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La Femme vampire

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E. T. A. Hoffmann — Les FrĂšres SĂ©rapion

La Femme vampire

1821

Traduit par Henry Egmont

Le comte Hypolite était revenu exprÚs d'un voyage lointain pour prendre possession du riche héritage de son pÚre, qui venait de mourir. Le chùteau patrimonial était situé dans la contrée la plus riante, et les revenus des terres adjacentes pouvaient amplement fournir aux embellissements les plus dispendieux.

Or, le comte rĂ©solut de rĂ©aliser et de faire revivre Ă  ses yeux tout ce qui avait, en ce genre, frappĂ© le plus vivement son attention dans ses voyages, principalement en Angleterre, c'est-Ă -dire tout ce qui pouvait se faire de plus somptueux, de plus attrayant et de meilleur goĂ»t. Il convoqua donc autour de lui des artistes spĂ©ciaux et tous les ouvriers nĂ©cessaires, et l'on s'occupa aussitĂŽt de la reconstruction du chĂąteau et des plans d'un parc immense, conçu dans le style le plus grandiose, dans lequel devaient ĂȘtre enclavĂ©s l'Ă©glise mĂȘme du village, le cimetiĂšre et le presbytĂšre, comme autant de fabriques Ă©levĂ©es Ă  dessein au milieu de cette forĂȘt artificielle.

Tous les travaux furent dirigĂ©s par le comte lui-mĂȘme initiĂ© aux connaissances nĂ©cessaires et qui se consacra exclusivement, et de corps et d'Ăąme, Ă  sa vaste entreprise, si bien qu'une annĂ©e entiĂšre s'Ă©coula sans qu'il eĂ»t songĂ© une seule fois Ă  paraĂźtre dans la capitale, suivant le conseil de son vieil oncle, pour y Ă©blouir par un train splendide les nobles demoiselles Ă  marier, afin que la plus belle, la plus sage et la plus aimable lui Ă©chĂ»t en partage pour Ă©pouse.

Il se trouvait prĂ©cisĂ©ment un matin assis devant sa table de travail , occupĂ© d'esquisser le dessin d'un nouveau corps de bĂątiment, lorsqu'une vieille baronne, parente Ă©loignĂ©e de son pĂšre, se fit annoncer. Hypolite se souvint aussitĂŽt, en entendant prononcer le nom de la baronne, que son pĂšre ne parlait jamais de cette vieille femme qu'avec la plus profonde indignation, mĂȘme avec horreur, et qu'il avait recommandĂ© Ă  plusieurs personnes qui voulaient se lier avec elle de se tenir sur leurs gardes, sans jamais s'ĂȘtre expliquĂ© du reste sur les dangers de cette liaison, rĂ©pondant Ă  ceux qui insistaient Ă  ce sujet : qu'il y avait certaines choses sur lesquelles il valait mieux se taire que trop parler. Mais il Ă©tait notoire que mille bruits fĂącheux circulaient dans la capitale sur une affaire criminelle de la nature la plus Ă©trange oĂč la baronne avait Ă©tĂ© impliquĂ©e, et qui avait amenĂ© sa sĂ©paration d'avec son mari, et sa relĂ©gation dans une rĂ©sidence Ă©trangĂšre. On ajoutait mĂȘme qu'elle ne devait qu'Ă  la clĂ©mence du prince d'avoir Ă©chappĂ© Ă  des poursuites judiciaires.

Hypolite se sentit trĂšs pĂ©niblement affectĂ© de la rencontre d'une personne pour qui son pĂšre avait eu tant d'aversion, et, bien qu'il ignorĂąt encore les motifs de cette rĂ©pugnance, cependant les devoirs de l'hospitalitĂ© , impĂ©rieux surtout Ă  la campagne , le contraignirent Ă  faire bon accueil Ă  cette visite importune. Quoique la baronne ne fĂ»t certainement pas laide, jamais aucune personne n'avait produit sur le comte une impression aussi dĂ©sagrĂ©able que celle qu'il ressentit Ă  sa premiĂšre vue. Elle fixa d'abord en entrant un regard Ă©tincelant sur lui, puis elle baissa les yeux et s'excusa de sa visite dans des termes presque humiliants pour elle-mĂȘme. — Elle se confondit en lamentations sur l'inimitiĂ© que lui avait tĂ©moignĂ©e toute sa vie le pĂšre du comte, imbu contre elle des prĂ©ventions le plus extraordinaires , accrĂ©ditĂ©es par la haine de ses ennemis, et se plaignit de ce que, malgrĂ© la profonde misĂšre qui l'avait accablĂ©e et forcĂ©e Ă  rougir de son rang, il ne lui avait jamais fait parvenir le moindre secours. Elle ajouta qu'Ă  la fin , et par une circonstance tout Ă  fait imprĂ©vue, une petite somme d'argent qui lui Ă©tait Ă©chue lui ayant permis de quitter la capitale pour se retirer en province dans une ville Ă©loignĂ©e, elle n'avait pu rĂ©sister au vif dĂ©sir de visiter sur sa route le fils d'un homme qu'elle avait toujours honorĂ©, nonobstant sa haine aussi injuste que dĂ©clarĂ©e.

