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Le plat d'oronges

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André Theuriet (1833-1907)

Romancier et poÚte. - Membre de l'Académie française (1896)

Le plat d'oronges. 1888

I

AprĂšs avoir chassĂ© toute l'aprĂšs-midi avec Jacobus dans les brandes de Sainte-Julitte, en Poitou, nous rentrions Ă  Étableaux. Comme j'Ă©tais revenu bredouille, je trouvai des oronges dans la chĂątaigneraie du ChĂątellier et j'en remplis mon carnier vide.

«Es-tu sûr, au moins, de tes champignons ? me demanda soupçonneux Jacobus.

- Parfaitement.

- C'est qu'il court dans ce pays-ci, à propos d'oronges, une histoire tragique qui me rend singuliÚrement méfiant à l'endroit de ces cryptogames. Tu as connu Mme de Savigné ?

- Celle qu'on appelait la Belle Corysande, parce qu'elle ressemblait à la maßtresse de Henri IV ?... Oui, je me souviens de l'avoir rencontrée souvent dans le monde, aux environs de 1878... Une chùtaine grassouillette, blanche et rose, avec de grands yeux étonnés, une poitrine adorable et de royales épaules qu'elle décolletait tant qu'elle pouvait. Elle a été la reine des bals officiels pendant un an ou deux. On ne parlait que de la «belle Mme de Savigné». Puis, tout à coup, on ne l'a plus vue nulle part, et quelqu'un m'a conté qu'elle était morte subitement d'un transport au cerveau.

- C'est le bruit qui a couru, en effet, mais ici on explique autrement cette mort soudaine... Te souviens-tu de SavignĂ© ? Bien moins probablement que de sa femme. C'Ă©tait un Poitevin court, trapu, Ă  la carrure robuste, au visage maussade, l'air chabrun, avec des yeux jaunĂątres dont les sourcils noirs se rejoignaient, un front Ă©troit auquel des cheveux Ă©pais et coupĂ©s court faisaient comme une calotte d'un noir terne. Dans les bals, on le trouvait toujours campĂ© dans une embrasure de porte, la mine renfrognĂ©e, se haussant sur ses pieds pour apercevoir et surveiller sa femme, dont il Ă©tait ridiculement jaloux. Lorsque le cotillon se prolongeait trop longtemps, il arrachait presque brutalement la belle Corysande des bras de son danseur et l'emmenait au vestiaire en fronçant les sourcils. - Il semblait, du reste, dĂ©tester le monde et s'y ennuyer violemment. SavignĂ© Ă©tait le type du gentilhomme campagnard ; fĂ©roce chasseur, botaniste et entomologiste remarquable, il Ă©tait membre correspondant de l'AcadĂ©mie des sciences et ne se trouvait vĂ©ritablement heureux qu'au grand air, dans les brandes et les breuils de son chĂąteau de la Roche-Tremblay, - une gentilhommiĂšre bĂątie en surplomb Ă  la crĂȘte d'un des rochers de la vallĂ©e de l'Euglin. DĂšs que verdissait le mois d'avril, sans attendre la fin de la saison mondaine, il enlevait sa femme aux tentations de la vie parisienne et la cloĂźtrait dans cette solitude, oĂč ses dĂ©fiances jalouses s'assoupissaient, car il Ă©tait sĂ»r qu'au fond de ce pays perdu l'agaçant troupeau des danseurs de l'hiver ne viendrait pas relancer la belle Mme de SavignĂ©...

II

«Mais on ne s'avise jamais de tout. A deux lieues de la Roche-Tremblay, au bourg de Martizay, demeurait un ami d'enfance de Mme de SavignĂ©, nommĂ© Jacques des Allais ; un de ces petits gentilshommes pauvres qui pullulent dans ce coin du Poitou, vivant chichement et oisivement sur leur Ă©troit domaine, mangeant leur blĂ© en herbe, chassant, jouant Ă  la bouillotte et s'endettant un peu plus chaque annĂ©e. - Jacques des Allais Ă©tait un beau garçon de vingt-cinq ans, bien dĂ©couplĂ©, svelte de taille, large d'Ă©paules et brun de poil, avec de beaux yeux bleus caressants, de ces yeux humides et prometteurs qu'on appelle chez nous des miroirs Ă ... Tu m'entends ? Dans leur prime jeunesse, Mme de SavignĂ© et Jacques, Ă©tant voisins de campagne, s'Ă©taient beaucoup connus et avaient considĂ©rablement flirtĂ© ensemble. Jusqu'oĂč cette flirtation avait-elle Ă©tĂ© poussĂ©e ? Je ne saurais te le dire, mais il paraĂźt que les choses allaient bon train, de façon Ă  alarmer les parents qui s'empressĂšrent de marier leur fille Ă  M. de SavignĂ©.

