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La Maison Tellier

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Guy de Maupassant

La Maison Tellier

I

On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.

Ils s'y retrouvaient Ă  six ou huit, toujours les mĂȘmes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l'on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sĂ©rieusement avec Madame, que tout le monde respectait.

Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.

La maison Ă©tait familiale, toute petite, peinte en jaune, Ă  l'encoignure d'une rue derriĂšre l'Ă©glise Saint-Etienne ; et, par les fenĂȘtres, on apercevait le bassin plein de navires qu'on dĂ©chargeait, le grand marais salant appelĂ© « la Retenue » et, derriĂšre, la cĂŽte de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise.

Madame, issue d'une bonne famille de paysans du dĂ©partement de l'Eure, avait acceptĂ© cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingĂšre. Le prĂ©jugĂ© du dĂ©shonneur attachĂ© Ă  la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n'existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : « C'est un bon mĂ©tier » ; — et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l'enverrait diriger un pensionnat de demoiselles.

Cette maison, du reste, était venue par héritage d'un vieil oncle qui la possédait. Monsieur et Madame, autrefois aubergistes prÚs d'Yvetot, avaient immédiatement liquidé, jugeant l'affaire de Fécamp plus avantageuse pour eux ; et ils étaient arrivés un beau matin prendre la direction de l'entreprise qui périclitait en l'absence des patrons.

C'Ă©taient de braves gens qui se firent aimer tout de suite par leur personnel et des voisins.

Monsieur mourut d'un coup de sang deux ans plus tard. Sa nouvelle profession l'entretenant dans la mollesse et l'immobilité, il était devenu trÚs gros, et sa santé l'avait étouffé.

Madame, depuis son veuvage, Ă©tait vainement dĂ©sirĂ©e par tous les habituĂ©s de l'Ă©tablissement ; mais on la disait absolument sage, et les pensionnaires elles-mĂȘmes n'Ă©taient parvenues Ă  rien dĂ©couvrir.

Elle Ă©tait grande, charnue, avenante. Son teint, pĂąli dans l'obscuritĂ© de ce logis toujours clos, luisait comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisĂ©s, entourait son front, et lui donnait un aspect juvĂ©nile qui jurait avec la maturitĂ© de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n'avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu ; et quand un garçon mal Ă©levĂ© appelait de son nom propre l'Ă©tablissement qu'elle dirigeait, elle se fĂąchait, rĂ©voltĂ©e. Enfin elle avait l'Ăąme dĂ©licate, et, bien que traitant ses femmes en amies, elle rĂ©pĂ©tait volontiers qu'elles « n'Ă©taient point du mĂȘme panier » .

Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage avec une fraction de sa troupe ; et l'on allait folùtrer sur l'herbe au bord de la petite riviÚre qui coule dans les fonds de Valmont. C'étaient alors des parties de pensionnaires échappées, des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses grisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le gazon en buvant du cidre, et l'on rentrait à la nuit tombante avec une fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans la voiture on embrassait Madame comme une mÚre trÚs bonne pleine de mansuétude et de complaisance.

La maison avait deux entrĂ©es. A l'encoignure, une sorte de cafĂ© borgne s'ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots. Deux des personnes chargĂ©es du commerce spĂ©cial du lieu Ă©taient particuliĂšrement destinĂ©es aux besoins de cette partie de la clientĂšle. Elles servaient, avec l'aide du garçon, nommĂ© FrĂ©dĂ©ric, un petit blond imberbe et fort comme un bƓuf, les chopines de vin et les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les bras jetĂ©s au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, elles poussaient Ă  la consommation.

Les trois autres dames (elles n'étaient que cinq) formaient une sorte d'aristocratie, et demeuraient réservées à la compagnie du premier, à moins pourtant qu'on n'eût besoin d'elles en bas et que le premier fût vide.

