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Mme De Maintenon

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Biographie Françoise d'Aubigné, la future Mme de Maintenon, vient au monde, le 27 novembre 1635, dans une prison de Niort, où est enfermé son père, couvert de dettes et accusé d'intelligences avec l'ennemi. Bercée de gémissements pour tous chants de tendresse, elle commence tristement la vie. Son père, sorti de prison, la conduit à l'âge de trois ans à la Martinique, où il va chercher fortune. Sa fortune dure peu ; il perd au jeu ce qu'il a gagné et meurt, laissant sa femme et sa fille dans la misère. Agée de dix ans, Françoise d'Aubigné revient en France. Elle est confiée par sa mère à une tante, Mme de Villette, et on l'élève dans la religion protestante, dont son aïeul, Théodore Agrippa d'Aubigné, a été le champion célèbre. «Je crains bien, écrit Mme d'Aubigné à Mme de Villette, que cette pauvre petite galeuse ne vous donne bien de la peine ; ce sont des effets de votre bonté de l'avoir voulu prendre. Dieu lui fasse la grâce de l'en pouvoir Revancher !» [Note : Lettre du 26 juillet 1646.] Quelque temps après, Françoise est retirée des mains protestantes de Mme de Villette pour passer dans celles d'une autre parente, très zélée catholique, Mme de Neuillant. «Je commandais dans la basse-cour, a-t-elle dit depuis, et c'est par là que mon règne a commencé... On nous mettait au bras un petit panier où était notre déjeuner, avec un petit livre des quatrains de Pibrac, dont on nous donnait quelques pages à apprendre par jour. Avec cela on nous mettait une gaule dans la main, et on nous chargeait d'empêcher que les dindons n'allassent où ils ne devaient point aller.» Elle est ensuite placée au couvent des Ursulines de Niort, puis à celui des Ursulines de la rue Saint-Jacques à Paris, où elle abjure le protestantisme, non sans une vive résistance. Elle a déjà ce don de plaire qu'elle conservera toute sa vie. «Dans mon enfance, a-t-elle dit elle-même [Entretiens de Saint-Cyr.], j'étais la meilleure petite créature que vous puissiez imaginer... J'étais véritablement ce qu'on appelle une bonne enfant, de manière que tout le monde m'aimait... Étant un peu plus grande, je demeurais dans des couvents ; vous savez combien j'y étais aimée de mes maîtresses et de mes compagnes... Je ne songeais qu'à les obliger et à me rendre leur servante à toutes depuis le matin jusqu'au soir.» Orpheline et privée de toutes ressources, Françoise d'Aubigné, qui n'avait que dix-sept ans, épouse en 1652 le fameux poète Scarron, âgé de quarante-deux ans, paralysé, perclus de tous ses membres ; Scarron, l'auteur burlesque, le bouffon par excellence, qui demande un brevet de malade de la reine, rit de ses maux, se moque de lui-même et de la douleur, et qui, tout en ressemblant, comme il le dit, à un Z, tout en «ayant les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras», tout en étant enfin «un raccourci de la misère humaine», amuse la haute société française par sa verve intarissable, par sa franche et gauloise gaieté. Quand on dresse le contrat de mariage, Scarron déclare qu'il reconnaît à «l'accordée quatre louis de rente, deux grands yeux fort mutins, un très beau corsage, une paire de belles mains et beaucoup d'esprit». Le notaire lui demande quel douaire il constitue à la mariée : «L'immortalité,» répond-il. Que de tact il va falloir à une jeune fille de dix-sept ans pour se faire respecter dans la société du poète burlesque qui dit : «Je ne lui ferai pas de sottises, mais je lui en apprendrai beaucoup.» C'est le contraire qui arrivera : Françoise d'Aubigné moralisera Scarron. Elle fera de son salon un des centres les plus distingués de Paris ; la meilleure compagnie regardera comme un honneur d'y être admise. Ninon de Lenclos, l'amie de Scarron, elle-même s'inclinera devant une telle vertu. Et pourtant ce ne sont pas les admirateurs qui manquent à la femme du poète, à la belle Indienne, comme on se plaît à l'appeler, à la sirène que Mlle de Scudéry célèbre en termes enthousiastes dans le roman de Clélie, sous le pseudonyme de Lyrianne. La reine Christine de Suède dit à Scarron qu'elle n'est pas surprise qu'ayant la femme la plus aimable de Paris, il soit, malgré ses maux, l'homme de Paris le plus gai. Avec une si bonne et si séduisante compagne, le pauvre poète a moins de mérite à supporter la douleur plus courageusement que les stoïciens de l'antiquité. Enfin, au mois d'octobre 1660, il meurt dans des sentiments très chrétiens, et dit, sur son lit de mort : «Le seul regret que j'ai, c'est de ne pas laisser de biens à ma femme, de qui j'ai tous les sujets imaginables de me louer.» Veuve, Mme Scarron recherche surtout l'estime. Plaire en restant vertueuse, supporter, s'il le faut, les privations, la misère même, mais conquérir le nom de femme forte, mériter les sympathies et les suffrages des gens sérieux, tel est le but de tous ses efforts. Bien habillée, quoique très simplement, discrète et modeste, intelligente et distinguée, ayant cette élégance innée que le luxe ne donne pas et qui provient seulement de la nature ; pieuse d'une piété vraie, s'occupant plus des autres que d'elle-même, parlant bien, et, ce qui est plus rare encore, sachant écouter, s'intéressant aux joies et aux chagrins de ses amis, habile dans l'art de les distraire, de les consoler, elle est regardée avec raison comme une des femmes les plus aimables et les plus supérieures de Paris. Économe et simple dans ses goûts, elle équilibre son modeste budget, grâce à une pension annuelle de deux mille livres, qui lui est faite par la reine Anne d'Autriche. Elle est reçue avec empressement par Mmes de Sévigné, de Coulanges, de Lafayette, d'Albret, de Richelieu. C'est l'époque la plus tranquille et, sans doute, la plus heureuse de sa vie. Mais la mort de sa bienfaitrice, la reine mère (20 janvier 1666), lui fait perdre la pension qui est son unique ressource. Un grand seigneur très riche et très vieux la demande en mariage ; elle refuse. Elle est sur le point de s'expatrier pour suivre la princesse de Nemours, qui va épouser le roi de Portugal. Son étoile la retient en France, où elle sera un jour presque reine. Elle écrit à Mlle d'Artigny : «Ménagez-moi, je vous prie, l'honneur d'être présentée à Mme de Montespan, lorsque j'irai vous faire mes adieux ; que je n'aie pas à me reprocher d'avoir quitté la France sans en avoir revu la merveille.» Mme de Montespan n'était encore célèbre que par sa beauté ; mais sa situation de dame du palais de la reine la rendait déjà influente. Elle trouva Mme Scarron charmante et lui obtint le rétablissement de la pension de deux mille livres, qui lui permit de ne pas aller en Portugal. Heureuse de cette solution, la belle veuve, adonnée aux bonnes oeuvres et aux lectures sérieuses, méditant le livre de Job et les Maximes de La Rochefoucauld, visitant les pauvres et faisant l'aumône, malgré la médiocrité de ses ressources, s'installe de la façon la plus modeste dans un petit appartement de la rue des Tournelles. C'est là que la capricieuse fortune va venir la surprendre. Sollicitée par le roi lui-même, Mme Scarron accepte l'offre qui lui est faite, en 1679, d'élever les enfants de Mme de Montespan. Il fallait une femme intelligente, discrète, dévouée. Mme Scarron se consacre courageusement à ce rôle de mère adoptive. En 1672, elle s'établit non loin de Vaugirard, dans un grand hôtel isolé. Mme de Coulanges écrit alors à Mme de Sévigné ; «Pour Mme Scarron, c'est une chose étonnante que sa vie. Aucun mortel sans exception n'a de commerce avec elle.» Louis XIV, d'abord prévenu contre la gouvernante qu'il qualifiait de bel esprit, commence à lui reconnaître des qualités rares et porte sa pension de deux mille à six mille livres. En 1674, elle était arrivée à Versailles avec ses trois élèves : le duc du Maine, le comte de Vexin et Mlle de Tours. C'est de là qu'elle écrivait à son frère, le 25 juillet : «La vie