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Une martyre

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Léon BLOY, écrivain français né à Périgueux le 11 juillet 1846, décédé à Bourg-la-Reine le 3 novembre 1917.

Oeuvres principales : Le Désespéré (1886), Histoires désobligeantes (1894), La Femme pauvre (1897).

Une martyre

- Ainsi donc, monsieur mon gendre, c'est bien vrai qu'aucune considĂ©ration religieuse ne saurait agir sur votre Ăąme. Vous n'attendrez mĂȘme pas Ă  demain pour faire vos saletĂ©s, je le prĂ©vois trop.

Vous n'aurez aucune pitié de cette pauvre enfant, élevée jusqu'à ce jour dans la pureté des anges, et que vous allez ternir de votre souffle de reptile. Enfin, mon Dieu ! que votre volonté s'accomplisse et que votre saint nom soit béni dans tous les siÚcles des siÚcles !

- Amen, répondit Georges en allumant un cigare. Une derniÚre fois, ma chÚre belle-mÚre, soyez assurée de ma reconnaissance éternelle. Je compte infiniment sur vos priÚres et je n'oublierai pas, croyez-le, vos exhortations ; bonsoir.

Le train se mettait en marche. Mme Durable, restée sur le quai, regarda fuir le rapide qui emportait dans la direction du Midi les nouveaux mariés.

Houleuse encore des émotions de cette journée, mais l'oeil sec autant qu'un émail qui sort du four, elle tapotait nerveusement le trottoir du bout de son parapluie.

Supputant avec rage les immolations et les sacrifices, elle se disait, la chÚre ùme, que c'était vraiment bien dur de n'avoir vécu, depuis vingt ans, que pour cette ingrate fille qui l'abandonnait ainsi, dÚs la premiÚre heure de son mariage, pour suivre un étranger manifestement dénué de pudeur qui allait sans doute, presque aussitÎt, la profaner de ses attouchements impudiques.

- Ah ! oui, pour sûr, on en avait de l'agrément, avec les enfants ! Songez, donc, monsieur, - elle s'adressait presque inconsciemment au sous-chef de gare qui s'était rapproché d'elle pour l'exhorter civilement à disparaßtre, - songez qu'on les met au monde avec des douleurs abominables dont vous ne pouvez vous faire une idée, on les élÚve dans la crainte de Dieu, on tùche de les rendre semblables à des anges pour qu'ils soient dignes de chanter indéfiniment aux pieds de l'Agneau. On prie pour eux sans relùche nuit et jour, pendant un tiers de la vie. On s'inflige, pour le bien de ces tendres ùmes, des pénitences dont la seule pensée fait frémir. Et voilà la récompense ! La voilà bien ! On est abandonnée, plantée là comme une guenille, comme une épluchure, aussitÎt qu'apparaßt un polisson d'homme qu'on a eu la sottise de recevoir, parce qu'il avait l'air d'un bon chrétien, et qui en abusa tout de suite pour souiller un coeur innocent, pour suggérer d'impures visions, pour faire croire, si j'ose le dire, à une jeune personne élevée dans la plus saine ignorance, que les sales caresses d'un époux de chair lui donneraient une joie plus vive que les chastes effusions de la tendresse d'une mÚre... Et vous voyez ce qui arrive, monsieur, vous pourrez en rendre témoignage au jour du jugement ! Je suis quittée, délaissée, trahie, seule au monde, sans consolation et sans espérance. Mettez-vous donc à ma place.

- Madame, répondit l'employé, je vous prie de croire que je compatis à votre chagrin. Mais j'ai le devoir de vous faire observer que les exigences du service ne permettent pas de vous laisser stationner ici plus longtemps. Je vous prie donc, à mon grand regret, de vouloir bien vous retirer.

La mÚre douloureuse, ainsi congédiée, disparut alors, non sans avoir pris, une derniÚre fois, le ciel à témoin de l'immensité de son deuil.

***

Mme Virginie Durable, née Mucus, était le type insuffisamment admiré de la martyre.

