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Contes de Pantruche et d' Ailleurs

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Tristan BERNARD Pantruche 1- Le Prestige des Banknotes Quand James arriva dans nos murs, il possĂ©dait quinze louis en tout. Il eĂ»t pu subsister deux mois et chercher une place en battant le pavĂ©, qui ne se tient jamais pour battu. Il prĂ©fĂ©ra embrasser, dĂšs l'abord, une carriĂšre Ă©lĂ©gante et difficile, qui demande beaucoup d'ingĂ©niositĂ© et divers autres dons de nature, la carriĂšre absorbante entre toutes, qui ne laisse ni loisirs, ni vacances. Il se consacra bravement Ă  l'oisivetĂ©. Il se procura un complet de voyage, une belle malle d'occa sion, couverte d'Ă©tiquettes d'hĂŽtels suisses ou mĂ©diterranĂ©ens, et vingt sous de vieux papiers, pour rendre cette malle pesante. Puis, il hĂ©la un fiacre Ă  galerie, et se fĂźt conduire, lui et son bagage, dans un hĂŽtel fashionable, l'HĂŽtel des Princes Noirs et des Tigres de NorvĂšge, Y ayant retenu un petit appartement bien exposĂ©, il allongea aux valets trente francs de pourboire, sur les cinquante qui lui restaient. Il rĂ©solut de prendre pension au restaurant Jimmy. IL se commanda chez Duval's, l'excellent tailleur canadien, une dizaine de vĂȘtements, redingotes, jaquettes, smokings, pet-en-1'air, habit de soirĂ©e, culottes de cycle, culottes de che val, tĂąta minutieusement les Ă©toffes, et discuta la coupe avec un air hiĂ©ratique. Si le prince de Galles eĂ»t vu les cravates et les chemises que James se commanda chez ĂŻeminore, il eĂ»t, dans le dĂ©sespoir de La dĂ©faite, abdiquĂ© toute prĂ©tention Ă  l'Ă©lĂ©gance, et se fĂ»t habillĂ©, sĂ©ance tenante, en ouvrier ferblantier. Feu Brummel, lui mĂȘme, en voyant 1rs belles chaussures vernies de James, eĂ»t laissĂ© Ă©chapper une Ă©ructation bruyante, si cette marque d'in tempĂ©rance ou de dĂ©pit n'Ă©tait interdite Ă  ceux dont l'estomac a des raisons posthumes pour ne fonctionner plus. Contre la somme de trois francs, un employĂ© du tĂ©lĂ©graphe remit Ă  James dix cartes ouvertes. James en Ă©crivit la suscription d'une Ă©criture chaque fois diffĂ©rente. Puis, il se les adressa Ă  son hĂŽtel, Ă  des heures oĂč il se doutait bien qu'il n'y Ă©tait pas. Jusqu'Ă  sa rentrĂ©e, ces cartes traĂźnent sur le bureau — Ă  portĂ©e de l'oeil indiscret de la patronne. D'une Ă©criture nette et posĂ©e : Cher monsieur James, Votre enchĂšre n'est pas couverte. Le chĂąteau et ses dĂ©pendances vous restent, ainsi que les cent soixantfrdix boeufs. Yinaigret, notaire Et ces quelques mots, en caractĂšres hĂątifs, mais princiers : Cher James, On ne cous voit plus. Venez donc dĂ©jeuner. Henri d'OrlĂ©ans, duc d'Aumale. D'une grande Ă©criture longue : Quel beau collier de perles, beau chou! Tu me gĂątes! Viens ce soir. FrĂ©dĂ©gonde de Brunehault IV Une aprĂšs-midi, James passe chez son tailleur : — Auriez vous mille francs dans votre caisse? Je vous les rendrai Ă  cinq heures et vous m'Ă©viterez la peine d'aller jusqu'Ă  la Banque. VoilĂ  des choses qu'il ne faut jamais dire Ă  des gastralgiques. Le visage de l'excellent Duval's devient terreux comme un sou lier de jardinier. Mais il rĂ©flĂ©chit qu'il s'est enfoncĂ© Ă  fond en livrant une commande de trois nulle francs de vĂȘtements. Refuser de prĂȘter cinquante louis, ce serait s'avouera lui-mĂȘme qu'il a fait une affaire hasardeuse. Et les mauvaises affaires sont trĂšs mauvaises pour l'estomac, il prĂ©fĂšre allonger les mille francs sans ardeur. James passe alors au bureau de son hĂŽtel : « Avez-vous des lettres pour moi, madame TibĂšre? » Puis, nĂ©gligent, tirant son portefeuille : « Faites-moi donc chercher de la monnaie de mille francs, des billets et des louis. » 11 entre une demi heure aprĂšs, comme par hasard, chez son chemisier. Brillant morceau de critique sur les derniers cols livrĂ©s. Puis, dĂ©sinvolte, tirant son portefeuille et des louis : a Donnez-moi donc un billet de mille pour toute cette monnaie, qui m'embarrasse. »Le chemisier dit, en riant bassement : « 11 y en a bien d'autres qui voudraient ĂȘtre embarrassĂ©s comme vous. » James entre, l'instant aprĂšs, chez Odessa. ElĂ©gie, reprise en choeur, sur ce thĂšme : la fragilitĂ© des bottines vernies. Puis James, machinal, tirant son portefeuille : « Auriez-vous deux billets de cinq cents pour un de mille? » Au restaurant, maintenant. II y pĂ©nĂštre d'un air disirait. La dame de la caisse, sur sa demande, lui remet dix billets de cent francs pour ses deux billets de cinq cents. A cinq heures moins le quart, il rapporte les cinquante louis au tailleur, qui en agonise de joie et s'excuse d'une voix dĂ©faillante : — Pourquoi vous ĂȘtre pressĂ©? Vous m'auriez remis la somme un de ces jours. Enfin! James, satisfait d'avoir consolidĂ© son crĂ©dit, s'offre en supplĂ©ment, Ă  son dĂźner, une bouteille de Champagne que la dame de la caisse inscrira joyeusement Ă  son compte. 2-Le Collectionneur i Un matin d'avril, mon ami Lartilleur adopta un enfant de quelques mois. IL se trouvait dans les conditions lĂ©gales, n'ayant pas d'enfant vivant. Puis, il se dit : « Maintenant que j'ai un enfant adoplif ne serait il pas bon que j'eusse Ă©galement un enfant naturel? » il en toucha deux mots Ă  une modeste ouvriĂšre, sa voisine de palier. Elle lui donna, le terme accompli, un enfant naturel, qu'il alla reconnaĂźtre Ă  la mairie. AprĂšs le baptĂȘme, il rentre chez lui tout soucieux : « J'ai bien, pensait-il, un enfant adoptif et un enfant naturel, mais je n'ai pas d'enfant adultĂ©rin. " Au fait, acheva t il, mon notaire n'est il pas mariĂ©? Si je me faisais prĂ©sentera sa femme? » Ce qui fut dit fut fait. Il fut bientĂŽt en bons termes avec la notairesse. Un soir, comme il dĂźnait chez ses parents, il eut, aprĂšs le potage, un sursaut. « Sapristi! se dit-il en lin-mĂȘme, je n'ai pas d'enfant incestueux! » Justement, il lui restait encore une soeur non mariĂ©e, et il put se procurer Ă  peu de Irais un enfant parfaitement incestueux, qui n'Ă©tait pas adultĂ©rin. Cependant, les puritains commençaient Ă  le regarder d'unmauvais oeil. II Alors il se dit : « Faisons taire les langues et prenons femme. » Mais il s'agissait de s'assurer tout d'abord un enfant lĂ©gitimĂ©. Il entreprit donc la sĂ©duction d'une jeune fillle trĂšs bien, et ne l'Ă©pousa qu'aprĂšs qu'elle lui eut donnĂ© un petit garçon qui fut aux termes de la loi, un enfant lĂ©gitimĂ©. Puis il la rendit mĂšre une seconde fois, pour avoir un enfant purement lĂ©gitime. Il vivait en paix, avec sa compagne, dans une petite maison de Xeuilly. Autour de lui jouaient l'enfant adoptif. l'enfant naturel, le lĂ©gitimĂ©, le lĂ©gitime, voire l'adultĂ©rin, que lui envoyait souvent la notairesse, et aussi Gaspard, l'enfant inces tueux, qui l'appelait papa le lundi, le mercredi, le samedi, et mon oncle les autres jours de la semaine. III Lartilleur n'Ă©tait pas complĂštement heureux, car souvent la santĂ© de ses enfants le mettait dans des transes douloureuses. Il craignait qu'un malheur n'arrivĂąt Ă  l'enfant naturel et ne dĂ©pareillĂąt ainsi sa collection. Vivant en Ă©tat de mariage, il ne pouvait donner le jour qu'Ă  des enfants lĂ©gitimes ou adultĂ©rins, et. pour remplacer, Ă  l'occasion son bĂątard, il eĂ»t Ă©tĂ© contraint de se sĂ©parer de sa femme (par les