée par Xavier Legrand-FerronniÚre,
EJL, 1997, Librio, no 197.
1. Hauteurs pierreuses, sur le littoral.
2. Nom breton de Noël.
3. « Dans une ville de Galilée... »