C'Ă©tait mĂȘme une martyre de Lyon et, par consĂ©quent, la plus atroce chipie qu'on pĂ»t voir.

Elle avait été, dÚs son enfance, livrée aux bourreaux les plus cruels et n'avait jamais connu le rafraßchissement des consolations humaines. L'univers, d'ailleurs, était réguliÚrement informé de ses tourments.

Trente années auparavant, lorsque M. Durable, aujourd'hui négociant retiré des hußtres, avait épousé cet holocauste, il ne se doutait guÚre, le pauvre homme, de l'effrayante responsabilité de tortionnaire qu'il assumait.

Il ne tarda pas Ă  l'apprendre et mĂȘme en devint, Ă  la longue, tout Ă  fait gĂąteux.

Quoi qu'il eĂ»t pu faire ou dire, il n'Ă©tait jamais, une seule fois, parvenu Ă  n'ĂȘtre pas criminel, Ă  ne pas piĂ©tiner le coeur de sa femme, Ă  n'y pas enfoncer des glaives ou des Ă©pines.

Virginie était de ces aimables créatures qui ont «tant souffert», dont aucun homme n'est digne, que nul ne peut ni comprendre ni consoler et qui n'ont pas assez de bras à lever au ciel.

Elle arborait, cela va sans dire, une piĂ©tĂ© sublime qu'il eĂ»t Ă©tĂ© ridicule de prĂ©tendre assez admirer et dont elle-mĂȘme ne s'arrĂȘtait pas d'ĂȘtre confondue.

En un mot, elle fut une épouse irréprochable, ah ! grand Dieu ! et qui devait attirer infailliblement les bénédictions les plus rares sur la maison de commerce d'un imbécile malfaisant qui ne comprenait pas son bonheur.

Un jour, quelques annĂ©es aprĂšs le mariage, la martyre Ă©tant jeune encore et, paraĂźt-il, assez ragoĂ»tante, l'odieux personnage la surprit en compagnie d'un gentilhomme peu vĂȘtu.

Les circonstances Ă©taient telles qu'il aurait fallu non seulement ĂȘtre aveugle, mais sourd autant que la mort, pour conserver le plus lĂ©ger doute.

L'austÚre dévote qui le cocufiait avec un enthousiasme évidemment partagé, n'était pas assez littéraire pour lui servir le mot de Ninon, mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d'une voix trÚs douce, d'une voix profondément grave et douce, elle dit à cet homme stupéfait :

- Mon ami, je suis en affaires avec Monsieur le Comte. Allez donc servir vos pratiques, n'est-ce pas ? AprĂšs quoi, elle ferma sa porte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signifiait à son mari de n'avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les cas d'urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu'à son ùme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d'avoir sacrifié ses espérances de jeune vierge à un malotru sans idéal qui avait l'indélicatesse de l'espionner.

Étant fille d'un huissier, elle n'oublia pas, en cette occurrence, de rappeler la supĂ©rioritĂ© de son extraction.

À dater de ce jour, la chrĂ©tienne des premiers siĂšcles ne marcha plus qu'avec une palme et l'existence devint un enfer, un lac de trĂšs profonde amertume pour le pauvre cocu domptĂ© qui se mit Ă  boire et devint assez idiot pour ĂȘtre plausiblement et charitablement calfeutrĂ© dans un asile.

***

Par une chance inouïe, l'éducation de Mlle Durable avait été meilleure que n'aurait pu le faire supposer la conjoncture.

Il est vrai que sa vertueuse mÚre, appliquée sans relùche à l'abrutissement de M. Durable et livrée, en outre, à d'obscures farces, ne s'en était occupée que trÚs peu, l'ayant, de bonne heure, abandonnée à la vigilance mercenaire des religieuses de l'Escalier de Pilate qui, par miracle, s'acquittÚrent consciencieusement de leur mission.

La jeune fille, dotée suffisamment et sortable de tout point, saisit avec empressement la premiÚre occasion de mariage qui se présenta, aussitÎt qu'elle eut pénétré le ridicule et la malice exécrable de cette vieille chienne qui devint alors belle-mÚre par un décret mystérieux de la Providence redoutable.