C'Ă©tait avec l'accent touchant de la franchise que la baronne s'exprimait ainsi, et le comte se sentit doublement Ă©mu quand, ayant dĂ©tournĂ© ses regards de l'aspect dĂ©plaisant de la vieille, il s'extasia Ă  la vue de l'ĂȘtre gracieux, ravissant et enchanteur qui accompagnait la baronne. Celle-ci se tut, et le comte, absorbĂ© dans sa contemplation, n'y prit pas garde et gardait le silence. Alors la baronne le pria de vouloir bien l'excuser si, dans le trouble de sa premiĂšre visite, elle ne lui avait pas d'abord et avant tout prĂ©sentĂ© sa fille AurĂ©lia.

Ce fut alors seulement que le comte recouvra la parole ; il protesta en rougissant jusqu'au blanc des yeux, et avec l'embarras d'un jeune homme Ă©pris d'amour, contre les scrupules de la baronne, qui lui permettrait sans doute de rĂ©parer les torts paternels qu'il ne fallait assurĂ©ment attribuer qu'Ă  un fĂącheux mal-entendu, et il la pria, en attendant, de vouloir bien agrĂ©er l'offre d'un appartement dans son chĂąteau. — Au milieu de ses assurances de bonne volontĂ©, il saisit la main de la baronne ; soudain un frisson glacial intercepta sa parole, sa respiration, et pĂ©nĂ©tra jusqu'au fond de son Ăąme. Il sentit sa main Ă©treinte par une pression convulsive dans les doigts crispĂ©s de la vieille, dont la longue figure dĂ©charnĂ©e avec ses yeux caves et ternes lui parut, sous ses laids vĂȘtements bigarrĂ©s, semblable Ă  un cadavre habillĂ© et parĂ©.

« Oh ! mon Dieu ! quel déplorable accident ! et justement dans un moment pareil ! » Ainsi s'écria Aurélia en gémissant. D'une voix émue et pénétrante elle expliqua au comte que sa mÚre avait quelquefois et à l'improviste de ces crises nerveuses, mais que cela se passait ordinairement trÚs vite et sans nécessiter l'emploi d'aucun remÚde. Le comte ne s'en débarrassa qu'avec peine de la main de la baronne, mais une douce et vive sensation de plaisir vint ranimer ses sens quand il prit celle d'Aurélia qu'il pressa tendrement contre ses lÚvres.

Presque parvenu Ă  la maturitĂ© de la vie, le comte Ă©prouvait pour la premiĂšre fois l'ardeur d'une passion violente, et il lui Ă©tait d'autant plus impossible de dissimuler la nature de ses impressions. D'ailleurs, l'amabilitĂ© enfantine avec laquelle AurĂ©lia reçut ses prĂ©venances, l'enivrait dĂ©jĂ  de l'espoir le plus flatteur. Au bout de quelques minutes la baronne avait repris connaissance, et, comme s'il ne se fĂ»t rien passĂ©, elle assura au comte qu'elle Ă©tait fort honorĂ©e de l'offre qu'il lui faisait de sĂ©journer quelque temps au chĂąteau, et que cela effaçait d'un seul coup tous les procĂ©dĂ©s injustes de son pĂšre Ă  son Ă©gard. — L'intĂ©rieur du comte se trouva ainsi subitement modifiĂ©, et l'on eut lieu de penser qu'une faveur particuliĂšre du sort avait conduit prĂšs de lui la seule personne du monde faite pour assurer son bonheur et sa fĂ©licitĂ©, Ă  titre d'Ă©pouse chĂ©rie et dĂ©vouĂ©e.

La conduite de la baronne ne se dĂ©mentit pas. Elle parlait peu, se montrait fort sĂ©rieuse et mĂȘme concentrĂ©e Ă  l'excĂšs ; mais elle manifestait dans l'occasion des sentiments doux et un cƓur ouvert aux plaisirs purs et simples. Le comte s'Ă©tait accoutumĂ© Ă  ce visage pĂąle et ridĂ© , Ă  l'apparence cadavĂ©reuse de ce vieux corps semblable Ă  un fantĂŽme. Il attribuait tout Ă  l'Ă©tat maladif de la baronne , et Ă  son penchant vers les idĂ©es mĂ©lancoliques et sombres : car ses domestiques lui avaient appris qu'elle faisait dans le parc des promenades nocturnes, dont le cimetiĂšre Ă©tait le but.

Il eut honte de s'ĂȘtre laissĂ© subjuguer trop aisĂ©ment par les prĂ©ventions de son pĂšre, et ce fut absolument en vain que son vieil oncle lui adressa de pressantes exhortations pour l'engager Ă  surmonter la passion qui s'Ă©tait emparĂ©e de lui, et Ă  rompre des relations qui devaient inĂ©vitablement, tĂŽt ou tard, l'entraĂźner Ă  sa perte. Intimement persuadĂ© de l'amour sincĂšre d'AurĂ©lia, il demanda sa main en mariage, et l'on peut imaginer avec quelle joie la baronne, qui se voyait par lĂ  tirĂ©e de l'indigence la plus profonde pour jouir d'une brillante fortune, consentit Ă  cette proposition.

BientÎt disparut du visage d'Aurélia, avec sa pùleur habituelle, l'empreinte particuliÚre du chagrin profond et invincible qu'elle semblait nourrir ; on vit tout le bonheur de l'amour éclater dans ses yeux et s'épanouir sur ses joues comme la fraßcheur de la rose.

