Tristan Bernard (1866-1947)
"Il était un peu plus de minuit quand Firmin Remongel descendit du Métro à la station de « Couronnes, » et prit la rue mal éclairée qui le menait à son domicile.
Pourquoi était-il venu habiter à Belleville, lui qui faisait son droit de l’autre côté des ponts ?
C’est que Belleville n’était pas loin du faubourg du Temple. Or, c’était dans ce faubourg que le père de Firmin, fabricant de chapeaux de paille à Vesoul, avait l’habitude de descendre, depuis vingt-cinq ans, chaque fois qu’il venait à Paris. De sorte que, pour toute la famille Remongel, le faubourg du Temple était devenu une espèce de centre exploré, et à peu près sûr au milieu de ce vaste Paris mal connu et suspect. Il n’était pas prudent du tout de s’aventurer dans les autres quartiers.
Cette conception un peu spéciale de la géographie parisienne avait trompé le jeune Firmin. Il avait cru innocemment qu’en traversant le boulevard extérieur, pour aller louer à quelques centaines de mètres, il ne s’égarait pas trop loin de la zone tutélaire.
Décidé par la modicité du prix, bien qu’il ne fût pas avare, il avait loué une petite chambre très confortable dans une maison meublée, d’ailleurs fort convenablement habitée, mais qu’on ne pouvait atteindre qu’après avoir traversé deux ou trois rues inquiétantes, où l’on voyait se glisser, passé onze heures du soir, trop d’ombres précautionneuses. Une fois la maison choisie, et son adresse envoyée à sa famille, il n’osa donner congé, car il eût fallu s’avouer à lui-même qu’il n’était pas rassuré, et son courage traditionnel s’y refusait.
Il se fit la promesse tacite de ne pas rentrer trop tard le soir.
– Il vaut mieux, se dit-il avec sagesse, que je travaille à la maison plutôt que d’aller perdre mon temps dans les cafés.
Il devint donc, par peur de rentrer tard, l’étudiant austère et laborieux qui refuse systématiquement toutes les invitations."
Firmin, étudiant en droit, habite Belleville (Paris). Il trouve le quartier peu sûr la nuit et se refuse, par peur, à rentrer trop tard. Mais ce soir-là, de sa chambre, il entend des bruits de dispute ; par la fenêtre il aperçoit une forme humaine étalée sur le trottoir...