Il est trop tard… pas le temps de se préparer un vrai repas… j’attrape la clé, la languette de cette conserve… Ça tourne… mais qu’est-ce qui se passe ? Les écailles me tombent des yeux et, un bras sort de la boîte ! Oui, un bras bien dessiné, athlétique et miniature. Un bras de sardine, je ne savais pas que ça existait ! Au bout : une main qui m’aide fermement à enrouler le couvercle. Et… quatre poissons, courant sur leurs bras qui vont ouvrir tous les robinets à fond… ils ne me bousculent pas, pourtant la peur me prend, sans doute parce qu’on n’est pas du même monde.
Dans la panique, chaque geste compte. Je monte, et je m’agrippe à une étagère. Impossible d’aller plus loin. C’est la dernière étape avant le couvercle du plafond… En bas, c’est incroyable ! Mon studio se transforme en bassin. L’évier est une cascade. Sur le sol, les objets sont soulevés par l’eau qui les fait flotter avant de les redéposer.
Les bras des poissons ont maintenant disparu et, leurs nageoires dorsales les maintiennent en équilibre… mais alors, j’y pense, quand elles sont en boîtes, les sardines ne sont pas mortes ? La boîte est juste un éteignoir… je sais qu’on apprend peu de chaque expérience et qu’on pourrait bien me reprocher de me complaire dans un bain romanesque… mais quand même ! Que faire de ce que je vois… l’eau monte, je ne vais pas pouvoir lui tenir tête. Je ne peux pas rester comme ça trop longtemps. Le mieux c’est de faire des photos pour décrire sans inventer, et d’appeler :
– Allo Jules ? Salut ! Il y a urgence, je t’ai envoyé des photos, il faut absolument que je te parle…– De quoi ?– Il se passe quelque chose de…– Tes photos ? Ah oui ? C’est pour quoi faire ?– Pour que tu te rendes compte de ce qui m’arrive.– Tu cherches une image pour ton côté hors sol ?– L’eau monte !– Tu ne peux pas faire simple. C’est quoi encore cette métaphore ?– Je suis sur le portant de la dernière étagère, de là, je t’envoie les images. C’est grave !– Ah non ! on ne peut pas être assuré contre ça ?– Regarde dans ton contrat.– Laisse-moi te raconter ce qui est arrivé.– Excuse, je vais au cinéma. Je trouve tes vues intéressantes, mais un petit peu surexposées. Tu pourrais les refaire. Ciao !
Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas entendre ce que je ne parviens pas à expliquer. Je retiens quand même que si j’étais plus scientifique, ou technique, Jules m’écouterait mieux. Maintenant, les poissons nagent sous mon fauteuil, le plaid remue avec le courant formé par l’arrivée d’eau… Ils ont l’air tranquilles. Je n’aime pas la mort, j’ai ouvert cette boîte sans me dire ni oui ni non, car très sincèrement, je n’imaginais pas la question. Je ne suis pas des leurs. Je me sens mal à l’aise pourtant, je pourrais me demander si je ne les ai pas aidés à retrouver leur capacité primitive d’adaptation. Ce serait formidable. Un peu facile cette joie de les voir vivantes, alors que je m’apprêtais à les manger… c’est déplacé. C’est outrageant, même si je ne les ai pas pêchées. Qu’est-ce que je suis pour elles ? Qu’est-ce qu’elles sont pour moi ? Est-ce que je vais m’adapter aussi bien à mes nouvelles données historiques ? J’ai peur. Je vais essayer de rappeler à mon copain :
– Allo, tu vois ?– C’est qui ?– C’est moi, je suis à cheval sur le dernier portant de l’étagère.– Toi à cheval ?– Écoute ! on ne va pas faire les malins avec le langage humain, tu reconnais comme moi qu’il ne peut pas tout supporter, on ne va pas se servir de lui pour escamoter les moments graves…– Tu sais quoi ?– Mais enfin, écoute-moi !– Ton truc, tu pourrais l’appeler « Chantier interdit au public »– Mon quoi ? Mais qui te parle de ça !– Toi !
À part moi, dans cet environnement, le plus étonnant c’est que rien ne traduit la surprise. Jules a raccroché tranquillement comme si on avait fini la conversation. En bas, il n’y a même pas la moindre volute d’exubérance animale, c’est tout calme, pourtant… ce ne sont pas d’habituelles conditions de vie, le ph de l’eau ça se travaille, est-ce que spontanément tout est correct ? … Est-ce que sans effort on va pouvoir coexister comme ça sans se détruire mutuellement… le niveau continue de monter ! Il faudrait donner un tour de robinet… j’ai besoin d’un espace et d’air. Et Jules qui ne répond plus, il doit penser que cette pause fait partie de ma situation. Il n’a pas compris que j’ai peur. J’aurais dû lui dire que je ne peux pas vivre dans un temps sans profondeur… Et si les sardines se vengeaient ? Une fois décomprimées, après tout, elles pourraient m’en vouloir ! Je pourrais payer pour leur mise en boîte. Ce serait légitime. En m’apprêtant à les manger, j’ai validé le modèle de leur exploitation. J’aurais du mal à m’en défendre ! J’espère qu’elles ont le pardon courageux. Je n’ai pas l’air de les intéresser, savent-elles qu’il leur faut aussi un peu d’oxygène et que serait bien de donner un tour de main au robinet… Ce n’est pas bon si on va jusqu’au plafond…
Il faut vraiment que ça s’arrête, l’eau.
– Hé ! il faut tourner le robinet ! Ma bouche doit rester en dehors du bassin !
Après avoir crié, je me mets à l’écoute, mais les poissons demeurent silencieux, ils nagent paisiblement, comme si cette situation était ordinaire et pourtant j’ai peut-être été entendu, car l’eau s’est arrêtée de monter. Ouf ! Mais est-ce qu’il ne faudrait pas maintenir un filet, car l’étanchéité du local doit laisser à désirer. J’ai l’impression que je ne serai jamais tranquille. À vrai dire, il y a tout de même une évidence : j’ai besoin de quitter quelque chose et de me mêler à ces créatures. J’en attends même un apaisement. En touchant mon corps à la recherche d’organes que je ne devrais pas avoir, j’ai été rassuré. C’est transparent, mobile et bien sensible. Je me suis glissé dans l’eau pour tenter la fluidité de cette nouvelle vie. Les poissons sont venus vers moi et se sont mis sur le dos, en m’encerclant. Un comportement traduisant quelque chose au sujet de leur curiosité. J’ai vu ça dans des reportages sur les dauphins qui sont des mammifères, mais je ne connais rien sur les sardines. J’ai l’impression de ne pas faire face à cette rencontre, de manquer de hauteur, de rester l’humain qui cherche, à tâtons, les lois de sa propre nature.
Si vivre est un miracle, j’ai là l’occasion d’en prendre la mesure, du plus profond de l’émerveillement. Et quand bien même, la vie serait absurde, je partage, avec tous les êtres vivants, cette envie de vivre, absurdement, je veux dire.
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