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Une Canaille

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UNE CANAILLE

À Robert de VillehervĂ©.

Quand le chroniqueur LaverniĂ© eut expliquĂ© que son ex-ami Laurianne le traitait couramment de canaille Ă  cause d’un service que lui, LaverniĂ©, avait derniĂšrement rendu audit Laurianne, il y en eut qui s’étonnĂšrent, d’autres qui hochĂšrent la tĂȘte, d’un air fixĂ© et entendu de gens blasĂ©s sur les surprises de l’existence et que ses petites vilenies n’en sont plus Ă  faire rĂȘver.

— Il y a service et service, dĂ©clara cependant Christian Lestenet, il ne s’agit que de s’entendre.

— Oh ! c’est bien simple, dit trĂšs sĂ©rieusement LaverniĂ©, j’ai couchĂ© avec une maĂźtresse Ă  lui.

Lestenet Ă©clata de rire et appliqua une claque sonore sur la cuisse du journaliste en le traitant d’aimable farceur ; mais le poĂšte Georges Lahrier, qui Ă©tait philosophe Ă  ses moments perdus, dit simplement :

— Eh ! ne blaguons pas sans savoir ! D’abord, c’est toujours l’obliger que dĂ©barrasser un ami d’une femme qui l’avait trompĂ©. VoilĂ  dĂ©jĂ  qui tombe sous le sens.

— Parbleu ! exclama LaverniĂ©, et puis enfin, si je l’ai fait, c’est parce que l’ami lui-mĂȘme m’avait engagĂ© Ă  le faire. Oh ! mon cas est assez spĂ©cial, mais il n’a en soi rien d’extraordinaire, Ă©tant basĂ© sur l’éternelle niaiserie humaine et ce besoin de forfanterie qui est la premiĂšre manifestation de la bĂȘtise, comme l’instinct de la conservation est la premiĂšre manifestation de l’intelligence. Avez-vous un quart d’heure Ă  perdre ? L’histoire vaut assez la peine d’ĂȘtre Ă©coutĂ©e et il y a profit Ă  tirer de la morale qui s’en dĂ©gage.

— Bah ! dit Fabrice, un quart d’heure ! on peut toujours risquer cela !

— D’autant, rĂ©pliqua le jeune homme, que vous en serez quittes pour m’enlever la parole si cette histoire vous embĂȘte, comme celle du petit navire qui n’avait jamais naviguĂ©.

Et ayant fait revenir un plateau de bocks mousseux, en prĂ©vision d’une narration un peu longue, LaverniĂ© parla comme suit :

Il y avait plus de dix ans que nous nous tutoyions, quand nous avons cessé de nous voir, Laurianne et moi, il y a six mois de cela.

Je l’avais connu au Quartier, Ă  l’époque oĂč je faisais mon droit. Ce n’était certes pas un aigle, mais c’était un bon garçon, en sorte qu’il m’avait plu tout de suite et que je continuai Ă  le voir assidĂ»ment, une fois les Ă©tudes terminĂ©es. Laurianne m’aimait beaucoup aussi et c’était rare qu’il laissĂąt s’écouler la semaine sans donner un coup de pied jusqu’au journal, en sortant de son ministĂšre, comme dans la chanson du BrĂ©silien. Il arrivait, prenait une chaise, et dĂ©vorait silencieusement les journaux, s’interrompant de temps en temps pour jeter un coup d’Ɠil furtif sur ma copie, ou pour compter des yeux la quantitĂ© de feuilles noircies alignĂ©es devant moi, cĂŽte Ă  cĂŽte. Timide, de cette timiditĂ© puĂ©rile des gens qui se savent un peu bornĂ©s et se sentent dans un milieu qui n’est pas le leur, il Ă©tait sage comme une petite fille, parlait tout bas, comme dans une Ă©glise, et reniflait pendant des heures, par crainte d’attirer l’attention en se mouchant. Enfin, la pĂąture quotidienne achevĂ©e et le paraphe posĂ© au bas de la derniĂšre page, nous descendions au boulevard, prendre Ă  une terrasse quelconque le vermouth de l’amitiĂ©.

