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Nantas

audiobook & e-book


NaĂŻs Micoulin

Émile Zola

Nantas

I

La chambre que Nantas habitait depuis son arrivĂ©e de Marseille se trouvait au dernier Ă©tage d’une maison de la rue de Lille, Ă  cĂŽtĂ© de l’hĂŽtel du baron Danvilliers, membre du Conseil d’État. Cette maison appartenait au baron, qui l’avait fait construire sur d’anciens communs. Nantas, en se penchant, pouvait apercevoir un coin du jardin de l’hĂŽtel, oĂč des arbres superbes jetaient leur ombre. Au-delĂ , par-dessus les cimes vertes, une Ă©chappĂ©e s’ouvrait sur Paris, on voyait la trouĂ©e de la Seine, les Tuileries, le Louvre, l’enfilade des quais, toute une mer de toitures, jusqu’aux lointains perdus du PĂšre-Lachaise.

C’était une Ă©troite chambre mansardĂ©e, avec une fenĂȘtre taillĂ©e dans les ardoises. Nantas l’avait simplement meublĂ©e d’un lit, d’une table et d’une chaise. Il Ă©tait descendu lĂ , cherchant le bon marchĂ©, dĂ©cidĂ© Ă  camper tant qu’il n’aurait pas trouvĂ© une situation quelconque. Le papier sali, le plafond noir, la misĂšre et la nuditĂ© de ce cabinet oĂč il n’y avait pas de cheminĂ©e, ne le blessaient point. Depuis qu’il s’endormait en face du Louvre et des Tuileries, il se comparait Ă  un gĂ©nĂ©ral qui couche dans quelque misĂ©rable auberge, au bord d’une route, devant la ville riche et immense, qu’il doit prendre d’assaut le lendemain.

L’histoire de Nantas Ă©tait courte. Fils d’un maçon de Marseille, il avait commencĂ© ses Ă©tudes au lycĂ©e de cette ville, poussĂ© par l’ambitieuse tendresse de sa mĂšre, qui rĂȘvait de faire de lui un monsieur. Les parents s’étaient saignĂ©s pour le mener jusqu’au baccalaurĂ©at. Puis, la mĂšre Ă©tant morte, Nantas dut accepter un petit emploi chez un nĂ©gociant, oĂč il traĂźna pendant douze annĂ©es une vie dont la monotonie l’exaspĂ©rait. Il se serait enfui vingt fois, si son devoir de fils ne l’avait clouĂ© Ă  Marseille, prĂšs de son pĂšre tombĂ© d’un Ă©chafaudage et devenu impotent. Maintenant, il devait suffire Ă  tous les besoins. Mais un soir, en rentrant, il trouva le maçon mort, sa pipe encore chaude Ă  cĂŽtĂ© de lui. Trois jours plus tard, il vendait les quatre nippes du mĂ©nage, et partait pour Paris, avec deux cents francs dans sa poche.

Il y avait, chez Nantas, une ambition entĂȘtĂ©e de fortune, qu’il tenait de sa mĂšre. C’était un garçon de dĂ©cision prompte, de volontĂ© froide. Tout jeune, il disait ĂȘtre une force. On avait souvent ri de lui, lorsqu’il s’oubliait Ă  faire des confidences et Ă  rĂ©pĂ©ter sa phrase favorite : « Je suis une force », phrase qui devenait comique, quand on le voyait avec sa mince redingote noire, craquĂ©e aux Ă©paules, et dont les manches lui remontaient au-dessus des poignets. Peu Ă  peu, il s’était ainsi fait une religion de la force, ne voyant qu’elle dans le monde, convaincu que les forts sont quand mĂȘme les victorieux. Selon lui, il suffisait de vouloir et de pouvoir. Le reste n’avait pas d’importance.

Le dimanche, lorsqu’il se promenait seul dans la banlieue brĂ»lĂ©e de Marseille, il se sentait du gĂ©nie ; au fond de son ĂȘtre, il y avait comme une impulsion instinctive qui le jetait en avant ; et il rentrait manger quelque platĂ©e de pommes de terre avec son pĂšre infirme, en se disant qu’un jour il saurait bien se tailler sa part, dans cette sociĂ©tĂ© oĂč il n’était rien encore Ă  trente ans. Ce n’était point une envie basse, un appĂ©tit des jouissances vulgaires ; c’était le sentiment trĂšs net d’une intelligence et d’une volontĂ© qui, n’étant pas Ă  leur place, entendaient monter tranquillement Ă  cette place, par un besoin naturel de logique.

DĂšs qu’il toucha le pavĂ© de Paris, Nantas crut qu’il lui suffirait d’allonger les mains, pour trouver une situation digne de lui. Le jour mĂȘme, il se mit en campagne. On lui avait donnĂ© des lettres de recommandation, qu’il porta Ă  leur adresse ; en outre, il frappa chez quelques compatriotes, espĂ©rant leur appui. Mais, au bout d’un mois, il n’avait obtenu aucun rĂ©sultat : le moment Ă©tait mauvais, disait-on ; ailleurs, on lui faisait des promesses qu’on ne tenait point. Cependant, sa petite bourse se vidait, il lui restait une vingtaine de francs, au plus. Et ce fut avec ces vingt francs qu’il dut vivre tout un mois encore, ne mangeant que du pain, battant Paris du matin au soir, et revenant se coucher sans lumiĂšre, brisĂ© de fatigue, toujours les mains vides. Il ne se dĂ©courageait pas ; seulement, une sourde colĂšre montait en lui. La destinĂ©e lui semblait illogique et injuste.

Un soir, Nantas rentra sans avoir mangĂ©. La veille, il avait fini son dernier morceau de pain. Plus d’argent et pas un ami pour lui prĂȘter vingt sous. La pluie Ă©tait tombĂ©e toute la journĂ©e, une de ces pluies grises de Paris qui sont si froides. Un fleuve de boue coulait dans les rues. Nantas, trempĂ© jusqu’aux os, Ă©tait allĂ© Ă  Bercy, puis Ă  Montmartre, oĂč on lui avait indiquĂ© des emplois ; mais, Ă  Bercy, la place Ă©tait prise, et l’on n’avait pas trouvĂ© son Ă©criture assez belle, Ă  Montmartre. C’étaient ses deux derniĂšres espĂ©rances. Il aurait acceptĂ© n’importe quoi, avec la certitude qu’il taillerait sa fortune dans la premiĂšre situation venue. Il ne demandait d’abord que du pain, de quoi vivre Ă  Paris, un terrain quelconque pour bĂątir ensuite pierre Ă  pierre. De Montmartre Ă  la rue de Lille, il marcha lentement, le coeur noyĂ© d’amertume. La pluie avait cessĂ©, une foule affairĂ©e le bousculait sur les trottoirs. Il s’arrĂȘta plusieurs minutes devant la boutique d’un changeur : cinq francs lui auraient peut-ĂȘtre suffi pour ĂȘtre un jour le maĂźtre de tout ce monde ; avec cinq francs on peut vivre huit jours, et en huit jours on fait bien des choses. Comme il rĂȘvait ainsi, une voiture l’éclaboussa, il dut s’essuyer le front, qu’un jet de boue avait souffletĂ©. Alors, il marcha plus vite, serrant les dents, pris d’une envie fĂ©roce de tomber Ă  coups de poing sur la foule qui barrait les rues : cela l’aurait vengĂ© de la bĂȘtise du destin. Un omnibus faillit l’écraser, rue Richelieu. Au milieu de la place du Carrousel, il jeta aux Tuileries un regard jaloux. Sur le pont des Saints-PĂšres, une petite fille bien mise l’obligea Ă  s’écarter de son droit chemin, qu’il suivait avec la raideur d’un sanglier traquĂ© par une meute ; et ce dĂ©tour lui parut une suprĂȘme humiliation : jusqu’aux enfants qui l’empĂȘchaient de passer ! Enfin, quand il se fut rĂ©fugiĂ© dans sa chambre, ainsi qu’une bĂȘte blessĂ©e revient mourir au gĂźte, il s’assit lourdement sur sa chaise, assommĂ©, examinant son pantalon que la crotte avait raidi, et ses souliers Ă©culĂ©s qui laissaient couler une mare sur le carreau.

Cette fois, c’était bien la fin. Nantas se demandait comment il se tuerait. Son orgueil restait debout, il jugeait que son suicide allait punir Paris. Être une force, sentir en soi une puissance, et ne pas trouver une personne qui vous devine, qui vous donne le premier Ă©cu dont vous avez besoin ! Cela lui semblait d’une sottise monstrueuse, son ĂȘtre entier se soulevait de colĂšre. Puis, c’était en lui un immense regret, lorsque ses regards tombaient sur ses bras inutiles. Aucune besogne pourtant ne lui faisait peur ; du bout de son petit doigt, il aurait soulevĂ© un monde ; et il demeurait lĂ , rejetĂ© dans son coin, rĂ©duit Ă  l’impuissance, se dĂ©vorant comme un lion en cage. Mais, bientĂŽt, il se calmait, il trouvait la mort plus grande. On lui avait contĂ©, quand il Ă©tait petit, l’histoire d’un inventeur qui, ayant construit une merveilleuse machine, la cassa un jour Ă  coups de marteau, devant l’indiffĂ©rence de la foule. Eh bien ! il Ă©tait cet homme, il apportait en lui une force nouvelle, un mĂ©canisme rare d’intelligence et de volontĂ©, et il allait dĂ©truire cette machine, en se brisant le crĂąne sur le pavĂ© de la rue.