moyens toujours pĂ©nibles du divorce ou du meurtre). Quant Ă  la mort de l'enfant adoptif, c'Ă©tait un cauchemar pour lui que d'y songer. Pour se trouver Ă  nouveau dans les conditions lĂ©gales, et adopter un autre enfant, il lui eĂ»t fallu primitivement supprimer tous les siens, et recommencer sa collection. IV Cependant, le ciel le bĂ©nit. La santĂ© de ses enfants demeura florissante, et il vivait en paix, tel un patriarche, au milieu de cette famille de bric-Ă -brac. On le rencontrait assez souvent dans le monde, dans les salons acadĂ©miques et les diverses ambassades, oĂč il aimait Ă  vanter sa petite famille. Un soir, au fumoir, Le Blafard ricana. — Pas trĂšs complĂšte, tu sais, ta fameuse collection? Il y manque un numĂ©ro important. "— Je voudrais savoir "riposta Lartilleur d'un ton trĂšs assurĂ©. — Il y manque, continua l'autre, un enfant posthume. Lartilleur blĂȘmit Ă  cette parole. — Et prends garde, acheva froidement Le Blafard ; Ă  supposer que tu meures subitement, sans que ta femme soit grosse, il est Ă  prĂ©sumer que l'enfant posthume manquera toujours Ă  la sĂ©rie. D'autre part, si tu la fĂ©condes et si tu oublies de mourir, tu seras pĂšre de deux enfants lĂ©gitimes. Un numĂ©ro double : triste gaffe pour un collectionneur! Lartilleur se leva d'un trait. Il passa dans un salon voisin, oĂč sa femme jacassait paisiblement avec des dames du haut monde, et, d'un ton impĂ©ratif : — AdĂšle, rentrons chez nous. Illico! Quelques temps aprĂšs, nous apprĂźmes que Lartilleur s'Ă©tait mortellement blessĂ© eu jouant avec une arme Ă  feu, dont il avait imprudemment pressĂ© la gĂąchette au moment mĂȘme oĂč le canon se trouvait entre ses dents. Il laissait plusieurs enfants de diffĂ© rents lits et l'espoir d'un enfant posthume. La succession, avec des hĂ©ritiers si divers, ne manqua pas de s'Ă©garer dans la forĂȘt des articles du Code et fit la rencontre du Fisc, qui l'avala tout entiĂšre, gloutonnement. La famille de Lartilleur se trouvait sans ressources. Mais il avait prĂ©vu ces difficultĂ©s et lĂ©guait sa collection aux Enfants assistĂ©s du dĂ©partement de la Seine. 3-Qu'est-ce qu'ils peuvent bien nous dire ? Telle Ă©tail la question que se posaient les savants, rĂ©unis au congrĂšs de Pampelune pour chercher les moyens de communication possibles entre la planĂšte Terre et la planĂšte Mars. L'accord s'Ă©tait fait sur ce point, que les signes lumineux observĂ©s Ă  la surface de .Mars Ă©taient bien des signaux Ă  notre adresse,dont il s'agissail de trouver le sens. Et ce n'Ă©tait pas douteux : pourquoi voulez-vous qu'une planĂšte perde son temps Ă  s'Ă©clairer ainsi a giorno, si ce n'est pour converser avec d'autres planĂštes ? Le docteur Isidorus prĂ©senta une motion, qui fut adoptĂ©e Ă  l'unanimitĂ©. « Admettons, disait ce savant docteur, que les Martiens sont beaucoup plus avancĂ©s que nous dan- la voie du progrĂšs et qu'ils se sont rendu compte, par des moyens perfectionnĂ©s de tĂ©lĂ©phonie et de telĂ©photie, de tout ce qui se passe Ă  bord de notre planĂšte. Risquons donc le coup et Ă©crivons leur en français. Ça ne nous coĂ»tera jamais que vingt deux milliards ! Pour Ă©crire Ă  des gens qui habitaient si loin, il fallait se procurer une feuille de papier Ă©norme et surtout un endroit trĂšs plat pour l'Ă©taler. On choisit l'endroit classique pour une expĂ©rience de ce genre, les dĂ©serts de l'Afrique centrale ; on supprima des oasis, on rasa des villages de aĂšgres, pour empĂȘcher que l'immense feuille fit des plis. Par la mĂȘme occasion, ou civilisa des quantitĂ©s de noirs, et l'on convertit au vĂ©gĂ©tarisme tous les cannibales del'Ouandsi, de l'OuandgĂ©et de l'Ouandga, si friands jusque-lĂ  de chair humaine qu'ils nourrissaient de leurs propres oreilles leurs ventres affamĂ©s. On rĂ©quisitionna tous les produits des fabrique- d'encre, si bien qu'en Europe l'encre manqua. Mme SĂ©verine dut Ă©crire sur l'Ă©corce des arbres ses Ă©loquents appels Ă  la charitĂ© publique, durant que des tambours de ville, pareils aux anciens rapsodes. dĂ©clamaient dans les carrefours de Limoges, des Audelys ou de LoudĂ©ac les alexandrins de M. François Coppee. Quand on eut rendu, par des procĂ©dĂ©s chimiques, l'encre parfaitement lumineuse, d'immenses rouleaux, traĂźnĂ©s par de boeufs, l'Ă©talĂšrenl pour former les lettres sur la feuille de papier. Ce travail dura prĂšs de quatre mois. Comme les signaux de Mars continuaient de plus belle, on avait dĂ©cidĂ© d'envoyer d'abord cette brĂšve interrogation : — PlaĂźt-il? Chacune de ces lettres mesurait cent Lieues de hauteur. Et l'on prit soin de mettre sur les i des points d'un diamĂštre tel, qu'une armĂ©e tout entiĂšre y pouvait Ă©voluer. L'inscription terminĂ©e, ou attendit au grand observatoire du Gabon la rĂ©ponse de la planĂšte Mars. On n'attendit pas longtemps. Vingt quatre heures aprĂšs, courrier par courrier, la rĂ©ponse de Mars arriva par lettres lumineuses isolĂ©es, qui apparaissaient l'une aprĂšs l'autre, de quart d'heure en quart d'heure. L'observatoire les tĂ©lĂ©graphiait aux Terriens surexcitĂ©s. Or, la rĂ©ponse Ă  la question : PlaĂźt il ? disait simplement : — Rien. On Ă©tala dans l'Afrique centrale une nouvelle feuille de papier, sur laquelle on Ă©crivit ces mots (le travail dura sept mois) : A lors, pourquoi nom faites-vous des signes ? Mars rĂ©pondit : Ce n'est pas Ă  vous que nous parlons. C'est Ă  des gens de la planĂšte Saturne. GangrĂšne des paletots et NĂ©vrose des bottines. Une rĂ©cente chronique scientifique du Temps signalait, dans un journal industriel, ( une Ă©tude pleine d'aperçus nouveaux sur une maladie connue et inexpliquĂ©e des chaudiĂšres Ă  vapeur : on la nomme la corrosion par pustules ). C'est lĂ , ajoute notre confrĂšre, une vraie maladie, analogue Ă  la variole des humains!.. Vos bouillottes se garnissent d'am- poules ou de pustules... Les ampoules crĂšvent, grĂȘlant la tĂŽle... Il arrive souvent qu'une chaudiĂšre au repos contracte de sa voisine une maladie pustuleuse. Courteline nous a dit jadis l'histoire rĂ©jouissante d'un aliĂ©nĂ© qui fait des hlagues Ă  des objets domestiques. Ne raillons plus, dĂ©sormais, puisque ces compagnons inanimĂ©s de notre existence ont, eux aussi, leurs souffrances et leurs deuils. Le savant Gugli Meyer, au cours de sa vie d'Ă©tudiant, a recueilli d'intĂ©ressantes observations sur la maladie poisseuse des tables de cafĂ©, cette affection terrible qui se communique aux paletots par les coudes. Il rĂ©sulte de nombreuses expĂ©riences faites par le docteur Saint-Grasy sur les prisonniers du DĂ©pĂŽt, que le sĂ©jpur des fortifications, arches des ponts et bancs de gare, est moins favorable aux vestons et aux redingotes que la frĂ©quentation exclusive des salons d'ambassades. On sait, d'autre part, que les longues veilles et les orgies ne conviennent pas toujours au tempĂ©rament un peu fragile des devants de chemise. A la suite de repas prolongĂ©s, ils contractent diverses maladies cutanĂ©es (plaques vineuses, etc.). Les chapeaux hauts de forme, eux aussi, s'accommodent assez mal des expĂ©ditions nocturnes dans les brasseries et lieux de plaisir. Certaines personnes ont l'habitude de mettre leurs semelles de bottines en contact avec le trottoir. Il en rĂ©sulte Ă  la longue un danger rĂ©el. En effet, plusieurs de nos correspondants