Erckmann-Chatrian est le pseudonyme collectif utilisĂ© de 1847 Ă 1887 par deux Ă©crivains français : Ămile Erckmann (nĂ© le 21 mai 1822 Ă Phalsbourg, en Meurthe (devenue Moselle en 1918), mort le 14 mars 1899 Ă LunĂ©ville) et Alexandre Chatrian (nĂ© le 18 dĂ©cembre 1826 Ă Soldatenthal (Grand Soldat), Meurthe (devenue Moselle en 1918), et mort le 3 septembre 1890 Ă Villemomble). Ils ont Ă©galement Ă©crit sous leurs patronymes respectifs.
Le violon du pendu
KARL HĂąfitz avait passĂ© six ans sur la mĂ©thode du contrepoint ; il avait Ă©tudiĂ© Haydn, Gluck, Mozart, Beethoven, Rossini ; il jouissait dâune santĂ© florissante et dâune fortune honnĂȘte qui lui permettait de suivre sa vocation artistique ; en un mot, il possĂ©dait tout ce quâil faut pour composer de grande et belle musique... exceptĂ© la petite chose indispensable : lâinspiration.
Chaque jour, plein dâune noble ardeur, il portait Ă son digne maĂźtre Albertus Kilian de longues partitions trĂšs fortes dâharmonie... mais dont chaque phrase revenait Ă Pierre, Ă Jacques, Ă Christophe.
MaĂźtre Albertus, assis dans son grand fauteuil, les pieds sur les chenets, le coude au coin de la table, tout en fumant sa pipe, se mettait Ă biffer lâune aprĂšs lâautre les singuliĂšres dĂ©couvertes de son Ă©lĂšve. Karl en pleurait de rage, il se fĂąchait, il contestait... mais le vieux maĂźtre ouvrait tranquillement un de ses innombrables cahiers et le doigt sur le passage disait :
« Regarde, garçon ! »
Alors Karl baissait la tĂȘte et dĂ©sespĂ©rait de lâavenir.
Mais un beau matin quâil avait prĂ©sentĂ© sous son nom, Ă maĂźtre Albertus, une fantaisie de Boccherini variĂ©e de Viotti, le bonhomme jusquâalors impassible se fĂącha :
« Karl, sâĂ©cria-t-il, est-ce que tu me prends pour un Ăąne ? Crois-tu que je ne mâaperçoive pas de tes indignes larcins ?... Ceci est vraiment trop fort ! »
Et le voyant consterné de son apostrophe :
« Ăcoute, lui dit-il, je veux bien admettre que tu sois dupe de ta mĂ©moire, et que tu prennes tes souvenirs pour des inventions... mais dĂ©cidĂ©ment tu deviens trop gras... tu bois du vin trop gĂ©nĂ©reux, et surtout une quantitĂ© de chopes trop indĂ©terminĂ©e... VoilĂ ce qui ferme les avenues de ton intelligence. Il faut maigrir !
â Maigrir !
â Oui !... ou renoncer Ă la musique. La science ne te manque pas... mais les idĂ©es... et câest tout simple... Si tu passais ta vie Ă enduire les cordes de ton violon dâune couche de graisse, comment pourraient-elles vibrer ? »
Ces paroles de maĂźtre Albertus furent un trait de lumiĂšre pour HĂąfitz :
« Quand je devrais me rendre Ă©tique, sâĂ©cria-t-il, je ne reculerai devant aucun sacrifice. Puisque la matiĂšre opprime mon Ăąme, je maigrirai ! »
Sa physionomie exprimait en ce moment tant dâhĂ©roĂŻsme, que maĂźtre Albertus en fut vraiment touchĂ© ; il embrassa son cher Ă©lĂšve et lui souhaita bonne chance.
DĂšs le jour suivant, Karl HĂąfitz, le sac au dos et le bĂąton Ă la main, quittait lâhĂŽtel des Trois Pigeons et la brasserie du Roi Gambrinus pour entreprendre un long voyage.
Il se dirigea vers la Suisse.
Malheureusement, au bout de six semaines son embonpoint Ă©tait considĂ©rablement rĂ©duit et lâinspiration ne venait pas davantage.
« Est-il possible dâĂȘtre plus malheureux que moi ? se disait-il. Ni le jeĂ»ne, ni la bonne chĂšre, ni lâeau, ni le vin, ni la biĂšre, ne peuvent monter mon esprit au diapason du sublime... Quâai-je donc fait pour mĂ©riter un si triste sort ? Tandis quâune foule dâignorants produisent des Ćuvres remarquables, moi, avec toute ma science, tout mon travail, tout mon courage, je nâarrive Ă rien... Ah ! le ciel nâest pas juste... non, il nâest pas juste ! »
Tout en raisonnant de la sorte, il suivait la route de Bruck Ă Fribourg ; la nuit approchait, il traĂźnait la semelle et se sentait tomber de fatigue.