«Celui-ci, plongé jusqu'aux oreilles dans ses livres d'histoire naturelle, n'avait jamais rien su de l'amourette des deux jeunes gens, ou, s'il en avait vaguement entendu parler, il l'avait regardée comme un enfantillage. D'ailleurs, comme tous les maris prédestinés, il avait une trÚs haute idée de ses mérites et privilÚges conjugaux ; il était de ces gens qui s'imaginent que le sacrement du mariage vous confÚre une grùce d'état et vous donne des séductions particuliÚres. Le séjour de la Roche-Tremblay ne lui semblait nullement dangereux ; il s'y croyait suffisamment protégé et respecté pour que son honneur n'y courût aucun risque. Il réservait ses soupçons et ses précautions ombrageuses pour les mois d'hiver qu'il passait à Paris, parce que son prestige provincial s'y évanouissait complÚtement et parce que, sur ce sol parisien, mouvant et plein d'embûches, il ne se sentait pas le pied solide.

III

«Ces amours de jeunesse sont pareilles Ă  des plantes Ă  racines traçantes, qui ne s'enfoncent pas bien profondĂ©ment dans la terre, mais qu'on n'arrache jamais complĂštement ; toujours, par quelque surgeon, elles repoussent traĂźtreusement et s'Ă©panouissent au moment oĂč on y pensait le moins. - Un beau jour, Jacques des Allais et la belle Corysande se rencontrĂšrent Ă  une partie de chasse, et la benoĂźte herbe d'amour, qu'on croyait depuis longtemps morte dans leurs coeurs, se mit soudain Ă  reverdir et Ă  pousser de belles fleurs rouges et foisonnantes. De sorte que, lorsque le jaloux et naĂŻf SavignĂ© emportait sa femme loin de Paris, croyant ainsi se garer des larrons d'honneur, il jetait bonnement sa jeune et affriolante Ă©pousĂ©e dans la gueule du loup.

IV

«Une aprĂšs-midi de septembre, SavignĂ© revenait de courre le liĂšvre, comme nous aujourd'hui. Quand il fut dans ses chĂątaigneraies de la Roche-Tremblay et qu'il approcha d'un pavillon de chasse abandonnĂ©, il entendit derriĂšre les volets mal clos de ce rĂ©duit un bruit de voix suspectes. Il attacha son chien Ă  un baliveau, lui indiqua d'un geste qu'il fallait faire le mort, et par une pente moussue grimpa jusqu'au niveau de l'une des fenĂȘtres du pavillon. LĂ , Ă  son grand dĂ©confort, il aperçut sa femme et Jacques des Allais en galant tĂȘte-Ă -tĂȘte, et put constater que tout Ă©tait perdu, mĂȘme l'honneur.

«SavignĂ© n'Ă©tait pas homme Ă  faire d'esclandre ; il avait trop d'orgueil et trop peur du scandale pour ne pas se contenir. Il redescendit de son poste d'observation, trĂšs pĂąle, mais trĂšs maĂźtre de lui, alla en tapinois dĂ©tacher son chien et s'Ă©loigna silencieusement, en ruminant de quelle façon il se vengerait de l'infidĂšle. Chemin faisant, il aperçut des oronges sous les chĂątaigniers et se baissa pour les cueillir ; seulement, comme par distraction, il mĂȘla Ă  sa rĂ©colte quelques-unes de ces amanites perfides, connues vulgairement sous le nom de fausses oronges, et trĂšs soigneusement il gratta avec son couteau les taches de lĂšpre blanches qui permettent de distinguer l'espĂšce vĂ©nĂ©neuse de l'espĂšce comestible ; puis, en rentrant au chĂąteau, il porta Ă  la cuisiniĂšre ces champignons, dont sa femme Ă©tait trĂšs friande, et lui recommanda de les accommoder pour le dĂźner.