ont remarquĂ© qu'il se produisait un amincissement progressif de la semelle, susceptible de .dĂ©gĂ©nĂ©rer en une ulcĂ©ration trĂšs grave. On a constatĂ©, dans un autre ordre d'idĂ©es, que les pardessus d'hiver finissaient par devenir trĂšs impressionnables, malgrĂ© leur rude aspect. J'en ai connu un qui s'est mis Ă  dĂ©pĂ©rir tout Ă  fait, faute d'avoir pu se consoler de la perte successive de tous ses boutons, dont chacun laissait en s'en allant un grand vide... J'ai observĂ©, pour mon compte, un phĂ©nomĂšne Ă©trange, qui relĂšve plutĂŽt de l'Ă©tude des maladies mentales : c'est l'effet du beau temps sur l'Ă©tat cĂ©rĂ©bral des parapluies. J'ai essayĂ©, Ă  diverses reprises, d'acclimater chez moi un parapluie. Dans les premiers temps il revenait rĂ©guliĂšrement au logis, avec la docilitĂ© exemplaire d'un caleçon ou d'un gilet de (lanelle. Mais, si le temps se mettait au beau au cours de notre promenade, il se produisait, chez mon parapluie, une amnĂ©sie bizarre : il oubliait totalement le chemin de la maison. Ne terminons pas cette courte Ă©tude sans signaler le pouvoir d'hypnotisme que peuvent acquĂ©rir certains individus sur les objets domestiques. Une dame, qui demeurait sur mon palier,charmait absolument les ombrelles, les mouchoirs de batiste et les presse-papiers, qui quittaient un Ă  un les grands magasins pour la suivre jusque chez elle. Ce cas intĂ©ressant lui valut la visite de c[uelques curieux, et mĂȘme de notre commissaire de police, lequel s'intĂ©ressait beaucoup Ă  ces questions spĂ©ciales. Apparitions Quelques mois aprĂšs la mort de ma tante Coromandel, je fus pris (l'un grand dĂ©sir de revoir la chĂšre dame. On [me donna l'adresse d'un mĂ©dium de Vaugirard, la veuve AmĂ©dĂ©e. C'Ă©tait une personne de forte taille, remarquable par un Ă©norme nez crochu. On me fit Ă©crire sur un registre mes |nom et prĂ©noms et ceux de mes pĂšre et mĂšre. Puis on me conduisit dans une assez grande piĂšce tendue de noir, oĂč la veuve AmĂ©dĂ©e me demanda quelques renseignements sur ma pauvre tante Coromandel. Ne se coiffait-elle pas de bandeaux noirs? Je rĂ©pondis que je l'avais toujours connue avec des cheveux blancs. Ces renseignements obtenus, la veuve AmĂ©dĂ©e, que les esprits travaillaient, parut soudain dĂ©faillir et promena autour d'elle des yeux Ă©garĂ©s. Elle eut encore assez de force pour me prier de m'asseoir auprĂšs d'une petite table. La lumiĂšre s'Ă©teignil et des mains me garrottĂšrent dans l'ombre. Deux ou trois minutes s'Ă©coulĂšrent, Puis, j'entendis de faibles gĂ©missements. Une blanche clartĂ© prit une forme dans ui angle de la piĂšce. Et je distinguai bientĂŽt, Ă  quelques pas de moi, une dame bien bĂątie, pourvue d'un grand nez et coiffĂ©e de ebevenx blancs erespelĂ©s. Cette dame me dit d'une voix chantante : Bpnjour, cher enfant ! Je pensai alors que cette personne de forte structure pouvait bien ĂȘtre la tante Coromandel, queson sĂ©jour dans l'autre monde avait changĂ©e considĂ©rablement, modifiant par des influences funĂšbres jusqu'Ă  la forme de son nez. qui, d'humblement camard, Ă©tait devenu impĂ©rieux et crochu. Nous entamĂąmes, le fantĂŽme et moi, une conversation assez banale. Je demandai Ă  lo tante Coromandel si elle se plaisait dans l'autre monde. Elle me confessa qu'elle y Ă©tait mystĂ©rieusement tracassĂ©e parun embarras d'argent. Elle me demanda donc de lui prĂȘter cent vingt-cinq francs, (que je dus dĂ©poser Ă  cĂŽtĂ© de moi sur une petite table, en me servant de mon bras droit qu'en me garrottant, on avait prĂ©cisĂ©ment laissĂ© libre. L'ombre prononça alors des paroles vagues et sembla s'enfoncer dans le mur. Quand la lumiĂšre se fit dans la chambre, tout vestige avait disparu de la tante Goromandel et des cent vingt-cinq francs. Quelques instants aprĂšs, Mme AmĂ©dĂ©e rentra dans la chambre et m'avoua qu'elle se sentait travaillĂ©e par de nouveaux esprits. Tout retomba dans l'obscuritĂ©, et j'aperçus bientĂŽt un vieillard au nez crochu, lequel se lit connaĂźtre comme feu mon grand-pĂšre. Lui aussi, malheureusement, avait des embarras d'argent, et pria de lui laisser cent vingt-cinq francs sur la petite table. Il me demanda, en bloc, des nouvelles de la famille, d'une voix chantante, et disparut dans le mur. Lorsque revint Mme AmĂ©dĂ©e, je la remerciai, secouai vigoureusement mes ficelles, et m'apprĂȘtai Ă  prendre congĂ©. Mais le mĂ©dium encore une fois parut en proie Ă  un trouble Ă©trange. — Ah! ah! dit-elle, j'entends votre grand'mĂšre qui s'approche Ă  pas rapides. —Eh bien! me hĂątai je de rĂ©pondre, vous lui prĂ©senterez mes excuses. J'avais, certes, le plus vif dĂ©sir de la voir, mais il est quatre heures moins le quart, et un rendez-vous trĂšs urgent m'appelle loin d'ici Ă  quatre heures. StratĂ©gie Chinoise Le gouvernement chinois, ayant reçu d'une fabrique d'armes europĂ©ennes trois cent mille fusils nouveau modĂšle, les fit orner chacun de trois clochettes. Et c'est ainsi qu'un matin du dernier septembre, neuf cent mille clochettes tintĂšrent elretintĂšrent dans la vaste plaine de Lao-Tsin. Le gĂ©nĂ©ralissime Hang llang, suivi de sa brillante escorte, s'avança sur une colline fleurie et s'apprĂȘta Ă  donner le signal du combat. Parmi les reporters mĂȘlĂ©s Ă  l'escorte se trouvait mon ami Sa ladier, rĂ©dacteur militaire au journal l'Eleveur d'abeilles. Il suivait d'autant plus curieusement les opĂ©rations, qu'il n'entendait rien Ă  la stratĂ©gie chinoise. Le gĂ©nĂ©ral Hang Hang leva bien haut son sabre bicuspide, et s'Ă©cria : — You-Tchi! Ce qui voulait dire : « Sur le dix huitiĂšme escadron du vingt deuxiĂšme rĂ©giment, formez la masse! » Le commandement : « You-Tchi » ! fut rĂ©pĂ©tĂ© par le gĂ©nĂ©ral Ti-Tzing, puis par le gĂ©nĂ©ral Tao-PĂ©, puis Ă  l'infini par d'autres chefs de corps. Les troupes se mirent en mouvement, et les neuf cent mille clochettes tintĂšrent Ă  nouveau dans la plaine. Hang Hang s'Ă©cria ensuite de sa voix forte : — Nao-Tchin! Ce qui voulait dire : « Sur la droite de la cavalerie formez vous en bataille! >> Les gĂ©nĂ©raux rĂ©pĂ©tĂšrent : « Nao-Tchin ! » et toute l'armĂ©e vint se ranger en bataille le Long de In riviĂšre Ku-Hu-Han. vis-Ă -vis de l'armĂ©e japonaise. A ce moment, mon ami Saladier se trouvait prĂšs du gĂ©nĂ©ralissime. LTn grain de poussiĂšre entra dans la narine droite du ilil Saladier et le lit Ă©ternuer d'une façon formidable (Atehim!) Alors les gĂ©nĂ©raux Ti-Tzinget Tao-PĂ© s'Ă©criĂšrent : — Ha-Tchim! Tous les chefs de corps rĂ©pĂ©tĂšrent Ha-Tchim! et, avant que Jlang-Hang put Ă©mettre un commandement contradictoire l'armĂ©e opĂ©ra un mouvement tournant qui l'amena sous le feu direct de l'artillerie japonaise. En moins d'une minute, trente cinq mille Chinois jonchĂšrent le champ de bataille. Le reste de l'armĂ©e battit en retraite. Seuls les trente -cinq mille cadavres restĂšrent dans la plaine. Ils avaient tous de belles nattes de cheveux, pour que l'ange chinois de la mort put les emporter commodĂ©ment dans l'autre monde. Mais l'Ă nge chinois, de la mort eut le tort de ne pas se presser, et fut devancĂ© par Harvey, Jim and C°, marchands de cheveux Ă  ShanghaĂŻ, qui arrivĂšrent avec une bonne Ă©quipe et quelques tombereaux, et coupĂšrent tranquillement les trente-cinq mille nattes. Une Semaine bien remplie C'est lundi dernier que