Un accident affreux, qui arriva le matin mĂȘme du jour fixĂ© pour la noce, vint traverser tout Ă  coup les vƓux du comte. On avait trouve la baronne gisant inanimĂ©e la face contre terre, dans le parc, prĂšs du cimetiĂšre, d'oĂč on l'avait transportĂ©e au chĂąteau, au moment mĂȘme oĂč le comte , Ă  peine levĂ© et dans l'ardente ivresse de son bonheur, jetait un regard radieux par la fenĂȘtre de sa chambre.

Il crut d'abord que la baronne n'avait qu'une attaque de son mal ordinaire ; mais tous les moyens employĂ©s pour la rappeler Ă  la vie restĂšrent sans succĂšs; elle Ă©tait morte! — Surprise par ce coup imprĂ©vu, et secrĂštement dĂ©sespĂ©rĂ©e , AurĂ©lia s'abandonna moins Ă  l'explosion d'une douleur violente qu'Ă  une consternation muette et sans larmes. Le comte, inquiet des suites de cet Ă©vĂ©nement , n'osa toutefois rappeler Ă  sa bien-aimĂ©e qu'en tremblant , et avec prĂ©caution, que sa position d'orpheline, d'enfant dĂ©laissĂ©e, lui faisait un devoir d'abjurer certaines biensĂ©ances, pour n'en pas violer une plus rigoureuse, c'est-Ă -dire qu'il fallait, malgrĂ© la mort de sa mĂšre, rapprocher, autant que possible, le moment de leur union. Mais alors AurĂ©lia se jeta dans les bras du comte, et pendant qu'un torrent de larmes ruisselait de ses yeux, elle s'Ă©cria d'une voix Ă©mue : « Oui, oui, au nom de tous les saints ! au nom de ma fĂ©licitĂ©, oui ! »

Le comte attribua ce mouvement d'effusion , si vivement exprimĂ© par AurĂ©lia , Ă  la pensĂ©e amĂšre de l'abandon et de l'isolement oĂč elle se trouvait ; car les convenances lui interdisaient de demeurer plus long-temps au chĂąteau. Du reste, il eut soin qu'une matrone ĂągĂ©e et respectable lui servit de dame de compagnie pendant quelques semaines, Ă  l'expiration desquelles le jour des noces fut arrĂȘtĂ© de nouveau, et cette fois aucun obstacle fĂącheux ne s'opposa Ă  la cĂ©rĂ©monie, qui couronna le bonheur d'Hypolite et d'AurĂ©lia.

NĂ©anmoins l'Ă©tat singulier d'AurĂ©lia n'avait point changĂ©; elle paraissait incessamment tourmentĂ©e, non pas du regret de la perte de sa mĂšre, mais d'une anxiĂ©tĂ© intĂ©rieure mortelle et indĂ©finissable. Un jour, au milieu d'un entretien amoureux des plus doux, elle s'Ă©tait levĂ©e brusquement saisie d'une terreur soudaine, plus pĂąle qu'une ombre, et, serrant le comte dans ses bras, comme pour conjurer, en s'attachant Ă  lui, le funeste anathĂšme d'une puissance ennemie et invisible, s'Ă©tait Ă©criĂ©e en versant un torrent de larmes : « Non, jamais! jamais!
 » — Cependant, depuis son mariage, cette irritation extrĂȘme s'Ă©tait beaucoup affaiblie, et le calme paraissait rentrĂ© dans l'Ăąme d'AurĂ©lia.

Le comte avait dĂ» nĂ©cessairement supposer qu'un secret fatal affectait aussi gravement l'esprit d'AurĂ©lia ; mais il avait vu, et avec raison, de l'indĂ©licatesse Ă  la questionner sur ce sujet, tant qu'avait durĂ© son Ă©tat de souffrance et qu'elle-mĂȘme gardait le silence. — Devenu l'Ă©poux d'AurĂ©lia, il hasarda enfin, avec beaucoup de mĂ©nagements, certaines allusions touchant les motifs probables de cette singuliĂšre perturbation morale. Alors AurĂ©lia dit hautement qu'elle regardait comme une faveur du ciel cette occasion d'ouvrir son cƓur tout entier Ă  un Ă©poux chĂ©ri. Et quelle fut la surprise du comte en apprenant qu'AurĂ©lia ne devait cette sombre inquiĂ©tude, et l'altĂ©ration de ses facultĂ©s, qu'Ă  l'influence et aux menĂ©es coupables de sa mĂšre ?

« Y a-t-il au monde, s'Ă©cria AurĂ©lia, quelque chose de plus Ă©pouvantable que d'ĂȘtre rĂ©duit Ă  haĂŻr, Ă  abhorrer sa propre mĂšre ! » — Ainsi ni le pĂšre ni le vieux oncle d'Hypolite n'avaient nullement cĂ©dĂ© Ă  d'injustes prĂ©ventions, et la baronne avait abusĂ© le comte avec une hypocrisie mĂ©ditĂ©e. Il Ă©tait donc obligĂ© de regarder comme un bienfait du sort que cette mĂ©chante femme fĂ»t morte le jour fixĂ© pour son mariage, et il ne dissimula pas cette pensĂ©e. Mais AurĂ©lia lui rĂ©vĂ©la que justement aprĂšs cet Ă©vĂ©nement , elle avait Ă©tĂ© frappĂ©e par un affreux pressentiment de l'idĂ©e accablante et sinistre que la dĂ©funte surgirait un jour de sa tombe pour l'arracher aux bras de son amant et l'entraĂźner dans l'abĂźme.