que l'on mène ici est fort dissipée, et les jours y passent vite. Tous mes petits princes y sont établis, et je crois pour toujours ; cela, comme tout autre chose, a son vilain et son bel endroit.» Dès qu'elle a mis le pied à la cour, Mme Scarron s'y est tracé un programme. «Rien de plus habile, dit-elle, qu'une conduite irréprochable.» Mme de Montespan se félicite d'abord d'avoir près d'elle une personne si aimable, si spirituelle, de si bonne compagnie ; mais cet engouement dure peu. Les brouilleries, les raccommodements, les petites zizanies, commencent. C'est une chose curieuse, mais explicable, que la situation respective de ces deux femmes si spirituelles et si intelligentes, l'altière favorite et l'austère gouvernante. Louis XIV disait : «J'ai plus de peine à mettre la paix entre elles qu'à la rétablir en Turquie.» Toutefois Mme Scarron n'attaque pas, elle se défend ; le roi lui rend cette justice et commence à reconnaître ses rares mérites. A la fin de 1674, il lui avait donné la terre de Maintenon, et elle s'appelait depuis lors la marquise de Maintenon. Y a-t-il de sa part les intrigues ourdies savamment, les hypocrisies raffinées, les calculs machiavéliques que ses détracteurs lui supposent ? Nous ne le croyons pas. Que ses intérêts se concilient avec ses devoirs, que la piété qui pour elle est un but devienne un moyen, en est-elle, complètement responsable ? Veut-elle éloigner Mme de Montespan, qui a été, il est vrai, sa protectrice, sa bienfaitrice ? Oui. Peut-on l'en blâmer ? Non, assurément. Aura-t-elle l'idée de supplanter Mme de Montespan, comme Mme de Montespan avait supplanté son amie Mlle de La Vallière ? En aucune manière. Lorsque Louis XIV, fatigué de l'orgueil et des violences de la favorite «tonnante et triomphante», l'éloignera de lui, Mme de Maintenon essayera-t-elle d'accaparer le roi ? Nullement ; le triste sceptre passera alors aux mains de Mlle de Fontanges. Quand Mlle de Fontanges mourra d'une façon si soudaine, qu'on osera soupçonner contre toute justice Mme de Montespan de l'avoir empoisonnée, Mme de Maintenon aura-t-elle l'idée de remplacer la duchesse de Fontanges ? Pas davantage. Elle n'aura qu'un but : convertir le roi, le ramener à la reine. Ce but, elle l'atteindra. C'en est fait : Mme de Montespan peut encore s'irriter contre l'habile gouvernante, mais elle est désormais vaincue. Sans doute il est dur pour cette fière Mortemart, qui a toujours tenu tête au Grand Roi, qui a regardé en face le demi-dieu, de s'humilier devant une femme qu'elle a tirée de la misère, devant une institutrice de sept ans plus âgée qu'elle ; mais qu'y faire ? «Le roi ne la regarde plus, et vous jugez bien que les courtisans suivent son exemple [Lettre de Bussy-Rabutin, 30 avril 1680.].» Mme de Sévigné écrivait, le 6 avril 1680 : «Mme de Montespan est enragée. Elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de Mme de Maintenon.» A la même époque, Mme de Maintenon écrivait : «Mme de Montespan et moi avons fait aujourd'hui un chemin ensemble, nous tenant sous le bras et riant beaucoup ; nous n'en sommes pas mieux pour cela.» La position de Mme de Maintenon est désormais inattaquable : elle n'a plus besoin de se faire un piédestal du berceau de ses élèves ; elle a maintenant, pour elle-même, sa place marquée à la cour. On la recherche, on la flatte. Lorsqu'elle passe quelques jours à son château de Maintenon, les plus grands personnages y vont lui rendre hommage. Louis XIV la nomme dame d'atours de la dauphine. Quand cette princesse arrive en France, c'est Bossuet et Mme de Maintenon qui la reçoivent à Schlestadt. «Si Mme la dauphine, écrit Mme de Sévigné, croit que tous les hommes et toutes les femmes aient autant d'esprit que cet échantillon, elle sera bien trompée [Lettre du 14 février 1680.].» Ce bien qu'elle a tant désiré, la considération, Mme de Maintenon le possède enfin. Le parti dévot la regarde comme un oracle. Les prélats les plus éminents la tiennent en haute estime ; c'est elle qui travaille avec eux à la conversion du roi ; c'est elle qui le rapproche de la reine ; c'est elle qui, avec son éloquence insinuante et douce, plaide à la cour la cause de la morale et de la religion. MME DE MAINTENON, FEMME POLITIQUE Écrire l'histoire avec les pamphlets, prendre pour des vérités toutes les inventions de la malveillance ou de la haine, dire avec Beaumarchais : «Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose,» rapetisser ce qui est grand, dénaturer ce qui est noble, obscurcir ce qui brille, telle est la tactique des ennemis jurés de nos traditions et de nos gloires, tel est le plaisir des iconoclastes qui voudraient supprimer de nos annales toutes les figures grandioses ou majestueuses. L'école révolutionnaire dont ils sont les adeptes a déjà sapé l'édifice ; elle a contribué à détruire la chose indispensable aux sociétés bien organisées : le respect ; elle a changé les livres en libelles, les jugements en invectives, les portraits en caricatures ; elle s'est accordée avec cette littérature essentiellement fausse qui s'appelle le roman historique, pour travestir les personnes et les choses, pour répandre dans le public une foule d'exagérations ou de fables qui jettent la confusion dans les faits et dans les idées, qui bouleversent les notions de la justice et du bon sens. Un des hommes dont cette école a le plus horreur, c'est Louis XIV, parce qu'il fut le représentant ou, pour mieux dire, le symbole du principe d'autorité. Elle s'est fatiguée de l'entendre appeler le Grand, comme l'Athénien qui se lassait d'entendre appeler Aristide le Juste. Elle a cru que, par son souffle, elle pourrait éteindre les rayons du soleil royal. Un potentat affaibli mené en lisière par une vieille dévote intrigante, voilà l'image qu'elle a voulu tracer, voilà les traits sous lesquels on aurait la prétention de faire passer à la postérité celui qui resta jusqu'à la dernière heure, jusqu'au dernier soupir, ce qu'il avait été toute sa vie : le type par excellence du souverain. Déshonorer Louis XIV dans la femme qu'il choisit comme compagne de son âge mûr et de ses vieux jours, tel a été, tel est encore l'objectif des écrivains de cette école. Ils ont appuyé leurs jugements sur ceux de la princesse Palatine, dont nous avons essayé de retracer la physionomie, et sur ceux d'un autre témoin tout aussi récusable, le duc de Saint-Simon. L'on ne devrait pourtant pas oublier que ce bouillant duc et pair, qui parlait souvent comme Philinte, s'il pensait toujours comme Alceste, avait du moins la bonne foi de dire lui-même : «Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité ; je le ferais vainement.» Il s'indignait de n'être rien dans ce gouvernement où plus d'un homme médiocre avait réussi à capter la faveur du souverain. Être condamné à l'existence désoeuvrée de courtisan, vivre dans les antichambres, sur les escaliers, dans les jardins ou dans les cours de Versailles et des autres résidences royales, c'était pour sa vanité un sujet d'aigreur et de mécontentement. Il s'en prenait donc à Louis XIV d'abord, et ensuite à la femme qu'il considérait comme l'inspiratrice de tous ses choix. Mais ce n'est que dans ses Mémoires, écrits clandestinement, enfermés sous une triple serrure, qu'il osait se livrer à ses colères. Devant le roi, il était le respect, la docilité mêmes. Après s'être beaucoup remué à propos d'une certaine quête, qui avait fait l'objet d'un litige entre les princesses et les duchesses, il disait humblement au roi que, pour lui plaire, il aurait quêté dans un plat, comme un marguillier de village. Il ajoutait que Louis XIV était, «comme roi et comme bienfaiteur de tous les ducs, despotiquement le maître de leurs dignités, de les abaisser, de les élever, d'en faire comme une chose sienne et absolument dans sa main.» Il n'était pas plus fier en présence de «la créole», qu'il traite dans ses Mémoires de «veuve à l'aumône d'un poète cul-de-jatte». Il s'efforça même de la mettre