Le plus souvent, ces jours-lĂ , nous passions la soirĂ©e ensemble ; Laurianne me prenait sous le bras et m’entraĂźnait jusque chez lui, place du thĂ©Ăątre, Ă  Montmartre, oĂč nous dĂźnions en camarades, moi, Laurianne et la maĂźtresse de Laurianne. Mes enfants, une rude fille, cristi ! Des carnations !
 Un vrai Rubens ! Je l’avais prise en amitiĂ© Ă  cause de ses belles couleurs et aussi de son bon caractĂšre ; et, de fait, il Ă©tait impossible de rĂ©aliser mieux que cette fille le type idĂ©al de la femme d’ami. Pas de nerfs ! Toujours de bonne humeur ! Je n’ai jamais rencontrĂ© – j’ai pourtant connu bien des femmes – de camarade plus charmante et plus gaie.

Nous jouions ensemble comme des gosses ; je lui pinçais le gras des bras, ou les hanches, et elle m’envoyait des taloches que je lui rendais avec usure, tandis que Laurianne, la pipe à la bouche, criait :

— N’aie pas peur, LaverniĂ©, vas-y ; tape dessus ; la bĂȘte est dure !

J’ai toujours aimĂ© ces jeux de brute.

II

Un soir, comme en sortant de table j’avais emmenĂ© Laurianne prendre un bock dans une brasserie du boulevard Clichy, je ne sais quelle idĂ©e me prit de lui dire Ă  brĂ»le-pourpoint :

— Ah ! c’est Ă©gal, AngĂšle est vraiment une belle fille !

Bon, ne voilĂ -t-il pas mon bonhomme qui me regarde fixement et me demande si elle me plaisait.

Je lui dis :

— Elle me plaüt sans me plaire ; qu’est-ce que tu veux qu’Angùle me plaise dùs l’instant qu’elle est avec toi ? Je la trouve belle fille, voilà tout. En voilà encore une question !

Il reprit :

— Ah ! je vais te dire ; c’est parce que si quelquefois tu avais envie de coucher avec, il ne faudrait pas te gĂȘner.

Je le regardai, Ă  mon tour.

— Ah çà ! lui dis-je, qu’est-ce qui te prend ? Est-ce que je te parle de ça, moi ? Je te dis que je trouve AngĂšle une belle fille, tu me rĂ©ponds : « Il ne faut pas te gĂȘner ! » Elle est bien bonne ! Comme s’il ne me suffisait pas qu’elle soit la femme d’un camarade pour que je n’aie jamais pensĂ© Ă  voir en elle autre chose qu’une camarade !

— Mon cher, fit alors Laurianne, je te connais depuis assez longtemps, n’est-ce pas, pour savoir Ă  qui j’ai affaire ; ce n’est donc pas de ça qu’il s’agit. Je n’en suis pas moins pour ce que je te disais : ne te gĂȘne pas si le cƓur t’en dit. D’abord, AngĂšle, en voilĂ  assez comme ça ; six mois de liaison, merci bien ! je n’ai pas beaucoup l’habitude de m’éterniser dans le collage ; et puis enfin si tu as peur de me fĂącher, mon vieux, tu peux ĂȘtre tranquille : celle-lĂ  qui me fera brouiller avec un ami de dix ans n’est pas encore prĂšs d’ĂȘtre fondue.

Je rĂ©pondis Ă  Laurianne qu’il me faisait suer avec ses bravades, qu’il avait Ă©tĂ© dĂ©coupĂ© sur le mĂȘme patron que les autres et que si je lui jouais le tour de le prendre au mot, il me le reprocherait toute sa vie, en quoi, du reste, il n’aurait pas tout Ă  fait tort. Mais lĂ -dessus il s’emballa, monta comme une soupe au lait et se mit Ă  jeter les hauts cris en me demandant si je le prenais pour un idiot.