V

«On servit les oronges farcies, le soir mĂȘme. Elles rĂ©pandaient dans la salle Ă  manger une savoureuse et appĂ©tissante odeur, Mme de SavignĂ© leur fit fĂȘte ; quant au mari, il dĂ©clara qu'il n'Ă©tait pas en appĂ©tit et y toucha Ă  peine. Quand on se fut levĂ© de table et qu'on eut passĂ© dans le petit salon oĂč les deux Ă©poux achevaient d'habitude la soirĂ©e, M. de SavignĂ© ferma brusquement les portes, mit les clefs dans sa poche et, s'approchant froidement de la belle Corysande, lui dit avec un grand calme : «Madame, vous m'avez trompĂ© ; je vous ai vue aujourd'hui avec Jacques des Allais dans le pavillon de la ChĂątaigneraie». Et il lui dĂ©tailla si bien tous les incidents de ce rendez-vous, que la pauvre femme resta atterrĂ©e.

«Vous m'avez fait une cruelle injure, poursuivit SavignĂ©, et je suis seul juge de la façon dont je dois me venger. J'aurais pu vous tuer lĂ -bas avec votre amant, mais j'ai horreur du scandale. Vous mourrez nĂ©anmoins, mais d'une maniĂšre qui paraĂźtra purement accidentelle... Les champignons que vous avez mangĂ©s ce soir Ă©taient vĂ©nĂ©neux et je les avais cueillis en connaissance de cause. Vous ne serez certainement plus de ce monde avant le lever du jour... Je vous en prĂ©viens... Si vous avez quelques dispositions Ă  prendre ou quelque priĂšre Ă  faire, dĂ©pĂȘchez-vous, car avant une heure vous n'en aurez plus la force».

«Effarée, Mme de Savigné s'était jetée à genoux. Elle aimait la vie, elle y tenait, et, dame ! cela se comprend, à vingt-trois ans !

«Elle faisait amende honorable, se roulait aux pieds de son mari et les embrassait, en le suppliant en grùce d'appeler un médecin. Lui restait sourd à toutes ses supplications et se bornait à répéter :

«Vous m'avez trompé... Je me venge !»

«BientĂŽt elle commença Ă  sentir les premiĂšres douleurs de l'empoisonnement. Elle voulut crier, mais le petit salon Ă©tait fort Ă©loignĂ© des mansardes oĂč les domestiques venaient de monter : SavignĂ© d'ailleurs lui mit brutalement la main sur la bouche et Ă©touffa ses gĂ©missements. Le poison de la fausse oronge est un stupĂ©fiant. Au bout d'une heure, la malheureuse commençait Ă  dĂ©lirer. Quand, vers minuit, le mari fut certain que le principe vĂ©nĂ©neux avait opĂ©rĂ© et qu'il n'y avait plus de remĂšde, il rouvrit les portes, rĂ©veilla les domestiques, annonça que sa femme Ă©tait malade et donna l'ordre d'aller quĂ©rir un mĂ©decin. - Seulement, lorsque celui-ci, qui demeurait Ă  deux lieues de lĂ , accourut, Mme de SavignĂ© Ă©tait morte.

*

**

«Le mari s'est expatriĂ© et il est mort lui-mĂȘme l'an dernier aux États-Unis. - J'ai su l'histoire plus tard par une femme de chambre dont j'ai eu les bonnes grĂąces. Elle avait Ă©coutĂ© aux portes, et, de terreur, s'Ă©tait Ă©vanouie en entendant les premiĂšres plaintes de la victime.

«Et voilà pourquoi, mon cher, dit Jacobus en terminant, je ne mange plus d'oronges sans un léger frisson, en pensant à la triste fin de la belle Mme de Savigné».

Source: http://www.bmlisieux.com/archives/oronges.htm