Voici ce qu'AurĂ©lia raconta Ă  son mari, d'aprĂšs les souvenirs confus de son enfance. — Un jour, au moment mĂȘme de son rĂ©veil, un grand tumulte s'Ă©leva dans la maison, elle entendit ouvrir et refermer violemment les portes, et des voix Ă©trangĂšres crier avec confusion.. Le calme enfin commençait Ă  se rĂ©tablir, quand sa bonne vint la prendre dans ses bras et la porta dans une grande chambre, oĂč beaucoup de monde Ă©tait rassemblĂ© autour d'une longue table, sur laquelle elle vit couchĂ© un homme qui jouait habituellement avec elle, de qui elle recevait maintes friandises, et qu'elle appelait du nom de papa. Elle Ă©tendit ses petites mains vers lui et voulut l'embrasser ; mais elle trouva ses lĂšvres, naguĂšre si douces, sĂšches et glacĂ©es, et AurĂ©lia, sans savoir pourquoi, Ă©clata en amers sanglots. Sa bonne la transporta dans une maison inconnue, oĂč elle resta long-temps, jusqu'Ă  l'arrivĂ©e d'une dame qui l'emmena en carrosse avec elle : c'Ă©tait sa mĂšre, qui, peu de temps aprĂšs, se rendit dans la capitale, accompagnĂ©e d'AurĂ©lia.

AurĂ©lia avait environ seize ans, lorsqu'un jour un homme vint voir la baronne, qui l'accueillit avec joie et familiĂšrement, comme un ancien ami. Ses visites devinrent de plus en plus frĂ©quentes, et bientĂŽt un changement des plus sensibles s'opĂ©ra dans le train de vie de la baronne. Au lieu de l'humble mansarde qui lui servait d'asile, au lieu de ses vĂȘtements misĂ©rables et d'une nourriture malsaine, elle alla occuper un joli logement dans le plus beau quartier de la ville, elle acheta des habits magnifiques, eut une table supĂ©rieurement servie, qu'elle partageait avec l'Ă©tranger devenu son commensal de tous les jours, et prit part enfin Ă  tous les plaisirs publics dont jouissait la capitale.

Toutefois cette amĂ©lioration de fortune de sa mĂšre, ce bien-ĂȘtre, qu'elle devait visiblement Ă  l'Ă©tranger, n'apportĂšrent Ă  AurĂ©lia aucun avantage: elle restait aussi chĂ©tivement vĂȘtue qu'auparavant, et tristement relĂ©guĂ©e dans sa chambre, quand la baronne courait avec son cavalier oĂč le plaisir l'appelait.

L'Ă©tranger, quoiqu'il touchĂąt presque Ă  la quarantaine, avait conservĂ© une certaine fraĂźcheur de jeunesse ; il Ă©tait grand, bien pris dans sa taille, et sa figure pouvait passer pour une belle tĂȘte d'homme. MalgrĂ© tout cela, il dĂ©plaisait Ă  AurĂ©lia, Ă  cause de ses maniĂšres toujours triviales, communes et basses, en dĂ©pit de ses efforts pour se donner l'air distinguĂ©.

Peu-Ă -peu, il vint Ă  poursuivre AurĂ©lia de regards qui inspiraient Ă  celle-ci un effroi instinctif, et mĂȘme une horreur dont elle ne pouvait se rendre compte. Jamais, jusqu'alors, la baronne n'avait daignĂ© adresser Ă  AurĂ©lia un seul mot concernant l'Ă©tranger, quand elle lui fit spontanĂ©ment connaĂźtre son nom, en ajoutant que le baron Ă©tait un de ses parents Ă©loignĂ©s et puissamment riche. Elle vanta, Ă  plusieurs reprises, sa figure et ses avantages devant AurĂ©lia, et finissait toujours par lui demander ce qu'elle en pensait et s'il lui plaisait. AurĂ©lia ne cachait nullement l'aversion profonde qu'elle Ă©prouvait pour l'Ă©tranger : sa mĂšre alors lui lançait un regard fait pour lui causer une impression de terreur, et, d'un air de mĂ©pris, l'appelait une petite sotte !

Mais la baronne ne tarda pas Ă  se montrer plus aimable qu'elle n'avait jamais Ă©tĂ© ; elle donna Ă  AurĂ©lia de jolies robes, de riches parures, et la fit participer Ă  tous ses divertissements. L'Ă©tranger de son cĂŽtĂ© s'appliquait de plus en plus Ă  captiver ses bonnes grĂąces, et ne parvint pourtant qu'Ă  se rendre plus dĂ©sagrĂ©able Ă  ses yeux. Mais AurĂ©lia devait subir une Ă©preuve bien plus rĂ©voltante pour sa pudeur et ses sentiments dĂ©licats. Un hasard funeste l'obligea d'ĂȘtre le secret tĂ©moin des rapports criminels de sa mĂšre avec l'odieux Ă©tranger, et quelques jours aprĂšs, celui-ci, dans un accĂšs de dĂ©lire Ă  moitiĂ© causĂ© par l'ivresse, osa la serrer elle-mĂȘme dans ses bras d'une maniĂšre qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions abominables. Le dĂ©sespoir lui donna dans cette circonstance une force surhumaine ; elle repoussa l'agresseur si violemment qu'il tomba Ă  la renverse, et elle se sauva dans sa chambre oĂč elle s'enferma.