— Je ne te prends pas pour un idiot, lui expliquai-je ; je te dis ce que je sais trĂšs bien et toi aussi, c’est que tu parles depuis une heure pour le plaisir de parler. La femme d’un ami est une chose sacrĂ©e : on la regarde, mais on n’y touche pas ; c’est une question de dĂ©licatesse Ă©lĂ©mentaire et un principe dont tu ne sortiras pas.

— Ça dĂ©pend des maniĂšres de voir, fit Laurianne d’un air dĂ©gagĂ©.

— Eh ! dis-je, que viens-tu me chanter lĂ  ! Il n’y a pas lĂ -dessus trente-six maniĂšres de voir ; la femme d’un ami est sa chose, son bien, comme sa montre ou son porte-monnaie, et je ne vois pas qu’il y ait moins de malhonnĂȘtetĂ© Ă  lui dĂ©rober l’un que l’autre. Pour mon compte, si jamais je pinçais un ami, fĂ»t-ce le plus ancien et le meilleur, Ă  me tromper avec ma maĂźtresse, je lui casserais les reins sans l’ombre d’un scrupule, persuadĂ© d’ailleurs que toi-mĂȘme


Mais il m’interrompit :

— Alors, tout de bon, tu te figures que je pourrais hĂ©siter un moment entre un vieux camarade d’enfance comme voilĂ  toi, et AngĂšle, que j’ai ramassĂ©e je ne sais plus oĂč et qui n’est jamais qu’une grue, pour en finir ?

— Ne parle donc pas comme ça, lui dis-je ; AngĂšle est une brave et une excellente fille, qui s’est toujours bien conduite avec toi et qui a plus Ă  se plaindre de toi que tu n’as Ă  te plaindre d’elle. Ce que tu viens de dire est une lĂąchetĂ©.

Il comprit qu’il avait lĂąchĂ© un mot de trop, car il rougit lĂ©gĂšrement.

— Enfin, conclut-il, c’est bien simple : si tu tiens le moins du monde Ă  AngĂšle, prends-la ; laisse-la si tu n’en veux pas, mais sois sĂ»r que je me fiche de l’un comme de l’autre. Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journĂ©e Ă  la campagne, ce qui fait qu’AngĂšle sera seule. À bon entendeur, salut ! Tu feras ce que tu voudras.

Et là-dessus, nous nous séparùmes.

III

Ceci se passait un jeudi.

Le dimanche, – ce fut comme un fait exprĂšs, – je m’éveillai plus tĂŽt qu’à l’ordinaire, et tout de suite l’idĂ©e d’AngĂšle m’arriva. Car enfin, il faut bien dire la vĂ©ritĂ© : Laurianne, en me demandant « si elle me plaisait », ne m’avait pas posĂ© une question si bĂȘte ; elle me plaisait certainement, elle me plaisait mĂȘme beaucoup. Vous comprenez, on a beau ne plus ĂȘtre un gamin et avoir passĂ© l’ñge oĂč l’on tombe en extase devant les figures de cire des devantures de perruquiers, vous, moi, tous enfin, tant que nous sommes, nous n’en avons pas moins, comme dit le poĂšte, le cochon qui nous dort dans l’ñme et auquel il n’en faut pas lourd pour s’éveiller. Or, je ne sais rien de dangereux comme ces jeux de mains avec les femmes ; ça vous fiche dedans, avant mĂȘme qu’on ait eu le temps d’y penser, et c’est tout justement ce qui m’était arrivĂ© avec la femme de Laurianne : Ă  force de lui lancer des calottes pour rire et de la bousculer dans les coins, j’avais fini, non, si vous voulez, par en devenir amoureux, mais tout au moins par la dĂ©sirer violemment.