Le salon de Jupiter, oĂč se rĂ©unissaient les bourgeois de l'endroit, Ă©tait tapissĂ© de papier bleu et agrĂ©mentĂ© d'un grand dessin reprĂ©sentant LĂ©da Ă©tendue sous un cygne. On parvenait dans ce lieu au moyen d'un escalier tournant terminĂ© par une porte Ă©troite, humble d'apparence, donnant sur la rue, et au dessus de laquelle brillait toute la nuit, derriĂšre un treillage, une petite lanterne comme celles qu'on allume encore en certaines villes aux pieds des madones encastrĂ©es dans les murs.

Le bùtiment, humide et vieux, sentait légÚrement le moisi. Par moments, un souffle d'eau de Cologne passait dans les couloirs, ou bien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers des hommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait sur la figure des messieurs du premier une moue inquiÚte et dégoûtée.

Madame, familiĂšre avec les clients ses amis, ne quittait point le salon, et s'intĂ©ressait aux rumeurs de la ville qui lui parvenaient par eux. Sa conversation grave faisait diversion aux propos sans suite des trois femmes ; elle Ă©tait comme un repos dans le badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraient chaque soir Ă  cette dĂ©bauche honnĂȘte et mĂ©diocre de boire un verre de liqueur en compagnie de filles publiques.

Les trois dames du premier s'appelaient Fernande, Raphaële et Rosa la Rosse.

Le personnel étant restreint, on avait tùché que chacune d'elles fût comme un échantillon, un résumé de type féminin, afin que tout consommateur pût trouver là, à peu prÚs du moins, la réalisation de son idéal.

Fernande représentait la belle blonde, trÚs grande, presque obÚse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se refusaient à disparaßtre, et dont la chevelure filasse, écourtée, claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvrait insuffisamment le crùne.

RaphaĂ«le, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait le rĂŽle indispensable de la belle Juive, maigre, avec des pommettes saillantes plĂątrĂ©es de rouge. Ses cheveux noirs, lustrĂ©s Ă  la moelle de bƓuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses yeux eussent paru beaux si le droit n'avait pas Ă©tĂ© marquĂ© d'une raie. Son nez arquĂ© tombait sur une mĂąchoire accentuĂ©e oĂč deux dents neuves, en haut, faisaient tache Ă  cĂŽtĂ© de celles du bas qui avaient pris en vieillissant une teinte foncĂ©e comme les bois anciens.

Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d'une voix éraillée, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souple comme un écureuil malgré sa graisse et l'exiguïté de ses pattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sans cesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café, partout, à propos de rien.

Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée Cocote, et Flora, dite Balançoire parce qu'elle boitait un peu, l'une toujours en Liberté avec une ceinture tricolore, l'autre en Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux carotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l'air de filles de cuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantes d'auberge, on les désignait dans le port sous le sobriquet des deux Pompes.

Une paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces cinq femmes, grùce à la sagesse conciliante de Madame et à son intarissable bonne humeur.

L'Ă©tablissement, unique dans la petite ville, Ă©tait assidĂ»ment frĂ©quentĂ©. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut ; elle se montrait si aimable, si prĂ©venante envers tout le monde ; son bon cƓur Ă©tait si connu, qu'une sorte de considĂ©ration l'entourait. Les habituĂ©s faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur tĂ©moignait une amitiĂ© plus marquĂ©e ; et lorsqu'ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient : « A ce soir, oĂč vous savez », comme on se dit : « Au cafĂ©, n'est-ce pas ? aprĂšs dĂźner. »

Enfin la maison Tellier Ă©tait une ressource, et rarement quelqu'un manquait au rendez-vous quotidien.

Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivĂ©, M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La petite lanterne, derriĂšre son treillage, ne brillait point ; aucun bruit ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d'abord, avec plus de force ensuite ; personne ne rĂ©pondit. Alors il remonta la rue Ă  petits pas, et, comme il arrivait sur la place du MarchĂ©, il rencontra M. Duvert, l'armateur, qui se rendait au mĂȘme endroit. Ils y retournĂšrent ensemble sans plus de succĂšs. Mais un grand bruit Ă©clata soudain tout prĂšs d'eux, et, ayant tournĂ© la maison, ils aperçurent un rassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient Ă  coups de poings les volets fermĂ©s du cafĂ©.

