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Spiritisme

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Marcel Schwob, nĂ© Ă  Chaville (Seine-et-Oise, aujourd'hui Hauts-de-Seine) le 23 aoĂ»t 1867 et mort Ă  Paris le 26 fĂ©vrier 1905, est un Ă©crivain français — conteur, poĂšte, traducteur, Ă©rudit — proche des symbolistes.

Spiritisme

Je trouvai sur ma table, en rentrant, une invitation du Cercle Spirite. Nous avions jouĂ© au poker, et il Ă©tait trĂšs tard. NĂ©anmoins je fus tentĂ© par la curiositĂ© ; le programme annonçait un spectacle distinguĂ©, une Ă©vocation surprenante d'esprits. Il me passa par la tĂȘte l'envie de causer avec une demi-douzaine de cĂ©lĂ©britĂ©s disparues. Je n'avais jamais vu de sĂ©ance spirite, et je n'Ă©tais pas fĂąchĂ© de cette occasion. Quoique j'Ă©prouvasse un certain picotement des paupiĂšres, un tremblement assez caractĂ©risĂ© des mains, et que mon cerveau me parĂ»t noyĂ© dans un brouillard suffisamment fumeux, je crus pouvoir affronter la conversation et je prĂ©parai mentalement quelques «colles» pour les Ăąmes qui manqueraient de mĂ©moire.

Le Cercle Spirite est un endroit singulier. On vous débarrasse de votre canne à l'entrée, de peur que vous frappiez à contretemps. Lorsque j'arrivai, la séance était déjà fort avancée. Il y avait autour d'une table en noyer une dizaine d'individus, les uns trÚs chevelus, les autres trÚs chauves, qui avaient la mine excitée. Sur un guéridon, à droite, une soucoupe renversée était marquée des lettres de l'alphabet crayonnées au charbon. Une personne pùle se tenait au milieu, un carnet d'une main, un crayon de l'autre. Je reconnus Stéphane Winnicox, le banquier Colliwobles, Herr Professor Zahnweh. Je fus frappé de l'absence de linge, des redingotes qui semblaient boutonnées sans boutons et des yeux qui fleuraient l'absinthe.

Comme je m'asseyais sur une chaise qui, apparemment, n'Ă©tait animĂ©e d'aucun mouvement, l'un des individus me toucha l'Ă©paule et m'apprit que la personne pĂąle qui tenait un carnet se nommait M. MĂ©dium. Je le remerciai poliment, et je le remis aussitĂŽt. C'Ă©tait un de mes anciens camarades de collĂšge - non pas l'un des plus forts. Il avait eu l'habitude autrefois de rythmer la classe avec des roulements de pieds. Je le lui rappelai, et il sourit d'un air de supĂ©rioritĂ© en me disant que ces bruits devaient ĂȘtre attribuĂ©s aux Esprits Frappeurs.

Un autre membre du Cercle, qui portait une rosette multicolore, mais dont le col de chemise semblait s'ĂȘtre converti par une progression de teinture lente en prolongement de son habit, me proposa d'Ă©voquer quelques-unes de mes connaissances. J'acceptai, et, me dirigeant vers la table, je demandai Ă  haute voix si Gerson Ă©tait prĂ©sent.

Il y eut un chuchotement parmi les membres du Cercle. M. MĂ©dium me regarda fixement, et je crus voir qu'on demandait des renseignements Ă  mon camarade.

- Nous ne savons, me dit M. MĂ©dium, si M. Gerson sera libre ce soir. Vous ĂȘtes bien sĂ»r qu'il est mort ?...

- Il doit ĂȘtre, rĂ©pondis-je, dans la situation d'un chien noyĂ© depuis plusieurs annĂ©es au bord d'une rive dĂ©savantageuse, car le cimetiĂšre des Innocents n'Ă©tait pas, Ă  cette Ă©poque, en fort bon Ă©tat.