Le soleil se couchait derriĂšre les grands arbres de l’hĂŽtel Danvilliers, un soleil d’automne dont les rayons d’or allumaient les feuilles jaunies. Nantas se leva comme attirĂ© par cet adieu de l’astre. Il allait mourir, il avait besoin de lumiĂšre. Un instant, il se pencha. Souvent, entre les masses des feuillages, au dĂ©tour d’une allĂ©e, il avait aperçu une jeune fille blonde, trĂšs grande, marchant avec un orgueil princier. Il n’était point romanesque, il avait passĂ© l’ñge oĂč les jeunes hommes rĂȘvent, dans les mansardes, que des demoiselles du monde viennent leur apporter de grandes passions et de grandes fortunes. Pourtant, il arriva, Ă  cette heure suprĂȘme du suicide, qu’il se rappela tout d’un coup cette belle fille blonde, si hautaine. Comment pouvait-elle se nommer ? Mais, au mĂȘme instant, il serra les poings, car il ne sentait que de la haine pour les gens de cet hĂŽtel dont les fenĂȘtres entrouvertes lui laissaient apercevoir des coins de luxe sĂ©vĂšre, et il murmura dans un Ă©lan de rage :

« Oh ! je me vendrais, je me vendrais, si l’on me donnait les premiers cent sous de ma fortune future ! »

Cette idĂ©e de se vendre l’occupa un moment. S’il y avait eu quelque part un Mont-de-PiĂ©tĂ© oĂč l’on prĂȘtĂąt sur la volontĂ© et l’énergie, il serait allĂ© s’y engager. Il imaginait des marchĂ©s, un homme politique venait l’acheter pour faire de lui un instrument, un banquier le prenait pour user Ă  toute heure de son intelligence ; et il acceptait, ayant le dĂ©dain de l’honneur, se disant qu’il suffisait d’ĂȘtre fort et de triompher un jour. Puis, il eut un sourire. Est-ce qu’on trouve Ă  se vendre ? Les coquins, qui guettent les occasions, crĂšvent de misĂšre, sans mettre jamais la main sur un acheteur. Il craignit d’ĂȘtre lĂąche, il se dit qu’il inventait lĂ  des distractions. Et il s’assit de nouveau, en jurant qu’il se prĂ©cipiterait de la fenĂȘtre, lorsqu’il ferait nuit noire.

Cependant, sa fatigue Ă©tait telle, qu’il s’endormit sur sa chaise. Brusquement, il fut rĂ©veillĂ© par un bruit de voix. C’était sa concierge qui introduisait chez lui une dame.

« Monsieur, commença-t-elle, je me suis permis de faire monter... »

Et, comme elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de lumiùre dans la chambre, elle redescendit vivement chercher une bougie. Elle paraissait connaütre la personne qu’elle amenait, à la fois complaisante et respectueuse.

« Voilà, reprit-elle en se retirant. Vous pouvez causer, personne ne vous dérangera. »

Nantas, qui s’était Ă©veillĂ© en sursaut, regardait la dame avec surprise. Elle avait levĂ© sa voilette. C’était une personne de quarante-cinq ans, petite, trĂšs grasse, d’une figure poupine et blanche de vieille dĂ©vote. Il ne l’avait jamais vue. Lorsqu’il lui offrit l’unique chaise, en l’interrogeant du regard, elle se nomma :

« Mlle Chuin... Je viens, monsieur, pour vous entretenir d’une affaire importante. »

Lui, avait dĂ» s’asseoir sur le bord du lit. Le nom de Mlle Chuin ne lui apprenait rien. Il prit le parti d’attendre qu’elle voulĂ»t bien s’expliquer. Mais elle ne se pressait pas ; elle avait fait d’un coup d’oeil le tour de l’étroite piĂšce, et semblait hĂ©siter sur la façon dont elle entamerait l’entretien. Enfin, elle parla, d’une voix trĂšs douce, en appuyant d’un sourire les phrases dĂ©licates.

« Monsieur, je viens en amie... On m’a donnĂ© sur votre compte les renseignements les plus touchants. Certes, ne croyez pas Ă  un espionnage. Il n’y a, dans tout ceci, que le vif dĂ©sir de vous ĂȘtre utile. Je sais combien la vie vous a Ă©tĂ© rude jusqu’à prĂ©sent, avec quel courage vous avez luttĂ© pour trouver une situation, et quel est aujourd’hui le rĂ©sultat fĂącheux de tant d’efforts... Pardonnez-moi une fois encore, monsieur, de m’introduire ainsi dans votre existence. Je vous jure que la sympathie seule... »

Nantas ne l’interrompait pas, pris de curiositĂ©, pensant que sa concierge avait dĂ» fournir tous ces dĂ©tails. Mlle Chuin pouvait continuer, et pourtant elle cherchait de plus en plus des compliments, des façons caressantes de dire les choses.

« Vous ĂȘtes un garçon d’un grand avenir, monsieur. Je me suis permis de suivre vos tentatives et j’ai Ă©tĂ© vivement frappĂ©e par votre louable fermetĂ© dans le malheur. Enfin, il me semble que vous iriez loin, si quelqu’un vous tendait la main. »

Elle s’arrĂȘta encore. Elle attendait un mot. Le jeune homme crut que cette dame venait lui offrir une place. Il rĂ©pondit qu’il accepterait tout. Mais elle, maintenant que la glace Ă©tait rompue, lui demanda carrĂ©ment :

« Éprouveriez-vous quelque rĂ©pugnance Ă  vous marier ?

– Me marier ! s’écria Nantas. Eh ! bon Dieu ! qui voudrait de moi, madame ?... Quelque pauvre fille que je ne pourrais seulement pas nourrir.

– Non, une jeune fille trĂšs belle, trĂšs riche, magnifiquement apparentĂ©e, qui vous mettra d’un coup dans la main les moyens d’arriver Ă  la situation la plus haute. »

Nantas ne riait plus.

« Alors, quel est le marché ? demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.

– Cette jeune fille est enceinte, et il faut reconnaĂźtre l’enfant », dit nettement Mlle Chuin, qui oubliait ses tournures onctueuses pour aller plus vite en affaire.

Le premier mouvement de Nantas fut de jeter l’entremetteuse à la porte.

« C’est une infamie que vous me proposez lĂ , murmura-t-il.

– Oh ! une infamie, s’écria Mlle Chuin, retrouvant sa voix mielleuse, je n’accepte pas ce vilain mot... La vĂ©ritĂ©, monsieur, est que vous sauverez une famille du dĂ©sespoir. Le pĂšre ignore tout, la grossesse n’est encore que peu avancĂ©e ; et c’est moi qui ai conçu l’idĂ©e de marier le plus tĂŽt possible la pauvre fille, en prĂ©sentant le mari comme l’auteur de l’enfant. Je connais le pĂšre, il en mourrait. Ma combinaison amortira le coup, il croira Ă  une rĂ©paration... Le malheur est que le vĂ©ritable sĂ©ducteur est mariĂ©. Ah ! monsieur, il y a des hommes qui manquent vraiment de sens moral... »

Elle aurait pu aller longtemps ainsi. Nantas ne l’écoutait plus. Pourquoi donc refuserait-il ? Ne demandait-il pas Ă  se vendre tout Ă  l’heure ? Eh bien ! on venait l’acheter. Donnant, donnant. Il donnait son nom, on lui donnait une situation. C’était un contrat comme un autre. Il regarda son pantalon crottĂ© par la boue de Paris, il sentit qu’il n’avait pas mangĂ© depuis la veille, toute la colĂšre de ses deux mois de recherches et d’humiliations lui revint au coeur. Enfin ! il allait donc mettre le pied sur ce monde qui le repoussait et le jetait au suicide !

« J’accepte », dit-il crĂ»ment.

Puis, il exigea de Mlle Chuin des explications claires. Que voulait-elle pour son entremise ? Elle se rĂ©cria, elle ne voulait rien. Pourtant, elle finit par demander vingt mille francs, sur l’apport que l’on constituerait au jeune homme. Et, comme il ne marchandait pas, elle se montra expansive.

« Écoutez, c’est moi qui ai songĂ© Ă  vous. La jeune personne n’a pas dit non, lorsque je vous ai nommĂ©... Oh ! c’est une bonne affaire, vous me remercierez plus tard. J’aurais pu trouver un homme titrĂ©, j’en connais un qui m’aurait baisĂ© les mains. Mais j’ai prĂ©fĂ©rĂ© choisir en dehors du monde de cette pauvre enfant. Cela paraĂźtra plus romanesque... Puis, vous me plaisez. Vous ĂȘtes gentil, vous avez la tĂȘte solide. Oh ! vous irez loin. Ne m’oubliez pas, je suis tout Ă  vous. »

Jusque-lĂ , aucun nom n’avait Ă©tĂ© prononcĂ©. Sur une interrogation de Nantas, la vieille fille se leva et dit en se prĂ©sentant de nouveau :

« Mlle Chuin... Je suis chez le baron Danvilliers depuis la mort de la baronne, en qualitĂ© de gouvernante. C’est moi qui ai Ă©levĂ© Mlle Flavie, la fille de M. le baron... Mlle Flavie est la jeune personne en question. »

Et elle se retira, aprĂšs avoir discrĂštement dĂ©posĂ© sur la table une enveloppe qui contenait un billet de cinq cents francs. C’était une avance faite par elle, pour subvenir aux premiers frais. Quand il fut seul, Nantas alla se mettre Ă  la fenĂȘtre. La nuit Ă©tait trĂšs noire ; on ne distinguait plus que la masse des arbres, Ă  l’épaississement de l’ombre ; une fenĂȘtre luisait sur la façade sombre de l’hĂŽtel. Ainsi, c’était cette grande fille blonde, qui marchait d’un pas de reine et qui ne daignait point l’apercevoir. Elle ou une autre, qu’importait d’ailleurs ! La femme n’entrait pas dans le marchĂ©. Alors, Nantas leva les yeux plus haut, sur Paris grondant dans les tĂ©nĂšbres, sur les quais, les rues, les carrefours de la rive gauche, Ă©clairĂ©s des flammes dansantes du gaz ; et il tutoya Paris, il devint familier et supĂ©rieur.

« Maintenant, tu es à moi ! »

II

Le baron Danvilliers Ă©tait dans le salon qui lui servait de cabinet, une haute piĂšce sĂ©vĂšre, tendue de cuir, garnie de meubles antiques. Depuis l’avant-veille, il restait comme foudroyĂ© par l’histoire que Mlle Chuin lui avait contĂ©e du dĂ©shonneur de Flavie. Elle avait eu beau amener les faits de loin, les adoucir, le vieillard Ă©tait tombĂ© sous le coup, et seule la pensĂ©e que le sĂ©ducteur pouvait offrir une suprĂȘme rĂ©paration, le tenait debout encore. Ce matin-lĂ , il attendait la visite de cet homme qu’il ne connaissait point et qui lui prenait ainsi sa fille. Il sonna.