nous avons conduit au PĂšre-Laehaise mon oncle' Mathias, un homme qui se croyait dĂ©jĂ  du meilleur monde, et qui est parti pourtant pour un monde meilleur. Nous lui avions prĂ©dit que son habitude de boire de l'eau de Seine lui jouerait une vilaine farce. La veuve TibĂšre, enterrĂ©e mardi dernier, ne buvait, elle, que de l'eau de la Vanne. Pouvait-elle prĂ©voir que la Vanne, jadis si dĂ©daignĂ©e des microbes, deviendrait bientĂŽt aussi frĂ©quentĂ©e que la Seine elle-mĂȘme. Mercredi, ce fut le tour de Me Croneau, mon notaire, qui, sur le conseil de son mĂ©decin, avait fait l'acquisition d'un filtre. Mais, aux derniĂšres nouvelles hygiĂ©nistes, rien n'est si dangereux que les bougies des Ultres. Les rendez-vous des microbes de bonne compagnie se donnent tous eu ce poreux sĂ©jour. Ces! .; i Montparnasse qu'on a enterrĂ© jeudi mon vieil ami Mexique. Quelle fatalitĂ© de boire de l'eau minĂ©rale Ă  ses repas! On n'ignore pas que des colonies microbiennes (trĂšs Ă©lĂ©gantes) s'introduiseni dans les eaux minĂ©rales, pendant la dĂ©cantation et la gazĂ©ification (Comptes rendus de l'AcadĂ©mie de mĂ©decine, sĂ©ance du 28 mars 1894). Le baron Barron s'Ă©tait mis rĂ©solument au rĂ©gime de l'eau /^— ^ bouillie. Aussi, ça n'a pas traĂźnĂ©. L'eau bouillie est des phisindigestes.Au bout de trois semaines, l'estomac du baron se ballonna, son intestin grĂȘle s'enflael se travailla, pour Ă©galer le gros intestin en grosseur. Il s'enfla tantque lebaron en mourut. Vendredi. un petil groupe d'amis l'accompagnait au four crĂ©matoire. A ver Godeau, j'Ă©tais plus tranquille. Une buvait que du vin. ET D'AILLEURS 29 Et pourtant, samedi, nous avons conduit Godeau au Papa-Lachaise! Il ignorait, cet homme confiant, qu'il avait pour vigne ron un capricieux dilettante, baptisant son vin tour Ă  tour avec de l'eau de puits, de l'eau de riviĂšre, de l'eau filtrĂ©e, de la vieille eau minĂ©rale, et mĂȘme avec de l'eau de vaisselle, en maniĂšre d'eau bouillie. La Politesse et l'AmitiĂ© i Georges d'Oreste e1 Maxime Pylade ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s l'un Ă  l'autre, un de ces derniers Ă©tĂ©s, Ă  la terrasse du cafĂ© Canadien. Georges d'Oreste et Maxime Pylade sont deux jeunes hommes bien Ă©levĂ©s, de riche famille. La prĂ©sentation faite, chacun d'eux, dcvanl son porto blanc, se lint un peu gourmĂ©, pas du tout entamĂ© par la chaleur les cheveux partagĂ©sĂȘn bandeaux, le cou trĂšs entourĂ© de cravate. Ils se dĂ©couvrirent des amis ei des goĂ»ts communs, et prirent rendez vous timidement, pour une date prochaine; Ils s'en CONTES DE PANTRUCHE ET D'AILLEURS 31 imposaient mutuellement, et chacun tenait a se hausser dans l'estime de l'autre. Au moment de payer les consommations : — C'est Ă  moi, s'Ă©cria l'un. — Pardon, c'est pour moi, riposta l'autre. — Voyons, reprit d'Oreste, je n'admettrai pas ça. — Je vous assure que vous me dĂ©sobligerez, repartit Pylade. — Prenez, garçon! — Non. non! Tenez, garçon ! Patient, le garçon attendait la fin de cette lutte coutumiĂšre, augurant avec satisfaction que le vainqueur ne manquerait pas de saluer sa victoire par un pourboire suffisamment Ă©pateur. II Deux ans se sont Ă©coulĂ©s. La pauvre bande des quatre figu rants Ă©hontĂ©s, le vieux poncif Hiver, le jeune et Ă©quivoque Printemps, le rastaquouĂšre EtĂ©. et l'Automne, puant de snobisme Ă©lĂ©giaque, ont passĂ© et repassĂ©, comme ils font sans rĂ©pit, sur la scĂšne du Monde. L'eau qui vient des montagnes, va Ă  la mer, se volatilise et ressert toujours, l'eau Ă©conomique a coulĂ© sous les ponts. Oreste et Pylade ont appris Ă  se connaĂźtre, et ce sont maintenant deux amis, deux vrais. Ils montent ensemble Ă  bicyclette, plaisantent avec les mĂȘmes dames, empruntent aux mĂȘmes usuriers. Ils ont le mĂȘme tailleur, les mĂȘmes rancunes, et dans le mĂȘme temps que l'un change d'opinion, l'autre jette la sienne au linge sale, jusqu'au jour oĂč ils remettent l'un et l'autre ces opinions pareilles, blanchies par des arguments ou des intĂ©rĂȘts nouveaux. Aussi insĂ©parables que ces messieurs siamois, ils ont un langage Ă  eux, oĂč certains mots, Ă©voquant des souvenirs communs et spĂ©ciaux, les font rire aux larmes et ne font rire qu'eux, Les voici attablĂ©s devant la mĂȘme table du cafĂ© Canadien. Des pailles plongent dans leurs verres, vides et dĂ©colorĂ©s. Oreste et Pylade sont lĂ  depuis pas mal de temps, et ils s'en iraient volontiers. Mais Pylade guette un geste d'Orcste, qui espĂšre un mouvement de Pylade. A la lin, Pylade, impatientĂ© : — Paie, toi. Et Oreste : — Cochon! Qui est-ce qui a payĂ© la voiture tout Ă  l'heure ? Pylade : — C'est moi qui ai trinquĂ© presque toute la semaine derniĂšre. C'est bien ton tour. Oreste : — Est-il rĂ leux, cet oiseau-lĂ ! D'abord je n'ai pas de monnaie. Pylade : — Tu as changĂ© un louis tout Ă  l'heure... Et les deux amis continuent. Ce sont deux vrais amis qui ne se gĂȘnent plus. A la Guerre La guerre avait Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©e quinze jours auparavant. Le mouvement des affaires Ă©tait suspendu, et les sociĂ©tĂ©s de courses de chevaux avaient annulĂ© leurs rĂ©unions. Aussi les principaux bookmakers et les plus forts « plun gers » s'Ă©taient -ils dirigĂ©s vers le centre des opĂ©rations, oĂč les hostilitĂ©s commençantes donnaient dĂ©jĂ  lieu Ă  unbetting fort animĂ©. Le 19 aoĂ»t 19..., l'imminence d'une grande bataille avait attirĂ© Ă  Tugny-sur-Andelle. sur la terrasse d'un vieux moulin toute une sociĂ©tĂ© cosmopolite, composĂ©e de reporters, de sports men, de bookmakers et de petites jeunes femmes trĂšs affairĂ©es. On se dĂ©signait parmi elles la baronne de Z.... qui passait la nuit alternativement avec chacun des gĂ©nĂ©ralissimes des deux armĂ©es en prĂ©sence, l'archiduc Franz, et le gĂ©nĂ©ral Vendan geur. Et les deux hommes de guerre jouaient, disait-on, une partie passionnante, Ă  lĂącher, le soir, au moment des abandons, des confidences mensongĂšres ou traĂźtreusement sincĂšres, et aussi Ă  Bcruter le vrai el le faux Ă  travers les indiscrĂ©tions, presque toujours fidĂšles, de la petite baronne. Ce lui vers dix heures du matin que le premier coup de canon se lit entendre. AussitĂŽt des paris s'engagĂšrent. On savait l'armĂ©e ennemie supĂ©rieure en nombre. Un vieil officier chilien, trĂšs connaisseur, dĂ©clarait, en donnant ses pronoslics, que les positions occupĂ©es par l'archiduc Ă©taient formidables. Mais on avait confiance dans les qualitĂ©s stratĂ©giques de Vendangeur, et, offerte primitivement Ă  trois contre un, son armĂ©e finit, trĂšs soutenue, Ă  7/4. Un gros parieur, un marchand de bois de la Haute-Marne, nommĂ© Gobourg, arriva Ă  ce moment sur la terrasse du moulin, l'n hasard lui avait fait rencontrer sur son chemin, un espion, un transfuge de l'armĂ©e ennemie qui, pour cinquante louis, lui avail vendu un avis secret, un « tuyau » merveilleux : l'archiduc Franz avait dĂ©garni ses positions du village de Fligiiey, que Vendangeur croyait trĂšs fortement occupĂ©. Un fort contingenl avail abandonnĂ© Fligney pendant la nuit et opĂ©rĂ© un mouvement tournant qui devait l'amener sur une position mal dĂ©fendue du gĂ©nĂ©ral Vendangeur. Cette manamvre allait dĂ©cider du sort de la bataille. do bourg se prĂ©para doncĂ  ponterferme l'armĂ©e de l'archiduc. Il avait sur lui