Naturellement j’avais gardĂ© cela pour moi ; mais depuis le jour de notre entrevue, j’avais vĂ©cu dans un Ă©tat d’hĂ©sitation et de perplexitĂ© extrĂȘme, tellement cet imbĂ©cile m’avait bouleversĂ© les idĂ©es avec ses airs d’indiffĂ©rence. C’est vrai, les histoires de lassitude rapide, les protestations de satiĂ©tĂ© et de dĂ©sintĂ©ressement, tout cela avait Ă©tĂ© dit avec une telle apparence de sincĂ©ritĂ© que, ma foi, je m’y Ă©tais presque laissĂ© prendre.

Je restai donc une grande demi-heure Ă  me retourner d’un flanc sur l’autre en me demandant ce que j’allais faire, conservant toujours dans l’oreille l’écho de la phrase de Laurianne : « Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journĂ©e Ă  la campagne, ce qui fait qu’AngĂšle sera seule », Ă©galement partagĂ© entre le dĂ©sir de la femme et le dĂ©sir non moins ardent de m’épargner une action dont, malgrĂ© tous mes raisonnements et mes tentatives de conciliation avec ma propre conscience, je sentais bien que je me repentirais plus tard.

Toujours la vieille histoire d’Hercule entre la vertu et la voluptĂ©.

Et, en somme, le cas Ă©tait embarrassant : car, d’une part, si j’ai Ă©tĂ© crĂ©Ă© avec la rĂ©pugnance innĂ©e des petites saletĂ©s de l’espĂšce en question, d’autre part j’ai toujours pensĂ© que l’homme ne pouvait rien tant regretter au monde que d’avoir manquĂ© par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eĂ»t pu avoir.

Pour en finir, je me dĂ©cidai brusquement. Je sautai Ă  bas de mon lit, je mis mon pantalon et mes bottes et je filai d’une seule traite Ă  Montmartre, priant le bon Dieu pour que Laurianne y fĂ»t et le diable pour qu’il n’y fĂ»t pas.

Ce fut le diable qui m’écouta.

Angùle vint m’ouvrir.

— Tiens, c’est toi !

(Parce qu’il faut vous dire que nous nous tutoyions.)

— Oui, dis-je tranquillement, c’est moi ; comme je passais dans le quartier, je suis montĂ© vous dire bonjour.

— Tu es bien aimable, reprit-elle ; seulement, tu sais, Charles n’y est pas. Il est allĂ© Ă  la campagne et il ne reviendra que demain. Ça ne fait rien, entre tout de mĂȘme.

J’entrai.

Elle Ă©tait encore en tout matin, n’ayant sur elle qu’une mĂ©chante camisole et un jupon qui, Ă  chaque pas qu’elle faisait, lui dessinait les jambes Ă  travers la chemise. Moi, naturellement, j’avais pris une figure de circonstance, l’air dĂ©sappointĂ© du monsieur qui a ratĂ© une rencontre. Du reste, il m’arrivait une chose sur laquelle je n’avais pas comptĂ© : un embarras d’écolier de septiĂšme, que je ne m’étais jusqu’alors connu devant aucune femme et qui me prenait tout Ă  coup devant cette bonne fille rĂ©jouie avec laquelle, depuis prĂšs de six mois, je m’étais si peu gĂȘnĂ© de jouer avec des dĂ©licatesses de porc-Ă©pic.

Expliquez ça si vous le pouvez, mais pour un rien je fusse rentrĂ© me coucher. Heureusement, l’idĂ©e que ma visite suivie d’un retrait prĂ©cipitĂ© serait rapportĂ©e Ă  Laurianne le lendemain, et que je pourrais servir de cible aux moqueries de cet imbĂ©cile, me rendit toute mon Ă©nergie.

Brusquant les choses, je demandai Ă  AngĂšle oĂč elle comptait dĂ©jeuner.

— Ma foi, fit-elle, je n’en sais rien.

— Eh bien, habille-toi, lui dis-je ; je te paye Ă  dĂ©jeuner au moulin de Sannois.