Les amis de M. MĂ©dium et M. MĂ©dium lui-mĂȘme parurent surpris. Mon camarade me demanda si ce n'Ă©tait pas Ivry que je voulais dire.

- Peut-ĂȘtre que c'est Ivry, peut-ĂȘtre que c'est le PĂšre-la-Chaise, - je n'en sais rien, dis-je. Il doit connaĂźtre cela mieux que moi. Je ne suis pas de premiĂšre force sur la topographie de Paris.

M. Médium s'assit, planta son crayon debout sur le carnet, tandis que nous restions muets autour de lui. Puis, tout à coup, il fut pris d'une danse de Saint-Guy et son crayon fournit l'assortiment de signes le plus hétéroclite que j'aie jamais vu. Il considéra ce grimoire et déclara que les Esprits étaient allés chercher M. Gerson, qui viendrait bientÎt en personne spirituelle.

Nous attendßmes quelques minutes, lorsque la table se mit peu à peu à craquer et à gémir ; ce qui signifiait, me dit mon camarade dans l'oreille, que M. Gerson était arrivé et qu'il désirait répondre à mes questions.

Mais M. Médium s'avança et demanda premiÚrement d'une voix forte si M. Gerson était mort depuis longtemps, s'il était disposé à nous dire depuis combien de temps et s'il voudrait bien convenir de frapper cinq coups par année - afin d'abréger le calcul - avec les pieds de derriÚre de la table, ce qui nous permettrait de connaßtre le chiffre.

M. Gerson, qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© une personne vigoureuse dans son temps, se mit immĂ©diatement en devoir de rĂ©pondre, et fit exĂ©cuter Ă  la table une sĂ©rie de sauts-de-mouton sur ses pieds de devant. Les pieds de derriĂšre frappaient le plancher d'une maniĂšre prodigieuse. Ma tĂȘte aurait Ă©clatĂ© s'il m'avait fallu compter les coups ; mais M. MĂ©dium les suivait avec une habitude consommĂ©e en hochant la tĂȘte d'un air entendu.

Au bout d'une heure et demie environ, la table donna des signes évidents de fatigue : on ne l'entendait pas souffler, mais M. Gerson devait avoir les bras rompus et les derniers coups ressemblaient au petit bruit d'une pipe qu'on fait claquer sur l'ongle, M. Médium nous dit qu'il avait enregistré le nombre extraordinaire de 2 255, ce qui donnait quatre cent cinquante et un ans coup pour coup.

Il me demanda ensuite si je désirais savoir le mois, le jour et l'heure ; mais je préférai y renoncer.

Je m'avançai vers la table habitée par M. Gerson, et je lui dis, d'une voix trÚs douce :

- Monsieur Gerson, je suppose que vous me comprenez, mĂȘme si je ne parle pas latin. Il y a une question qui me tourmente beaucoup. Pouvez-vous me dire si vous ĂȘtes vraiment l'auteur de l'Imitation, ou si c'est un de vos amis ?

Gerson ne rĂ©pondit pas aussitĂŽt, parce que M. MĂ©dium Ă©tait en train de passer avec lui une sĂ©rie de conventions alphabĂ©tiques. Une fois la communication Ă©tablie, la table s'abaissa un certain nombre de fois, puis s'arrĂȘta.

M. Médium nous dit que ces frappements représentaient la syllabe BU. Mon camarade suggéra Bucéphale, en rassemblant tous ses souvenirs classiques ; mais je lui rappelai que c'était le cheval d'Alexandre, et, quelques versions de Quinte-Curce pesant sur sa conscience, il ne dit plus rien, jusqu'à ce qu'il s'écriùt, d'un ton triomphant : «Buridan, c'est de l'époque !»

La table prit un mouvement giratoire prononcĂ©, M. MĂ©dium nous dit que c'Ă©tait sa façon de secouer la tĂȘte. Elle n'avait mĂȘme pas l'air flattĂ©. «Ce qui prouve, dit quelqu'un, en faveur de l'histoire de l'Ăąne !»