quatre vingt mille francs. (En ces temps trou blĂ©s les paris, se rĂ©glaient au comptant.) ET D'AILLEURS 35 On payait deux pour l'archidue Franz. C'est-Ă -dire qu'avec quatre-vingt mille francs, Gobourg pouvait gagner quarante mille francs, Ă  coup sur... A coup sĂ»r... Etait-ce bien un coup sĂ»r? Ma foi. se dit tout-Ă -coup Gobourg, Vendangeur est Ă  lo/8, c'est-Ă -dire que si je le joue et s'il est vainqueur, je gagnerai cent cinquante mille francs. Je vais jouer carrĂ©ment Vendan geur. Il rĂ©solut donc de transmettre gratuitement au gĂ©nĂ©ral l'avis qu'il avait payĂ© cinquante louis. « Et mĂȘme, ajouta-t-il. au point de vue patriotique, ce sera tout Ă  fait Ă©patant. » Il le fit comme il l'avait rĂ©solu, et sa belle conduite dĂ©cida de la victoire. Vendangeur, averti, dĂ©joua la tactique de l'archiduc Franz, fortifia la position qu'on attaquait, et s'installa en maĂźtre clans Fligney, que l'ennemi avait dĂ©garni. Le soir mĂȘme, en prĂ©sence de son Ă©tat-major, le gĂ©nĂ©ralissime fit venir Gobourg et attacha sur sa poitrine une glorieuse rĂ©compense. — VoilĂ  une journĂ©e, dit le bookmaker Relph, qui rapporte plus de deux cent mille francs Ă  notre ami Gobourg. — Cent cinquante mille, interrompit le bookmaker JephtĂ©, qui avait payĂ© pour savoir, puisqu'il avait rĂ©glĂ© le pari — Et le ruban? dit Relph. Pour combien donc le comptez vous? L'appĂ©tit vient en mangeant Les naturels de l'Ouandsi, vaste territoire qui s'Ă©tend entre le lac Rodolphe et le lac Victoria-Nyanza sont, parmi les anthropophages de l'Afrique centrale, ceux qui ont le mieux su conclier leurs habitudes de cannibalisme avec les raffinements de notre civilisation. Une dĂ©lĂ©gation de l'Ouandsi, Ă  la suite d'un sĂ©jour de quelques semaines au Jardin d'acclimatation, a rapportĂ© au pays natal d'intĂ©ressantes coutumes europĂ©ennes. « C'est ainsi que la royautĂ© dans l'OuĂąndsi se tire an sort, Ă  la façon de la royautĂ© de l'Epiphanie. La galette traditionnelle y est remplacĂ©e par une jeune femme, enceinte de trois mois, qu'on accommode en salmis. L'heureux gagnant est proclamĂ© roi pour une annĂ©e. C'est lui qui. aux termes de la constitution, est chargĂ©, trois mois avant l'expiration de son mandat, de prĂ©parer la jeune femme pour le Jour des Rois prochain. « On en prĂ©pare chaque annĂ©e trois ou quatre, pour plus de sĂ©curitĂ© ». Cet extrait du Moniteur des explorations et dĂ©couvertes m'avait toujours vivement intĂ©ressĂ©. A cette Ă©poque, mon Ă me jeune, Ă©prise d'inconnu, s'exaltait aux rĂ©cits des Livingstone et des Stanley. Et mon plus grand dĂ©sir Ă©tait de visiter des tribus d'anthropophages. J'appris Ă  cette Ă©poque que le docteur Pionnier, le hardi confĂ©rencier, trois fois laurĂ©at de l'AcadĂ©mie des sciences, partait en mission dans l'Afrique centrale, dans un but Ă  la fois gĂ©ographique et humanitaire. On faisait appel Ă  tous les jeunes gens de bonne volontĂ©, possĂ©dant une bonne santĂ©, un jarret solide, et trois mille francs pour subvenir aux besoins de l'expĂ©dition. Le docteur Pionnier rĂ©unit ainsi sept jeunes hommes d'excellente famille qui lui apportĂšrent vingt et un mille francs. Comme c'Ă©tait un galant homme, il s'en servit immĂ©diatement pour rĂ©gler des dettes de jeu. D'aprĂšs les prospectus, une fois nos trois mille francs versĂ©s, notre voyage Ă©tait payĂ© eu premiĂšre classe de Marseille Ă  Zanzibar. Mais,Ă  un jour du dĂ©part. le docteur Pionnier eut une longue confĂ©rence avec le capitaine du steamer la Ville-d'Âubervilliers. Puis il vint nous expliquer qu'un voyage trop confortable nous prĂ©parerait mal aux fatigues de l'expĂ©dition. Nous coucherions donc avec les hommes de l'Ă©quipage, et nous rendrions de petits services au navire en qualitĂ© de chauffeurs et d'aides cuisiniers. Nous arrivĂąmes le 16 avril en vue de Zanzibar, ville cĂ©lĂšbre, ainsi nommĂ©e parce que tous les habitants passent leur temps Ă  jouer des consommations. Le docteur Pionnier fit alors un nouvel appel de fonds, et nous rĂ©unĂźmes, en vidant nos poches, sept mille sept cents francs, dont le chef de l'expĂ©dition se servit pour rĂ©gler de nouvelles dettes de jeu, contractĂ©es Ă  bord du steamer. Le sultan de Zanzibar, trĂšs flattĂ© de notre visite, nous invita Ă  sa table et offrit au docteur Pionnier un bateau dĂ©montable qui devait nous servir Ă  traverser des riviĂšres. Puis il nous donna une escorte de douze nĂšgres, du tabac Ă  priser et de riches prĂ©sents, dont quinze paires d'espadrilles. Avec les hommes que nous avions amenĂ©s d'Europe, nous Ă©tions bien une vingtaine de blancs. Nous prĂźmes chacun un morceau du bateau dĂ©montable sous notre bras et nous nous acheminĂąmes gaiement vers Bagamoyo. La dysenterie cependant faisait des vides dans notre petite troupe. Quand l'un de nous restait en route, on lui prenait son tabac et son morceau de bateau. Malheureusement plusieurs morceaux de bateau s'Ă©garĂšrent et quand nous voulĂ»mes reconstituer notre frĂȘle esquif, la moitiĂ© de la coque manquait. D'ailleurs il ne devait dĂ©jĂ  pas ĂȘtre au complet quand le sultan nous l'avait donnĂ©. (Le sultan de Zanzibar a, sur toute la cĂŽte orientale, la rĂ©putation d'un blagueur Ă  froid.) Nous arrivĂąmes fort Ă  propos Ă  Irantouni, petit royaume situĂ© entre Bagamoyo et Mpouapoua (8° de latitude sud). Le roi d'irantouni avait longtemps habitĂ© Paris.Il en avait rapportĂ© douze lances d'allumeurs de rĂ©verbĂšres dont il avait armĂ© sa garde royale, et une quantitĂ© Ă©norme de ces paysages peints en gris qui servent aux photographes pour les fonds. Il en avait bordĂ© des allĂ©es entiĂšres et des places publiques. Comme tous les vendredis, l'administration du Jardin d'acclimatation fait conduire les rois nĂšgres dans une maison spĂ©ciale du quartier de la Bourse. Le roi d'Irantouni, qui n'Ă©tait pas renseignĂ©. avait cru visiter une cour europĂ©enne ou quelque somptueuse ambassade. Aussi toutes lĂ©s dames de sa cour Ă©taient elles dĂ©sormais habillĂ©es de peignoirs en satinette de couleur, ouverts sur le devant. Les hahitants d'Irantouni n'Ă©tant pas anthropophages, nous fĂ»mes obligĂ©s de nous avancer vers l'intĂ©rieur des terres, pour pouvoir exercer notre oeuvre de civilisation. Nous arrivĂąmes, aux premiers jours de juin, Ă  Kakoma. Mais les hahitants de Kakoma avaient Ă©tĂ© rĂ©cemment convertis au vĂ©gĂ©tarisme. A KahouĂ©lĂ©, le roi du pays, Ă  qui nous demandions s'il Ă©tait friand de chair humaine, nous rĂ©pondit : " Dipaça tumfĂ©rotĂ©, » ce qui voulait dire : « Je vous en prie, ne continuez pas sur ce ton lĂ ; vous allez me donner des haut-le-coeur. " Nous arrivĂąmes enfin dans celle grande Ă©tendue de terres qui se trouve entre les lacs Tanganyika et Victoria-Nyanza. Les villages et endroits habitĂ©s devinrent rares. Nous parcourĂ»mes une cinquantaine de milles sans rencontrer un ĂȘtre vivant. Les provisions de la petite troupe s'Ă©puisaient. L'eau, par bonheur, ne manquait pas. Mais aucune plante comestible ne croissait dans la prairie. Le gibier faisait complĂštement dĂ©faut. Le 18 juillet au soir, nous n'avions rien mangĂ© depuis trente six heures. Le docteur rĂ©unit tous les blancs; on mit solennellemenl dans un chapeau les noms des nĂšgres. Le premier nom qui sortit fut celui d'un vieux guide qui rendait de sĂ©rieux services Ă  