Elle sauta de joie ; je vis le moment oĂč elle allait m’embrasser, puis elle tourna les talons et disparut comme un coup de vent.

Pendant un quart d’heure, vingt minutes, je l’entendis chanter en s’habillant, de l’autre cĂŽtĂ© de la cloison, et j’en conclus, ce que j’avais toujours pensĂ©, que la pauvre fille, avec Laurianne, n’avait guĂšre de distractions. Bref, Ă  midi, nous Ă©tions Ă  table, et Ă  deux heures la jeune AngĂšle, que j’avais confortablement grisĂ©e, bavardait comme une petite pie, en riant de tout sans savoir pourquoi.

Je jugeai donc le moment venu de proposer une excursion.

Elle accepta immédiatement, se leva de table, et, devenue soudain sérieuse, vint remettre son chapeau devant la glace, aprÚs quoi elle prit mon bras.

Je connaissais aux environs un coin de forĂȘt fait Ă  plaisir pour les mystĂ©rieuses promenades des amoureux. Je l’y entraĂźnai sournoisement ; elle, bonne fille, ne voyait rien, marchait toujours, sans dĂ©fiance ; incapable, d’ailleurs, de rĂ©unir deux idĂ©es de suite. Ce ne fut que quand elle vit autour d’elle l’ombre Ă©paisse de la forĂȘt qu’elle parut enfin se reconnaĂźtre.

Elle eut un mouvement de recul :

— OĂč donc nous mĂšnes-tu ? demanda-t-elle.

Je la regardai.

Elle comprit.

— Oh ! dit-elle, non, non ; je ne veux pas, allons-nous-en !

Elle voulut fuir, mais je la renversai sur mon bras.

— Voyons, lui dis-je, tu es une folle. Reste ici ! Qu’est-ce que ça te fait ?

Elle se dĂ©battit, jeta un cri – un cri que j’éteignis aussitĂŽt. Elle Ă©tait sans force, impuissante.

Ce fut une rĂ©sistance d’une minute, au bout de laquelle mon Laurianne avait reçu la juste rĂ©compense de son stupide entĂȘtement.

J’appris alors d’AngĂšle elle-mĂȘme qu’elle m’aimait depuis longtemps dĂ©jĂ , ce qui me surprit sans m’étonner, attendu que nous autres gens de presse nous avons toujours eu l’honneur d’arriver dans la considĂ©ration des femmes immĂ©diatement aprĂšs les cabotins.

Je vous prie de croire que la constatation de ce fait est exempte de toute vanité.

IV

Nous passĂąmes une journĂ©e charmante dans la solitude du tĂȘte-Ă -tĂȘte, ou, pour mieux dire, du bouche Ă  bouche, et nous ne revĂźnmes Ă  Paris qu’assez tard. Nous avions pris le dernier train du soir, un train bourrĂ© de canotiers dont les hurlements furieux nous arrivaient par les glaces baissĂ©es, mĂȘlĂ©s au roulement du wagon. J’avais fait le voyage sans mot dire, enfoncĂ© dans mon coin, maussade, mĂ©content, malade de cette triste rĂ©action des sens qui suit l’apaisement du dĂ©sir. Pourtant, je ramenai AngĂšle jusqu’à sa porte, oĂč je l’embrassai une derniĂšre fois avec toute la conviction que j’y pus mettre et oĂč nous prĂźmes rendez-vous pour le lendemain.

Ce mĂȘme lendemain, comme je flĂąnais sur le boulevard, quelqu’un m’emprisonna les coudes par derriĂšre et hurla de façon Ă  ameuter la foule :

— Tiens, tu es donc sorti de Mazas !

Et Ă  cette fine plaisanterie, sentant d’une lieue son Laurianne, je n’eus pas besoin de me retourner pour rĂ©pondre en toute assurance :

— Comment vas-tu, espĂšce d’imbĂ©cile ?