En ce moment il aperçut, au clair de lune, une vieille masure embusquĂ©e au revers du chemin, la toiture rampante, la porte disjointe, les petites vitres effondrĂ©es, la cheminĂ©e en ruine. De hautes orties et des ronces croissaient autour, et la lucarne du pignon dominait Ă peine les bruyĂšres du plateau oĂč soufflait un vent Ă dĂ©corner les bĆufs.
Karl aperçut en mĂȘme temps, Ă travers la brume, la branche de sapin flottant au-dessus de la porte.
« Allons, se dit-il, lâauberge nâest pas belle, elle est mĂȘme un peu sinistre, mais il ne faut pas juger des choses sur lâapparence. »
Et, sans hésiter, il frappa la porte de son bùton.
« Qui est lĂ ?... que voulez-vous ? fit une voix rude de lâintĂ©rieur.
â Un abri et du pain.
â Ah ! ah ! bon... bon !... »
La porte sâouvrit brusquement, et Karl se vit en prĂ©sence dâun homme robuste, la face carrĂ©e, les yeux gris, les Ă©paules couvertes dâune houppelande percĂ©e au coude, une hachette Ă la main.
DerriĂšre ce personnage brillait la flamme de lâĂątre, Ă©clairant lâentrĂ©e dâune soupente, les marches dâun escalier de bois, les murailles dĂ©crĂ©pites, et, sous lâaile de la flamme, une jeune fille pĂąle, frĂȘle, vĂȘtue dâune pauvre robe de cotonnade brune Ă petits points blancs. Elle regardait vers la porte avec une sorte dâeffroi ; ses yeux noirs avaient une expression de tristesse et dâĂ©garement indĂ©finissable.
Karl vit tout cela dâun coup dâĆil, et serra instinctivement son bĂąton.
« Eh bien !... entrez donc, dit lâhomme, il ne fait pas un temps Ă tenir les gens dehors. »
Alors lui, songeant quâil serait maladroit dâavoir lâair effrayĂ©, sâavança jusquâau milieu de la baraque et sâassit sur un escabeau devant lâĂątre.
« Donnez-moi votre bĂąton et votre sac », dit lâhomme.
Pour le coup, lâĂ©lĂšve de maĂźtre Albertus tressaillit jusquâĂ la moelle des os... mais le sac Ă©tait dĂ©bouclĂ©, le bĂąton posĂ© dans un coin, et lâhĂŽte assis tranquillement prĂšs du foyer, avant quâil fĂ»t revenu de sa surprise.
Cette circonstance lui rendit un peu de calme.
« Herr wirth 1, dit-il en souriant, je ne serais pas fùché de souper.
â Que dĂ©sire monsieur Ă souper ? fit lâautre, gravement.
â Une omelette au lard, une cruche de vin, du fromage.
â HĂ© ! hĂ© ! hĂ© ! Monsieur est pourvu dâun excellent appĂ©tit... mais nos provisions sont Ă©puisĂ©es.
â ĂpuisĂ©es ?
â Oui.
â Toutes ?
â Toutes.
â Vous nâavez pas de fromage ?
â Non.
â Pas de beurre ?
â Non.
â Pas de pain... pas de lait ?
â Non.
â Mais, grand Dieu ! quâavez-vous donc ?
â Des pommes de terre cuites sous la cendre. »
Au mĂȘme instant Karl aperçut dans lâombre, sur les marches de lâescalier, tout un rĂ©giment de poules : blanches, noires, rousses, endormies, les unes la tĂȘte sous lâaile, les autres le cou dans les Ă©paules ; il y en avait mĂȘme une grande, sĂšche, maigre, hagarde, qui se peignait et se plumait avec nonchalance.
« Mais, dit HĂąfitz, la main Ă©tendue, vous devez avoir des Ćufs ?
â Nous les avons portĂ©s ce matin au marchĂ© de Bruck.