« Joseph, il va venir un jeune homme que vous introduirez... Je n’y suis pour personne autre. »

Et il songeait amĂšrement, seul au coin de son feu. Le fils d’un maçon, un meurt-de-faim qui n’avait aucune situation avouable ! Mlle Chuin le donnait bien comme un garçon d’avenir, mais que de honte, dans une famille oĂč il n’y avait pas eu une tache jusque-lĂ  ! Flavie s’était accusĂ©e avec une sorte d’emportement, pour Ă©pargner Ă  sa gouvernante le moindre reproche. Depuis cette explication pĂ©nible, elle gardait la chambre, le baron avait refusĂ© de la revoir. Il voulait, avant de pardonner, rĂ©gler lui-mĂȘme cette abominable affaire. Toutes ses dispositions Ă©taient prises. Mais ses cheveux avaient achevĂ© de blanchir, un tremblement sĂ©nile agitait sa tĂȘte.

« M. Nantas », annonça Joseph.

Le baron ne se leva pas. Il tourna seulement la tĂȘte et regarda fixement Nantas qui s’avançait. Celui-ci avait eu l’intelligence de ne pas cĂ©der au dĂ©sir de s’habiller de neuf ; il avait achetĂ© une redingote et un pantalon noir encore propres, mais trĂšs rĂąpĂ©s ; et cela lui donnait l’apparence d’un Ă©tudiant pauvre et soigneux, ne sentant en rien l’aventurier. Il s’arrĂȘta au milieu de la piĂšce, et attendit, debout, sans humilitĂ© pourtant.

« C’est donc vous, monsieur », bĂ©gaya le vieillard.

Mais il ne put continuer, l’émotion l’étranglait ; il craignait de cĂ©der Ă  quelque violence. AprĂšs un silence, il dit simplement :

« Monsieur, vous avez commis une mauvaise action. »

Et, comme Nantas allait s’excuser, il rĂ©pĂ©ta avec plus de force :

« Une mauvaise action... Je ne veux rien savoir, je vous prie de ne pas chercher Ă  m’expliquer les choses. Ma fille se serait jetĂ©e Ă  votre cou, que votre crime resterait le mĂȘme... Il n’y a que les voleurs qui s’introduisent ainsi violemment dans les familles. »

Nantas avait de nouveau baissĂ© la tĂȘte.

« C’est une dot gagnĂ©e aisĂ©ment, c’est un guet-apens oĂč vous Ă©tiez certain de prendre la fille et le pĂšre...

– Permettez, monsieur », interrompit le jeune homme qui se rĂ©voltait.

Mais le baron eut un geste terrible.

« Quoi ? que voulez-vous que je permette ?... Ce n’est pas Ă  vous de parler ici. Je vous dis ce que je dois vous dire et ce que vous devez entendre, puisque vous venez Ă  moi comme un coupable... Vous m’avez outragĂ©. Voyez cette maison, notre famille y a vĂ©cu pendant plus de trois siĂšcles sans une souillure ; n’y sentez-vous pas un honneur sĂ©culaire, une tradition de dignitĂ© et de respect ? Eh bien ! monsieur, vous avez souffletĂ© tout cela. J’ai failli en mourir, et aujourd’hui mes mains tremblent, comme si j’avais brusquement vieilli de dix ans... Taisez-vous et Ă©coutez-moi. »

Nantas Ă©tait devenu trĂšs pĂąle. Il avait acceptĂ© lĂ  un rĂŽle bien lourd. Pourtant, il voulut prĂ©texter l’aveuglement de la passion.

« J’ai perdu la tĂȘte, murmura-t-il en tĂąchant d’inventer un roman. Je n’ai pu voir Mlle Flavie... »

Au nom de sa fille, le baron se leva et cria d’une voix de tonnerre :

« Taisez-vous ! Je vous ai dit que je ne voulais rien savoir. Que ma fille soit allĂ©e vous chercher, ou que ce soit vous qui soyez venu Ă  elle, cela ne me regarde pas. Je ne lui ai rien demandĂ©, je ne vous demande rien. Gardez tous les deux vos confessions, c’est une ordure oĂč je n’entrerai pas. »

Il se rassit, tremblant, Ă©puisĂ©. Nantas s’inclinait, troublĂ© profondĂ©ment, malgrĂ© l’empire qu’il avait sur lui-mĂȘme. Au bout d’un silence, le vieillard reprit de la voix sĂšche d’un homme qui traite une affaire :

« Je vous demande pardon, monsieur. Je m’étais promis de garder mon sang-froid. Ce n’est pas vous qui m’appartenez, c’est moi qui vous appartiens, puisque je suis Ă  votre discrĂ©tion. Vous ĂȘtes ici pour m’offrir une transaction devenue nĂ©cessaire. Transigeons, monsieur. »

Et il affecta dĂšs lors de parler comme un avouĂ© qui arrange Ă  l’amiable quelque procĂšs honteux, oĂč il ne met les mains qu’avec dĂ©goĂ»t. Il disait posĂ©ment :

« Mlle Flavie Danvilliers a hĂ©ritĂ©, Ă  la mort de sa mĂšre, d’une somme de deux cent mille francs, qu’elle ne devait toucher que le jour de son mariage. Cette somme a dĂ©jĂ  produit des intĂ©rĂȘts. Voici, d’ailleurs, mes comptes de tutelle, que je veux vous communiquer. »

Il avait ouvert un dossier, il lut des chiffres. Nantas tenta vainement de l’arrĂȘter. Maintenant, une Ă©motion le prenait, en face de ce vieillard, si droit et si simple, qui lui paraissait trĂšs grand, depuis qu’il Ă©tait calme.

« Enfin, conclut celui-ci, je vous reconnais dans le contrat que mon notaire a dressĂ© ce matin, un apport de deux cent mille francs. Je sais que vous n’avez rien. Vous toucherez les deux cent mille francs chez mon banquier, le lendemain du mariage.

– Mais, monsieur, dit Nantas, je ne vous demande pas votre argent, je ne veux que votre fille... »

Le baron lui coupa la parole.

« Vous n’avez pas le droit de refuser, et ma fille ne saurait Ă©pouser un homme moins riche qu’elle... Je vous donne la dot que je lui destinais, voilĂ  tout. Peut-ĂȘtre aviez-vous comptĂ© trouver davantage, mais on me croit plus riche que je ne le suis rĂ©ellement, monsieur. »

Et, comme le jeune homme restait muet sous cette derniĂšre cruautĂ©, le baron termina l’entrevue, en sonnant le domestique.

« Joseph, dites Ă  Mademoiselle que je l’attends tout de suite dans mon cabinet. »

Il s’était levĂ©, il ne prononça plus un mot, marchant lentement. Nantas demeurait debout et immobile. Il trompait ce vieillard, il se sentait petit et sans force devant lui. Enfin, Flavie entra.

« Ma fille, dit le baron, voici cet homme. Le mariage aura lieu dans le délai légal. »

Et il s’en alla, il les laissa seuls, comme si, pour lui, le mariage Ă©tait conclu. Quand la porte se fut refermĂ©e, un silence rĂ©gna. Nantas et Flavie se regardaient. Ils ne s’étaient point vus encore. Elle lui parut trĂšs belle, avec son visage pĂąle et hautain, dont les grands yeux gris ne se baissaient pas. Peut-ĂȘtre avait-elle pleurĂ© depuis trois jours qu’elle n’avait pas quittĂ© sa chambre ; mais la froideur de ses joues devait avoir glacĂ© ses larmes. Ce fut elle qui parla la premiĂšre.

« Alors, monsieur, cette affaire est terminée ?

– Oui, madame », rĂ©pondit simplement Nantas.

Elle eut une moue involontaire, en l’enveloppant d’un long regard, qui semblait chercher en lui sa bassesse.

« Allons, tant mieux, reprit-elle. Je craignais de ne trouver personne pour un tel marché. »

Nantas sentit, Ă  sa voix, tout le mĂ©pris dont elle l’accablait. Mais il releva la tĂȘte. S’il avait tremblĂ© devant le pĂšre, en sachant qu’il le trompait, il entendait ĂȘtre solide et carrĂ© en face de la fille, qui Ă©tait sa complice.

« Pardon, madame, dit-il tranquillement, avec une grande politesse, je crois que vous vous mĂ©prenez sur la situation que nous fait Ă  tous deux ce que vous venez d’appeler trĂšs justement un marchĂ©. J’entends que, dĂšs aujourd’hui, nous nous mettions sur un pied d’égalitĂ©...

– Ah ! vraiment, interrompit Flavie, avec un sourire dĂ©daigneux.

– Oui, sur un pied d’égalitĂ© complĂšte... Vous avez besoin d’un nom pour cacher une faute que je ne me permets pas de juger, et je vous donne le mien. De mon cĂŽtĂ©, j’ai besoin d’une mise de fonds, d’une certaine position sociale, pour mener Ă  bien de grandes entreprises, et vous m’apportez ces fonds. Nous sommes dĂšs aujourd’hui deux associĂ©s dont les apports se balancent, nous avons seulement Ă  nous remercier pour le service que nous nous rendons mutuellement. »

Elle ne souriait plus. Un pli d’orgueil irritĂ© lui barrait le front. Pourtant elle ne rĂ©pondit pas. Au bout d’un silence, elle reprit :

« Vous connaissez mes conditions ?

– Non, madame, dit Nantas, qui conservait un calme parfait. Veuillez me les dicter, et je m’y soumets d’avance. »

Alors, elle s’exprima nettement, sans une hĂ©sitation ni une rougeur.

« Vous ne serez jamais que mon mari de nom. Nos vies resteront complĂštement distinctes et sĂ©parĂ©es. Vous abandonnerez tous vos droits sur moi, et je n’aurai aucun devoir envers vous. »

À chaque phrase, Nantas acceptait d’un signe de tĂȘte. C’était bien lĂ  ce qu’il dĂ©sirait. Il ajouta :

« Si je croyais devoir ĂȘtre galant, je vous dirais que des conditions si dures me dĂ©sespĂšrent. Mais nous sommes au-dessus de compliments aussi fades. Je suis trĂšs heureux de vous voir le courage de nos situations respectives. Nous entrons dans la vie par un sentier oĂč l’on ne cueille pas de fleurs... Je ne vous demande qu’une chose, madame, c’est de ne point user de la libertĂ© que je vous laisse, de façon Ă  rendre mon intervention nĂ©cessaire.