l'expĂ©dition. On recommença l'Ă©preuve par Ă©gard pour son grand Ăąge et sa probable coriacitĂ©. Enfin le sort dĂ©signa un jeune nĂšgre nommĂ© Counou. Il Ă©tait vigoureux et de belle taille. Le docteur, excellent cuisinier, fut chargĂ© de l'accommoder. Tout le monde, servi copieusement, en redemanda. Il nous lit trois repas. Cependant le pays commençait Ă  devenir giboyeux. Mais la chasse Ă©tait si difficile, et c'est toujours imprudent de manger des bĂȘtes qu'on ne connaĂźt pas. Nous entamĂąmes un second nĂšgre le 20 juillet au soir. Puis, Ă  l'exception du vieux guide, toute l'escorte y passa. Heureusement nous arrivions dans des rĂ©gions habitĂ©es et nous pouvions retrouver d'autres nĂšgres. Nous faisions je dois le dire, horreur aux populations avec de pareilles coutumes. A Kibanga, un vieux raseur de chef noir vint nous faire une longue allocution oĂč il nous sermonnait de la belle façon et nous disait qu'au dix-neuviĂšme siĂšcle il Ă©tait honteux qu'on se livrĂąt encore Ă  de semblables pratiques. Enfin, aprĂšs quelques semaines de marche, nous arrivĂąmes Ă  Moussoumba, dans l'Etat indĂ©pendant du Congo. Jamais une expĂ©dition ne s'Ă©tait accomplie dans des circonstances aussi favorables. Nous Ă©tions tous gras et bien portants. Nous avions sans doute trouvĂ© la nourriture qui convenait pour supporter le dur climat de l'Afrique centrale. A notre retour en Europe, on nous combla de distinctions, et le docteur Pionnier, dĂšs sa premiĂšre confĂ©rence, fit justice de cette opinion stupide qui prĂ©tend qu'on ne trouve plus d'anthropophages sur le continent africain. DĂ©but au Barreau J'ai Ă©tĂ©, tout comme un autre, avocat stagiaire, et, tout comme un autre, vĂȘtu de la robe noire et coiffĂ© de la toque hexagonale, j'ai perdu mes pas dans la grande salle du Palais. La grande affaire, pour mes jeunes confrĂšres et pour moi, Ă©tail d'arriver Ă  conquĂ©rir l'oreille du tribunal. Des anciens, consultĂ©s, prĂ©conisĂšrent plusieurs moyens, plus ou moins efficaces. Il fallait, disaient-ils, commencer son plaidoyer d'une voix lente el monotone, puis, tout Ă  coup, au moment oĂč personne ne s'y attendait, pousser un long- cri guttural. Mais ce truc est fort usĂ© et ne rĂ©ussit guĂšre. On peut agiter violemment les bras comme les ailes d'un oiseau Ă©norme. Mais ça ne les amuse plus et c'est Ă  peine s'ils y font attention. On a vu des confrĂšres qui imitaient Ă  ravir des acteurs notoires : JosĂ© Dupuis dans l'exposĂ© des faits de la cause ; Albert Lambert fils dans les passages de force ; Madame Pasca au moment pathĂ©tique. J'ai connu un avocat qui, pendant trois quarts d'heure, tint ainsi sous le charme le juge et les assesseurs, au cours d'une assez morne affaire de succession. Et, dans une Ă©vocation majestueuse, il fit parler le de cujus avec la voix de Raymond. Le tribunal lui donna gain de cause. Pour moi, depuis un an que j'Ă©tais au Palais, je n'avais pas encore rĂ©ussi Ă  capter l'oreille du tribunal. Il faut dire aussi que je n'avais jamais eu l'occasion de plaider. J'avais bien pour cliente une dame qui voulait divorcer et qui venait me demander chaque semaine des conseils, des caresses et une piĂšce de dix francs. Mais, en examinant de prĂšs son dossier, je vis que. n'ayant jamais Ă©tĂ© mariĂ©e Ă  qui que ce soit, elle ne pouvait raisonnablement demander le divorce. Enfin, un jour, comme je m'Ă©tais fait inscrire sur la liste des avocats d'office, le bĂątonnier me dĂ©signa pour dĂ©fendre un vieux vagabond qui avait volĂ© un canari dans une cage pour en faire sa nourriture. Ce vieux vagabond avait Ă©tĂ© condamnĂ© vingt-six fois dĂ©jĂ  pour bris de clĂŽture, rĂ©bellion aux agents et vols de diversobjets Ă©tranges. D'ailleurs, loin d'ĂȘtre endurci, il prĂ©tendait avoir Ă©tĂ© victime de vingt-six injustices, au cours de sa longue carriĂšre. C'Ă©tait en somme un de ces vieillards modestes qui. sans aucune rĂ©tribution, se chargent d'aller rĂ©colter le plus de vermine possible dans la banlieue pour le repeuplement des bancs du boulevard. Ses cheveux Ă©taient plus touffus et plus enchevĂȘtrĂ©s que les hautes herbes de la prairie. Il ne lui manquait cependant qu'un peu d'argent, un peu d'Ă©ducation et de la propretĂ© pour ĂȘtre un vieux gentleman respectable. Il Ă©tait fils de ses oeuvres et avait mis quarante-deux ans Ă  apprendre Ă  lire. Et encore n'arrivait-il qu'Ă  Ă©peler. Les seuls mots qu'il lui jamais couramment furent : Tabac, vins, liqueurs, et : Poste de Police. La veille de l'audience, quand je vins le voir pour la derniĂšre fois, il me lendit un petit livre qu'il avait sur lui. Cela s'appelait : les VariĂ©tĂ©s amusantes. Il me pria de lui lire l'histoire de PhrynĂ© devant ses juges, qu'il n'avait pas trĂšs bien comprise, et qu'il Ă©coula avec la plus scrupuleuse attention. - Alors ils l'ont acquittĂ©e? me demanda-t-il. — Ils l'ont acquittĂ©e. — Bon Ă  savoir, reprit-il. Je vas faire comme elle. Demain, Ă  l'audience, j 'vas me mettre nu. .l'eus toutes les peines Ă  l'en dissuader. Il tenait Ă  son idĂ©e. Je rentrai chez moi pour achever ma plaidoirie. Quelque chose me disait que j'allais obtenir un grand succĂšs, et que, dĂšs le dĂ©but, j'allais me rĂ©vĂ©ler comme un orateur vraiment Ă©loquent et un dialecticien Ă©mĂ©rite. Et je me voyais, Ă  vingt-deux ans, l'honneur du barreau parisien. C'est ainsi que dix-huit mois auparavant, au rĂ©giment,lorsque j'Ă©tais chargĂ© de faire une reconnaissance quelconque, j'espĂ©rais dĂ©ployer dans cette humble mission des qualitĂ©s intellectuelles d'un tel ordre que tous mes chefs, du sous-officier au commandant de corps, salueraient en moi un tacticien d'avenir. De mĂȘme je n'hĂ©sitais pas Ă  croire, s'il m'arrivait de me rĂ©citer Ă  moi-mĂȘme une scĂšne de MoliĂšre, que, pour peu que je voulusse me donner la peine de monter sur un thĂ©Ăątre, la foule m'acclamerait de ses cris enthousiastes et me porterait en triomphe jusqu'Ă  ma maison. Mais le jour de l'audience, quand j'entrai dans la sĂšche et claire petite chambre correctionnelle, j'avais dĂ©jĂ  rabattu les neuf dixiĂšmes de mes prĂ©tentions et je ne visais plus qu'Ă  Ă©viter le ridicule. Il me sembla que mon coup d'Ă©clat Ă©tait ajournĂ© Ă  plus tard. Je m'assis Ă  mon banc et dĂ©posai sur un pupitre des notes volumineuses. A propos du vieux vagabond et du canari volĂ©, je m'apprĂȘtais Ă  soutenir la thĂšse gĂ©nĂ©rale de l'irresponsabilitĂ©. Mon client fut introduit au banc des accusĂ©s. Il Ă©tait vĂȘtu d'une houppelande sous laquelle il s'agitait mystĂ©rieusement : — Vous savez, me dit-il Ă  voix basse, je vas me mettre nu. Je le conjurai de n'en rien faire. Et j'adressai une recommandation au garde, en le priant de veiller sur son prisonnier. Puis, le prĂ©sident, l'interrogatoire de mon client terminĂ©, me donna la parole. Qui donc a prĂ©tendu que les magistrats ne sont pas capables d'attention! Pendant les vingt bonnes minutes que dura ma plaidoirie, le prĂ©sident, les juges et le substitut, absolument mĂ©dusĂ©s, ne quittĂšrent pas des yeux un ouvrier maçon qui, del'autre cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, travaillait Ă  recrĂ©pir la façade. Je soutins des opinions assez subversives, qui passĂšrent sans que personne criĂąt gare. Quand j'eus terminĂ© mon plaidoyer, le maçon n'avait pas encore