dans ses intérêts d'ambition et d'obtenir, par elle, une charge de capitaine des gardes. Mais, furieux de n'être point arrivé aux plus grandes positions de l'État, il s'est donné le plaisir d'une vengeance posthume, en représentant Mme de Maintenon sous les couleurs les plus odieuses. Suppléant par l'imagination à l'insuffisance des preuves, il en a fait une sorte de vieille hypocrite, ayant vécu du plaisir dans sa jeunesse, et de l'intrigue dans son âge mûr. Ce qu'il dit d'elle est un tissu d'inexactitudes. Il la fait naître en Amérique, tandis qu'elle naquît à Niort. Il admet à peine que son père fut gentilhomme, bien qu'elle eût une noblesse absolument incontestable. Ses autres informations n'ont pas plus de fondement. Si chaque jour augmente la gloire de Saint-Simon, si l'on ne cesse d'admirer ce style qui rappelle tour à tour la hardiesse de Bossuet, le coloris de La Bruyère, l'allure de Mme de Sévigné, en revanche, plus on étudie sérieusement la cour de Louis XIV, plus on reconnaît que les fameux Mémoires sont remplis d'inexactitudes. Dans son remarquable ouvrage critique sur l'oeuvre de Saint-Simon, M. Chéruel a bien raison de dire : «L'observation de Saint-Simon est fine, sagace, pénétrante pour sonder les replis des coeurs des courtisans ; mais elle manque d'étendue et de grandeur. A la cour, son horizon est borné. Tout ce qui le dépasse ne lui présente que des traits vagues et confus. En lui accordant la perspicacité de l'observateur, on doit lui refuser l'impartialité du juge [Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. Chéruel.].» A l'entendre, Mme de Maintenon est l'unique maîtresse de la France, l'omnipotente sultane, la pantocrate, comme disait la princesse Palatine dans son jargon bizarre. Il retrace, avec force détails, «son incroyable succès, l'entière confiance, la rare dépendance, la toute-puissance, l'adoration publique, presque universelle, les ministres, les généraux d'armée, la famille royale à ses pieds, tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé sans elle : les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l'État ses victimes.» Quoi qu'on en dise, Louis XIV est toujours resté le maître, et c'est lui qui a tracé les grandes lignes politiques du règne. Mme de Maintenon a pu lui donner des conseils, mais c'est lui qui décidait en dernier ressort. Chose digne de remarque : cette femme, à qui l'on voudrait maintenant reprocher une immixtion tracassière dans toutes choses, était accusée par les hommes les plus éminents de se tenir à l'écart. Fénelon lui écrivait : «On dit que vous vous mêlez trop peu des affaires. Votre esprit en est plus capable que vous ne pensez. Vous vous défiez peut-être un peu trop de vous-même, ou bien vous craignez trop d'entrer dans des discussions contraires au goût que vous avez pour une vie tranquille et recueillie.» Que Mme de Maintenon ait eu de l'influence sur quelques choix, cela ne paraît pas contestable ; mais qu'elle ait, à elle seule, fait marcher tous les ministères, c'est là une pure invention. Elle était sincère, croyons-nous, quand elle écrivait à Mme des Ursins : «De quelque façon que les choses tournent, je vous conjure, madame, de me regarder comme une personne incapable d'affaires, qui en a entendu parler trop tard pour y être habile, et qui les hait encore plus qu'elle ne les ignore... On ne veut pas que je m'en mêle, et je ne veux pas m'en mêler. On ne se cache point de moi ; mais je ne sais rien de suite, et je suis très souvent mal avertie.» Lisant ou faisant de la tapisserie pendant que le roi travaillait avec l'un ou l'autre de ses ministres, Mme de Maintenon ne prenait timidement la parole que lorsqu'elle y était formellement invitée. Son attitude à l'égard de Louis XIV était toujours celle du respect. Le roi lui disait, il est vrai : «On appelle les papes Votre Sainteté, les rois Votre Majesté. Vous, madame, il faut vous appeler Votre Solidité.» Mais cet éloge ne tournait pas la tête à une femme raisonnable et si mesurée. En résumé, que reproche-t-on surtout à Louis XIV ? Ses guerres, sa passion pour le luxe, son fanatisme religieux. En quoi cette triple accusation peut-elle peser sur Mme de Maintenon ? Bien loin de pousser à la guerre, elle ne cesse de faire les voeux les plus ardents pour la paix : «Je ne respire qu'après la paix, écrit-elle en 1684 ; je ne donnerai jamais au roi des conseils désavantageux à sa gloire ; mais si j'étais crue, on serait moins ébloui de cet éclat d'une victoire, et l'on songerait plus sérieusement à son salut, mais ce n'est pas à moi à gouverner l'État ; je demande tous les jours à Dieu qu'il en inspire et qu'il en dirige le maître, et qu'il fasse connaître la vérité.» M. Michelet, si peu bienveillant pour elle, avoue pourtant qu'elle regretta profondément la guerre de la succession d'Espagne. Il dit que «les seuls qui gardaient le bon sens, la vieille Maintenon et le maladif Beauvilliers, voyaient avec terreur qu'on se lançait dans l'épouvantable aventure qui allait tout engloutir... De même qu'elle se laissa arracher son avis écrit pour la révocation de l'édit de Nantes, elle céda, se soumit pour la succession [Michelet, Louis XV et le duc de Bourgogne.]». Elle n'aimait pas plus le luxe que la guerre. Vivant elle-même avec une extrême simplicité, elle cherchait à détourner Louis XIV des constructions fastueuses et d'une ostentation qu'elle trouvait orgueilleuse. Au dire de Mlle d'Aumale, la confidente de ses bonnes oeuvres, on l'entendait se reprocher les modestes dépenses qu'elle faisait pour son propre compte. Attendant à la dernière extrémité pour se donner un habit, elle disait : «J'ôte cela aux pauvres. Ma place a bien des côtés fâcheux, mais elle me procure le plaisir de donner. Cependant, comme elle empêche que je manque de rien, et que je ne puis jamais prendre sur mon nécessaire, toutes mes aumônes sont une espèce de luxe, bon et permis à la vérité, mais sans mérite.» Non seulement Mme de Maintenon ne fut pour rien dans le faste de Louis XIV, non seulement elle ne cessa de le rappeler à la simplicité chrétienne, mais elle plaida sans cesse auprès de lui la cause du peuple, dont elle plaignait les misères et dont elle admirait la résignation. Ne se laissant jamais enivrer par l'encens qui brûlait à ses pieds, comme à ceux de Louis XIV, elle n'eut ni ces bouffées d'orgueil, ni cette soif de richesses, ni cette ardeur de domination qu'on rencontre dans la vie des favorites. Les pierreries, les riches étoffes, les meubles précieux, lui étaient indifférents. Même aux jours de sa jeunesse et de l'engouement qu'excitait sa beauté, elle avait eu surtout son esprit pour parure, et l'éclat extérieur ne l'avait jamais éblouie. Un autre grief formulé par certains historiens contre Mme de Maintenon, c'est la révocation de l'édit de Nantes. Ils attribuent la persécution au zèle hypocrite d'une dévotion étroite, uniquement inspirée par Mme de Maintenon. Or la révocation de l'édit de Nantes fut, pour ainsi dire, imposée au roi par l'opinion publique. Ainsi que l'a fait remarquer M. Théophile Lavallée, les réformés gardaient en face du gouvernement un air d'enfants disgraciés, en face des catholiques un air d'ennemis dédaigneux ; ils persistaient dans leur isolement, ils continuaient leur correspondance avec leurs amis d'Angleterre et de Hollande [Lavallée, Histoire des Français.]