â Oh ! mais alors, coĂ»te que coĂ»te, mettez une poule Ă la broche ! »
Ă peine eut-il prononcĂ© ces mots, que la fille pĂąle, les cheveux Ă©pars, sâĂ©lança devant lâescalier, sâĂ©criant :
« Quâon ne touche pas Ă mes poules... quâon ne touche pas Ă mes poules... Ho ! ho ! ho ! quâon laisse vivre les ĂȘtres du bon Dieu ! »
Lâaspect de cette malheureuse crĂ©ature avait quelque chose de si terrible, que HĂąfitz sâempressa de rĂ©pondre :
« Non, non, quâon ne tue pas les poules... Voyons les pommes de terre... Je me voue aux pommes de terre... Je ne vous quitte plus ! Ă cette heure, ma vocation se dessine clairement... Câest ici que je reste, trois mois... six mois... Enfin le temps nĂ©cessaire pour devenir maigre comme un fakir ! »
Il sâexprimait ainsi avec une animation singuliĂšre, et lâhĂŽte criait Ă la jeune fille pĂąle :
« GĂ©novĂ©va !... GĂ©novĂ©va... regarde... lâEsprit le possĂšde... câest comme lâautre !... »
La bise redoublait dehors ; le feu tourbillonnait sur lâĂątre et tordait au plafond des masses de fumĂ©e grisĂątre. Les poules, au reflet de la flamme, semblaient danser sur les planchettes de lâescalier, tandis que la folle chantait dâune voix perçante un vieil air bizarre, et que la bĂ»che de bois vert, pleurant au milieu de la flamme, lâaccompagnait de ses soupirs plaintifs.
HĂąfitz comprit quâil Ă©tait tombĂ© dans le repaire du sorcier Hecker ; il dĂ©vora deux pommes de terre, leva la grande cruche rouge pleine dâeau, et but Ă longs traits. Alors le calme rentra dans son Ăąme ; il sâaperçut que la fille Ă©tait partie, et que lâhomme seul restait en face de lâĂątre.
« Herr wirth, reprit-il, menez-moi dormir. »
Lâaubergiste, allumant alors une lampe, monta lentement lâescalier vermoulu ; il souleva une lourde trappe de sa tĂȘte grise et conduisit Karl au grenier, sous le chaume.
« Voilà votre lit, dit-il en déposant la lampe à terre, dormez bien et surtout prenez garde au feu ! »
Puis il descendit, et HĂąfitz resta seul, les reins courbĂ©s, devant une grande paillasse recouverte dâun large sac de plumes.
Il rĂȘvait depuis quelques secondes, et se demandait sâil serait prudent de dormir, car la physionomie du vieux lui paraissait bien sinistre lorsque, songeant Ă ces yeux gris clair, Ă cette bouche bleuĂątre entourĂ©e de grosses rides, Ă ce front large, osseux, Ă ce teint jaune, tout Ă coup il se rappela que sur la Goldenberg se trouvaient trois pendus, et que lâun dâeux ressemblait singuliĂšrement Ă son hĂŽte... Quâil avait aussi les yeux caves, les coudes percĂ©s, et que le gros orteil de son pied gauche sortait du soulier crevassĂ© par la pluie.
Il se rappela de plus que ce misĂ©rable, appelĂ© Melchior, avait fait jadis de la musique, et quâon lâavait pendu pour avoir assommĂ© avec sa cruche lâaubergiste du Mouton dâOr, qui lui rĂ©clamait un petit Ă©cu de convention.
La musique de ce pauvre diable lâavait autrefois profondĂ©ment Ă©mu... Elle Ă©tait fantasque... et lâĂ©lĂšve de maĂźtre Albertus enviait le bohĂšme ; mais en ce moment, revoyant la figure du gibet, ses haillons agitĂ©s par le vent des nuits, et les corbeaux volant tout autour avec de grandes clameurs... il se sentit frissonner, et sa peur augmenta beaucoup, lorsquâil dĂ©couvrit, au fond de la soupente, contre la muraille, un violon surmontĂ© de deux palmes flĂ©tries.
Alors il aurait voulu fuir, mais dans le mĂȘme instant la voix rude de lâhĂŽte frappa son oreille :
« Ăteignez donc la lumiĂšre ! criait-il... Couchez-vous, je vous ai dit de prendre garde au feu ! »
Ces paroles glacĂšrent Karl dâĂ©pouvante, il sâĂ©tendit sur la grande paillasse et souffla la lumiĂšre.
Tout devint silencieux.
Or, malgrĂ© sa rĂ©solution de ne pas fermer lâĆil, Ă force dâentendre le vent gĂ©mir, les oiseaux de nuit sâappeler dans les tĂ©nĂšbres, les souris trotter sur le plancher vermoulu, vers une heure du matin, HĂąfitz dormait profondĂ©ment, quand un sanglot amer, poignant, douloureux, lâĂ©veilla en sursaut... Une sueur froide couvrit sa face.
Il regarda et vit dans lâangle du toit un homme accroupi : câĂ©tait Melchior le pendu ! Ses cheveux noirs tombaient sur ses reins dĂ©charnĂ©s, sa poitrine et son cou Ă©taient nus... On aurait dit, tant il Ă©tait maigre, le squelette dâune immense sauterelle : un beau rayon de lune, entrant par la petite lucarne, lâĂ©clairait doucement dâune lueur bleuĂątre, et tout autour pendaient de longues toiles dâaraignĂ©e.
HĂąfitz silencieux, les yeux tout grands ouverts, la bouche bĂ©ante, regardait cet ĂȘtre bizarre, comme on regarde la mort debout derriĂšre les rideaux de son lit, quand la grande heure est proche.
