Romain Rolland (1866-1944)
"Le dĂ©sordre dans lâordre. Des employĂ©s de chemin de fer dĂ©braillĂ©s et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le rĂšglement, tout en sây soumettant. â Christophe Ă©tait en France.
AprĂšs avoir satisfait aux curiositĂ©s de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempĂ©s de pluie. Les lumiĂšres brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de lâinterminable plaine ensevelie dans lâombre. Les trains que lâon croisait, de plus en plus nombreux, dĂ©chiraient lâair de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.
Une heure avant lâarrivĂ©e, Christophe Ă©tait prĂȘt Ă descendre : il avait enfoncĂ© son chapeau sur sa tĂȘte ; il sâĂ©tait boutonnĂ© jusquâau cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris Ă©tait plein ; il sâĂ©tait levĂ© et rassis vingt fois ; il avait vingt fois dĂ©placĂ© sa valise, du filet Ă la banquette, et de la banquette au filet, pour lâagacement de ses voisins, quâavec sa maladresse il heurtait, Ă chaque fois.
Au moment dâentrer en gare, le train sâarrĂȘta en pleine nuit. Christophe sâĂ©crasait la figure contre les vitres, et tĂąchait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, quĂȘtant un regard qui lui permĂźt dâengager la conversation, de demander oĂč lâon Ă©tait. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, lâair renfrognĂ©s et ennuyĂ©s ; aucun ne faisait un mouvement pour sâexpliquer lâarrĂȘt. Christophe Ă©tait surpris de cette inertie : ces ĂȘtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français quâil imaginait ! Il finit par sâasseoir, dĂ©couragĂ©, sur sa valise, culbutant Ă chaque cahot du train, et il sâassoupissait Ă son tour, quand il fut rĂ©veillĂ© par le bruit des portiĂšres quâon ouvrait... Paris !... Ses voisins descendaient.
Bousculant et bousculĂ©, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui sâoffraient Ă porter son bagage. Soupçonneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargĂ© sur son Ă©paule sa prĂ©cieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pavĂ© gluant de Paris."
Fin du XIXe siÚcle et début du XXe siÚcle : "Jean-Christophe" retrace, en 10 tomes, la vie d'un musicien et compositeur de génie allemand : Jean-Christophe Krafft. A travers ses souffrances, ses révoltes, ses amours et surtout sa musique, il cherche un sens à sa vie.
Tome V : "La foire sur la place"
Tome VI : "Antoinette"