Colette (1873-1954)
"– Minne ?... Minne chérie, c’est fini, cette rédaction ! Minne, tu vas abîmer tes yeux !
Minne murmure d’impatience. Elle a déjà répondu trois fois : « Oui, maman » à Maman qui brode derrière le dossier de la grande bergère...
Minne mordille son porte-plume d’ivoire, si penchée sur son cahier qu’on voit seulement l’argent de ses cheveux blonds, et un bout de nez fin entre deux boucles pendantes.
Le feu parle tout bas, la lampe à huile compte goutte à goutte les secondes, Maman soupire. Sur la toile cirée de sa broderie – un grand col pour Minne – l’aiguille, à chaque point, toque du bec. Dehors, les platanes du boulevard Berthier ruissellent de pluie, et les tramways du boulevard extérieur grincent musicalement sur leurs rails.
Maman coupe le fil de sa broderie... Au tintement des petits ciseaux, le nez fin de Minne se lève, les cheveux d’argent s’écartent, deux beaux yeux foncés apparaissent, guetteurs... Ce n’est qu’une fausse alerte ; Maman enfile paisiblement une autre aiguillée, et Minne peut se pencher de nouveau sur le journal ouvert, à demi dissimulé sous son cahier de devoirs d’Histoire... Elle lit lentement, soigneusement, la rubrique Paris la nuit :
« Nos édiles se doutent-ils seulement que certains quartiers de Paris, notamment les boulevards extérieurs, sont aussi dangereux, pour le promeneur qui s’y aventure, que la Prairie l’est pour le voyageur blanc ? Nos modernes apaches y donnent carrière à leur naturelle sauvagerie, il ne se passe pas de nuit sans qu’on ramasse un ou plusieurs cadavres..."
Au début du XXe siècle, à Paris, Minne est une adolescente de la bourgeoisie. Elle s'ennuie à mourir et ne vibre que pour les méfaits des bandits parisiens dont elle lit les aventures en secret. Seul son cousin Antoine arrive à l'amuser...