Les deux bourgeois aussitĂŽt s'enfuirent pour n'ĂȘtre pas compromis, mais un lĂ©ger « pss't » les arrĂȘta : c'Ă©tait M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les hĂ©lait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d'autant plus affectĂ© que lui, mariĂ©, pĂšre de famille et fort surveillĂ©, ne venait lĂ  que le samedi, « securitatis causa », disait-il, faisant allusion Ă  une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait rĂ©vĂ©lĂ© les pĂ©riodiques retours. C'Ă©tait justement son soir et il allait se trouver ainsi privĂ© pour toute la semaine.

Les trois hommes firent un grand crochet jusqu'au quai, trouvÚrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue « aux Juifs » pour essayer une derniÚre tentative. Mais les matelots exaspérés faisaient le siÚge de la maison, jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients du premier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent à errer par les rues.

Ils rencontrĂšrent encore M. Dupuis, l'agent d'assurances, puis M. Vasse, le juge au tribunal de commerce ; et une longue promenade commença qui les conduisit Ă  la jetĂ©e d'abord. Ils s'assirent en ligne sur le parapet de granit et regardĂšrent moutonner les flots. L'Ă©cume, sur la crĂȘte des vagues, faisait dans l'ombre des blancheurs lumineuses, Ă©teintes presque aussitĂŽt qu'apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre les rochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise. Lorsque les tristes promeneurs furent restĂ©s lĂ  quelque temps, M. Tournevau dĂ©clara : « Ça n'est pas gai. — Non certes », reprit M. Pimpesse ; et ils repartirent Ă  petits pas.

AprĂšs avoir longĂ© la rue que domine la cĂŽte et qu'on appelle : « Sous-le-Bois », ils revinrent par le pont de planches sur la Retenue, passĂšrent prĂšs du chemin de fer et dĂ©bouchĂšrent de nouveau place du MarchĂ©, oĂč une querelle commença tout Ă  coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, Ă  propos d'un champignon comestible que l'un d'eux affirmait avoir trouvĂ© dans les environs.

Les esprits Ă©tant aigris par l'ennui, on en serait peut-ĂȘtre venu aux voies de fait si les autres ne s'Ă©taient interposĂ©s. M. Pimpesse, furieux, se retira ; et aussitĂŽt une nouvelle altercation s'Ă©leva entre l'ancien maire, M. Poulin, et l'agent d'assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteur et des bĂ©nĂ©fices qu'il pouvait se crĂ©er. Les propos injurieux pleuvaient des deux cĂŽtĂ©s, quand une tempĂȘte de cris formidables se dĂ©chaĂźna, et la troupe des matelots, fatiguĂ©s d'attendre en vain devant une maison fermĂ©e, dĂ©boucha sur la place. Ils se tenaient par le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ils vocifĂ©raient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimula sous une porte, et la horde hurlante disparut dans la direction de l'abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant comme un orage qui s'Ă©loigne ; et le silence se rĂ©tablit.

M. Poulin et M. Dupuis, enragés l'un contre l'autre, partirent, chacun de son cÎté, sans se saluer.

Les quatre autres se remirent en marche, et redescendirent instinctivement vers l'Ă©tablissement Tellier. Il Ă©tait toujours clos, muet, impĂ©nĂ©trable. Un ivrogne, tranquille et obstinĂ©, tapait des petits coups dans la devanture du cafĂ©, puis s'arrĂȘtait pour appeler Ă  mi-voix le garçon FrĂ©dĂ©ric. Voyant qu'on ne lui rĂ©pondait point, il prit le parti de s'asseoir sur la marche de la porte, et d'attendre les Ă©vĂ©nements.

Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port parut au bout de la rue. Les matelots français braillaient La Marseillaise, les anglais le Rule Britania. Il y eut un ruement gĂ©nĂ©ral contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, oĂč une bataille Ă©clata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassĂ©, et un Français le nez fendu.

L'ivrogne, qui était resté devant la porte, pleurait maintenant comme pleurent les pochards ou les enfants contrariés.