Nous causùmes ; il avait passé son bras sous le mien, et nous marchions doucement, cÎte à cÎte ; Laurianne, retour de la campagne, était gai comme un pinson, et il me narra en détails tous les plaisirs de sa journée.

Je répondis :

— Allons, tant mieux ; comme ça, nous ne nous serons ennuyĂ©s ni l’un ni l’autre.

Je n’avais pas sans un petit battement de cƓur lĂąchĂ© cette dĂ©claration ; mais Laurianne n’y vit que du feu.

— Ah ! fit-il curieusement, qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai fait, dis-je, ce que tu m’avais conseillĂ© de faire.

— Moi ?

Il s’était arrĂȘtĂ© net, et il attachait sur le mien un Ɠil rond et stupĂ©fait de poule qui a trouvĂ© vingt sous.

— Je ne sais pas ce que tu veux me dire ! je ne t’ai rien conseillĂ© du tout !

Je repris :

— Mais si, mon vieux ! tu sais bien, à propos d’Angùle ?

— D’Angùle ?

— Eh oui, parbleu, d’AngĂšle ! Voyons, rappelle-toi donc, jeudi, Ă  la brasserie. Fichtre ! tu as la mĂ©moire courte !

Lui, cependant, cherchait toujours.

— D’AngĂšle, d’AngĂšle ? Je veux ĂȘtre pendu


Mais brusquement.

— Ah oui ! Eh bien ?

— Eh bien, dĂ©clarai-je, ça y est !

— Bah ! fit-il tranquillement ; c’est vrai ?

— Parfaitement vrai. Comme tu m’y avais engagĂ©, je suis allĂ© chez toi hier, j’ai emmenĂ© AngĂšle Ă  Sannois, je l’ai grisĂ©e comme une petite caille, et tout s’est passĂ© le mieux du monde. C’est, maintenant, pour avoir l’honneur de te remercier.

Il m’avait Ă©coutĂ©, trĂšs calme, un mince sourire au coin des lĂšvres.

— Tu la fais bien, dit-il d’un air malin.

Je bondis.

— Quoi, je la fais bien ? Tu crois que c’est une blague ?

Il sourit :

— Tiens !


— Ah ! par exemple, m’écriai-je, ceci est bien la chose du monde Ă  laquelle je m’attendais le moins ! Et sur quoi te bases-tu, je te prie, pour croire Ă  une plaisanterie ?

— D’abord, si c’était vrai, rĂ©pondit Laurianne, tu ne viendrais pas me le dire ; et puis ensuite, mon vieux, tu sais, le jour oĂč AngĂšle me trompera, ce ne sera pas avec toi.

— TrĂšs bien ! dis-je ; voilĂ  une pierre dans mon jardin que je suis ravi d’y recevoir : elle m’enlĂšverait mon dernier remords si j’en eusse conservĂ© quelqu’un ! Rien de tel comme un coup de fer rouge sur l’amour-propre pour cicatriser les scrupules ! DĂ©cidĂ©ment, tu as pour moi toutes les prĂ©venances. Donc, voilĂ  qui est bien compris : non seulement AngĂšle n’a pas Ă©tĂ© Ă  moi, mais encore elle n’est pas pour moi ; c’est dur, mais enfin, c’est comme ça ; et je n’ai plus, dans ces conditions, qu’à te fĂ©liciter comme tu le mĂ©rites.

Sur quoi, voyant venir trois heures, je serrai la main de Laurianne et m’en fus retrouver Angùle qui m’attendait devant ma porte.

V

Pendant un mois, les choses continuĂšrent de ce train. Deux, trois, quatre fois la semaine, plus ou moins, AngĂšle m’arrivait sans prĂ©venir ; nous passions la journĂ©e ensemble, aprĂšs quoi je filais au journal, oĂč souvent je trouvais Laurianne m’attendant depuis un quart d’heure en fumant des cigarettes dans la salle de rĂ©daction. Naturellement nous rentrions dĂźner, puis nous achevions la soirĂ©e dans une brasserie du quartier, et tout cela n’avait rien que de trĂšs agrĂ©able. C’était une liaison en rĂšgle, Ă  l’ennui prĂšs.