fini son travail. Pourtant, aprĂšs une demi-minute, le prĂ©sident, remarquant tout Ă  coup que je ne parlais plus, retourna la tĂȘte et s'apprĂȘta Ă  prononcer son jugement. Je regardai Ă  ce moment le vagabond, et je le vis prĂȘt Ă  faire un geste inquiĂ©tant comme pour retirer sa houppelande. Je lui lançai un tel regard qu'il renonça dĂ©finitivement Ă  son idĂ©e fixe. Le prĂ©sident marmotta quelques paroles, sortit quelques numĂ©ros du Code comme on sort des numĂ©ros de loto,et condamna mon client Ă  six mois de prison. J'hĂ©sitai Ă  l'aller voir dans la petite salle d'attenle oĂč stationnent les prĂ©venus et les condamnĂ©s. Mais il me reçut sans colĂšre, avec une hautaine expression de regret. — Pourquoi qu'vous m'avez pas laissĂ© mettre tout nu? Ils ont acquittĂ© la garce. Bien sĂ»r qu'ils m'auraient acquittĂ© aussi, moi !Un autre dĂ©tenu, qui se trouvait Ă  cotĂ©, me toisa avec mĂ©pris. — C'est jeune, dit-il. Ça se met des robes noires. Ça veut tout savoir et ça ne sait rien de rien ! Tels furent les incidents de ma premiĂšre et de ma derniĂšre cause. Une SoirĂ©e perdue Mon ami Henry Flan est reprĂ©sentant Ă  Paris d'une maison anglaise. Ce n'est pas une entreprise de manille aux enchĂšres, malgrĂ© ce que pourraient croire les nombreuses personnes qui voient Henry Flan assis de deux heures Ă  sept heures et de neuf heures Ă  minuit Ă  une table du cafĂ© Drouot. Au fond, ce que cette maison, sise Ă  Shefficld, vend et fabrique, M. Flan ne le sait pas au juste. C'est en tous cas un article anglais. Mais cette dĂ©signation n'est pas suffisante pour la clientĂšle, qui tient, quand elle achĂšte, Ă  ĂȘtre renseignĂ©e plus exactement. Aussi, quand Ă  la question : « Comment vont les affaires? » Henry Flan rĂ©pond dignement u'elles « se maintiennent », on sait Ă  peu prĂšs ce que cela veut dire. Henry Flan, hier matin, reçut une lettre de ShefĂŻield. Cette lettre Ă©tait Ă©crite en anglais, comme tontes celles que lui envoient ses patrons. M. Flan, qui ne connaissait de la langue anglaise que certaines expressions spĂ©ciales (telles que dead heat, walk over, prince of Wales), alla porter la lettre Ă  un traducteur de ses'amis. M. Penpenny, de ShefĂŻĂźeld, annonçait que le soir mĂȘme, Ă  sept heures, il serait sur le boulevard, Ă  la terrasse d'un cafĂ© qu'il dĂ©signait, et priait M. Flan de dĂźner en sa compagnie. Un quart d'heure avant l'heure fixĂ©e, M. Flan se trouvait au rendez-vous. Il avait mis ce qu'il avait de plus Ă©lĂ©gant, Ă  savoir mes bottines vernies, l'habit noir de l'ami traducteur, et un trĂšs beau haut de forme, fait sur mesure pour quelqu'un, et qui tenait trĂšs bien sur la tĂȘte de M. Flan, dĂšs qu'il l'inclinait un peu sur l'oreille. Trois heures se passĂšrent, pendant lesquelles M. Flan eut l'occasion de se lever une trentaine de fois et de demander Ă  une trentaine de messieurs s'ils n'Ă©taient pas M . Penpenny. Or personne, dĂ©cidĂ©ment, ce soir-lĂ , ne portait ce patronyme, Ă  la vĂ©ritĂ© peu rĂ©pandu. A dix heures , M. Flan quitta tristement sa table. Un peu d'absinthe, au fond de son verre, avait pris l'air honteux d'un apĂ©ritif attardĂ©.M. Flan avait faim, et tous ses amis avaient dĂ©jĂ  dĂźnĂ©. Il s'aperçut qu'il Ă©tait en habit et dans une excellente tenue pour un bal de mariage. Il se rendit dans un bel hĂŽtel et choisit le bal du premier Ă©tage qu'il pensa ĂȘtre le plus opulent. Il fut saluĂ© Ă  son entrĂ©e par un vieux monsieur bourbonnien et par la mĂšre d'un des conjoints, une dame trapue, qui exposait un grand dĂ©ploiement de velours noirs, une aigrette de diamants, un bel Ă©difice de cheveux, et deux mamelles fĂ©condes. M. Flan Ă©tait trĂšs rĂ©servĂ© dans ses salamalecs, surtout avec ces gens qu'il ne connaissait pas et qu'il comptait bien ne jamais revoir, Ă  moins que le hasard ne l'amenĂąt prĂ©cisĂ©ment au mariage de leur seconde fille. Il se dirigea sans trop de hĂąte vers le buffet. A l'une des extrĂ©mitĂ©s de la longue table chargĂ©e de victuailles, il se fit servir un consommĂ©, voire deux consommĂ©s, et deux verres de Champagne. Puis il se rendit Ă  pas comptĂ©s Ă  l'autre bout, oĂč il but dignement trois autres coupes de Champagne, tout en mangeant sept ou huit saudw iches. Le dessert se prit au milieu, en un endroit non encore explorĂ©, sous la forme de deux tartes et d'une petite fine. M. Flan se rendit ensuite dans un fumoir oriental oĂč des boites de longs cigares s'ouvraient innocemment. M. Flan examina les cigares, en fit craquer six, qu'il ne jugea sans doute pas assez secs, car il les introduisit un Ă  un dans sa poche. De guerre lasse, il en prit un septiĂšme au hasard, et s'en alla le fumer sur un canapĂ©. Son Ă©tat d'esprit s'Ă©tait singuliĂšrement amĂ©liorĂ© dans cette derniĂšre demi-heure. « Ah ! pensait-il, si le traducteur avait les Ă©paules plus larges, la vie serait une chose parfaite ! » Et du pouce il fit jouer ses entournures. Puis, son cigare terminĂ©, il se leta lentement et se dirigea vers la salle de bal. La valse avait Ă©tĂ© trĂšs rude. Les polytechniciens tamponnaient leurs fronts boutonneux. Les civils, plus lĂ©gĂšrement vĂȘtus, avaient meilleure contenance. Quant aux demoiselles adversaires, elles avaient regagnĂ© leurs chaises d'expectative, sous l'oeil tutĂ©laire des mamans, attendri des grand'mĂšres, et l'aile des Ă©ventails battait Ă©perdument sur les corsages en fleur. En somme M. Flan, ce soir-lĂ , ne s'attendait pas Ă  tomber amoureux. TransportĂ© par une digestion nerveuse, il effleurait le parquet cirĂ© de son corps inpondĂ©rable. Il se rencontra dans une glace. Il vit qu'il avait les yeux brillants et le teint animĂ©. Il se sourit avec bonne humeur et se tourna le dos. Cependant, sans qu'il la rĂ©clamĂąt, il manquait Ă  sa soirĂ©e l'aventure d'amour, la belle dame que l'on souhaite au tournant du chemin. Ce fut une jeune fdle blonde, en robe vert Nil, que la Providence commit Ă  ce rĂŽle. Elle avait de blanches Ă©paules minces, et un de ces profils un peu boudeurs que M. Flan avait toujours aimĂ©s. Tout naturellement il vint Ă  elle et l'invita pour une valse. Des procurceuses invisibles Ă©taient allĂ©es chercher ces Ăąmes soeurs Ă  travers le bal, et les avaient mises en prĂ©sence, aprĂšs les avoir convenablement prĂ©parĂ©es. M. Flan Ă©tait trĂšs Ă©chauffĂ© par le Champagne, et la demoiselle vert Nil, par quelques tournoiements en musique, et aussi peut-ĂȘtre par de petites libations (car les jeunes fdles vont assez frĂ©quemment au buffet, ou les entraĂźne la gĂ©nĂ©rositĂ© facile des valseurs). Quand ils eurent dansĂ© une valse, puis une autre encore, ils ne se quittĂšrent plus. Ils allĂšrent s'asseoir ensemble dans un petit salon, que traversaient quelques rares danseurs. M. Flan prit la main de la demoiselle vert Nil. Ils restĂšrent sans mot dire Ă  cĂŽtĂ© l'un de l'antre. Les minutes passaient silencieusement le long du mur. Quand elle dut s'en aller, M. Flan, d'une voix altĂ©rĂ©e, balbutia qu'il n'oublierait pas cette soirĂ©e. Lucie (car c'Ă©tait elle) voulut lui laisser un souvenir. Elle tenait Ă  la main un petit mouchoir de dentelles, mais elle hĂ©sita Ă  se dessaisir de cet objet de toilette de premiĂšre nĂ©cessitĂ©. Elle dĂ©tacha de son poignet gauche un fin bracelet d'or ornĂ© d'une perle. « C'est, dit elle trĂšs vite et les