La vaillance de l'épouseur fut généralement admirée.

La cérémonie était à peine achevée que celui-ci fort indépendant, ayant déclaré sa volonté ferme de s'éloigner immédiatement avec sa femme par un train rapide, tout le monde avait pu voir que cette résolution, concertée sans doute, n'affligeait pas le moins du monde la jeune épousée qui avait paru n'accorder qu'une attention vague aux gémissements ou reproches maternels.

Mme Durable, outrée de l'indignation la plus généreuse, était donc rentrée dans sa maison solitaire en méditant de sacrées vengeances.

Non, cependant. Le mot de vengeance ne convenait pas. C'Ă©tait de punir qu'il s'agissait.

Cette mĂšre outragĂ©e avait le droit de punir. Elle en avait mĂȘme le devoir, pour que force restĂąt au quatriĂšme commandement de la loi divine.

DÚs lors, tout moyen devenait bon, l'intention pieuse allait parfumer les plus vénéneuses manigances.

En exécution de ce louable dessein, la martyre fut désormais attentive à procurer, par tous les micmacs et tous les trucs, le déshonneur de son gendre et le déshonneur de sa fille.

Le premier fut incriminĂ© de vices monstrueux, d'habitudes infĂąmes que certifiĂšrent d'abominables tĂ©moins. La jeune femme reçut des lettres qui eussent pu ĂȘtre datĂ©es de Sodome.

La Culasse lui écrivit des doléances, et le MÎme Gros-Doigt lui fit assavoir que «cela ne se passerait pas ainsi». Un torrent d'ordures submergea le lit conjugal des nouveaux époux.

De son cÎté, le mari fut accablé d'un nombre infini de messages anonymes ou pseudonymes, de formes variées, mais toujours onctueux et saturés de la plus affable tristesse, l'informant avec précaution du passé malpropre de sa compagne, au souffle de qui cinquante jeunes filles s'étaient putréfiées dans les dortoirs du pensionnat, et qui n'avait certainement pu lui offrir, avec sa dot, que la basse et rudimentaire virginité de son corps.

Rien n'exprimait la méchanceté diabolique, la compétence infernale qui faisait mouvoir tous les fils de cette intrigue d'impostures, qui dosait ainsi, chaque jour, les épouvantables poisons de l'infanticide.

Cela dura plus de six mois. Les malheureux qui n'avaient d'abord voulu sentir qu'un profond mépris, furent bientÎt saisis par l'horreur d'une persécution si tenace.

Ils apprirent que des lettres venues de la mĂȘme source ignorĂ©e s'Ă©parpillaient autour d'eux dans les hĂŽtels, sur les patrons et la domesticitĂ© ; sur certains notables des villes ou des villages qu'ils traversaient en fuyant.

Ils furent tenaillés par l'angoisse panique, continuelle ; griffés par d'irréparables soupçons que vainement ils savaient absurdes, roulÚrent enfin dans un cloaque de mélancolie.

Ils ne dormirent plus, ne mangĂšrent plus et leurs Ăąmes s'extravasĂšrent dans les gouffres pĂąles oĂč se dilue l'espĂ©rance.

Un jour enfin, ils moururent ensemble Ă  la mĂȘme heure et dans le mĂȘme lieu, sans qu'on ait pu trĂšs prĂ©cisĂ©ment savoir de quelle maniĂšre ils avaient cessĂ© de souffrir.

La mÚre, qui les suivait comme le requin, fit constater leur suicide pour qu'ils n'eussent point de part à la sépulture des chrétiens.

Elle est, de plus en plus, la Martyre, s'Ă©lĂšve chaque jour jusqu'au troisiĂšme ciel, avec une extrĂȘme facilitĂ©, et carillonne tous les soirs Ă  la derniĂšre heure, - dit la chronique de la rue de Constantinople - un robuste valet de chambre.

http://www.bmlisieux.com/litterature/bloy/martyre.htm