. «La France, a dit M. Michelet, sentait une Hollande en son sein qui se réjouissait des succès de l'autre [Michelet, Précis sur l'Histoire moderne.].» Ramener les dissidents à l'unité était chez Louis XIV une idée fixe. Ce devait être, comme on disait alors, le digne ouvrage et le propre caractère de son règne. Le parlement de Toulouse, les catholiques du Midi, avaient sollicité la révocation avec instance. Quand le décret parut, ce fut une explosion d'enthousiasme. Le chancelier Le Tellier, entonnant le cantique du vieillard Siméon, mourait en disant qu'il ne lui restait plus rien à désirer, après ce dernier acte de son long ministère. Bossuet en arrivait à des transports lyriques : «Ne laissons pas de publier ce miracle de nos jours. Faisons-en passer le récit aux siècles futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l'Église... Touchés de tant de merveilles, épanchons nos coeurs sur la piété de Louis ; poussons jusqu'au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : «Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques» [Bossuet, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.] Saint-Simon, qui blâme la révocation avec tant d'éloquence, avoue que Louis XIV était convaincu qu'il faisait une chose sainte : «Le monarque ne s'était jamais cru si grand devant les hommes ni si avancé devant Dieu dans la réparation de ses péchés et le scandale de sa vie. Il n'entendait que des éloges.» Les laïques n'applaudissaient pas moins que le clergé. Mme de Sévigné écrivait, le 8 octobre 1685 : «Jamais aucun roi n'a fait et ne fera rien de si mémorable.» Rollin, La Fontaine, La Bruyère, ne se montraient pas moins enthousiastes que Massillon et Fléchier. Ces vers de Mme Deshoulières reflétaient l'opinion générale : Ah ! pour sauver ton peuple et pour venger la foi, Ce que tu viens de faire est au-dessus de l'homme. De quelques grands noms qu'on te nomme, On t'abaisse ; il n'est plus d'assez grands noms pour toi. Sans doute, Mme de Maintenon se laissa entraîner par le sentiment unanime du monde catholique ; mais ce ne fut nullement elle qui prit l'initiative. Voltaire l'a reconnu, lorsqu'il a dit : «On voit par ses lettres qu'elle ne pressa point la révocation de l'édit de Nantes, mais qu'elle ne s'y opposa point.» Au sujet des abjurations qui n'étaient pas sincères, elle écrivait, le 4 septembre 1687 : «Je suis indignée contre de pareilles conversions : l'état de ceux qui abjurent sans être véritablement catholiques est infâme.» On lit dans les Notes des Dames de Saint-Cyr : «Mme de Maintenon, en désirant de tout son coeur la réunion des huguenots à l'Église, aurait voulu que ce fût plutôt par la voie de la persuasion et de la douceur que par la rigueur ; et elle nous a dit que le roi, qui avait beaucoup de zèle, aurait voulu la voir plus animée qu'elle ne lui paraissait, et lui disait, à cause de cela : «Je crains, madame, que le ménagement que vous voudriez que l'on eût pour les huguenots ne vienne de quelque reste de prévention pour votre ancienne religion.» Fénelon lui-même, représenté comme l'apôtre de la tolérance, approuvait en principe la révocation de l'édit de Nantes : «Si nul souverain, disait-il, ne peut exiger la croyance intérieure de ses sujets sur la religion, il peut empêcher l'exercice public ou la profession d'opinions ou cérémonies qui troubleraient la paix de la république par la diversité et la multiplicité des sectes.» Tel est également l'avis de Mme de Maintenon ; mais les écrivains protestants eux-mêmes ont reconnu qu'elle blâmait l'emploi de la force. L'historien des réfugiés français dans le Brandebourg le dit : «Rendons-lui justice, elle ne conseilla jamais les moyens violents dont on usa ; elle abhorrait les persécutions, et on lui cachait celles qu'on se permettait.» Les conseils de Mme de Maintenon ne furent pas étrangers à la déclaration du 13 décembre 1698, qui, tout en maintenant la révocation de l'édit de Nantes, fonda une tolérance de fait qui dura jusqu'à la fin du règne. Gardons-nous, au surplus, de tomber dans l'erreur grossière de ceux qui voient dans le catholicisme la servitude, dans le protestantisme la tolérance. Luther prêchait l'extermination des anabaptistes. Calvin faisait supplicier pour hérésie Michel Servet, Jacques Brunet, Valentin Gentilis. Les rigueurs de Louis XIV contre les protestants n'égalent pas celles de Guillaume d'Orange connue les catholiques. Les lois anglaises étaient d'une sévérité draconienne ; tout prêtre catholique résidant en Angleterre qui, avant trois jours, n'avait pas embrassé le culte anglican, était passible de la peine de mort. Et l'on voudrait aujourd'hui nous faire croire que, dans la lutte de Louis XIV et de Guillaume, le prince protestant représentait le principe de la tolérance religieuse ! En résumé, qu'il s'agisse soit de la révocation de l'édit de Nantes, soit de tout autre acte du grand règne, Mme de Maintenon n'a pas joué le rôle odieux que la calomnie lui attribuait. Elle s'est, croyons-nous, maintenue dans les limites de l'influence légitime qu'une femme dévouée et intelligente exerce d'ordinaire sur son mari. Si elle s'est souvent trompée, elle s'est trompée de bonne foi. La vraie Mme de Maintenon n'est pas la dévote méchante et malfaisante, fourbe et vindicative, que certains écrivains imaginent ; c'est une femme pieuse et sensée, animée de nobles intentions, aimant sincèrement la France, sympathisant, du fond du coeur, avec les souffrances du peuple, détestant la guerre, ayant le respect du droit et de la justice, austère dans ses goûts, modérée dans ses opinions, irréprochable dans sa conduite. Parlant de l'accord qui existait entre elle et le groupe des grands seigneurs véritablement religieux, M. Michelet a dit : «Regardons cette petite société comme un couvent au milieu de la cour, couvent conspirateur pour l'amélioration du roi. En général, c'est la cour convertie. Ce qui est beau, très beau dans ce parti, ce qui en fait l'honorable lien, c'est l'édifiante réconciliation des mortels ennemis. La fille de Fouquet, de cet homme que Colbert enferma vingt ans, la duchesse de Béthune-Charost, par un effort chrétien, devient l'amie, presque la soeur des trois filles du persécuteur de son père.» Tels sont les sentiments que Mme de Maintenon savait inspirer. Chaque matin et chaque soir, elle disait, du plus profond de son âme, cette prière composée par elle : «Seigneur, donnez-moi de réjouir le roi, de le consoler, de l'encourager, de l'attrister aussi quand il le faut pour votre gloire. Faites que je ne lui dissimule rien de ce qu'il doit savoir par moi, et qu'aucun autre n'aurait le courage de lui dire.» Non, une pareille piété n'avait rien d'hypocrite, et la compagne de Louis XIV était de bonne foi, quand elle disait à Mme de Glapion : «Je voudrais mourir avant le roi, j'irais à Dieu, je me jetterais aux pieds de son trône, je lui offrirais les voeux d'une âme qu'il aurait rendue pure ; je le prierais d'accorder au roi plus de lumières, plus d'amour pour son peuple, plus de connaissance sur l'état des provinces, plus d'aversion pour les perfidies des courtisans, plus d'horreur pour l'abus qu'on fait de son autorité, et Dieu exaucerait mes prières.» LE MARIAGE DE MME DE MAINTENON «J'ai fait une étonnante fortune, mais ce n'est pas mon ouvrage. Je suis où vous me voyez sans l'avoir désiré, sans l'avoir espéré, sans l'avoir prévu. Je ne le dis qu'à vous, car le monde ne le croirait pas.» Ainsi s'exprimait Mme de Maintenon dans un de ses entretiens avec les demoiselles de Saint-Cyr. Les fictions de romans sont moins étranges que les réalités de la vie. En effet, quand Mme de Maintenon, âgée de cinquante ans, vit un roi de quarante-sept, et quel roi ! lui offrir d'être son époux, elle dut se croire le jouet d'un rêve. On serait tenté de s'imaginer qu'elle ne fut la compagne que d'un souverain vieilli, ayant déjà perdu la plus grande partie de son prestige. Mais c'est absolument le contraire. L'année où Louis XIV épousa la veuve de Scarron fut l'apogée, le zénith de l'astre royal. Jamais le soleil du Grand Roi n'avait été plus imposant, jamais sa fière devise : Nec pluribus impar, n'avait été plus éblouissante. C'était l'époque où, en face de ses ennemis immobiles, il agrandissait et fortifiait les frontières du royaume, conquérait Strasbourg, bombardait Gênes et Alger, achevait les constructions fastueuses de son splendide Versailles, restait la terreur de l'Europe et l'idole de la France. Ses sentiments à l'égard de Mme de Maintenon étaient des plus complexes. Il y avait là un calcul de