Jean Giraudoux (1882-1944)
"Le ruisseau soudain ne coulait plus. Les vergnes ne bruissaient plus. Les champs oĂč les glaneurs avaient laissĂ© un seul Ă©pi avaient lâodeur du pain. Les carrĂ©s de vigne oĂč le raisin Ă©tait encore vert sentaient le pressoir. Parfois un nuage couvrait le soleil. Alors, pour cette seconde dâĂ©clipse, le ruisseau coulait Ă nouveau, les vergnes bruissaient. Un merle se perchait et aspirait lâair comme un homme... Mourir, en pĂȘchant les Ă©crevisses !
GĂ©rard, qui dormait, aprĂšs avoir tendu ses balances, ouvrit les yeux. Les faveurs divines, les grĂąces efficaces Ă©parses dans ce gazon valurent soudain pour lui les bonheurs que ses ascendants et lui-mĂȘme sâĂ©taient, par le travail de vingt gĂ©nĂ©rations, prĂ©parĂ©s Ă grands frais. Il se trouvait sucer une paille, â et, jouissance exactement Ă©gale, il avait deux cent mille francs de rente. Il portait une ombre de merle sur le front, une ombre qui ouvrait le bec, â et, pesĂ©e Ă©quivalente, sur toute lâĂąme, la silhouette dâune fiancĂ©e riche, pure, et dĂ©nommĂ©e Juliette. Son pied Ă©tait attaquĂ© par un chatouillement exquis, ou plutĂŽt par un eczĂ©ma incomparable, ou plutĂŽt encore par une adorablement dĂ©licieuse gale, â et il descendait de Guizot. Sa main couvait un chardon. Il suffisait de la contracter pour se sentir assailli intĂ©rieurement par un porc-Ă©pic, de lâouvrir pour avoir le cĆur libĂ©rĂ© dâune chĂątaigne en coque, â et il avait une Hispano-Suiza. Puis flambĂšrent des Ă©clairs de bonheur trop fulgurants pour susciter leur Ă©quivalent dans un autre domaine de la joie : un martin-pĂȘcheur, un autre martin-pĂȘcheur, oiseaux intraduisibles. Puis, troisiĂšme stade du rĂ©veil, lâĂ©quilibre sâĂ©tablit au contraire entre les merveilles de la nature et les avantages secondaires de sa vie courante : il avait Ă sa droite le soleil couchant, et Ă sa gauche un fond de bouteille dâabsinthe ; il possĂ©dait lâĂ©tĂ©, â rien Ă faire, lâĂ©tĂ© Ă©tait Ă lui, â et il possĂ©dait aussi, dans la faible mesure Ă©videmment oĂč les objets nous appartiennent, un moulinet Graham pour les truites... Mourir, en vivant ainsi cent ans, mille ans !"
Juliette est fiancĂ©e Ă GĂ©rard. Soudainement celui-ci lui apparaĂźt provincial, terre-Ă -terre, Ă l'inverse d'elle qui est une rĂȘveuse. Elle dĂ©cide, avant de se marier, de partir Ă Paris afin de rencontrer les hommes qui ont marquĂ© les songes de son adolescence, sans la connaĂźtre...