Alors la baronne lui dĂ©clara tout froidement et trĂšs positivement que, l'Ă©tranger pourvoyant Ă  leur entretien, elle n'avait nullement envie de retomber dans sa premiĂšre misĂšre ; que toute minauderie et tout scrupule Ă©taient aussi inutiles que dĂ©placĂ©s, et qu'enfin AurĂ©lia devait s'abandonner absolument Ă  la volontĂ© de cet homme, qui menaçait autrement de les dĂ©laisser. Et, loin d'ĂȘtre touchĂ©e des larmes amĂšres de sa fille, au lieu d'avoir Ă©gard Ă  ses supplications lamentables, la mĂšre dĂ©naturĂ©e se mit Ă  lui dĂ©peindre, en riant effrontĂ©ment tout haut, les enivrants plaisirs auxquels elle allait ĂȘtre initiĂ©e, et avec une telle licence d'expressions, avec une dĂ©rision si affreuse de tout sentiment honnĂȘte, qu'AurĂ©lia fut saisie malgrĂ© elle d'une indicible frayeur.

Se voyant perdue et sans autre chance de salut qu'une fuite immĂ©diate, elle Ă©tait parvenue Ă  se procurer la clĂ© de la porte extĂ©rieure de la maison. Elle fit le soir un paquet d'un petit nombre d'effets les plus indispensables, et, minuit dĂ©jĂ  sonnĂ©, croyant sa mĂšre parfaitement endormie, elle traversait sans bruit le vestibule faiblement Ă©clairĂ©, et Ă©tait sur le point de sortir, quand la porte s'ouvrit avec fracas, et elle entendit monter l'escalier d'un pas lourd et bruyant. La baronne, vĂȘtue d'un jupon sale et dĂ©chirĂ©, s'Ă©lança dans l'antichambre et se prĂ©cipita aux genoux d'AurĂ©lia.

Sa poitrine et ses bras Ă©taient nus, ses cheveux gris flottaient en dĂ©sordre autour de sa tĂȘte ; sur ses pas entra l'Ă©tranger armĂ© d'un Ă©norme bĂąton, et qui, la saisissant avec rage par les cheveux, se mit Ă  la traĂźner sur le parquet et Ă  la maltraiter cruellement, en s'Ă©criant d'une voix perçante : « Attends ! attends, infĂąme sorciĂšre ! monstre infernal ! je vais te servir un digne repas de noces. » La baronne terrifiĂ©e jeta un cri dĂ©chirant, et AurĂ©lia, Ă  peine maĂźtresse de ses sens, s'Ă©lança vers une croisĂ©e ouverte en criant au secours !

Justement une patrouille armĂ©e passait dans la rue, et elle força aussitĂŽt l'entrĂ©e de la maison. « Saisissez-le, cria la baronne aux soldats dans des convulsions de rage et de douleur, tenez-le ferme ! Regardez Ă  son dos : c'est
 » La baronne n'eut pas plutĂŽt prononcĂ© le nom, que le sergent de police, qui commandait la patrouille, dit avec un transport de joie : « Hoho ! nous te tenons donc Ă  la fin ? Urian ! » En mĂȘme temps les autres maintenaient vigoureusement l'Ă©tranger, et, en dĂ©pit de sa rĂ©sistance Ă©nergique, ils l'emmenĂšrent avec eux.

MalgrĂ© tout ce qui venait de se passer, la baronne avait parfaitement devinĂ© le projet d'AurĂ©lia. Cependant elle se borna Ă  la prendre par le bras d'une maniĂšre assez rude, et Ă  la faire rentrer dans sa chambre, oĂč elle l'enferma sans lui adresser la moindre parole. Le lendemain, la baronne sortit de grand matin et ne rentra que fort tard dans la soirĂ©e, de sorte qu'AurĂ©lia, emprisonnĂ©e dans sa chambre sans que personne pĂ»t la voir ou l'entendre, fut obligĂ©e de passer toute la journĂ©e privĂ©e de nourriture.

Durant plusieurs jours ce fut Ă  peu prĂšs le mĂȘme manĂšge de la part de la baronne. Souvent elle regardait sa fille d'un Ɠil Ă©tincelant de colĂšre, puis elle paraissait en proie Ă  une lutte intĂ©rieure et dans l'indĂ©cision de ce qu'elle devait faire. Enfin, un soir, elle reçut une lettre qui parut lui causer une certaine joie. AprĂšs l'avoir lue, elle dit Ă  AurĂ©lia : « Impertinente crĂ©ature ! c'est toi qui es cause de tout cela : mais enfin Ă  prĂ©sent le mal est rĂ©parĂ©, et je souhaite mĂȘme que tu Ă©chappes Ă  la malĂ©diction terrible prononcĂ©e, pour la punition, par le gĂ©nie du mal. » AurĂ©lia, sĂ©parĂ©e de l'homme affreux qu'elle redoutait, ne songeait plus Ă  s'enfuir, et sa mĂšre lui rendit quelque libertĂ©.