yeux baissĂ©s, un bracelet qu'on m'a donnĂ© pour ma fĂȘte. J'y tenais beaucoup. Gardez-le en souvenir de moi. » Le lendemain Ă  onze heures, M. Flan me rapporta mes bottines vernies. » HĂ© bien, me dit-il aprĂšs avoir achevĂ© ce rĂ©cit, que pensez-vous de cette soirĂ©e perdue? Le hasard m'a procurĂ© lĂ  une heure vraiment exquise. « Une heure exquise, rĂ©pĂ©ta-t-il, et quatre-vingts francs. Car ce matin, Ă  neuf heures tapant, j'ai portĂ© ce petit bracelet au clou de la rue Milton. Je pouvais en tirer vingt-cinq ou trente francs tout au plus. Eh bien ! le Mont-de-PiĂ©tĂ© m'en a donnĂ© quatre louis. Il faut croire que la perle Ă©tait d'un bel orient. « Sans compter, acheva-t-il, que je vais me faire encore une piĂšce de quinze Ă  dix-huit francs avec la reconnaissance. Les Prix de l'AcadĂ©mie M. Gaston Deschamps vient de rĂ©pondre vivement Ă  M. Rodenbach, qui s'Ă©tait permis de blaguer les laurĂ©ats del'AcadĂ©mie. Il m'est arrivĂ© Ă  ce sujet une certaine histoire, qui aurait pu mal tourner. J'avais achetĂ©e dans une vente une paire de vieux Bottins et d'almanachs. Je trouvai dans le lot quelques exemplaires d'un volume intitulĂ© : ComĂ©die de chĂąteau. et plusieurs exemplaires aussi d'un ouvrage d'un autre genre : les Massacres d'EuropĂ©ens au Coromandel. Or, le jour mĂȘme oĂč je fis cet te banale dĂ©couverte, je lus dans un journal que le dĂ©lai pour la rĂ©ception des ouvrages prĂ©sentĂ©s aux concours acadĂ©miques allait expirer la semaine suivante. Une idĂ©e me vint subitement, et je courus me procurer Ă  l'Institut la liste et les conditions des diffĂ©rents prix. AprĂšs un rapide examen, il me sembla que les ComĂ©dies de chĂąteau avaient des titres sĂ©rieux au prix Birougnol, «pour les meilleurs ouvrages d'art dramatique Ă  la portĂ©e des familles. » D'autre part les Massacres d'EuropĂ©ens au Coromandel n'Ă©taient pas indignes du prix MontrĂ©laz « Ă  dĂ©cerner annuellement Ă  l'auteur du livre le plus utile Ă  l'expansion coloniale. » J "enlevai donc la couverture et le titre de ces deux volumes, et, moyennant quelques francs, je fis composer par un imprimeur deux autres titres, dont l'un, le ThĂ©Ăątre de la jeune mĂšre, Ă©tait destinĂ© aux ComĂ©dies de chĂąteau, et dont l'autre, les Derniers moments de Livingstone, devait remplacer les Massacres d'EuropĂ©ens au Coromandel. Je signai le premier ouvrage : Comtesse de SoupiĂšres, et j'inventai pour le second un nom d'abbĂ© missionnaire. Ayant donnĂ© mes instructions Ă  mon imprimeur, je le priai de dĂ©poser les deux tomes Ă  l'Institut, mais en passant chez lui Ă  quelques jours de lĂ . je m'aperçus qu'il avait commis une assez grave erreur. Les Massacres d'EuropĂ©ens au Coromandel Ă©taient devenus le ThĂ©Ăątre de la jeune mĂšre. et les erniers momentsde Livingstone, servaient de titre aux ComĂ©dies de chĂąteau. Qu'allait-il arriver? Je me dis avec dĂ©sespoir que ma fraude serait dĂ©couverte et je n'osais en prĂ©voir les consĂ©quences. Or. je fus avisĂ© quelque temps aprĂšs que chacun de mes ouvrages avait obtenu un beau prix de cinq cents francs. Ce succĂšs m'encouragea. Je fis main basse sur certains volumes intĂ©ressants qui encombraient ma bibliothĂšque, le Livret du Salon de 1887, la Clef des Songes, le tome xvII du Journal des voyages, le Whist Ă  trois, un recueil de ThĂšmes allemands. Tous ces volumes, innĂ©s de belles couvertures neuves, furent dĂ©posĂ©s au siĂšge de la Ligue contre l'abus du tabac sous des titres de ce genre : le FlĂ©au nicotine les MĂ©faits de la pipe, la Saint-BarthĂ©lĂ©my des mĂ©gots, etc. J'obtins quatre des prix les plus importants, en tout une somme assez Ă©levĂ©e, grĂące Ă  laquelle -j'aurai mon tabac assurĂ© jusqu'Ă  la fin de mes jours. DolĂ©ances d'un AcadĂ©micien Un de nos confrĂšres avait annoncĂ© que les acadĂ©miciens allaient se mettre en grĂšve et qu'ils avaient formĂ©, pour soutenir leurs droits, un Syndicat des Travailleurs du Dictionnaire. Dans le but de vĂ©rifier celte assertion, nous sommes allĂ©s trouver un acadĂ©micien en vue, qui a bien voulu nous donner des renseignements circonstanciĂ©s et tres rassurants, hĂątons nous de le dire. « Il est exact, nous a-t-il affirmĂ©, que le traitement d'un acadĂ©micien est bien faible et serait repoussĂ© avec mĂ©pris par un petit employĂ© de'commerce. Mais la place est si honorifique! « De plus, il y en a beaucoup parmi nous qui sont riches. Il y en a d'autres qui ont de petites choses Ă  cĂŽtĂ©, comme un traitement de professeur, par exemple. Et puis, il y en a aussi quelques-uns qui ont fait des livres et qui en retirent un peu d'argent. -" Voyez-vous, monsieur, le grand vice du rĂšglement, c'est la rĂ©partition des jetons de prĂ©sence aux sĂ©ances du jeudi. Vous savez que,tous les jeudis, une somme de 240 francs est partagĂ©e entre les acadĂ©miciens prĂ©sents." -" Vous connaissez Ă©galement cette anecdote, que rapporte Daudet. Le jour de la mort de Louis XVI, les acadĂ©miciens resĂšrent chez eux, Ă  l'exception d'un seul, le nommĂ© Senard, qui se prĂ©senta Ă  propos et palpa sans broncher la forte somme. Ce triste exemple ne fui pas perdu. Toutes les fois que par la suite, une grande tragĂ©die politique s'esl dĂ©nouĂ©e le jeudi, chaque acadĂ©micien a conçu le projet, dans son for intĂ©rieur,de renouveler le Coup de Senard. Et ces jours-lĂ , l'AcadĂ©mie s'esl trouvĂ©e an grand complet. « Quand les acadĂ©miciens sont trente en sĂ©ance, ils touchent donc chacun huit francs; s'ils ne sont que vingt, le jeton est de douze francs. Aussi leurs efforts tendent-ils Ă  empĂȘcher leurs collĂšgues de se rendre aux sĂ©ances dn jeudi, par toutes sortes de moyens, dont le plus anodin est la lettre de menaces anonymes : « Un ami secret conseille Ă  M . Y... de ne pas sortir aujourd'hui, et ce dans l'intĂ©rĂȘt de sa vie, » Mais il faut que la manoeuvre soit trĂšs habile, car ils savent bien quand c'est jeudi, les mĂątins, et ils se tiennent tous sur leurs gardes. « Les candidats, bien entendu, sont au courant de ces petites faiblesses. Il n'en est pas un qui. au cours d'une visite acadĂ©mique, ne dise d'un air dĂ©tachĂ© : « Je ne pourrai pas malheureusement faire preuve d'une grande assiduitĂ© aux sĂ©ances du jeudi : je dois vous prĂ©venir que je suis retenu ce jour-lĂ  par des obligations trĂšs graves. » Ces dĂ©clarations laissent les acadĂ©miciens assez sceptiques. « Ils promettent tous ça, » me disait un de mes collĂšgues, « et. dĂšs qu'ils sont reçus, on ne voit qu'eux aux sĂ©ances. » « Quand Pierre Loti a posĂ© sa candidature, ses partisans disaient hypocritement en faisant leur propagande : « Nous avons peut-ĂȘtre tort de le nommer. Il n'est jamais en France. Comment travaillera-t-il au dictionnaire? » On l'a nommĂ©, naturellement, et. depuis son Ă©lection, il ne quitte jamais la terre ferme ni l'Institut. On a mĂȘme demandĂ© des explications officieuses au ministĂšre de la marine. Et BrunetiĂšre! Lorsqu'il s'est prĂ©sentĂ©, il faisait des confĂ©rences tous les jeudis Ă  l'OdĂ©on. On s'esl donc dit : "Il ne viendra pas Ă  l'AcadĂ©mie » et on a tous votĂ© pour lui comme un seul homme . AussitĂŽt Ă©lu. il a racontĂ© qu'il souffrait de maux de tĂȘte et que le mĂ©decin lui recommandait tout spĂ©cialement le travail du dictionnaire. Et. depuis sa rĂ©ception, il ne manque pas une de nos sĂ©ances