raison et un entraînement de coeur, une aspiration aux joies tranquilles de la famille et une inclination romanesque, une sorte d'accord entre le bon sens français subjugué par l'esprit, le tact, la sagesse d'une femme éminente, et l'imagination espagnole, séduite par l'idée d'avoir arraché cette femme d'élite à la misère pour en faire presque une reine. Notons que Louis XIV, essentiellement spiritualiste, avait la conviction intime que Mme de Maintenon avait reçu du ciel la mission de lui faire faire son salut, et que les conseils de cette femme, qui savait rendre la dévotion aimable et attrayante, lui semblaient être autant d'inspirations d'en haut. Mme de Maintenon n'est pas, d'ailleurs, le seul exemple d'une femme dont le prestige ait survécu à la jeunesse. Comme Diane de Poitiers, comme Ninon de Lenclos, elle se faisait remarquer par une conservation merveilleuse. En la voyant, on pensait à ces belles journées où les rayons du soleil, pour avoir perdu de leur éclat, n'en ont pas moins encore une douceur pénétrante : «Elle n'était pas jeune ; mais elle avait des yeux vifs et brillants, l'esprit pétillait sur son visage [L'abbé de Choisy.].» Saint-Simon lui-même, son impitoyable détracteur, est obligé d'avouer «qu'elle avait beaucoup d'esprit, une grâce incomparable à tout, un air d'aisance et quelquefois de retenue et de respect, avec un langage doux, juste, en bons termes et naturellement éloquent et court.» Lamartine, cet admirable génie qui avait l'intuition de toutes choses, a défini mieux que personne le sentiment de Louis XIV : «En s'attachant à Mme de Maintenon, il croyait presque s'attacher à la vertu. Les charmes de la confiance, de la piété, l'entretien d'un esprit aussi fin que juste, l'orgueil d'élever jusqu'à soi ce qu'on aime, enfin, il faut le dire à l'honneur du roi, la sûreté des conseils qu'il trouvait dans cette femme supérieure, tous ces orgueils et toutes ces tendresses avaient accru jusqu'à une absolue domination l'empire féminin et viril à la fois de Mme de Maintenon [Lamartine, Étude sur Bossuet.].» Au moment même où la reine venait de rendre l'âme, M. de La Rochefoucauld l'avait prise par le bras, et, la poussant dans l'appartement royal, lui avait dit : «Ce n'est pas le temps de quitter le roi, il a besoin de vous [Arnauld, lettre à M. de Vancel, 3 juin 1688.].» On parla un instant d'un projet de mariage entre Louis XIV et l'infante de Portugal ; mais cette rumeur ne tarda pas à être démentie. Le roi préférait Mme de Maintenon aux plus jeunes et aux plus brillantes princesses de l'Europe ; à peine veuf, il lui avait offert sa main. M. Lavallée, qui a étudié avec tant de conscience la vie de Mme de Maintenon, fixe au premier semestre de l'an 1684, mais sans toutefois indiquer la date précise, l'époque où fut contracté le mariage secret. Il fut mystérieusement célébré, dans un oratoire particulier de Versailles, par l'archevêque de Paris, en présence du Père de La Chaise, qui dit la messe ; de Bontemps, premier valet de chambre du roi, et de M. de Montchevreuil, l'un des meilleurs amis de Mme de Maintenon. Saint-Simon en parle avec horreur, comme de «l'humiliation la plus profonde, la plus publique, la plus durable, la plus inouïe» ; humiliation «que la postérité ne voudra pas croire, réservée par la fortune, pour n'oser ici nommer la Providence, au plus superbe des rois». Tel n'était point l'avis d'Arnauld : «Je ne sais pas, écrivait-il, ce qu'on peut reprendre dans ce mariage, contracté selon les règles de l'Église. Il n'est humiliant qu'aux yeux des faibles, qui regardent comme une faiblesse du roi de s'être pu résoudre à épouser une femme plus âgée que lui et si fort au-dessous de son rang. Ce mariage le lie d'affection avec une personne dont il estime l'esprit et la vertu, et dans l'entretien de laquelle il trouve des plaisirs innocents qui le délassent de ses grandes occupations [Souvenirs de Mme de Caylus.].» Mme de Maintenon semblait au comble de ses voeux ; mais elle était trop intelligente, elle avait jeté sur les problèmes de la destinée humaine un regard trop scrutateur et trop inquiet, pour ne pas être en même temps saisie de tristesse. C'est elle qui écrivait : «Avant d'être à la cour, je pouvais me rendre témoignage que je n'avais jamais connu l'ennui ; mais j'en ai bien tâté depuis, et je crois que je n'y pourrais résister si je ne pensais que c'est là où Dieu me veut. Il n'y a de vrai bonheur qu'à servir Dieu.» Cette mélancolie, dont l'expression revient sans cesse dans les lettres de Mme de Maintenon, comme un plaintif et monotone refrain, frappe d'autant plus qu'elle est un profond enseignement. Ainsi, voilà une femme qui, à cinquante ans, arrive à une situation véritablement prodigieuse et s'empare d'un souverain dans tout l'éclat, dans tout le prestige de la victoire et de la puissance ; une femme qui, avec une habileté voisine de l'ensorcellement, supplante toutes les plus belles, toutes les plus riches, toutes les plus nobles jeunes filles du monde, dont pas une n'aurait été fière de s'unir au Grand Roi ; une femme qui, après avoir été plusieurs fois réduite à la misère, devient la personnalité la plus importante de France après Louis XIV ! Et cependant elle n'est pas heureuse ! Est-ce parce que le roi ne l'aime pas assez ? Nullement. Car les lettres qu'il lui adresse, s'il est forcé de passer quelques jours loin d'elle, sont conçues dans le style de celle-ci : «Je profite de l'occasion du départ de Montchevreuil pour vous attester une vérité qui me plaît trop pour me lasser de vous la dire : c'est que je vous chéris toujours, que je vous considère à un point que je ne puis exprimer, et qu'enfin, quelque amitié que vous ayez pour moi, j'en ai encore plus pour vous, étant de tout mon coeur tout à fait à vous [Lettre écrite pendant le siège de Mons, avril 1691.].» Si elle est triste, est-ce parce qu'il lui resterait encore un degré à franchir sur le merveilleux escalier de sa fortune ? Est-ce parce qu'elle n'a pu changer en trône son fauteuil presque royal ? En aucune manière. Reine reconnue, Mme de Maintenon serait demeurée triste toujours, et son frère aurait pu encore lui dire : «Aviez-vous donc promesse d'épouser le Père éternel ?» Pendant plus de trente ans, elle devait régner sans partage sur l'âme du plus grand des rois, et ce n'était pas seulement le monarque, c'était la monarchie qui s'inclinait respectueusement devant elle. Toute la cour était à ses pieds, sollicitant un mot, un regard. Comme le disaient les dames de Saint-Cyr dans leurs notes : «Des parlements, des princes, des villes, des régiments s'adressaient à elle comme au roi ; tous les grands du royaume, les cardinaux, les évêques, ne connaissaient pas d'autre route.» Elle était au point culminant du crédit, de la considération, de la fortune, et cependant, je le répète, elle n'était pas heureuse ! Fénelon lui écrivait, le 14 octobre 1689 : «Dieu exerce souvent les autres par des croix qui paraissent croix. Pour vous, il veut vous crucifier par des prospérités apparentes, et vous montrer à fond le néant du monde par la misère attachée à tout ce que le monde lui-même a de plus éblouissant.» Arrivée au faîte des grandeurs, Mme de Maintenon éprouvait cette inquiétude, cette fatigue, qui est presque toujours la compagne de l'ambition même satisfaite. Elle était tentée de dire avec La Bruyère : «Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pourquoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste ? La plus brillante fortune ne mérite point le tourment que je me donne. Trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait qu'à force de lever la tête ; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute ma grandeur ; le meilleur des biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine.» Arrivée à une incroyable élévation, la femme du plus grand roi de la terre regrettait la maison de Scarron,-c'est elle-même qui l'a dit,-«comme la cane regrette sa bourbe.» Instruite