Quelque temps s'Ă©tait Ă©coulĂ©, lorsqu'un jour, AurĂ©lia, se trouvant seule et assise dans sa chambre, entendit un grand tumulte s'Ă©lever dans la rue. La femme de chambre accourut et lui apprit qu'on allait voir passer le fils du bourreau de ***, qui avait Ă©tĂ© marquĂ© pour crime de vol et d'assassinat, et qui s'Ă©tait sauvĂ© de la maison de correction oĂč il Ă©tait dĂ©tenu. AurĂ©lia se leva en chancelant, frappĂ©e d'un Ă©trange pressentiment, et s'approcha de la fenĂȘtre :elle ne s'Ă©tait pas trompĂ©e, elle reconnut l'Ă©tranger qu'on ramenait Ă  la prison Ă©troitement garrottĂ© dans une charrette et sous bonne escorte. Mais elle tomba en arriĂ©re sur un fauteuil, et presque inanimĂ©e, quand cet homme odieux jeta en passant, sur elle, un regard des plus farouches, et de son poing fermĂ© parut lui adresser un geste menaçant.

La baronne continuait à faire des absences assez longues, et laissait toujours seule à la maison Aurélia, qui menait ainsi une vie triste et pénible, en proie à mille inquiétudes et dans l'appréhension de quelque événement funeste, impossible à prévenir.

La femme de chambre, qui d'ailleurs n'était entrée dans la maison que depuis la nuit fatale, et qui ne parlait sans doute que sur ouï-dire, avait confirmé à Aurélia l'intimité des relations de sa mÚre avec l'étranger, ajoutant que, dans toute la ville, on plaignait vivement la baronne d'avoir été abusée d'une maniÚre aussi indigne et par un scélérat si infùme. Aurélia ne savait que trop bien que les choses s'étaient passées tout différemment. Elle ne pouvait admettre d'ailleurs que les gardes de police au moins, qui avaient opéré l'arrestation, ne sussent pas à quoi s'en tenir sur les rapports qu'avait eus le fils du bourreau avec la baronne, quand celle-ci l'avait désigné par son véritable nom, et leur avait révélé la secrÚte marque d'infamie qui devait constater son identité.

Il n'Ă©tait donc pas extraordinaire que la femme de chambre fit allusion quelquefois, d'une maniĂšre dĂ©tournĂ©e, aux propos Ă©quivoques qui circulaient Ă  ce sujet. On prĂ©tendait mĂȘme que la cour de justice criminelle s'Ă©tait livrĂ©e Ă  une enquĂȘte sĂ©vĂšre, et que la baronne s'Ă©tait vue menacĂ©e de l'emprisonnement, par suite des Ă©tranges rĂ©vĂ©lations de ce misĂ©rable fils du bourreau. — Et la pauvre AurĂ©lia n'avait-elle pas une nouvelle preuve des sentiments corrompus de sa mĂšre, qui persistait Ă  sĂ©journer dans la capitale aprĂšs cet horrible Ă©clat.

À la fin pourtant, la baronne, forcĂ©e de se soustraire aux soupçons les plus graves et les plus honteux, se dĂ©cida Ă  fuir dans un pays Ă©loigne. C'est dans ce voyage qu'elle arriva au chĂąteau du comte, et nous avons racontĂ© plus haut ce qui s'y passa. AurĂ©lia devait se trouver au comble du bonheur d'ĂȘtre enfin dĂ©livrĂ©e de tant de craintes et de soucis ; mais quelle fut, hĂ©las! son extrĂȘme Ă©pouvante, quand, ayant avec Ă©panchement parlĂ© Ă  sa mĂšre de son amour, de son espoir dans son avenir doux et prospĂšre, elle entendit celle-ci s'Ă©crier d'une voix courroucĂ©e, et les yeux enflammĂ©s de rage : « Tu es nĂ©e pour mon malheur, crĂ©ature abjecte et maudite ! mais vas ! au sein mĂȘme de ta fĂ©licitĂ© chimĂ©rique, la vengeance des enfers saura t'atteindre, si une mort imprĂ©vue me ravit Ă  la terre ! Dans ces crises horribles, qui me sont restĂ©es comme le fruit de ta naissance, Satan lui-mĂȘme
 »Ici AurĂ©lia s'arrĂȘta, et, se jetant au cou d'Hypolite, elle le conjura de vouloir bien la dispenser de rĂ©pĂ©ter tout ce qu'avait inspirĂ© Ă  la baronne une frĂ©nĂ©sie enragĂ©e ; car elle avait l'Ăąme brisĂ©e au souvenir de l'horrible malĂ©diction profĂ©rĂ©e par sa mĂšre dans l'Ă©garement de son sauvage dĂ©lire, et dont l'atrocitĂ© surpassait toutes les prĂ©visions imaginables. — Le comte s'efforça, autant qu'il put, de consoler son Ă©pouse, quoiqu'il se sentit pĂ©nĂ©trĂ© lui-mĂȘme d'un mortel frisson de terreur. Redevenu plus calme, il fut obligĂ© de s'avouer encore que, bien que la baronne fĂ»t morte, la profonde abjection de sa vie jetait sur sa propre destinĂ©e un sombre et lugubre reflet. DĂ©jĂ  la rĂ©alitĂ© de cette influence sinistre lui semblait Ă©vidente et palpable.

Peu de temps aprĂšs, un grave changement se manifesta dans l'Ă©tat d'AurĂ©lia. Ses yeux Ă©teints, sa pĂąleur livide semblaient des symptĂŽmes d'une maladie particuliĂšre, tandis que l'agitation et le trouble mĂȘlĂ© de stupeur de son esprit laissaient pressentir qu'un nouveau secret Ă©tait la cause de son anxiĂ©tĂ© et de ses souffrances. Elle fuyait mĂȘme la prĂ©sence de son mari, tantĂŽt s'enfermant dans sa chambre des heures entiĂšres, tantĂŽt cherchant la solitude dans les endroits du parc les plus Ă©cartĂ©s. À son retour, la rougeur de ses yeux tĂ©moignait des pleurs rĂ©pandus, et, dans l'altĂ©ration de tous ses traits, on devinait qu'elle avait eu Ă  lutter contre d'affreuse angoisses.

