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La chemise de la Sainte Vierge

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La chemise de la Sainte Vierge

Je n’ai jamais vu d’aspect plus original que celui de cette petite ville, placée

entre l’étang de Berre et le canal de Bouc, et bâtie non pas au bord de

la mer, mais dans la mer. Martigues est à Venise ce qu’est une charmante

paysanne à une grande dame ; mais il n’eût fallu qu’un caprice de roi

pour faire de la villageoise une reine.

Martigues fut, assure-t-on, bâtie par Marius. Le général romain, en

l’honneur de la prophétesse Martha, qui le suivait, comme chacun sait,

lui donna le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. L’étymologie peut

n’être point fort exacte ; mais, comme on le sait, l’étymologie est de

toutes les serres chaudes celle qui fait éclore les plus étranges fleurs.

Ce qui frappe d’abord dans Martigues, c’est sa physionomie joyeuse ;

ce sont ses rues, toutes coupées de canaux et jonchées de cyatis et

d’algues aux senteurs marines ; ce sont ses carrefours, où il y a des

barques comme autre part il y a des charrettes. Puis, de pas en pas, des

squelettes de navires surgissent ; le goudron bout, les filets sèchent. C’est

un vaste bateau où tout le monde pêche, les hommes au filet, les femmes

à la ligne, les enfants à la main ; on pêche dans les rues, on pêche de dessus

les ponts, on pêche par les fenêtres, et le poisson, toujours renouvelé

et toujours stupide, se laisse prendre ainsi au même endroit et par les

mêmes moyens depuis deux mille ans.

Et cependant, ce qui est bien humiliant pour les poissons, c’est que la

simplicité des habitants de Martigues est telle que, dans le patois provençal,

leur nom lé Martigao est proverbial. Lé Martigao sont les Champenois

de la Provence ; et comme malheureusement il ne leur est pas né le

moindre La Fontaine, ils ont conservé leur réputation première dans

toute sa pureté.

C’est un Martigao, ce paysan qui, voulant couper une branche d’arbre,

prend sa serpe, monte à l’arbre, s’assied sur la branche, et la coupe entre

lui et le tronc.

C’est un Martigao qui, entrant dans une maison de Marseille, voit

pour la première fois un perroquet, s’approche et lui parle familièrement

comme on parle en général à un volatile.

– S… cochon, répond le perroquet avec sa grosse voix de mousquetaire

aviné.

– Mille pardons, monsieur, dit le Martigao en ôtant son bonnet ; je

vous avais pris pour un oiseau.

Ce sont trois députés martigaos qui, envoyés à Aix pour présenter une

requête au Parlement, se font indiquer aussitôt leur arrivée la demeure

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du premier président et sont introduits dans l’hôtel. Conduits par un

huissier, ils traversent quelques pièces dont le luxe les émerveille ;

l’huissier les laisse dans le cabinet qui précède la salle d’audience, et

étendant la main vers la porte, il leur dit : « Entrez » et se retire. Mais la

porte que leur avait montrée l’huissier était fermée hermétiquement par

une lourde tapisserie, ainsi que c’était la coutume de l’époque ; de sorte

que les pauvres députés, ne voyant, entre les larges plis de la portière, ni

clef, ni bouton, ni issue, s’arrêtèrent très embarrassés et ne sachant comment

faire pour passer outre. Ils tinrent alors conseil, et au bout d’un instant

le plus avisé des trois dit :

« Attendons que quelqu’un entre ou sorte, et nous ferons comme il fera.

» L’avis parut bon, fut adopté, et les députés attendirent.

Le premier qui vint fut le chien du président, qui passa sans façon pardessous

le rideau.

Les trois députés se mirent aussitôt à quatre pattes, passèrent à l’instar

du chien, et comme leur requête leur fut accordée, leurs concitoyens ne

doutèrent pas un instant que ce ne fût à la manière convenable dont ils

l’avaient présentée, plus encore qu’à la justice de la demande, qu’ils devaient

leur prompt et entier succès.

Il y a encore une foule d’autres histoires non moins intéressantes que

les précédentes ; par exemple, celle d’un Martigao qui, après avoir longtemps

étudié le mécanisme d’une paire de mouchettes, afin de se rendre

compte de l’utilité de ce petit ustensile, mouche la chandelle avec ses

doigts et dépose proprement la mouchure sur le récipient ; mais je craindrais

que quelques-unes de ces charmantes anecdotes ne perdissent

beaucoup de leur valeur par l’exportation.

Tant il y a que sur les lieux elles ont une vogue charmante, et que depuis

l’époque de sa fondation, qui remonte, comme nous l’avons dit, à

Marius, Martigues défraye d’histoires et de coqs-à-l’âne toutes les villes,

libéralité dont, à ce que m’assurait notre aubergiste, elle commence tant

soit peu à se lasser.