par l'expérience, elle constatait avec La Fontaine :/p> Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne, et si son esprit, fatigué du luxe, de l'illustration, de la puissance, se reportait aux jours de la médiocrité, alors qu'elle n'avait ni marquisat de Maintenon, ni appartement de plain-pied avec celui de Louis XIV, c'est qu'elle possédait deux trésors bien autrement précieux, qui lui appartenaient dans la demeure de Scarron, et qu'elle avait perdus dans le Versailles du Roi-Soleil ; deux trésors vraiment beaux, vraiment inestimables : la Jeunesse et la Gaieté. MME DE MAINTENON ET LES DEMOISELLES DE SAINT-CYR C'est entourée des religieuses et des élèves d'un asile où l'idée de la religion s'unit à celle de la noblesse, où il y a place pour la terre et pour le ciel, pour le monde et pour Dieu, que l'épouse de Louis XIV nous apparaît dans son véritable cadre. Saint-Cyr est comme l'enfant de cette femme qui n'a pas été mère ; c'est là où un coeur moins sec, moins égoïste qu'on ne le croit, dépense ce qui lui reste de force affective, de tendresse. Dans cette pieuse demeure, Mme de Maintenon contemple, à travers la brume du passé, la carrière si accidentée, si étonnante, qu'elle a parcourue. C'est là qu'elle entend avec émotion le lointain écho des flots orageux qui ont battu son berceau, agité sa jeunesse, et qui, souvent encore, troublent ses vieux jours. En voyant tant de jeunes filles sans fortune, elle évoque le temps où, malgré sa naissance illustre, elle était pauvre, abandonnée. Elle pense à ce qu'il lui a fallu d'intelligence, d'habileté, de courage, pour lutter contre la misère. Elle se rappelle les pièges que lui avait dressés l'esprit du mal, les illusions de jeune fille et de jeune femme, dont la préservèrent sa haute raison et son bon sens ; elle résume tous les enseignements que son expérience lui suggère. Dans cette chapelle, dont le silence n'est pas troublé par le murmure de courtisans plus occupés du roi que de Dieu, elle réfléchit à ce que la cour cache d'intrigues, de vanités et de déceptions. Dans ce calme séjour, où la gravité du monastère se trouve heureusement tempérée par la grâce de l'enfance et par le charme de la jeunesse, elle pense à l'aurore et à la nuit, au berceau et à la tombe. Entre Versailles et Saint-Cyr, il y a pour Mme de Maintenon une sorte d'antithèse vivante : Versailles, c'est l'agitation ; Saint-Cyr, c'est le repos. Versailles, c'est le monde avec ses tourments, ses ambitions, ses folies ; Saint-Cyr, c'est la préface du ciel. Aussi, comme elle préfère son couvent bien-aimé à la cour de Marbre, aux appartements du roi, à la galerie des Glaces, aux splendeurs du plus beau palais de l'univers ! «Vive Saint-Cyr ! s'écrie-t-elle, vive Saint-Cyr ! Malgré ses défauts, on y est mieux qu'en aucun lieu du monde... Quand il s'agit de Saint-Cyr, c'est toujours fête pour moi.» «Lorsque je vois, dit-elle, fermer la porte sur moi, en entrant dans cette solitude d'où je ne sors jamais qu'avec peine, je me sens pleine de joie.» Et quand elle retourne à Versailles : «J'éprouve, dit-elle encore, un sentiment de tristesse et d'horreur. C'est là ce qui s'appelle le monde ; c'en est le centre ; c'est là où toutes les passions sont en mouvement : l'intérêt, l'ambition, l'envie et le plaisir.» Cette préférence de Mme de Maintenon pour Saint-Cyr, qui est son oeuvre, sa création, le symbole même de sa pensée, se comprend d'ailleurs facilement. C'est là, en effet, que se manifeste le mieux son caractère, avec son goût de domination, sa haute intelligence, son talent de plume et de parole, son esprit de gouvernement. Il faut bien le dire, ce n'est pas la religion seule qui lui fait préférer le couvent au palais. A Versailles, elle est contrainte, elle est gênée, elle obéit ; les rayons du soleil royal, bien que pâlissant, ont un prestige et un éclat qui l'intimident encore. A Saint-Cyr, elle est libre, elle commande, elle gouverne. César aurait mieux aimé être le premier dans un village que le second à Rome. Mme de Maintenon trouve plus de plaisir à être la supérieure de religieuses que la compagne d'un roi. A Versailles, elle regrette peut-être la couronne et le manteau d'hermine qui lui manquent. A Saint-Cyr, elle n'en a pas besoin ; car, là, sa royauté ne soulève point de contestation. Ses moindres paroles sont recueillies comme des oracles. Ses lettres, lues avec une respectueuse émotion, en présence de toute la communauté, y sont l'objet d'une admiration unanime. Les religieuses ou les élèves à qui elles sont adressées s'en vantent comme des titres de gloire. Mme de Maintenon est presque la reine de France, elle est tout à fait la reine de Saint-Cyr. Inaugurée le 2 août 1686, la maison d'éducation de Saint-Cyr fut, pendant trente années, l'occupation principale de Mme de Maintenon. Elle s'y rendait au moins de deux jours l'un, arrivant souvent à 6 heures du matin, allant de classe en classe, peignant et habillant les petites filles, édifiant et instruisant les grandes, préférant son rôle d'institutrice à tous les amusements et à toutes les splendeurs de Versailles. Rien de Saint-Cyr ne lui paraissait importun ou déplaisant. «Nos dames, disait-elle, sont des enfants qui, de longtemps, ne pourront gouverner. Je m'offre pour les servir ; je n'aurai nulle peine à être leur intendante, leur femme d'affaires et, de tout mon coeur, leur servante, pourvu que mes soins les mettent en état de s'en passer.» Les dames de Saint-Louis,-c'est ainsi qu'on appelait les religieuses de la maison de Saint-Cyr, avaient, dans le milieu de la journée, une heure de récréation qu'elles passaient ordinairement autour d'une grande table, à converser librement en travaillant à l'aiguille. Mme de Maintenon aimait à venir à ces récréations ; elle y apportait son ouvrage et s'y livrait à des entretiens, à la fois spirituels et édifiants, dont la communauté appréciait le charme instructif. Au mois de septembre 1686, le roi, relevant de maladie, vint visiter Saint-Cyr. Les demoiselles chantèrent le Te Deum, le Domine salvum fac regem, l'hymne de Lulli : Grand Dieu, sauvez le roi, Vengez le roi (dont les Anglais ont emprunté l'air à la France pour leur God save the king). Louis XIV sourit à ces frais visages, à ces coeurs pleins d'émotion et de reconnaissance. Quand il remonta en voiture, il dit avec attendrissement à Mme de Maintenon : «Je vous remercie, madame, de tout le plaisir que vous m'avez donné.» En 1689, il disait aux dames de Saint-Louis : «Je ne suis pas assez éloquent pour vous bien exhorter ; mais j'espère qu'à force de vous bien répéter les motifs de cette fondation, je vous persuaderai et vous engagerai à y être toujours fidèles. Je n'épargnerai ni mes visites ni mes paroles, pour peu que je les croie utiles à produire ce bel effet.» Pour Louis XIV, Saint-Cyr était une consolation et une expiation, une oeuvre de religion et de patriotisme, un hommage à Dieu et à la France. «Ce qui me plaît dans les dames de Saint-Cyr, disait-il, c'est qu'elles aiment l'État, quoiqu'elles haïssent le monde ; elles sont bonnes religieuses et bonnes Françaises.» A l'entrée de chaque campagne, il se recommandait, pour attirer la bénédiction du ciel sur ses armes, aux anges de Saint-Cyr, dont les prières devaient être puissantes au paradis. Revenant du siège de Mons, en avril 1691, il se rendit dans le saint asile, où son âme se reposait des émotions de la politique et de la guerre. Comme l'une des jeunes filles lui reprochait de s'être trop exposé pendant le siège : «Je n'ai fait que ce que je devais, répondit-il. -Mais le bien de l'État, répliqua-t-elle, est attaché à la conservation de votre personne. -Les places comme la mienne, reprit le roi, ne demeurent jamais vides. Un autre la remplirait mieux que moi.» Quant à Mme de Maintenon, son dévouement pour Saint-Cyr va jusqu'à l'enthousiasme. «Sanctifiez votre maison, dit-elle aux dames de Saint-Louis, et par votre maison tout le royaume. Je donnerais