Le comte chercha vainement Ă  dĂ©couvrir le vĂ©ritable motif de ce funeste dĂ©rangement. À la fin il tomba dans un morne dĂ©couragement, et les conjectures d'un mĂ©decin cĂ©lĂšbre qu'il avait mandĂ©, ne parvinrent pas Ă  le consoler. Celui-ci attribuait au changement de position de la comtesse, c'est-Ă -dire Ă  son mariage, cette surexcitation de sensibilitĂ© et les visions menaçantes dont elle Ă©tait poursuivie,affirmant qu'on pouvait en augurer que bientĂŽt un doux fruit naĂźtrait de l'union fortunĂ©e des deux Ă©poux.

Un jour mĂȘme, Ă©tant Ă  table avec le comte et la comtesse, le docteur hasarda plusieurs allusions a l'Ă©tat de grossesse supposĂ© d'AurĂ©lia. Celle-ci ne paraissait nullement s'occuper des discours du mĂ©decin; mais elle manifesta tout d'un coup l'attention la plus vive, lorsqu'il se mit Ă  parler des envies extraordinaires que les femmes Ă©prouvent souvent dans cet Ă©tat, et auxquelles il est impossible qu'elles rĂ©sistent sans prĂ©judice pour leur enfant, et mĂȘme quand elles savent que leur santĂ© en sera compromise. La comtesse accabla le docteur de ses questions, et celui-ci ne se lassa pas de raconter alors, et d'aprĂšs l'expĂ©rience d'une longue pratique, les faits de ce genre les plus singuliers et les plus comiques.

« Cependant, disait-il, on a des exemples d'envies bien autrement inconcevables , et qui ont fait commettre Ă  certaines femmes les actions les plus atroces. C'est ainsi que la femme d'un forgeron fut attaquĂ©e d'un dĂ©sir si violent de manger de la chair de son mari, qu'elle en perdit le repos, jusqu'Ă  ce qu'un jour Ă  la fin, celui-ci Ă©tant rentrĂ© ivre Ă  la maison, elle se jeta sur lui Ă  l'improviste, armĂ© d'un grand couteau, et le dĂ©chira avec ses dents si cruellement, qu'il survĂ©cut Ă  peine quelques heures. » — Le docteur parlait encore quand on vit la comtesse tomber Ă©vanouie dans son fauteuil, et avec des convulsions telles qu'on pouvait craindre pour sa vie. Le mĂ©decin dut reconnaĂźtre combien il avait agi imprudemment en racontant cette histoire Ă©pouvantable devant une femme dont les nerfs Ă©taient aussi dĂ©licats.

Toutefois cette crise paraissait avoir produit un effet salutaire sur la santĂ© d'AurĂ©lia, et elle avait recouvrĂ© en partie sa tranquillitĂ©. Mais bientĂŽt, hĂ©las ! les bizarreries multipliĂ©es de sa conduite, son excessive pĂąleur toujours croissante, et le feu sombre de ses regards vinrent rejeter dans l'esprit du comte les soupçons les plus alarmants. La circonstance la plus inexplicable de l'Ă©tat de la comtesse Ă©tait l'abstinence complĂšte qu'on lui voyait garder; bien plus, elle montrait pour toute espĂšce de nourriture, et pour la viande surtout, une rĂ©pugnance invincible, au point qu'elle Ă©tait souvent rĂ©duite Ă  se lever de table avec les signes les plus Ă©nergiques de dĂ©goĂ»t et d'horreur. — Les soins du mĂ©decin furent sans aucun rĂ©sultat; car les supplications les plus tendres et les plus pressantes d'Hypolite avaient Ă©tĂ© vaines pour dĂ©cider la comtesse Ă  prendre une seule goutte des remĂšdes ordonnĂ©s.

Cependant plusieurs semaines, des mois s'Ă©taient Ă©coulĂ©s depuis que la comtesse s'obstinait Ă  ne point manger, et il restait incomprĂ©hensible qu'elle pĂ»t continuer Ă  vivre ainsi. Le docteur pensa qu'il y avait lĂ -dessous quelque chose de mystĂ©rieux et de surnaturel, et il prit un prĂ©texte pour quitter le chĂąteau. Mais le comte n'eut pas de peine Ă  comprendre que ce dĂ©part subit n'avait point d'autre motif que l'Ă©tat presque phĂ©nomĂ©nal de sa femme qui dĂ©routait toute l'habiletĂ© de la science, et que le docteur s'Ă©loignait pour ne pas rester davantage spectateur inutile d'une maladie Ă©nigmatique et indĂ©finissable, qu'il n'avait mĂȘme pas la facultĂ© de combattre.