– Monsieur ! » dit violemment Flavie, dont l’orgueil se rĂ©volta.

Mais il s’inclina respectueusement, en la suppliant de ne point se blesser. Leur position Ă©tait dĂ©licate, ils devaient tous deux tolĂ©rer certaines allusions, sans quoi la bonne entente devenait impossible. Il Ă©vita d’insister davantage. Mlle Chuin, dans une seconde entrevue, lui avait contĂ© la faute de Flavie. Son sĂ©ducteur Ă©tait un certain M. des Fondettes, le mari d’une de ses amies de couvent. Comme elle passait un mois chez eux, Ă  la campagne, elle s’était trouvĂ©e un soir entre les bras de cet homme, sans savoir au juste comment cela avait pu se faire et jusqu’à quel point elle Ă©tait consentante. Mlle Chuin parlait presque d’un viol.

Brusquement, Nantas eut un mouvement amical. Ainsi que tous les gens qui ont conscience de leur force, il aimait Ă  ĂȘtre bonhomme.

« Tenez ! madame, s’écria-t-il, nous ne nous connaissons pas ; mais nous aurions vraiment tort de nous dĂ©tester ainsi, Ă  premiĂšre vue. Peut-ĂȘtre sommes-nous faits pour nous entendre... Je vois bien que vous me mĂ©prisez ; c’est que vous ignorez mon histoire. »

Et il parla avec fiĂšvre, se passionnant, disant sa vie dĂ©vorĂ©e d’ambition, Ă  Marseille, expliquant la rage de ses deux mois de dĂ©marches inutiles dans Paris. Puis, il montra son dĂ©dain de ce qu’il nommait les conventions sociales, oĂč patauge le commun des hommes. Qu’importait le jugement de la foule, quand on posait le pied sur elle ! Il s’agissait d’ĂȘtre supĂ©rieur. La toute-puissance excusait tout. Et, Ă  grands traits, il peignit la vie souveraine qu’il saurait se faire. Il ne craignait plus aucun obstacle, rien ne prĂ©valait contre la force. Il serait fort, il serait heureux.

« Ne me croyez pas platement intĂ©ressĂ©, ajouta-t-il. Je ne me vends pas pour votre fortune. Je ne prends votre argent que comme un moyen de monter trĂšs haut... Oh ! si vous saviez tout ce qui gronde en moi, si vous saviez les nuits ardentes que j’ai passĂ©es Ă  refaire toujours le mĂȘme rĂȘve, sans cesse emportĂ© par la rĂ©alitĂ© du lendemain, vous me comprendriez, vous seriez peut-ĂȘtre fiĂšre de vous appuyer Ă  mon bras, en vous disant que vous me fournissez enfin les moyens d’ĂȘtre quelqu’un ! »

Elle l’écoutait toute droite, pas un trait de son visage ne remuait. Et lui se posait une question qu’il retournait depuis trois jours, sans pouvoir trouver la rĂ©ponse : l’avait-elle remarquĂ© Ă  sa fenĂȘtre, pour avoir acceptĂ© si vite le projet de Mlle Chuin, lorsque celle-ci l’avait nommĂ© ? Il lui vint la pensĂ©e singuliĂšre qu’elle se serait peut-ĂȘtre mise Ă  l’aimer d’un amour romanesque, s’il avait refusĂ© avec indignation le marchĂ© que la gouvernante Ă©tait venue lui offrir.

Il se tut, et Flavie resta glacĂ©e. Puis, comme s’il ne lui avait pas fait sa confession, elle rĂ©pĂ©ta sĂšchement :

« Ainsi, mon mari de nom seulement, nos vies complÚtement distinctes, une liberté absolue. »

Nantas reprit aussitĂŽt son air cĂ©rĂ©monieux, sa voix brĂšve d’homme qui discute un traitĂ©.

« C’est signĂ©, madame. »

Et il se retira, mĂ©content de lui. Comment avait-il pu cĂ©der Ă  l’envie bĂȘte de convaincre cette femme ? Elle Ă©tait trĂšs belle, il valait mieux qu’il n’y eĂ»t rien de commun entre eux, car elle pouvait le gĂȘner dans la vie.

III

Dix annĂ©es s’étaient Ă©coulĂ©es. Un matin, Nantas se trouvait dans le cabinet oĂč le baron Danvilliers l’avait autrefois si rudement accueilli, lors de leur premiĂšre entrevue. Maintenant, ce cabinet Ă©tait le sien ; le baron, aprĂšs s’ĂȘtre rĂ©conciliĂ© avec sa fille et son gendre, leur avait abandonnĂ© l’hĂŽtel, en ne se rĂ©servant qu’un pavillon situĂ© Ă  l’autre bout du jardin, sur la rue de Beaune. En dix ans, Nantas venait de conquĂ©rir une des plus hautes situations financiĂšres et industrielles. MĂȘlĂ© Ă  toutes les grandes entreprises de chemins de fer, lancĂ© dans toutes les spĂ©culations sur les terrains qui signalĂšrent les premiĂšres annĂ©es de l’Empire, il avait rĂ©alisĂ© rapidement une fortune immense. Mais son ambition ne se bornait pas lĂ , il voulait jouer un rĂŽle politique, et il avait rĂ©ussi Ă  se faire nommer dĂ©putĂ©, dans un dĂ©partement oĂč il possĂ©dait plusieurs fermes. DĂšs son arrivĂ©e au Corps lĂ©gislatif, il s’était posĂ© en futur ministre des Finances. Par ses connaissances spĂ©ciales et sa facilitĂ© de parole, il y prenait de jour en jour une place plus importante. Du reste, il montrait adroitement un dĂ©vouement absolu Ă  l’Empire, tout en ayant en matiĂšre de finances des thĂ©ories personnelles, qui faisaient grand bruit et qu’il savait prĂ©occuper beaucoup l’empereur.

Ce matin-lĂ , Nantas Ă©tait accablĂ© d’affaires. Dans les vastes bureaux qu’il avait installĂ©s au rez-de-chaussĂ©e de l’hĂŽtel, rĂ©gnait une activitĂ© prodigieuse. C’était un monde d’employĂ©s, les uns immobiles derriĂšre des guichets, les autres allant et venant sans cesse, faisant battre les portes ; c’était un bruit d’or continu, des sacs ouverts et coulant sur les tables, la musique toujours sonnante d’une caisse dont le flot semblait devoir noyer les rues. Puis, dans l’antichambre, une cohue se pressait, des solliciteurs, des hommes d’affaires, des hommes politiques, tout Paris Ă  genoux devant la puissance. Souvent, de grands personnages attendaient lĂ  patiemment pendant une heure. Et lui, assis Ă  son bureau, en correspondance avec la province et l’étranger, pouvant de ses bras Ă©tendus Ă©treindre le monde, rĂ©alisait enfin son ancien rĂȘve de force, se sentait le moteur intelligent d’une colossale machine qui remuait les royaumes et les empires.

Nantas sonna l’huissier qui gardait sa porte. Il paraissait soucieux.

« Germain, demanda-t-il, savez-vous si Madame est rentrée ? »

Et, comme l’huissier rĂ©pondait qu’il l’ignorait, il lui commanda de faire descendre la femme de chambre de Madame. Mais Germain ne se retirait pas.

« Pardon, Monsieur, murmura-t-il, il y a là M. le président du Corps législatif qui insiste pour entrer. »

Alors, il eut un geste d’humeur, en disant :

« Eh bien ! introduisez-le, et faites ce que je vous ai ordonné. »

La veille, sur une question capitale du budget, un discours de Nantas avait produit une impression telle, que l’article en discussion avait Ă©tĂ© envoyĂ© Ă  la commission, pour ĂȘtre amendĂ© dans le sens indiquĂ© par lui. AprĂšs la sĂ©ance, le bruit s’était rĂ©pandu que le ministre des Finances allait se retirer, et l’on dĂ©signait dĂ©jĂ  dans les groupes le jeune dĂ©putĂ© comme son successeur. Lui, haussait les Ă©paules : rien n’était fait, il n’avait eu avec l’empereur qu’un entretien sur des points spĂ©ciaux. Pourtant, la visite du prĂ©sident du Corps lĂ©gislatif pouvait ĂȘtre grosse de signification. Il parut secouer la prĂ©occupation qui l’assombrissait, il se leva et alla serrer les mains du prĂ©sident.

« Ah ! monsieur le duc[1], dit-il, je vous demande pardon. J’ignorais que vous fussiez lĂ ... Croyez que je suis bien touchĂ© de l’honneur que vous me faites. »

Un instant, ils causĂšrent Ă  bĂątons rompus, sur un ton de cordialitĂ©. Puis, le prĂ©sident, sans rien lĂącher de net, lui fit entendre qu’il Ă©tait envoyĂ© par l’empereur, pour le sonder. Accepterait-il le portefeuille des Finances, et avec quel programme ? Alors, lui, superbe de sang-froid, posa ses conditions. Mais, sous l’impassibilitĂ© de son visage, un grondement de triomphe montait. Enfin, il gravissait le dernier Ă©chelon, il Ă©tait au sommet. Encore un pas, il allait avoir toutes les tĂȘtes au-dessous de lui. Comme le prĂ©sident concluait, en disant qu’il se rendait Ă  l’instant mĂȘme chez l’empereur, pour lui communiquer le programme dĂ©battu, une petite porte donnant sur les appartements s’ouvrit, et la femme de chambre de Madame parut.