de mon sang pour communiquer l'éducation de Saint-Cyr à toutes les maisons religieuses qui élèvent des jeunes filles. Tout m'est étranger en comparaison de Saint-Cyr, et mes plus proches parents me sont moins chers que la dernière des bonnes filles de la communauté.» Non contente de prier, comme la reine des abeilles, elle travaille. Sa plume et son aiguille sont également actives, et c'est tout en brodant qu'elle fait de véritables sermons, qui ne seraient pas indignes des plus grands prédicateurs. Elle trace, en termes excellents, le portrait des religieuses et celui des mères de famille. «J'en connais, dit-elle, qui sont estimées, respectées et admirées de tout le monde ; leurs maris sont si charmés d'elles, qu'ils disent avec admiration : «Je trouve tout en ma femme ; elle me sert d'intendant, de maître d'hôtel et de gouvernante pour mes enfants.» Parlant à des novices, elle s'écrie : «Comptez qu'il n'y a rien sur la terre de si heureux qu'une bonne religieuse, et rien de si malheureux et de si méprisable qu'une mauvaise. Se taire, obéir, souffrir, ne point faire souffrir les autres, aimer Dieu d'un coeur plein et tout ce qu'il veut que nous aimions, supporter l'imperfection en autrui et point en soi, ne se flatter ni se décourager, ne compter que sur la croix et ne laisser jamais respirer l'amour-propre sous aucun prétexte de consolation innocente, voilà le royaume de Dieu qui commence ici-bas ; vous n'aurez de bonheur qu'en vous livrant à Dieu sans réserve et en portant le joug de la religion avec un courage simple qui vous le rendra doux et léger. » «Priez sans cesse, dit-elle aux dames de Saint-Louis, priez en marchant, en écrivant, en filant, en travaillant... Il y a quelque temps que je voyais vos demoiselles plier du linge avec une activité qui ne leur laissait pas le loisir de penser ni de s'ennuyer ; elles furent un instant en silence, et ensuite elles chantèrent des cantiques ; j'admirais l'innocence de leur vie, et votre bonheur d'éviter tant de péchés, en contenant ainsi ce grand nombre de jeunes personnes dans un âge si dangereux.» Cette femme blasée, désabusée des vanités de la terre, voudrait inspirer à autrui son dégoût des biens qu'elle a possédés. Avec quelle conviction dans l'accent elle disait : «Les princes et les princesses ne sont ordinairement contents nulle part, et s'ennuient de tout. A force de chercher les plaisirs, ils n'en peuvent trouver ; ils vont de palais en palais, à Meudon, à Marly, à Rambouillet, à Fontainebleau, dans le dessein de se divertir. Ce sont des lieux admirables ; vous seriez, vous autres, ravies en les voyant ; mais eux s'y ennuient parce que l'on s'accoutume à tout, et qu'à la longue les plus belles choses ne font plus plaisir et deviennent indifférentes. De plus, ce ne sont point ces choses-là qui nous peuvent rendre heureux ; notre bonheur ne peut venir que du dedans.» Dans ces discours aux demoiselles de Saint-Cyr, Mme de Maintenon s'analysait elle-même avec l'impartialité qu'elle mettait à juger les qualités et les défauts de son prochain. C'était comme un perpétuel examen de conscience, une méditation continue, une démonstration de l'inanité, du néant des grandeurs humaines par la femme qui en avait la connaissance la plus approfondie. Austères et admirables enseignements ! Mais toutes les jeunes filles sont-elles en état de les comprendre ? Plus d'une n'est, croyons-nous, qu'à moitié convaincue. Il en est peut-être parmi elles qui disent qu'après tout Mme de Maintenon n'a pas toujours fait fi du monde ; qu'elle l'a aimé au point de préférer Scarron à un couvent ; qu'elle a été, plus qu'aucune autre femme, flattée des distinctions et des éloges ; que, dans sa jeunesse, elle ne laissait pas que d'être fière de ses succès dans les brillants salons de l'hôtel d'Albret ou de l'hôtel de Richelieu. Parmi les demoiselles de Saint-Cyr, il y en a probablement plus d'une que la crainte des orages ne dégoûte pas de l'océan, et qui, en dépit des sages conseils de Mme de Maintenon, rêvent d'en essayer et de se confier aux flots sur une barque ornée de fleurs. Il est rare qu'on soit convaincu par l'expérience d'autrui. Ce sont nos propres déceptions, nos propres souffrances, qui nous instruisent. Mme de Maintenon le sait bien, et cependant elle ne se décourage pas dans ses exhortations. «Que ne puis-je, s'écrie-t-elle, faire voir le fond de mon coeur à toutes les religieuses, afin qu'elles sentent tout le prix de leur vocation ! Que ne donnerais-je point pour qu'elles vissent d'aussi près que je le vois de quels plaisirs nous cherchons à abréger le songe de la vie !» En récapitulant l'ensemble de sa destinée, cette femme à l'esprit si observateur, si judicieux et si pratique, en arrive à des conclusions qui sont toutes, pour la vertu, pour la religion, pour Dieu, et le saint asile où elle a marqué d'avance l'emplacement de son cercueil l'affermit dans ses pensées fortes et ses réflexions salutaires. XII - LES LETTRES DE MME DE MAINTENON Au début, Louis XIV n'aimait pas la femme destinée à devenir l'affection la plus sérieuse et la plus durable de sa vie. «Le roi ne me goûtait pas, a-t-elle écrit elle-même, et il eut assez longtemps de l'éloignement pour moi ; il me craignait sur le pied de bel esprit.» Comment Louis XIV passa-t-il de la répulsion à la sympathie, de la défiance à la confiance, de la prévention à l'admiration ? En voyant de près des qualités morales qu'il n'avait pas distinguées de loin. Le même fait s'est produit chez la plupart des critiques et des historiens qui, ayant à parler de Mme de Maintenon, ne se sont pas contentés de notions superficielles et ont soumis à une véritable analyse sa vie et son caractère. Quand M. Théophile Lavallée fit paraître son Histoire des Français, il y peignit Mme de Maintenon d'une manière très sévère. Il l'accusait «de la sécheresse de coeur la plus complète», d'un «esprit de dévotion étroite et d'intrigue mesquine». Il lui reprochait d'avoir inspiré à Louis XIV des entreprises funestes, de très mauvais choix. «Elle le rapetissa, disait-il, elle l'obséda de gens médiocres et serviles ; elle eut enfin la plus grande part aux fautes et aux désastres de la fin du règne.» Quelques années plus tard, M. Lavallée, mieux éclairé, disait dans sa belle Histoire de la maison royale de Saint-Cyr : «Mme de Maintenon ne donna à Louis XIV que des conseils salutaires, désintéressés, utiles à l'État et au soulagement du peuple.» Que s'était-il donc passé entre la publication des deux ouvrages ? L'auteur avait étudié. Après de patientes recherches, il était parvenu à recueillir les lettres et les écrits de Mme de Maintenon. Grâce aux communications des ducs de Noailles, de Mouchy, de Cambacérès, de MM. Feuillet de Conches, Montmerqué, de Chevry, Honoré Bonhomme, il avait pu accroître les trésors des archives de Saint-Cyr et faire enfin une oeuvre d'un puissant intérêt. Mme de Maintenon est un des personnages historiques qui ont le plus écrit. Ses Lettres, si elle n'en avait pas détruit un grand nombre, formeraient toute une bibliothèque. Les archives seules de Saint-Cyr en contenaient quarante volumes. Et pourtant les lettres les plus curieuses sans doute n'ont pas été conservées. Mme de Maintenon, toujours prudente, brûla sa correspondance avec Louis XIV, son époux ; avec Mme de Montchevreuil, sa plus intime amie ; avec l'évêque de Chartres, son directeur. Les lettres de sa jeunesse sont très rares. On ne devinait pas encore ce que l'avenir lui réservait. Le recueil de M. Lavallée, forcément incomplet, n'en est pas moins un monument historique d'une très haute valeur. Deux volumes de lettres et d'entretiens sur l'éducation des filles, deux autres de lettres historiques et édifiantes adressées aux dames de Saint-Cyr, quatre volumes de correspondance générale, un de conversations et proverbes, un autre d'écrits divers, enfin un dernier qui comprend les Souvenirs de Mme de Caylus, les Mémoires des dames de Saint-Cyr et ceux