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Deux originaux

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Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

Ecrivain, compositeur, dessinateur et juriste allemand (1776 – 1822)

Traduction Henry Egmont ,pseudonyme d’Henri MassĂ©, journaliste et traducteur français (1810 – 1863)

Deux originaux

Vous savez, dit ThĂ©odore, que je sĂ©journai quelque temps Ă  G...., pour terminer mes Ă©tudes, auprĂšs de mon vieux oncle. Il avait un ami qui, malgrĂ© la disproportion de son Ăąge avec le mien, me prit en affection singuliĂšre, Ă  cause, j’imagine, de l’extrĂȘme gaĂźtĂ© d’humeur qui me distinguait alors, au point de dĂ©gĂ©nĂ©rer parfois en folie. Cet homme Ă©tait, du reste, un des plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrĂ©s. Grondeur, chagrin, minutieux dans toutes les affaires de la vie, et fort enclin Ă  l’avarice, il Ă©tait pourtant sensible, autant qu’homme au monde, Ă  toute espĂšce de drĂŽleries et de jovialitĂ©. Pour me servir d’une expression française, personne n’était plus amusable ni moins amusant Ă  la fois. En outre, et malgrĂ© la maturitĂ© de son Ăąge, il Ă©tait rempli de prĂ©tentions, qu’il manifestait surtout dans sa mise des plus recherchĂ©es, et toujours rĂ©glĂ©e d’aprĂšs la derniĂšre mode, ce qui le rendait passablement ridicule ; mais il l’était encore bien davantage par son aviditĂ© insatiable de plaisir, par son ardeur inouĂŻe Ă  poursuivre et Ă  Ă©puiser toute espĂšce de jouissance.

Il me revient Ă  la mĂ©moire deux traits caractĂ©ristiques de cette fatuitĂ© sĂ©nile et de ce besoin exagĂ©rĂ© d’émotions, vraiment trop comiques pour que je ne vous en fasse pas part.

Imaginez-vous que mon homme ayant Ă©tĂ© invitĂ©, par une sociĂ©tĂ© dont plusieurs dames faisaient partie, Ă  faire une promenade Ă  pied pour visiter, dans les montagnes des environs, une chute d’eau remarquable, se para d’un habit de soie tout neuf, ornĂ© de superbes boutons d’acier poli, avec des bas de soie blancs, des souliers Ă  boucles d’acier, et aux mains des bagues de prix. Or, il arriva qu’au beau milieu d’une sombre forĂȘt de sapins, les promeneurs furent surpris par un violent orage. La pluie tombait par nappes, les ruisseaux dĂ©bordĂ©s inondaient les chemins, et vous devez penser dans quel Ă©tat mon pauvre ami fut rĂ©duit en peu d’instants. — Cependant, la nuit mĂȘme le tonnerre tomba sur le clocher de l’église Saint-Dominique Ă  G.... et l’incendia. Mon ami Ă©tait transportĂ© d’aise au magnifique spectacle de l’immense colonne de feu qui s’élevait jusqu’au ciel et projetait une lumiĂšre fantastique sur tous les objets d’alentour. Mais il rĂ©flĂ©chit bientĂŽt que ce tableau, vu du haut d’une colline qui dominait la ville, devait produire un effet beaucoup plus pittoresque. AussitĂŽt, il s’habilla de pied en cap, avec son cĂ©rĂ©monial accoutumĂ©, se munit d’un cornet de macarons et d’un flacon de vin fin, prit Ă  la main un bouquet odorant, une chaise pliante et portative sous son bras, et se dirigea gaĂźment vers la hauteur en question. LĂ , il s’assit, et contempla tout Ă  son aise avec ravissement les progrĂšs de l’incendie, tantĂŽt flairant le parfum de son bouquet, tantĂŽt croquant un macaron ou buvant un petit verre de vin. — Ce personnage bizarre


Il me rappelle, interrompit Vincent, un drĂŽle de corps que j’ai rencontrĂ© pendant mon voyage dans le sud de l’Allemagne. J’étais allĂ© me promener aux environs de B.... dans un petit bois, oĂč je rencontrai plusieurs paysans occupĂ©s Ă  abattre un taillis fort touffu, et Ă  scier les branches de quelques arbres d’un cĂŽtĂ© seulement. Je demandai machinalement Ă  ces gens s’il s’agissait de percer une nouvelle route ; mais ils me dirent en riant que je pouvais marcher droit devant moi, et que je trouverais Ă  l’issue du bois, sur une hauteur, quelqu’un Ă  qui je pourrais mieux m’informer.

En effet, je ne tardai pas Ă  joindre un petit homme d’un certain Ăąge, trĂšs pĂąle, habillĂ© d’une redingote et d’un bonnet de voyage, avec une ceinture fort serrĂ©e, et qui regardait fixement, par une longue-vue, vers l’endroit oĂč j’avais vu travailler les paysans. DĂšs qu’il s’aperçut de mon approche, il ferma son instrument, et me dit avec vivacitĂ© : « Vous venez du bois, Monsieur, oĂč en est la besogne je vous prie ? » Je lui dis ce que j’avais vu. « C’est trĂšs bien, rĂ©pondit-il, c’est trĂšs bien ! Je suis ici depuis trois heures du matin (or, il pouvait ĂȘtre six heures du soir), et je commençais Ă  craindre que ces Ăąnes, que je paie assez cher, ne me laissassent dans l’embarras ; mais Ă  prĂ©sent, j’espĂšre que la perspective sera visible encore au moment favorable. » Il rouvrit sa longue-vue et regarda encore vers la forĂȘt. Au bout de quelques minutes, un gros massif de branches Ă©tant tombĂ© Ă  la fois, on eut tout-Ă -coup devant soi, comme par enchantement, l’aspect des montagnes lointaines et des ruines d’un chtĂąeau fort, qui formaient, en effet, aux rayons du soleil couchant, un spectacle magique et enchanteur.

L’homme Ă  la longue-vue n’exprima son ravissement que par des paroles entrecoupĂ©es ; mais aprĂšs avoir joui du coup d’Ɠil pendant un bon quart d’heure il serra sa lunette d’approche, et s’enfuit Ă  toutes jambes, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© poursuivi par une bĂȘte fĂ©roce, sans me saluer, et mĂȘme sans faire aucune attention Ă  ma prĂ©sence.

J’appris plus tard que cet homme n’était autre que le baron de R***, original des plus marquants, qui, de mĂȘme que le fameux baron Grotthus, poursuivait, depuis plusieurs annĂ©es sans interruption, un voyage entrepris pĂ©destrement, allant partout avec rage, Ă  la chasse, pour ainsi dire, des belles perspectives. Quand, pour se procurer la jouissance d’un point de vue, il jugeait nĂ©cessaire de faire abattre des arbres ou de trouer une partie de bois, il s’arrangeait avec le propriĂ©taire et soldait des ouvriers sans regarder Ă  la dĂ©pense. Il voulut mĂȘme un jour, Ă  toute force, faire brĂ»ler une mĂ©tairie entiĂšre qui selon lui masquait la perspective, ou gĂątait l’ensemble du tableau ; mais il Ă©choua dans son dessein. Du reste, une fois son but atteint, il consacre une demi-heure au plus Ă  contempler le point de vue, et reprend sa course incessante dans une autre direction, et sans jamais revenir au mĂȘme endroit.