Nantas, tout d’un coup redevenu blĂȘme, n’acheva pas la phrase qu’il prononçait. Il courut Ă  cette femme, en murmurant :

« Excusez-moi, monsieur le duc... »

Et, tout bas, il l’interrogea. Madame Ă©tait donc sortie de bonne heure ? Avait-elle dit oĂč elle allait ? Quand devait-elle rentrer ? La femme de chambre rĂ©pondait par des paroles vagues, en fille intelligente qui ne veut pas se compromettre. Ayant compris la naĂŻvetĂ© de cet interrogatoire, il finit par dire simplement :

« DÚs que Madame rentrera, prévenez-la que je désire lui parler. »

Le duc, surpris, s’était approchĂ© d’une fenĂȘtre et regardait dans la cour. Nantas revint Ă  lui, en s’excusant de nouveau. Mais il avait perdu son sang-froid, il balbutia, il l’étonna par des paroles peu adroites.

« Allons, j’ai gĂątĂ© mon affaire, laissa-t-il Ă©chapper tout haut, lorsque le prĂ©sident ne fut plus lĂ . VoilĂ  un portefeuille qui va m’échapper. »

Et il resta dans un Ă©tat de malaise, coupĂ© d’accĂšs de colĂšre. Plusieurs personnes furent introduites. Un ingĂ©nieur avait Ă  lui prĂ©senter un rapport qui annonçait des bĂ©nĂ©fices Ă©normes dans une exploitation de mine. Un diplomate l’entretint d’un emprunt qu’une puissance voisine voulait ouvrir Ă  Paris. Des crĂ©atures dĂ©filĂšrent, lui rendirent des comptes sur vingt affaires considĂ©rables. Enfin, il reçut un grand nombre de ses collĂšgues de la Chambre ; tous se rĂ©pandaient en Ă©loges outrĂ©s sur son discours de la veille. Lui, renversĂ© au fond de son fauteuil, acceptait cet encens, sans un sourire. Le bruit de l’or continuait dans les bureaux voisins, une trĂ©pidation d’usine faisait trembler les murs, comme si on eĂ»t fabriquĂ© lĂ  tout cet or qui sonnait. Il n’avait qu’à prendre une plume pour expĂ©dier des dĂ©pĂȘches dont l’arrivĂ©e aurait rĂ©joui ou consternĂ© les marchĂ©s de l’Europe ; il pouvait empĂȘcher ou prĂ©cipiter la guerre, en appuyant ou en combattant l’emprunt dont on lui avait parlĂ© ; mĂȘme il tenait le budget de la France dans sa main, il saurait bientĂŽt s’il serait pour ou contre l’Empire. C’était le triomphe, sa personnalitĂ© dĂ©veloppĂ©e outre mesure devenait le centre autour duquel tournait un monde. Et il ne goĂ»tait point ce triomphe, ainsi qu’il se l’était promis. Il Ă©prouvait une lassitude, l’esprit autre part, tressaillant au moindre bruit. Lorsqu’une flamme, une fiĂšvre d’ambition satisfaite montait Ă  ses joues, il se sentait tout de suite pĂąlir comme si par-derriĂšre, brusquement, une main froide l’eĂ»t touchĂ© Ă  la nuque.

Deux heures s’étaient passĂ©es, et Flavie n’avait pas encore paru. Nantas appela Germain pour le charger d’aller chercher M. Danvilliers, si le baron se trouvait chez lui. RestĂ© seul, il marcha dans son cabinet, en refusant de recevoir davantage ce jour-lĂ . Peu Ă  peu, son agitation avait grandi. Évidemment, sa femme Ă©tait Ă  quelque rendez-vous. Elle devait avoir renouĂ© avec M. des Fondettes, qui Ă©tait veuf depuis six mois. Certes, Nantas se dĂ©fendait d’ĂȘtre jaloux ; pendant dix annĂ©es, il avait strictement observĂ© le traitĂ© conclu ; seulement, il entendait, disait-il, ne pas ĂȘtre ridicule. Jamais il ne permettrait Ă  sa femme de compromettre sa situation, en le rendant la moquerie de tous. Et sa force l’abandonnait, ce sentiment de mari qui veut simplement ĂȘtre respectĂ© l’envahissait d’un tel trouble, qu’il n’en avait pas Ă©prouvĂ© de pareil, mĂȘme lorsqu’il jouait les coups de cartes les plus hasardĂ©s, dans les commencements de sa fortune.

Flavie entra, encore en toilette de ville ; elle n’avait retirĂ© que son chapeau et ses gants. Nantas, dont la voix tremblait, lui dit qu’il serait montĂ© chez elle, si elle lui avait fait savoir qu’elle Ă©tait rentrĂ©e. Mais elle, sans s’asseoir, de l’air pressĂ© d’une cliente, eut un geste pour l’inviter Ă  se hĂąter.

« Madame, commença-t-il, une explication est devenue nĂ©cessaire entre nous... OĂč ĂȘtes-vous allĂ©e ce matin ? »

La voix frĂ©missante de son mari, la brutalitĂ© de sa question, la surprirent extrĂȘmement.

« Mais, rĂ©pondit-elle d’un ton froid, oĂč il m’a plu d’aller.

– Justement, c’est ce qui ne saurait me convenir dĂ©sormais, reprit-il en devenant trĂšs pĂąle. Vous devez vous souvenir de ce que je vous ai dit, je ne tolĂ©rerai pas que vous usiez de la libertĂ© que je vous laisse, de façon Ă  dĂ©shonorer mon nom. »

Flavie eut un sourire de souverain mépris.

« DĂ©shonorer votre nom, monsieur, mais cela vous regarde, c’est une besogne qui n’est plus Ă  faire. »

Alors, Nantas, dans un emportement fou, s’avança comme s’il voulait la battre, bĂ©gayant :

« Malheureuse, vous sortez des bras de M. des Fondettes... Vous avez un amant, je le sais.

– Vous vous trompez, dit-elle sans reculer devant sa menace, je n’ai jamais revu M. des Fondettes... Mais j’aurais un amant que vous n’auriez pas Ă  me le reprocher. Qu’est-ce que cela pourrait vous faire ? Vous oubliez donc nos conventions. »

Il la regarda un instant de ses yeux hagards ; puis, secouĂ© de sanglots, mettant dans son cri une passion longtemps contenue, il s’abattit Ă  ses pieds.

« Oh ! Flavie, je vous aime ! »

Elle, toute droite, s’écarta, parce qu’il avait touchĂ© le coin de sa robe. Mais le malheureux la suivait en se traĂźnant sur les genoux, les mains tendues.

« Je vous aime, Flavie, je vous aime comme un fou... Cela est venu je ne sais comment. Il y a des annĂ©es dĂ©jĂ . Et peu Ă  peu cela m’a pris tout entier. Oh ! j’ai luttĂ©, je trouvais cette passion indigne de moi, je me rappelais notre premier entretien... Mais, aujourd’hui, je souffre trop, il faut que je vous parle... »

Longtemps, il continua. C’était l’effondrement de toutes ses croyances. Cet homme qui avait mis sa foi dans la force, qui soutenait que la volontĂ© est le seul levier capable de soulever le monde, tombait anĂ©anti, faible comme un enfant, dĂ©sarmĂ© devant une femme. Et son rĂȘve de fortune rĂ©alisĂ©, sa haute situation conquise, il eĂ»t tout donnĂ©, pour que cette femme le relevĂąt d’un baiser au front. Elle lui gĂątait son triomphe. Il n’entendait plus l’or qui sonnait dans ses bureaux, il ne songeait plus au dĂ©filĂ© des courtisans qui venaient de le saluer, il oubliait que l’empereur, en ce moment, l’appelait peut-ĂȘtre au pouvoir. Ces choses n’existaient pas. Il avait tout, et il ne voulait que Flavie. Si Flavie se refusait, il n’avait rien.

« Écoutez, continua-t-il, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous... D’abord, c’est vrai, vous ne comptiez pas, je travaillais pour la satisfaction de mon orgueil. Puis, vous ĂȘtes devenue l’unique but de toutes mes pensĂ©es, de tous mes efforts. Je me disais que je devais monter le plus haut possible, afin de vous mĂ©riter. J’espĂ©rais vous flĂ©chir, le jour oĂč je mettrais Ă  vos pieds ma puissance. Voyez oĂč je suis aujourd’hui. N’ai-je pas gagnĂ© votre pardon ? Ne me mĂ©prisez plus, je vous en conjure ! »

Elle n’avait pas encore parlĂ©. Elle dit tranquillement :

« Relevez-vous, monsieur, on pourrait entrer. »

Il refusa, il la supplia encore. Peut-ĂȘtre aurait-il attendu, s’il n’avait pas Ă©tĂ© jaloux de M. des Fondettes. C’était un tourment qui l’affolait. Puis, il se fit trĂšs humble.

« Je vois bien que vous me mĂ©prisez toujours. Eh bien ! attendez, ne donnez votre amour Ă  personne. Je vous promets de si grandes choses, que je saurai bien vous flĂ©chir. Il faut me pardonner, si j’ai Ă©tĂ© brutal tout Ă  l’heure. Je n’ai plus la tĂȘte Ă  moi... Oh ! laissez-moi espĂ©rer que vous m’aimerez un jour !

– Jamais ! » prononça-t-elle avec Ă©nergie.

Et, comme il restait par terre, Ă©crasĂ©, elle voulut sortir. Mais, lui, la tĂȘte perdue, pris d’un accĂšs de rage, se leva et la saisit aux poignets. Une femme le braverait ainsi, lorsque le monde Ă©tait Ă  ses pieds ! Il pouvait tout, bouleverser les États, conduire la France Ă  son grĂ©, et il ne pourrait obtenir l’amour de sa femme ! Lui, si fort, si puissant, lui dont les moindres dĂ©sirs Ă©taient des ordres, il n’avait plus qu’un dĂ©sir, et ce dĂ©sir ne serait jamais contentĂ©, parce qu’une crĂ©ature, d’une faiblesse d’enfant, refusait ! Il lui serrait les bras, il rĂ©pĂ©tait d’une voix rauque :

« Je veux... Je veux...

– Et moi je ne veux pas », disait Flavie toute blanche et raidie dans sa volontĂ©.