de Mlle d'Aumale, tel est l'ensemble d'une publication qui a mis en pleine lumière une figure éminemment curieuse à étudier. Le recueil de La Beaumelle, l'ennemi de Voltaire, contenait, à côté de beaucoup de lettres authentiques, un grand nombre de lettres apocryphes. Il y avait des changements, des interpolations, des additions, des suppressions. Au moyen de pièces fabriquées, on avait inséré des phrases à effet, des réflexions piquantes, des maximes à la mode au XVIIIe siècle. M. Lavallée a trouvé moyen de séparer le bon grain de l'ivraie. Passant le recueil de La Beaumelle au crible d'une critique sagace, il est parvenu à rétablir le texte des lettres vraies et à prouver le caractère apocryphe de celles qui étaient fausses. Comme les vrais connaisseurs en autographes, il se défiait des lettres saisissantes. Les falsificateurs sont presque toujours imprudents. Ils forcent la note, et, quand ils se mettent à inventer un document, ils veulent que leur invention produise une impression saisissante. La correspondance des personnages célèbres est en général beaucoup plus simple, beaucoup moins apprêtée que les prétendus autographes qu'on leur attribue. Il faut se tenir en garde contre les lettres où se trouvent soit des portraits achevés, soit des jugements profonds, soit des prédictions Ihistoriques. C'est là souvent un signe de falsification, et, plus on est frappé par un autographe, plus il faut étudier avec soin sa provenance. Les lettres de Mme de Maintenon méritaient la peine qu'on a prise pour en établir d'une manière exacte les dates et l'authenticité. L'historien de Mme de Sévigné, le baron Walckenaër, les place, sans hésiter, au premier rang. «Mme de Maintenon, dit-il, est pour le style épistolaire un modèle plus achevé que Mme de Sévigné. Presque toujours celle-ci n'écrit que pour le besoin de s'entretenir avec sa fille, avec les personnes qu'elle aime, afin de tout dire, de tout raconter. Mme de Maintenon, au contraire, a toujours en écrivant un objet distinct et déterminé. La clarté, la mesure, l'élégance, la justesse des pensées, la finesse des réflexions, lui font agréablement atteindre le but où elle vise. Sa marche est droite et soutenue ; elle suit sa route sans battre les buissons, sans s'écarter ni à droite, ni à gauche [Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, sa vie et ses écrits.].» Tel était également l'avis de Napoléon Ier. Il préférait de beaucoup les lettres de Mme de Maintenon à celles de Mme de Sévigné, qui étaient, selon lui, «des oeufs à la neige, dont on peut se rassasier sans se charger l'estomac.» En citant la préférence de Napoléon, M. Désiré Nisard fait ses réserves. «Quand les lettres de Mme de Maintenon sont pleines, a dit l'éminent critique, on est de l'avis du grand Empereur. Elles ont je ne sais quoi de plus sensé, de plus simple, de plus efficace. On n'y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu'il vient plutôt de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces, que de l'esprit qui joue avec des riens. Mais où le sujet manque, ces lettres sont courtes, sèches, sans épanchements [M. Désiré Nisard, Histoire de la littérature française.].» Si Mme de Maintenon avait eu des préoccupations littéraires, si elle s'était imaginé qu'elle écrivait pour la postérité, elle aurait rédigé des lettres plus remarquables encore. Il n'y a dans sa correspondance ni recherche, ni prétention. Elle écrit pour édifier, pour convertir, pour consoler beaucoup plus que pour plaire. Ses billets aux dames ou aux demoiselles de Saint-Cyr ne dépassent pas cette pieuse ambition. Très souvent Mme de Maintenon ne prend pas la plume elle-même. Tout en filant ou en tricotant, elle dicte aux jeunes filles qui lui servent de secrétaires : à Mlle de Loubert ou à Mlle de Saint-Étienne, à Mlle d'Osmond ou à Mlle d'Aumale. Mais dans le moindre de ces innombrables billets on retrouve, quoi qu'en dise M. Nisard, ces qualités de style, cette sobriété, cette mesure, cette concision, cette parfaite harmonie entre le mot et l'idée, qui font l'admiration des meilleurs juges. Les deux femmes du XVIIe siècle dont les lettres sont le plus célèbres : Mme de Sévigné et Mme de Maintenon, avaient l'une pour l'autre beaucoup d'estime et de sympathie. «Nous soupons tous les soirs avec Mme Scarron, écrivait Mme de Sévigné dès 1672 ; elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit.» On se figure facilement ce que devait être la conversation de ces deux femmes, si supérieures, si instruites, si spirituelles, et qui, avec des qualités différentes, se complétaient, pour ainsi dire, l'une par l'autre. Mme de Sévigné, riche et forte nature, jeune et belle veuve, honnête, mais à l'humeur libre et hardie, éblouissante Célimène, soeur de Molière, comme dit Sainte-Beuve, femme vive de caractère, de parole et de plume, justifie ce que lui disait son amie Mme de La Fayette : «Vous paraissez née pour les plaisirs, et il semble qu'ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit.» Son image, étincelante comme son esprit, nous apparaît au milieu de ces fêtes, que sa plume fait revivre, comme la baguette d'une magicienne. «Que vous dirais-je ? magnificences, illuminations, toute la France, habits rebattus et brochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle ; les pieds entortillés dans les queues.» Mme de Sévigné, dont les lettres passent de main en main dans les salons et les châteaux, écrit un peu pour la galerie. Elle dit d'elle-même : «Mon style est si négligé, qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder [Lettre du 23 décembre 1671.].» Mais cela ne l'empêche pas d'avoir conscience de sa valeur. Quand elle laisse «trotter sa plume, la bride sur le cou» ; quand elle donne avec plaisir à sa fille «le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire», et que «le reste va comme il peut», elle sait très bien que la société raffole de ce style, où toutes les grâces et toutes les merveilles du grand siècle se reflètent comme dans un miroir. Ses lettres sont des modèles de chroniques, pour nous servir de l'expression moderne. Au XIXe siècle comme au XVIIe, ce sont deux femmes qui ont remporté la palme dans ce genre de littérature où il faut tant d'esprit. Mme Émile de Girardin a été la Sévigné de notre époque. Mme de Maintenon n'aurait pas pu ou n'aurait pas voulu aspirer à cette gloire toute mondaine. Loin de viser à l'effet, elle atténue volontairement celui qu'elle produit. Comme elle amortit l'éclat de ses regards, elle modère son style et tempère son esprit. Elle sacrifie les qualités brillantes aux qualités solides ; trop d'imagination, trop de verve l'effrayerait. Saint-Cyr ne doit pas ressembler aux hôtels d'Albret ou de Richelieu ; on ne doit point parler à des religieuses comme à des précieuses. L'enjouement, la verve gauloise, la gaieté de bon aloi, sont du côté de Mme de Sévigné ; l'expérience, la raison, la profondeur, sont du côté de Mme de Maintenon. L'une rit à gorge déployée ; l'autre sourit à peine. L'une a des illusions sur toutes choses, des admirations qui vont jusqu'à la naïveté, des extases en présence des rayons de l'astre royal ; l'autre ne se laisse fasciner ni par le roi, ni par la cour, ni par les hommes, ni par les femmes, ni par les choses. Elle a vu de trop près et de trop haut les grandeurs humaines pour ne pas en comprendre le néant, et ses conclusions sont empreintes d'une tristesse profonde. Mme de Sévigné a bien aussi parfois des atteintes de mélancolie ; mais le nuage passe vite, et l'on se retrouve en plein soleil. La gaieté, gaieté franche, communicative, rayonnante, fait le fond du caractère de cette femme spirituelle, séduisante, amusante. Mme de Sévigné, brille par l'imagination, Mme de Maintenon par le jugement. L'une se laisse éblouir, enivrer ; l'autre garde toujours son sang-froid. L'une s'exagère les splendeurs de la cour ; l'autre les voit telles qu'elles sont. L'une est plus femme ; l'autre est plus matrone.