René Crevel (1900-1935) Poète et écrivain français
1830
La ligne droite va trop vite pour éprouver quoi que ce soit chemin faisant. Elle atteint tout de suite son but, et de son triomphe même, meurt, et, sans avoir jamais pensé, aimé, souffert, joui.
La ligne brisée, elle, ne sait pas ce qu'elle veut. Ses caprices hachent le temps, martyrisent les routes et, de leurs angles, lacèrent les fleurs joyeuses, crèvent les fruits paisibles.
Pour la ligne courbe, c'est une autre chanson. La chanson de la ligne courbe s'appelle bonheur.
Ainsi, de toutes les années de l'ère chrétienne, 1830 fut la meilleure à vivre. Sur quatre des chiffres qui la désignent, trois étaient ronds.
Bonnes joues et taille fine, 8 fait la révérence, 3 est le chiffre d'amour, non parce qu'il compté les éléments indispensables à toute histoire sentimentale, mais ses deux boucles ressemblent comme des soeurs d'écriture à celles des cheveux dont les femmes du siècle dernier avaient toute une provision pour faire cadeau à leurs amants. Dans le cercle son symbole, zéro est la plus consolante image du néant, puisque par le vide, il nous donne notion de l'infini.
1830. Le Romantisme imperméable dans son désespoir aux grands mots, aux belles phrases, comme l'oeuf dans sa coquille n'était pas alors moins rond que le fond du chapeau de forme d'Alfred de Musset, pas moins rond que le périmètre des crinolines, le dôme des chignons, les globes des seins et des épaules, le soir, parmi les volants de mousseline, pas moins rond que la bouche même des pistolets qui une nuit au moins donnèrent aux jeunes hommes de ce temps, espoir d'une mort altière, et, qui, la tentation grandiloquente passée, faisaient si bien sur une cheminée près d'une sépia au cadre rond.
1830, la seule année, où la foudre ait daigné tomber en boule de feu et rouler sur la terre ; 1830, les ballons montent dans le ciel, les pommes s'allument, plus luisantes, aux arbres des campagnes ; 1830, les ivrognes pour 365 jours ont renoncé à leurs classiques zigzags et décrivent sur les trottoirs des courbes savantes ; 1830, la France combine une révolution pour avoir un roi plus rond, Louis-Philippe, un roi dont le nom dans les bouches fait le même bruit que les tonneaux roulant sur les pavés.
1830. Elles sont toutes rondes aussi les fleurs qu'Athénaïs cueille dans son jardin. Athénaïs est une jeune fille qui a la bouche en coeur et se promène en donnant le bras à un jeune homme du voisinage Agénor. Athénaïs parle sans arrêt, et, Agénor parce qu'il n'a jamais une seconde pour placer un mot, trouve qu'elle a vraiment beaucoup d'esprit.
Mais soudain que signifie ce carillon ?
Agénor interrompt la bavarde.
— Athénaïs ?
— Agénor...
Athénaïs ne marche pas, elle glisse. Athénaïs sait prononcer joliment le nom de son cavalier, Athénaïs roule des yeux doux. Puissance du charme féminin. Agénor oublie ce carillon qui l'a fait sursauter. Agénor se trouve stupide, mais parce qu'il croit qu'il est amoureux, il essaie de devenir éloquent.
— Athénaïs, cueillons des pivoines rouges pour votre vase d'opaline bleue.
Révérence d'Athénaïs. Nouveau carillon. Agénor sent qu'il perd la tête. Il ne serait pas étonné qu'elle se détachât de ses épaules, vînt rouler aux pieds de la promeneuse sa compagne, sur le gravier fin. Il porte les mains à son cou, sans doute pour voir si elle y est encore solidement assujettie, et parce qu'Athénaïs le regarde dans le blanc des yeux, pour cacher son trouble, il lui demande si elle veut bien devenir sa femme.
Une rose cache une bouche, dont, sans doute, mieux vaut ne pas voir le sourire. Puis c'est un oui, un oui tout rond, le vrai « oui » de bonheur.
Agénor et Athénaïs le soir de leurs noces.
Le buste d'Athénaïs émerge des dentelles du cerceau. Agénor pense aux chevilles, aux mollets, aux jambes de 1'« épousée ». A ses jambes qu'il n'a jamais vues.
O modes. Un noble garçon conduit à l'autel une vertueuse demoiselle, et, il ne sait même pas quelle est la forme des membres inférieurs de celle qui, désormais, portera son nom. Mais pourquoi Agénor, tandis que lentement Athénaïs achève de se dévêtir, pourquoi Agénor se rappelle-t-il avec cette obstination l'histoire de la cloche de Saint-Grégorien ? Une nuit le battant de cette cloche disparut, le diable seul sait comment. Au matin, attaché à la corde, et, n'entendant pas le moindre bruit, le sacristain se sentit devenir fou. Il parcourut le pays et cria qu'il serait damné pour avoir sonné l'angélus du silence.
L'angélus du silence, mais l'angélus de l'amour. Athénaïs, sur quel air, ce soir le jouerons-nous ?
L'angélus de l'amour ? Athénaïs rit, remue sa crinoline, carillonne. Agénor croit qu'il a épousé une sonnette. Sa qualité de mari, grâce au ciel, lui donne droit de vérifier ses soupçons, même les plus invraisemblables. Sa main vise les jambes d'Athénaïs sous la robe. Mais la mariée minaude, veut s'échapper. Il la poursuit, l'attrape par sa jupe, déchire ses cerceaux. Dans un grand fracas Athénaïs s'effondre. Horreur et damnation. Agénor s'explique le carillon, sa gêne, sa peur. Athénaïs n'a qu'une jambe, une seule jambe pendante au milieu du corps.
Le jeune époux saura-t-il jamais se consoler ? Déjà les chevaux sont sellés. Départ dans la poussière... les habitants de ce petit village croient qu'ils ne sauront jamais pourquoi, depuis plus de cinquante ans qu'elle est venue échouer parmi eux, Athénaïs s'obstine à porter des crinolines, jusqu'au jour où, quasi centenaire, après le passage d'une troupe de saltimbanques, où se montrait une femme unijambiste, oublieuse de son habituelle réserve, elle pirouetta sur un pont et se fit d'un coup de reins choir dans la rivière.
Eberlués, les paysans laissèrent flotter la noble dame dont les jupes s'épanouirent sur un beau tintamare.
Les yeux hagards, dans un bruit sans cesse amplifié, elle descendit jusqu'à la mer, au Havre, heurta un voilier de bois précieux qu'elle fit chavirer et s'en vint échouer au pays des banquises, où, dit-on, elle fut béatifiée par un archevêque nain et lapon.
Source: http://www.bmlisieux.com/archives/crevel01.htm