La lutte continuait, lorsque le baron Danvilliers ouvrit la porte. À sa vue, Nantas lĂącha Flavie et s’écria :

« Monsieur, voici votre fille qui revient de chez son amant... Dites-lui donc qu’une femme doit respecter le nom de son mari, mĂȘme lorsqu’elle ne l’aime pas et que la pensĂ©e de son propre honneur ne l’arrĂȘte plus. »

Le baron, trĂšs vieilli, restait debout sur le seuil, devant cette scĂšne de violence. C’était pour lui une surprise douloureuse. Il croyait le mĂ©nage uni, il approuvait les rapports cĂ©rĂ©monieux des deux Ă©poux, pensant qu’il n’y avait lĂ  qu’une tenue de convenance. Son gendre et lui Ă©taient de deux gĂ©nĂ©rations diffĂ©rentes ; mais, s’il Ă©tait blessĂ© par l’activitĂ© peu scrupuleuse du financier, s’il condamnait certaines entreprises qu’il traitait de casse-cou, il avait dĂ» reconnaĂźtre la force de sa volontĂ© et sa vive intelligence. Et, brusquement, il tombait dans ce drame, qu’il ne soupçonnait pas.

Lorsque Nantas accusa Flavie d’avoir un amant, le baron, qui traitait encore sa fille mariĂ©e avec la sĂ©vĂ©ritĂ© qu’il avait pour elle Ă  dix ans, s’avança de son pas de vieillard solennel.

« Je vous jure qu’elle sort de chez son amant, rĂ©pĂ©tait Nantas, et vous la voyez ! elle est lĂ  qui me brave. »

Flavie, dĂ©daigneuse, avait tournĂ© la tĂȘte. Elle arrangeait ses manchettes, que la brutalitĂ© de son mari avait froissĂ©es. Pas une rougeur n’était montĂ©e Ă  son visage. Cependant, son pĂšre lui parlait.

« Ma fille, pourquoi ne vous dĂ©fendez-vous pas ? Votre mari dirait-il la vĂ©ritĂ© ? Auriez-vous rĂ©servĂ© cette derniĂšre douleur Ă  ma vieillesse ?... L’affront serait aussi pour moi ; car, dans une famille, la faute d’un seul membre suffit Ă  salir tous les autres. »

Alors, elle eut un mouvement d’impatience. Son pĂšre prenait bien son temps pour l’accuser ! Un instant encore, elle supporta son interrogatoire, voulant lui Ă©pargner la honte d’une explication. Mais, comme il s’emportait Ă  son tour, en la voyant muette et provocante, elle finit par dire :

« Eh ! mon pÚre, laissez cet homme jouer son rÎle... Vous ne le connaissez pas. Ne me forcez point à parler par respect pour vous.

– Il est votre mari, reprit le vieillard. Il est le pĂšre de votre enfant. »

Flavie s’était redressĂ©e, frĂ©missante.

« Non, non, il n’est pas le pĂšre de mon enfant... À la fin, je vous dirai tout. Cet homme n’est pas mĂȘme un sĂ©ducteur, car ce serait une excuse au moins, s’il m’avait aimĂ©e. Cet homme s’est simplement vendu et a consenti Ă  couvrir la faute d’un autre. »

Le baron se tourna vers Nantas, qui, livide, reculait.

« Entendez-vous, mon pĂšre ! reprenait Flavie avec plus de force, il s’est vendu, vendu pour de l’argent... Je ne l’ai jamais aimĂ©, il ne m’a jamais touchĂ©e du bout de ses doigts... J’ai voulu vous Ă©pargner une grande douleur, je l’ai achetĂ© afin qu’il vous mentĂźt... Regardez-le, voyez si je dis la vĂ©ritĂ©. »

Nantas se cachait la face entre les mains.

« Et, aujourd’hui, continua la jeune femme, voilĂ  qu’il veut que je l’aime... Il s’est mis Ă  genoux et il a pleurĂ©. Quelque comĂ©die sans doute. Pardonnez-moi de vous avoir trompĂ©, mon pĂšre ; mais, vraiment, est-ce que j’appartiens Ă  cet homme ?... Maintenant que vous savez tout, emmenez-moi. Il m’a violentĂ©e tout Ă  l’heure, je ne resterai pas ici une minute de plus. »

Le baron redressa sa taille courbée. Et, silencieux, il alla donner le bras à sa fille. Tous deux traversÚrent la piÚce, sans que Nantas fit un geste pour les retenir. Puis, à la porte, le vieillard ne laissa tomber que cette parole :

« Adieu, monsieur. »

La porte s’était refermĂ©e. Nantas restait seul, Ă©crasĂ©, regardant follement le vide autour de lui. Comme Germain venait d’entrer et de poser une lettre sur le bureau, il l’ouvrit machinalement et la parcourut des yeux. Cette lettre, entiĂšrement Ă©crite de la main de l’empereur, l’appelait au ministĂšre des Finances, en termes trĂšs obligeants. Il comprit Ă  peine. La rĂ©alisation de toutes ses ambitions ne le touchait plus. Dans les caisses voisines, le bruit de l’or avait augmentĂ© ; c’était l’heure oĂč la maison Nantas ronflait, donnant le branle Ă  tout un monde. Et lui, au milieu de ce labeur colossal qui Ă©tait son oeuvre, dans l’apogĂ©e de sa puissance, les yeux stupidement fixĂ©s sur l’écriture de l’empereur, poussa cette plainte d’enfant, qui Ă©tait la nĂ©gation de sa vie entiĂšre :

« Je ne suis pas heureux... Je ne suis pas heureux... »

Il pleurait, la tĂȘte tombĂ©e sur son bureau, et ses larmes chaudes effaçaient la lettre qui le nommait ministre.

IV

Depuis dix-huit mois que Nantas Ă©tait ministre des Finances, il semblait s’étourdir par un travail surhumain. Au lendemain de la scĂšne de violence qui s’était passĂ©e dans son cabinet, il avait eu avec le baron Danvilliers une entrevue ; et, sur les conseils de son pĂšre, Flavie avait consenti Ă  rentrer au domicile conjugal. Mais les Ă©poux ne s’adressaient plus la parole, en dehors de la comĂ©die qu’ils devaient jouer devant le monde. Nantas avait dĂ©cidĂ© qu’il ne quitterait pas son hĂŽtel. Le soir, il amenait ses secrĂ©taires et expĂ©diait chez lui la besogne.

Ce fut l’époque de son existence oĂč il fit les plus grandes choses. Une voix lui soufflait des inspirations hautes et fĂ©condes. Sur son passage, un murmure de sympathie et d’admiration s’élevait. Mais lui restait insensible aux Ă©loges. On eĂ»t dit qu’il travaillait sans espoir de rĂ©compense, avec la pensĂ©e d’entasser les oeuvres dans le but unique de tenter l’impossible. Chaque fois qu’il montait plus haut, il consultait le visage de Flavie. Est-ce qu’elle Ă©tait touchĂ©e enfin ? Est-ce qu’elle lui pardonnait son ancienne infamie, pour ne plus voir que le dĂ©veloppement de son intelligence ? Et il ne surprenait toujours aucune Ă©motion sur le visage muet de cette femme, et il se disait, en se remettant au travail : « Allons ! je ne suis point assez haut pour elle, il faut monter encore, monter sans cesse. » Il entendait forcer le bonheur, comme il avait forcĂ© la fortune. Toute sa croyance en sa force lui revenait, il n’admettait pas d’autre levier en ce monde, car c’est la volontĂ© de la vie qui a fait l’humanitĂ©. Quand le dĂ©couragement le prenait parfois, il s’enfermait pour que personne ne pĂ»t se douter des faiblesses de sa chair. On ne devinait ses luttes qu’à ses yeux plus profonds, cerclĂ©s de noir, et oĂč brĂ»lait une flamme intense.

La jalousie le dĂ©vorait maintenant. Ne pas rĂ©ussir Ă  se faire aimer de Flavie, Ă©tait un supplice ; mais une rage l’affolait, lorsqu’il songeait qu’elle pouvait se donner Ă  un autre. Pour affirmer sa libertĂ©, elle Ă©tait capable de s’afficher avec M. des Fondettes. Il affectait donc de ne point s’occuper d’elle, tout en agonisant d’angoisse Ă  ses moindres absences. S’il n’avait pas craint le ridicule, il l’aurait suivie lui-mĂȘme dans les rues. Ce fut alors qu’il voulut avoir prĂšs d’elle une personne dont il achĂšterait le dĂ©vouement.

On avait conservĂ© Mlle Chuin dans la maison. Le baron Ă©tait habituĂ© Ă  elle. D’autre part, elle savait trop de choses pour qu’on pĂ»t s’en dĂ©barrasser. Un moment, la vieille fille avait eu le projet de se retirer avec les vingt mille francs que Nantas lui avait comptĂ©s, au lendemain de son mariage. Mais sans doute elle s’était dit que la maison devenait bonne pour y pĂȘcher en eau trouble. Elle attendait donc une nouvelle occasion, ayant fait le calcul qu’il lui fallait encore une vingtaine de mille francs, si elle voulait acheter Ă  Roinville, son pays, la maison du notaire, qui avait fait l’admiration de sa jeunesse.

Nantas n’avait pas Ă  se gĂȘner avec cette vieille fille, dont les mines confites en dĂ©votion ne pouvaient plus le tromper. Pourtant, le matin oĂč il la fit venir dans son cabinet et oĂč il lui proposa nettement de le tenir au courant des moindres actions de sa femme, elle feignit de se rĂ©volter, en lui demandant pour qui il la prenait.

« Voyons, mademoiselle, dit-il impatientĂ©, je suis trĂšs pressĂ©, on m’attend. AbrĂ©geons, je vous prie. »

Mais elle ne voulait rien entendre, s’il n’y mettait des formes. Ses principes Ă©taient que les choses ne sont pas laides en elles-mĂȘmes, qu’elles le deviennent ou cessent de l’ĂȘtre, selon la façon dont on les prĂ©sente.

« Eh bien ! reprit-il, il s’agit, mademoiselle, d’une bonne action... Je crains que ma femme ne me cache certains chagrins. Je la vois triste depuis quelques semaines, et j’ai songĂ© Ă  vous, pour obtenir des renseignements.