Tout Ă coup le squelette Ă©tendit sa longue main sĂšche et saisit le violon Ă la muraille ; il lâappuya contre son Ă©paule, puis, aprĂšs un instant de silence, il se prit Ă jouer.
Il y avait dans sa musique... il y avait des notes funĂšbres comme le bruit de la terre croulant sur le cercueil dâun ĂȘtre bien aimĂ©... â solennelles comme la foudre des cascades traĂźnĂ©e par les Ă©chos de la montagne... â majestueuses comme les grands coups de vent dâautomne au milieu des forĂȘts sonores... â et parfois tristes... tristes comme lâincurable dĂ©sespoir. â Puis, au milieu de ces sanglots, se jouait un chant lĂ©ger, suave, argentin, comme celui dâune bande de gais chardonnerets voltigeant sur les buissons fleuris... â Ces trilles gracieux tourbillonnaient avec un ineffable frĂ©missement dâinsouciance et de bonheur, pour sâenvoler tout Ă coup, effarouchĂ©s par la valse... folle... palpitante, Ă©perdue ; â amour... joie... dĂ©sespoir... tout chantait... tout pleurait... ruisselait pĂȘle-mĂȘle sous lâarchet vibrant...
Et Karl, malgré sa terreur inexprimable, étendit les bras et criait :
« Ă grand... grand... grand artiste !... Ă gĂ©nie sublime... Oh ! que je plains votre triste sort... Ătre pendu !... pour avoir tuĂ© cette brute dâaubergiste, qui ne connaissait pas une note de musique... Errer dans les bois au clair de lune... Nâavoir plus de corps et un si beau talent... Oh ! Dieu !... »
Mais comme il sâexclamait de la sorte, la voix rude de lâhĂŽte lâinterrompit :
« HĂ© ! lĂ -haut... vous tairez-vous, Ă la fin ? Ătes-vous malade... ou le feu est-il Ă la maison ? »
Et des pas lourds firent crier lâescalier de bois, une vive lumiĂšre Ă©claira les fentes de la porte, qui sâouvrit dâun coup dâĂ©paule, laissant apparaĂźtre lâaubergiste.
« Ah ! herr wirth, cria HĂąfitz, herr wirth, que se passe-t-il donc ici ? Dâabord une musique cĂ©leste mâĂ©veille et me ravit dans les sphĂšres invisibles... puis voilĂ que tout sâĂ©vanouit comme un rĂȘve. »
La face de lâhĂŽte prit aussitĂŽt une expression mĂ©ditative.
« Oui, oui, murmura-t-il tout rĂȘveur... Jâaurais dĂ» mâen douter... Melchior est encore venu troubler notre sommeil... il reviendra donc toujours !... Maintenant notre repos est perdu ; il ne faut plus songer Ă dormir... Allons, camarade, levez-vous... Venez fumer une pipe avec moi. »
Karl ne se fit pas prier ; il avait hĂąte dâaller ailleurs. Mais quand il fut en bas, voyant que la nuit Ă©tait encore profonde, la tĂȘte entre les mains, les coudes sur les genoux, longtemps, longtemps, il resta plongĂ© dans un abĂźme de mĂ©ditations douloureuses.
LâhĂŽte, lui, venait de rallumer le feu ; il avait repris sa place sur la chaise effondrĂ©e au coin de lâĂątre, et fumait en silence.
Enfin, le jour grisĂątre parut... Il regarda par les petites fenĂȘtres ternes, puis le coq chanta... les poules sautĂšrent de marche en marche.
« Combien vous dois-je ? demanda Karl en bouclant son sac sur ses épaules et prenant son bùton.
â Vous nous devez une priĂšre Ă la chapelle de lâabbaye Saint-Blaise, dit lâhomme dâun accent Ă©trange... une priĂšre pour lâĂąme de mon fils Melchior, le pendu... et une autre pour sa fiancĂ©e... GĂ©novĂ©va la folle !
â Câest tout ?
â Câest tout.
â Alors, adieu ; je ne lâoublierai pas. »
En effet, la premiĂšre chose que fit Karl en arrivant Ă Fribourg, ce fut dâaller prier Dieu pour le pauvre bohĂȘme et pour celle quâil avait aimĂ©e... â Puis il entra chez maĂźtre Kilian, lâaubergiste de La Grappe, dĂ©ploya son papier de musique sur la table, et sâĂ©tant fait apporter une bouteille de rikevir, il Ă©crivit en tĂȘte de la premiĂšre page : Le Violon du Pendu ! et composa, sĂ©ance tenante, sa premiĂšre partition vraiment originale.
1. Monsieur lâaubergiste.
Source: http://www.biblisem.net/narratio/erckviol.htm