Mon camarade proposa de nouveau : Budée. Mais un savant de l'assistance l'informa que Budaeus n'avait pu composer l'Imitation, pour l'excellente raison qu'il était né cent ans aprÚs.

Là-dessus, il se tut pour de bon. Puis M. Médium ayant remarqué des indices de loquacité dans la table, les développa subitement et en tira la syllabe TOR.

Le monsieur savant nous dit qu'il ne connaissait aucun personnage de ce nom et qu'il Ă©tait extrĂȘment improbable que l'Imitation fut l'oeuvre d'un oiseau. Toutefois la table rĂ©pĂ©ta avec complaisance : Butor, butor, butor, jusqu'au moment oĂč le monsieur savant Ă©mit la conjecture que nous Ă©tions victimes des esprits de tous les suppĂŽts de la FĂȘte des Fous, contre laquelle Gerson avait prĂȘchĂ©.

DÚs lors, il se produisit un effroyable vacarme. La table se cabra ; les chaises tournoyÚrent sur un pied ; le guéridon exécuta une sarabande, et la soucoupe, évoluant avec habileté, vint aplatir le nez de différents membres du Cercle.

M. Médium nous dit que les esprits étant agités ce soir ne voudraient plus parler, et il éteignit le gaz de l'établissement.

AprĂšs avoir tĂątonnĂ© dans l'escalier trĂšs Ă©troit, je retournais me coucher, lorsque je fus accostĂ© par mon camarade. Il me dit que son hĂŽtel devait ĂȘtre fermĂ©, et me demanda si je ne pouvais pas le recevoir. Je l'emmenai et je le couchai dans ma chambre, sur un divan matelassĂ©.

SitÎt que je fus au lit, je m'endormis d'un profond sommeil. Au bout d'un temps, il me sembla voir de la lumiÚre et entendre souffler. Je me dressai : mon camarade, en chemise, agenouillé devant le guéridon de nuit le caressait à petits coups de main, en murmurant : «Là - oh là ! ch-t ch-t»

- Qu'est-ce que tu fais ? criai-je.

- C'est le guĂ©ridon qui tourne, dit-il, j'essaie de le calmer. - Ah ! tu veux tourner ; tu ne veux pas t'arrĂȘter... - Oust, par la fenĂȘtre !

Le guéridon vola contre les vitres.

Je lui dis : «Voyons, il est inutile de causer avec les meubles. Les meubles n'ont pas d'oreilles. On ne peut pas expostuler avec eux. Ne dérange pas mon mobilier. Les meubles les mieux fabriqués n'entendront jamais raison». Mais il continua, posément, sans répondre. AprÚs avoir fait ch-ch-t, pendant quelque temps, il caressa la table, voulut la calmer, puis, saisi de fureur, la précipita par les carreaux. Je l'entendis se briser sur le pavé.

Je lui dis Ă  nouveau : «À quoi cela sert-il ? Laisse, oh ! laisse-moi mon armoire Ă  glace, ma table de toilette. Je te garantis leur moralitĂ©. Elles ne tournent jamais. Elles ne t'Ă©couteront pas, - ne les jette pas dans la rue !»

Il ne rĂ©pondit rien, parla Ă  l'armoire et l'envoya se fracasser sur le trottoir, dit quelques mots Ă  la toilette, puis la projeta vers le balcon. Enfin il devint giroyant lui-mĂȘme, s'invectiva, les yeux hagards, essaya de s'empĂȘcher de tourner, et d'un seul blond s'envoya Ă  travers la croisĂ©e, la tĂȘte la premiĂšre, dans le vide.

C'est le seul spirite que j'ai vu mourir. J'espÚre qu'ils ne détruisent pas toujours leur mobilier auparavant. Je regrette beaucoup le mien. Il était de pure époque Louis XV. En tout cas, je suis heureux de pouvoir prier les Cercles Spirites, par la voie de ce papier, d'expédier dorénavant leurs invitations ailleurs que chez moi.