– Vous pouvez compter sur moi, dit-elle alors avec une effusion maternelle. Je suis dĂ©vouĂ©e Ă  Madame, je ferai tout pour son honneur et le vĂŽtre... DĂšs demain, nous veillerons sur elle. »

Il lui promit de la rĂ©compenser de ses services. Elle se fĂącha d’abord. Puis, elle eut l’habiletĂ© de le forcer Ă  fixer une somme : il lui donnerait dix mille francs, si elle lui fournissait une preuve formelle de la bonne ou de la mauvaise conduite de Madame. Peu Ă  peu, ils en Ă©taient venus Ă  prĂ©ciser les choses.

DĂšs lors, Nantas se tourmenta moins. Trois mois s’écoulĂšrent, il se trouvait engagĂ© dans une grosse besogne, la prĂ©paration du budget. D’accord avec l’empereur, il avait apportĂ© au systĂšme financier d’importantes modifications. Il savait qu’il serait vivement attaquĂ© Ă  la Chambre, et il lui fallait prĂ©parer une quantitĂ© considĂ©rable de documents. Souvent il veillait des nuits entiĂšres. Cela l’étourdissait et le rendait patient. Quand il voyait Mlle Chuin, il l’interrogeait d’une voix brĂšve. Savait-elle quelque chose ? Madame avait-elle fait beaucoup de visites ? S’était-elle particuliĂšrement arrĂȘtĂ©e dans certaines maisons ? Mlle Chuin tenait un journal dĂ©taillĂ©. Mais elle n’avait encore recueilli que des faits sans importance. Nantas se rassurait, tandis que la vieille clignait les yeux parfois, en rĂ©pĂ©tant que, bientĂŽt peut-ĂȘtre, elle aurait du nouveau.

La vĂ©ritĂ© Ă©tait que Mlle Chuin avait fortement rĂ©flĂ©chi. Dix mille francs ne faisaient pas son compte, il lui en fallait vingt mille, pour acheter la maison du notaire. Elle eut d’abord l’idĂ©e de se vendre Ă  la femme, aprĂšs s’ĂȘtre vendue au mari. Mais elle connaissait Madame, elle craignit d’ĂȘtre chassĂ©e au premier mot. Depuis longtemps, avant mĂȘme qu’on la chargeĂąt de cette besogne, elle l’avait espionnĂ©e pour son compte, en se disant que les vices des maĂźtres sont la fortune des valets ; et elle s’était heurtĂ©e Ă  une de ces honnĂȘtetĂ©s d’autant plus solides, qu’elles s’appuient sur l’orgueil. Flavie gardait de sa faute une rancune Ă  tous les hommes. Aussi Mlle Chuin se dĂ©sespĂ©rait-elle, lorsqu’un jour elle rencontra M. des Fondettes. Il la questionna si vivement sur sa maĂźtresse, qu’elle comprit tout d’un coup qu’il la dĂ©sirait follement, brĂ»lĂ© par le souvenir de la minute oĂč il l’avait tenue dans ses bras. Et son plan fut arrĂȘtĂ© : servir Ă  la fois le mari et l’amant, lĂ  Ă©tait la combinaison de gĂ©nie.

Justement, tout venait Ă  point. M. des Fondettes, repoussĂ©, dĂ©sormais sans espoir, aurait donnĂ© sa fortune pour possĂ©der encore cette femme qui lui avait appartenu. Ce fut lui qui, le premier, tĂąta Mlle Chuin. Il la revit, joua le sentiment, en jurant qu’il se tuerait, si elle ne l’aidait pas. Au bout de huit jours, aprĂšs une grande dĂ©pense de sensibilitĂ© et de scrupules, l’affaire Ă©tait faite : il donnerait dix mille francs, et elle, un soir, le cacherait dans la chambre de Flavie.

Le matin, Mlle Chuin alla trouver Nantas.

« Qu’avez-vous appris ? » demanda-t-il en pĂąlissant.

Mais elle ne prĂ©cisa rien d’abord. Madame avait pour sĂ»r une liaison. MĂȘme elle donnait des rendez-vous.

« Au fait, au fait », rĂ©pĂ©tait-il, furieux d’impatience.

Enfin, elle nomma M. des Fondettes.

« Ce soir, il sera dans la chambre de Madame.

– C’est bien, merci », balbutia Nantas.

Il la congĂ©dia du geste, il avait peur de dĂ©faillir devant elle. Ce brusque renvoi l’étonnait et l’enchantait, car elle s’était attendue Ă  un long interrogatoire, et elle avait mĂȘme prĂ©parĂ© ses rĂ©ponses, pour ne pas s’embrouiller. Elle fit une rĂ©vĂ©rence, elle se retira, en prenant une figure dolente.

Nantas s’était levĂ©. DĂšs qu’il fut seul, il parla tout haut.

« Ce soir... Dans sa chambre... »

Et il portait les mains Ă  son crĂąne, comme s’il l’avait entendu craquer. Ce rendez-vous, donnĂ© au domicile conjugal, lui semblait monstrueux d’impudence. Il ne pouvait se laisser outrager ainsi. Ses poings de lutteur se serraient, une rage le faisait rĂȘver d’assassinat. Pourtant, il avait Ă  finir un travail. Trois fois, il se rassit devant son bureau, et trois fois un soulĂšvement de tout son corps le remit debout ; tandis que, derriĂšre lui, quelque chose le poussait, un besoin de monter sur-le-champ chez sa femme, pour la traiter de catin. Enfin, il se vainquit, il se remit Ă  la besogne, en jurant qu’il les Ă©tranglerait, le soir. Ce fut la plus grande victoire qu’il remporta jamais sur lui-mĂȘme.

L’aprĂšs-midi, Nantas alla soumettre Ă  l’empereur le projet dĂ©finitif du budget. Celui-ci lui ayant fait quelques objections, il les discuta avec une luciditĂ© parfaite. Mais il lui fallut promettre de modifier toute une partie de son travail. Le projet devait ĂȘtre dĂ©posĂ© le lendemain.

« Sire, je passerai la nuit », dit-il.

Et, en revenant, il pensait : « Je les tuerai Ă  minuit, et j’aurai ensuite jusqu’au jour pour terminer ce travail. »

Le soir, au dĂźner, le baron Danvilliers causa prĂ©cisĂ©ment de ce projet de budget, qui faisait grand bruit. Lui, n’approuvait pas toutes les idĂ©es de son gendre en matiĂšre de finances. Mais il les trouvait trĂšs larges, trĂšs remarquables. Pendant qu’il rĂ©pondait au baron, Nantas, Ă  plusieurs reprises, crut surprendre les yeux de sa femme fixĂ©s sur les siens. Souvent, maintenant, elle le regardait ainsi. Son regard ne s’attendrissait pas, elle l’écoutait simplement et semblait chercher Ă  lire au-delĂ  de son visage. Nantas pensa qu’elle craignait d’avoir Ă©tĂ© trahie. Aussi fit-il un effort pour paraĂźtre d’esprit dĂ©gagĂ© : il causa beaucoup, s’éleva trĂšs haut, finit par convaincre son beau-pĂšre, qui cĂ©da devant sa grande intelligence. Flavie le regardait toujours ; et une mollesse Ă  peine sensible avait un instant passĂ© sur sa face.

Jusqu’à minuit, Nantas travailla dans son cabinet. Il s’était passionnĂ© peu Ă  peu, plus rien n’existait que cette crĂ©ation, ce mĂ©canisme financier qu’il avait lentement construit, rouage Ă  rouage, au travers d’obstacles sans nombre. Quand la pendule sonna minuit, il leva instinctivement la tĂȘte. Un grand silence rĂ©gnait dans l’hĂŽtel. Tout d’un coup, il se souvint, l’adultĂšre Ă©tait lĂ , au fond de cette ombre et de ce silence. Mais ce fut pour lui une peine que de quitter son fauteuil : il posa la plume Ă  regret, fit quelques pas comme pour obĂ©ir Ă  une volontĂ© ancienne, qu’il ne retrouvait plus. Puis, une chaleur lui empourpra la face, une flamme alluma ses yeux. Et il monta Ă  l’appartement de sa femme.

Ce soir-lĂ , Flavie avait congĂ©diĂ© de bonne heure sa femme de chambre. Elle voulait ĂȘtre seule. Jusqu’à minuit, elle resta dans le petit salon qui prĂ©cĂ©dait sa chambre Ă  coucher. AllongĂ©e sur une causeuse, elle avait pris un livre ; mais, Ă  chaque instant, le livre tombait de ses mains, et elle songeait, les yeux perdus. Son visage s’était encore adouci, un sourire pĂąle y passait par moments.

Elle se leva en sursaut. On avait frappé.

« Qui est là ?

– Ouvrez », rĂ©pondit Nantas.

Ce fut pour elle une si grande surprise, qu’elle ouvrit machinalement. Jamais son mari ne s’était ainsi prĂ©sentĂ© chez elle. Il entra, bouleversĂ© ; la colĂšre l’avait repris, en montant. Mlle Chuin, qui le guettait sur le palier, venait de lui murmurer Ă  l’oreille que M. des Fondettes Ă©tait lĂ  depuis deux heures. Aussi ne montra-t-il aucun mĂ©nagement.

« Madame, dit-il, un homme est caché dans votre chambre. »

Flavie ne répondit pas tout de suite, tellement sa pensée était loin. Enfin, elle comprit.

« Vous ĂȘtes fou, monsieur », murmura-t-elle.

Mais, sans s’arrĂȘter Ă  discuter, il marchait dĂ©jĂ  vers la chambre. Alors, d’un bond, elle se mit devant la porte, en criant :

« Vous n’entrerez pas... Je suis ici chez moi, et je vous dĂ©fends d’entrer ! »

Frémissante, grandie, elle gardait la porte. Un instant, ils restÚrent immobiles, sans une parole, les yeux dans les yeux. Lui, le cou tendu, les mains en avant, allait se jeter sur elle, pour passer.

« Ôtez-vous de lĂ , murmura-t-il d’une voix rauque. Je suis plus fort que vous, j’entrerai quand mĂȘme.