Martigues a pourtant fourni un saint au calendrier ; ce saint est le bienheureux

Gérard Tenque, de son vivant épicier dans la ville de Marius. Étant

allé pour son commerce à Jérusalem, il fut indigné des mauvais traitements

que les pèlerins éprouvaient dans les saints lieux ; dès lors il résolut

de se dévouer au soulagement de ces pieux voyageurs, après avoir

fait à la chrétienté le sacrifice de sa boutique, qui, comme on le voit par le

voyage que Gérard avait entrepris, devait avoir une certaine importance.

En conséquence il céda son fonds, réalisa son bien, puis, faisant de

l’argent que lui rapporta cette double vente une masse première, il se mit

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immédiatement en mesure de doubler et de tripler cette masse en allant

quêter pour les pauvres, le bourdon1 à la main, auprès des négociants

d’Alexandrie, du Caire, de Jaffa, de Beyrouth et de Damas, avec lesquels

il était en relations d’affaires. Dieu bénit son intention et permit qu’elle

eût le saint résultat que Gérard s’était proposé. En effet, sa quête ayant

été plus abondante qu’il ne l’espérait lui-même, Gérard Tenque fit

construire un hospice destiné à recueillir et à héberger tous les chrétiens

que leur dévotion pour les saints lieux attirerait en Judée. La première

croisade le surprit au milieu de cette pieuse fondation, à laquelle la

conquête de Godefroi de Bouillon donna bientôt une immense importance,

et dont les privilèges et les statuts, confirmés par lettres de Rome,

devinrent ceux des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ainsi cet ordre

magnifique, qui n’admettait dans ses rangs que les chevaliers de la plus

haute noblesse et du plus grand courage, avait eu pour fondateur un

pauvre épicier.

Dans le partage des reliques qui s’était fait entre les chrétiens après la

prise de Jérusalem, Gérard Tenque avait obtenu pour sa part la chemise

que portait la Sainte Vierge le jour où l’ange Gabriel vint la saluer

comme mère du Christ. La relique était d’autant plus précieuse, que,

comme preuve d’authenticité, la chemise était marquée d’un M, d’un T

et d’un L, ce qui voulait incontestablement dire : Marie de la tribu de

Lévy.

Après sa mort, Gérard Tenque fut canonisé ; aussi, lorsque l’île de

Rhodes fut reprise par les infidèles, les chevaliers, qui ne voulaient pas

laisser les saints ossements de leur fondateur entre les mains des infidèles,

exhumèrent son cercueil et le transférèrent au château de Manosque,

dont la seigneurie appartenait à l’ordre de Malte. Là, le commandeur,

qui, pour l’incrédulité, était une espèce de saint Thomas, sachant

que la chemise de la Vierge avait été enterrée avec le défunt, fit ouvrir

le cercueil, afin de s’assurer de l’identité des reliques qu’on lui donnait

en garde : le corps était parfaitement conservé et la chemise était à sa

place.

Alors le commandeur jugea avec beaucoup de sagacité que, puisque le

bienheureux Gérard était canonisé, il n’avait pas besoin d’une aussi importante

relique que celle qu’il avait accaparée, et qui, après avoir efficacement,

sans doute, contribué à son salut, pouvait, non moins efficacement

encore, contribuer au salut des autres. Or, comme charité bien ordonnée

est de commencer par soi-même, le bon commandeur

s’appropria la chemise, qu’il fit mettre dans une très belle châsse, et qu’il

1.Bâton de pèlerin. (Note du correcteur – ELG.)

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transporta en son château de Calissane en Provence, où elle fit force miracles.

Au moment de mourir, à son tour, le commandeur, qui naturellement

mourait sans postérité, ne voulut pas exposer une si sainte relique

à tomber entre les mains de collatéraux, et la légua à la principale église

de la ville murée, la plus proche de son château attendu qu’un si précieux

dépôt ne pouvait pas être confié à une ville ouverte.

On comprend que, lorsque la teneur du testament fut connue, il fit

grand bruit dans les cités avoisinantes ; chaque ville envoya ses géomètres,

qui mesurèrent, la toise à la main, à quelle distance elle était du

château de Calissane. La ville de Berre fut reconnue être celle qui avait

les droits les plus incontestables à la sainte relique, et la chemise miraculeuse

lui fut adjugée par l’archevêque d’Arles, au grand désespoir de

Martigues, qui avait perdu d’une demi-toise.

À partir de ce moment, c’est-à-dire de la moitié du XVe siècle à peu

près, la bienheureuse chemise fut exposée tous les ans, le jour de Sainte-

Marie ; mais à l’époque de la Révolution elle disparut sans qu’on n’ait jamais

pu savoir ce qu’elle était devenue.

Source: Feedbooks.com