Malheureusement tout a une fin. Un jour qu’AngĂšle Ă©tait chez moi, nous fĂ»mes brusquement arrachĂ©s Ă  la douceur de l’intimitĂ© par un violent coup de sonnette qui nous fit sauter comme des carpes. AngĂšle me souffla :

— Ne bouge pas !

Je rĂ©pondis d’un simple mouvement de tĂȘte ; et nous demeurĂąmes immobiles, la bouche ouverte, dans l’attente d’un nouvel appel. Il y eut un instant de calme, puis, de nouveau, un carillon effroyable Ă©branla le silence profond de l’appartement, en mĂȘme temps qu’une voix criait de l’autre cĂŽtĂ© de la porte :

— Ouvre, LaverniĂ©, c’est moi !

— Ô mon Dieu, murmura Angùle, c’est la voix de Charles !

— Oui, dis-je.

Et je sautai du lit.

AngÚle, affolée, criait :

— Rodolphe, n’y va pas, je t’en prie !

Mais, comme bien vous pensez, je ne l’écoutai pas ; je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte, et, en chemise, les pieds nus, la main sur la serrure :

— C’est toi, Laurianne ? demandai-je.

— Oui, rĂ©pondit Laurianne.

J’ouvris.

Laurianne entra comme une bombe, rouge comme un coq, les yeux hors de la tĂȘte.

— Angùle est ici ! hurla-t-il.

Je le regardai.

— Certainement elle est ici, dis-je ; il y a un mois que nous couchons ensemble, et je ne te l’ai pas cachĂ©.

Mais il parut n’avoir pas entendu, et, les lùvres blanches de colùre :

— MisĂ©rable, balbutia-t-il, sale canaille ! VoilĂ  comment tu te conduis avec un ami de dix ans !

Je lui Ă©clatai de rire au nez.

— Elle est bien bonne ! m’écriai-je. Est-ce que j’ai fait autre chose que ce que tu m’as conseillĂ© de faire ? Tu me l’as assez dit, pourtant, de ne pas me gĂȘner et d’en prendre Ă  mon aise ! Et « en voilĂ  assez d’AngĂšle ! » et « je n’ai pas beaucoup l’habitude de m’éterniser dans le collage ! » et « crois-tu que j’hĂ©siterai jamais entre un camarade et une grue ! » et patati et patata ! J’ai pris ça pour argent comptant, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Si tu as parlĂ© trop vite, tant pis pour toi !

Il m’écoutait, l’Ɠil fou, les paupiĂšres battantes.

— Si j’ai parlĂ© ainsi, fit-il, c’est que j’avais mes raisons pour parler ainsi, et tu aurais dĂ» le comprendre !

Je me mis Ă  rire :

— Oui, oui, je la connais celle-là. Eh bien, mon cher, je n’ai pas compris ; tu m’as offert une femme qui me plaisait, je l’ai prise ; je n’ai pas d’autre explication à te donner.

Il demeura un instant sans rĂ©pondre, comme suffoquĂ© par la fureur. Enfin, il lui revint assez de salive aux lĂšvres pour lui permettre de me traiter de saligaud, m’accuser d’ĂȘtre venu chez lui manger son pain, et me lancer un certain nombre d’épithĂštes que je n’ai pas besoin de rapporter ici. Moi, lĂ -dessus, la colĂšre commença Ă  me gagner. Je me contins, toutefois.

— Écoute, Laurianne, lui dis-je, tu vas me ficher la paix, et tout de suite, ou nous allons nous fñcher pour de bon. Voilà un quart d’heure que tu me tiens en chemise, je commence à attraper froid. En voilà assez comme ça ; si tu viens m’insulter chez moi, je t’empoigne par la peau du cou et je te flanque à travers l’escalier ! Qui est-ce qui m’a fichu une moule pareille !