– Non, vous n’entrerez pas, je ne veux pas. »

Follement, il répétait :

« Il y a un homme, il y a un homme... »

Elle, ne daignant mĂȘme pas lui donner un dĂ©menti, haussait les Ă©paules. Puis, comme il faisait encore un pas :

« Eh bien ! mettons qu’il y ait un homme, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Ne suis-je pas libre ? »

Il recula devant ce mot qui le cinglait comme un soufflet. En effet, elle Ă©tait libre. Un grand froid le prit aux Ă©paules, il sentit nettement qu’elle avait le rĂŽle supĂ©rieur, et que lui jouait lĂ  une scĂšne d’enfant malade et illogique. Il n’observait pas le traitĂ©, sa stupide passion le rendait odieux. Pourquoi n’était-il pas restĂ© Ă  travailler dans son cabinet ? Le sang se retirait de ses joues, une ombre d’indicible souffrance blĂȘmit son visage. Lorsque Flavie remarqua le bouleversement qui se faisait en lui, elle s’écarta de la porte, tandis qu’une douceur attendrissait ses yeux.

« Voyez », dit-elle simplement.

Et elle-mĂȘme entra dans la chambre, une lampe Ă  la main, tandis que Nantas demeurait sur le seuil. D’un geste, il lui avait dit que c’était inutile, qu’il ne voulait pas voir. Mais elle, maintenant, insistait. Comme elle arrivait devant le lit, elle souleva les rideaux, et M. des Fondettes apparut, cachĂ© derriĂšre. Ce fut pour elle une telle stupeur, qu’elle eut un cri d’épouvante.

« C’est vrai, balbutia-t-elle Ă©perdue, c’est vrai, cet homme Ă©tait lĂ ... Je l’ignorais, oh ! sur ma vie, je vous le jure ! »

Puis, par un effort de volontĂ©, elle se calma, elle parut mĂȘme regretter ce premier mouvement qui venait de la pousser Ă  se dĂ©fendre.

« Vous aviez raison, monsieur, et je vous demande pardon », dit-elle à Nantas, en tùchant de retrouver sa voix froide.

Cependant, M. des Fondettes se sentait ridicule. Il faisait une mine sotte, il aurait donnĂ© beaucoup pour que le mari se fĂąchĂąt. Mais Nantas se taisait. Il Ă©tait simplement devenu trĂšs pĂąle. Quand il eut reportĂ© ses regards de M. des Fondettes Ă  Flavie, il s’inclina devant cette derniĂšre ; en prononçant cette seule phrase :

« Madame, excusez-moi, vous ĂȘtes libre. »

Et il tourna le dos, il s’en alla. En lui, quelque chose venait de se casser ; seul, le mĂ©canisme des muscles et des os fonctionnait encore. Lorsqu’il se retrouva dans son cabinet, il marcha droit Ă  un tiroir oĂč il cachait un revolver. AprĂšs avoir examinĂ© cette arme, il dit tout haut, comme pour prendre un engagement formel vis-Ă -vis de lui-mĂȘme :

« Allons, c’est assez, je me tuerai tout Ă  l’heure. »

Il remonta la lampe qui baissait, il s’assit devant son bureau et se remit tranquillement Ă  la besogne. Sans une hĂ©sitation, au milieu du grand silence, il continua la phrase commencĂ©e. Un Ă  un, mĂ©thodiquement, les feuillets s’entassaient. Deux heures plus tard, lorsque Flavie, qui avait chassĂ© M. des Fondettes, descendit pieds nus pour Ă©couter Ă  la porte du cabinet, elle n’entendit que le petit bruit de la plume craquant sur le papier. Alors, elle se pencha, elle mit un oeil au trou de la serrure. Nantas Ă©crivait toujours avec le mĂȘme calme, son visage exprimait la paix et la satisfaction du travail tandis qu’un rayon de la lampe allumait le canon du revolver, prĂšs de lui.

V

La maison attenante au jardin de l’hĂŽtel Ă©tait maintenant la propriĂ©tĂ© de Nantas, qui l’avait achetĂ©e Ă  son beau-pĂšre. Par un caprice, il dĂ©fendait d’y louer l’étroite mansarde, oĂč, pendant deux mois, il s’était dĂ©battu contre la misĂšre, lors de son arrivĂ©e Ă  Paris. Depuis sa grande fortune, il avait Ă©prouvĂ©, Ă  diverses reprises, le besoin de monter s’y enfermer pour quelques heures. C’était lĂ  qu’il avait souffert, c’était lĂ  qu’il voulait triompher. Lorsqu’un obstacle se prĂ©sentait, il aimait aussi Ă  y rĂ©flĂ©chir, Ă  y prendre les grandes dĂ©terminations de sa vie. Il y redevenait ce qu’il Ă©tait autrefois. Aussi, devant la nĂ©cessitĂ© du suicide, Ă©tait-ce dans cette mansarde qu’il avait rĂ©solu de mourir.

Le matin, Nantas n’eut fini son travail que vers huit heures. Craignant que la fatigue ne l’assoupĂźt, il se lava Ă  grande eau. Puis, il appela successivement plusieurs employĂ©s, pour leur donner des ordres. Lorsque son secrĂ©taire fut arrivĂ©, il eut avec lui un entretien : le secrĂ©taire devait porter sur-le-champ le projet de budget aux Tuileries, et fournir certaines explications, si l’empereur soulevait des objections nouvelles. DĂšs lors, Nantas crut avoir assez fait. Il laissait tout en ordre, il ne partirait pas comme un banqueroutier frappĂ© de dĂ©mence. Enfin, il s’appartenait, il pouvait disposer de lui, sans qu’on l’accusĂąt d’égoĂŻsme et de lĂąchetĂ©.

Neuf heures sonnĂšrent. Il Ă©tait temps. Mais, comme il allait quitter son cabinet, en emportant le revolver, il eut une derniĂšre amertume Ă  boire. Mlle Chuin se prĂ©senta pour toucher les dix mille francs promis. Il la paya, et dut subir sa familiaritĂ©. Elle se montrait maternelle, elle le traitait un peu comme un Ă©lĂšve qui a rĂ©ussi. S’il avait encore hĂ©sitĂ©, cette complicitĂ© honteuse l’aurait dĂ©cidĂ© au suicide. Il monta vivement et, dans sa hĂąte, laissa la clĂ© sur la porte.

Rien n’était changĂ©. Le papier avait les mĂȘmes dĂ©chirures, le lit, la table et la chaise se trouvaient toujours lĂ , avec leur odeur de pauvretĂ© ancienne. Il respira un moment cet air qui lui rappelait les luttes d’autrefois. Puis, il s’approcha de la fenĂȘtre et il aperçut la mĂȘme Ă©chappĂ©e de Paris, les arbres de l’hĂŽtel, la Seine, les quais, tout un coin de la rive droite, oĂč le flot des maisons roulait, se haussait, se confondait, jusqu’aux lointains du PĂšre-Lachaise.

Le revolver Ă©tait sur la table boiteuse, Ă  portĂ©e de sa main. Maintenant, il n’avait plus de hĂąte, il Ă©tait certain que personne ne viendrait et qu’il se tuerait Ă  sa guise. Il songeait et se disait qu’il se retrouvait au mĂȘme point que jadis, ramenĂ© au mĂȘme lieu, dans la mĂȘme volontĂ© du suicide. Un soir dĂ©jĂ , Ă  cette place, il avait voulu se casser la tĂȘte ; il Ă©tait trop pauvre alors pour acheter un pistolet, il n’avait que le pavĂ© de la rue, mais la mort Ă©tait quand mĂȘme au bout. Ainsi, dans l’existence, il n’y avait donc que la mort qui ne trompĂąt pas, qui se montrĂąt toujours sĂ»re et toujours prĂȘte. Il ne connaissait qu’elle de solide, il avait beau chercher, tout s’était continuellement effondrĂ© sous lui, la mort seule restait une certitude. Et il Ă©prouva le regret d’avoir vĂ©cu dix ans de trop. L’expĂ©rience qu’il avait faite de la vie, en montant Ă  la fortune et au pouvoir, lui paraissait puĂ©rile. À quoi bon cette dĂ©pense de volontĂ©, Ă  quoi bon tant de force produite, puisque, dĂ©cidĂ©ment, la volontĂ© et la force n’étaient pas tout ? Il avait suffi d’une passion pour le dĂ©truire, il s’était pris sottement Ă  aimer Flavie, et le monument qu’il bĂątissait, craquait, s’écroulait comme un chĂąteau de cartes, emportĂ© par l’haleine d’un enfant. C’était misĂ©rable, cela ressemblait Ă  la punition d’un Ă©colier maraudeur, sous lequel la branche casse, et qui pĂ©rit par oĂč il a pĂ©chĂ©. La vie Ă©tait bĂȘte, les hommes supĂ©rieurs y finissaient aussi platement que les imbĂ©ciles.

Nantas avait pris le revolver sur la table et l’armait lentement. Un dernier regret le fit mollir une seconde, Ă  ce moment suprĂȘme. Que de grandes choses il aurait rĂ©alisĂ©es, si Flavie l’avait compris ! Le jour oĂč elle se serait jetĂ©e Ă  son cou, en lui disant : « Je t’aime ! » ce jour-lĂ , il aurait trouvĂ© un levier pour soulever le monde. Et sa derniĂšre pensĂ©e Ă©tait un grand dĂ©dain de la force, puisque la force, qui devait tout lui donner, n’avait pu lui donner Flavie.

Il leva son arme. La matinĂ©e Ă©tait superbe. Par la fenĂȘtre grande ouverte, le soleil entrait, mettant un Ă©veil de jeunesse dans la mansarde. Au loin, Paris commençait son labeur de ville gĂ©ante. Nantas appuya le canon sur sa tempe.

Mais la porte s’était violemment ouverte, et Flavie entra. D’un geste, elle dĂ©tourna le coup, la balle alla s’enfoncer dans le plafond. Tous deux se regardaient. Elle Ă©tait si essoufflĂ©e, si Ă©tranglĂ©e, qu’elle ne pouvait parler. Enfin, tutoyant Nantas pour la premiĂšre fois, elle trouva le mot qu’il attendait, le seul mot qui pĂ»t le dĂ©cider Ă  vivre :

« Je t’aime ! cria-t-elle Ă  son cou, sanglotante, arrachant cet aveu Ă  son orgueil, Ă  tout son ĂȘtre domptĂ©, je t’aime parce que tu es fort ! »

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