On peut imaginer de quels embarras et de quels soucis le comte devait ĂȘtre accablĂ©. Mais tout cela n'Ă©tait pas encore assez. Un matin, un vieux et fidĂšle serviteur d'Hypolite saisit un moment favorable pour l'entretenir en particulier, et il lui apprit que la comtesse, chaque nuit, sortait du chĂąteau pour n'y rentrer qu'Ă  la pointe du jour. Le comte resta confondu Ă  cette nouvelle. Il se souvint aussitĂŽt que, depuis un certain temps, en effet, Ă  l'heure de minuit, il Ă©tait surpris par un sommeil accablant, ce qu'il attribua alors Ă  quelque narcotique que lui faisait prendre AurĂ©lia pour pouvoir quitter, sans ĂȘtre aperçue, la chambre Ă  coucher qu'elle partageait avec le comte, contrairement Ă  l'usage reçu parmi les personnes d'un certain rang.

Les plus noirs pressentiments vinrent assiĂ©ger Hypolite. Il pensa au caractĂšre diabolique de la mĂšre d'AurĂ©lia qui commençait peut-ĂȘtre Ă  se rĂ©vĂ©ler maintenant dans la fille; il pensa Ă  de coupables intrigues, Ă  un commerce adultĂšre, enfin au maudit fils du bourreau. Bref, la nuit prochain devait lui dĂ©voiler le fatal mystĂšre qui pouvait seul occasioner l'Ă©trange dĂ©rangement de la comtesse.

Celle-ci avait l'habitude de prĂ©parer elle-mĂȘme, tous les soirs, le thĂ© pour son mari, et se retirait ensuite. Ce jour-lĂ  le comte s'abstint d'en boire pendant la lecture qu'il avait coutume de faire dans son lit, et, quand minuit vint, il n'Ă©prouva point, comme Ă  l'ordinaire, l'espĂšce de lĂ©thargie qui le surprenait Ă  cette heure; cependant il feignit de s'assoupir, et parut bientĂŽt aprĂšs comme profondĂ©ment endormi. Alors la comtesse se glissa doucement hors de son lit, elle s'approcha de celui du comte, et, aprĂšs avoir passĂ© une lumiĂšre devant son visage, elle sortit de la chambre avec prĂ©caution.

Le cƓur d'Hypolite battait violemment ; il se leva, jeta un manteau sur ses Ă©paules, et s'Ă©lança sur la trace de sa femme, qui dĂ©jĂ  l'avait devancĂ© de beaucoup. Mais la lune brillait dans son plein, et il put aisĂ©ment distinguer de loin AurĂ©lia, enveloppĂ©e d'un nĂ©gligĂ© de nuit blanc. Elle traversa le parc, se dirigeant vers le cimetiĂšre, et prĂšs du mur qui lui servait d'enceinte elle disparut. Le comte arrive au mĂȘme endroit, et devant lui, Ă  quelques pas de distance, il voit aux rayons de la lune un cercle effroyable de fantĂŽmes ou de vieilles femmes Ă  demi-nues, Ă©chevelĂ©es et accroupies par terre, autour du cadavre d'un homme dont elles se disputent les lambeaux de chair qu'elles dĂ©vorent avec une aviditĂ© de vautours. — AurĂ©lia est au milieu d'elles!...

Le comte s'enfuit en courant au hasard, saisi d'une horreur inouĂŻe, stupĂ©fait, glacĂ© par un frisson mortel, et se croyant poursuivi par les furies de l'enfer. À la pointe du jour, et baignĂ© de sueur, il se retrouva Ă  l'entrĂ©e du chĂąteau. Involontairement, et maĂźtre Ă  peine de ses idĂ©es, il monte rapidement l'escalier et se prĂ©cipite, en traversant les appartements, vers la chambre Ă  coucher. Il y trouva la comtesse, paraissant plongĂ©e dans un sommeil doux et paisible. Alors il essaya de se persuader Ă  lui-mĂȘme qu'il avait Ă©tĂ© le jouet d'un rĂȘve abominable, et quand il reconnut, Ă  son manteau mouillĂ© par la rosĂ©e du matin, la rĂ©alitĂ© de son excursion nocturne, il voulut encore supposer qu'une illusion de ses sens, une vision fantastique l'avait abusĂ© et lui avait causĂ© cet effroi mortel. Il quitta la chambre sans attendre le rĂ©veil de la comtesse, s'habilla et monta Ă  cheval. Cette promenade Ă©questre par une belle matinĂ©e, Ă  travers des bosquets odorifĂ©rants animĂ©s du chant joyeux des oiseaux, rafraĂźchirent ses sens et dissipĂšrent l'impression funeste des images de la nuit.

ReposĂ© et consolĂ©, il rentra au chĂąteau Ă  l'heure du dĂ©jeuner. Mais lorsqu'il fut Ă  table avec la comtesse, et qu'on eut servi de la viande devant eux, AurĂ©lia s'Ă©tant levĂ©e pour sortir avec tous les signes d'une aversion insurmontable, le comte vit alors se reprĂ©senter Ă  son esprit, avec toutes les couleurs de la vĂ©ritĂ©, le spectacle affreux de la nuit. Dans le transport de sa fureur, il se leva et cria d'une voix terrible : « Maudite engeance d'enfer ! je comprends ton aversion pour la nourriture des hommes : c'est du sein des tombeaux, femme exĂ©crable, que tu tires les repas qui font tes dĂ©lices ! » Mais Ă  peine le comte eut-il prononcĂ© Ă©nergiquement ces paroles, qu'AurĂ©lia, poussant un hurlement effroyable, se prĂ©cipita sur lui, et, avec la rage d'une hyĂšne, le mordit dans la poitrine. Le comte terrassa la furieuse, qui expira sur-le-champ au milieu d'horribles convulsions
 Et lui tomba dans le dĂ©lire.

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