Ça aurait dĂ» le calmer, n’est-ce pas ? Ah bien oui, je t’en souhaite ; le voilĂ  qui s’emballe, perd la tĂȘte, se met Ă  m’invectiver et finit par m’accuser de vivre de l’argent d’AngĂšle ! Oh dame, alors, moi je ne me connais plus, je lui lance une double paire de gifles, qui lui retourne successivement le nez du cĂŽtĂ© cour et du cĂŽtĂ© jardin, et je l’envoie, d’une poussĂ©e, promener Ă  l’étage au-dessous.

J’étais furieux.

Je rentrai donc et je dis Ă  AngĂšle :

— Ma chĂšre enfant, voici ce qui se passe : M. Laurianne, qui avait la chance immĂ©ritĂ©e d’avoir pour maĂźtresse une belle et bonne fille, n’a rien trouvĂ© de mieux Ă  faire que de me pousser de force dans tes bras, en me demandant comme un service de le dĂ©barrasser de toi : voilĂ . Tu roules des yeux comme des meules, je comprends ça, mais en fin de compte tel est le fait. Je lui ai, comme tu n’es pas sans le savoir, rendu le service qu’il sollicitait de ma complaisance, et je suis devenu ton amant, pour son plus grand bien, pour le mien, et pour le tien Ă©galement, je l’espĂšre. Aujourd’hui, averti – par qui ? je n’en sais rien – d’un Ă©tat de choses que je n’avais, d’ailleurs, pas pris le soin de lui dissimuler, M. Laurianne m’arrive comme un Ă©pileptique et me couvre de reproches et d’injures. Aux reproches, j’ai opposĂ© autant d’objections dictĂ©es par la sagesse mĂȘme, mais aux injures j’ai simplement rĂ©pondu par une magistrale calotte. Le rĂ©sultat de ce petit vaudeville tout intime, c’est que Laurianne, inĂ©vitablement, va te flanquer Ă  la porte. Or, comme je ne vois aucune espĂšce de raison pour te faire payer de ton pain et de ton lit les faveurs dont tu as bien voulu me gratifier, tu vas rentrer purement et simplement chez toi, tu y feras un paquet de tes frusques, tu viendras me reprendre pour dĂźner et nous nous mettrons ensemble : ça durera ce que ça durera.

Elle se montra touchĂ©e de cette proposition, m’embrassa les larmes aux yeux et s’en alla.

Je l’attendis une heure, puis deux, puis trois : elle ne rentra ni düner ni coucher.

Le lendemain seulement, en me levant, je reçus une lettre d’elle, m’avisant que je n’eusse plus Ă  compter sur ses visites, tout Ă©tant fini entre nous. Suivait le rĂ©cit d’une scĂšne qu’elle avait eue avec Laurianne, Ă  son retour : scĂšne grotesque, s’il en fut, et qui terminait dignement l’épopĂ©e. Laurianne s’était traĂźnĂ© Ă  genoux avec des sanglots et des cris, la suppliant de ne plus me voir, lui jurant pardon et oubli, l’appelant son amour, sa joie, sa suprĂȘme consolation, et cĂŠtera, et cĂŠtera ; le tout entremĂȘlĂ© de promesses de mariage et de menace de se jeter par la fenĂȘtre.

C’était d’un bĂȘte Ă  faire pleurer.

Je fourrai la lettre dans ma poche et pris bravement mon parti de mon veuvage prĂ©maturĂ©, non sans vouer un fond de secrĂšte reconnaissance Ă  l’excellente crĂ©ature qui m’avait procurĂ© six semaines d’une liaison sans fatigue, agrĂ©ablement couronnĂ©e d’une rupture sans tiraillement !

Quant Ă  Laurianne, il ne m’a jamais pardonnĂ©, ce qui m’est suprĂȘmement Ă©gal, et c’est depuis ce temps qu’il me traite de canaille, ce qui m’est plus Ă©gal encore.

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