Les bourgeois enfin se dispersĂšrent.

Peu à peu le calme revint sur la cité troublée. De place en place, encore par instants, un bruit de voix s'élevait, puis s'éteignait dans le lointain.

Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désolé d'attendre au prochain samedi ; et il espérait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas ; s'exaspérant que la police laissùt fermer ainsi un établissement d'utilité publique qu'elle surveille et tient sous sa garde.

Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison : et il s'aperçut que sur l'auvent une pancarte était collée. Il alluma bien vite une allumette-bougie, et lut ces mots tracés d'une grande écriture inégale : « Fermé pour cause de premiÚre communion. »

Alors il s'Ă©loigna, comprenant bien que c'Ă©tait fini.

L'ivrogne maintenant dormait, Ă©tendu tout de son long en travers de la porte inhospitaliĂšre.

Et le lendemain, tous les habitués, l'un aprÚs l'autre, trouvÚrent moyen de passer dans la rue avec des papiers sous le bras pour se donner une contenance ; et d'un coup d'oeil furtif, chacun lisait l'avertissement mystérieux : « Fermé pour cause de premiÚre communion. »

II

C'est que Madame avait un frĂšre Ă©tabli menuisier en leur pays natal, Virville, dans l'Eure. Du temps que Madame Ă©tait encore aubergiste Ă  Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux la fille de ce frĂšre qu'elle nomma Constance, Constance Rivet ; Ă©tant elle-mĂȘme une Rivet par son pĂšre. Le menuisier, qui savait sa sƓur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu'ils ne se rencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leurs occupations et habitant du reste loin l'un de l'autre. Mais comme la fillette allait avoir douze ans, et faisait, cette annĂ©e-lĂ , sa premiĂšre communion, il saisit cette occasion d'un rapprochement, il Ă©crivit Ă  sa sƓur qu'il comptait sur elle pour la cĂ©rĂ©monie. Les vieux parents Ă©taient morts, elle ne pouvait refuser Ă  sa filleule ; elle accepta. Son frĂšre, qui s'appelait Joseph, espĂ©rait qu'Ă  force de prĂ©venances il arriverait peut ĂȘtre Ă  obtenir qu'on lit un testament en faveur de la petite, Madame Ă©tant sans enfants.

La profession de sa sƓur ne gĂȘnait nullement ses scrupules, et, du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement en parlant d'elle : « Madame Tellier est une bourgeoise de FĂ©camp », ce qui laissait supposer qu'elle pouvait vivre de ses rentes. De FĂ©camp Ă  Virville on comptait au moins vingt lieues ; et vingt lieues de terre pour des paysans sont plus difficiles Ă  franchir que l'OcĂ©an pour un civilisĂ©. Les gens de Virville n'avaient jamais dĂ©passĂ© Rouen ; rien n'attirait ceux de FĂ©camp dans un petit village de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisant partie d'un autre dĂ©partement. Enfin on ne savait rien.

Mais, l'Ă©poque de la communion approchant, Madame Ă©prouva un grand embarras. Elle n'avait point de sous-maĂźtresse, et ne se souciait nullement de laisser sa maison, mĂȘme pendant un jour. Toutes les rivalitĂ©s entre les dames d'en haut et celles d'en bas Ă©clateraient infailliblement ; puis FrĂ©dĂ©ric se griserait sans doute, et quand il Ă©tait gris, il assommait les gens pour un oui ou pour un non. Enfin elle se dĂ©cida Ă  emmener tout son monde, sauf le garçon Ă  qui elle donna sa libertĂ© jusqu'au surlendemain.

Le frÚre consulté ne fit aucune opposition, et se chargea de loger la compagnie entiÚre pour une nuit. Donc, le samedi matin, le train express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dans un wagon de seconde classe.

Jusqu'Ă  Beuzeville elles furent seules et jacassĂšrent comme des pies. Mais Ă  cette gare un couple monta. L'homme, vieux paysan, vĂȘtu d'une blouse bleue, avec un col plissĂ©, des manches larges serrĂ©es aux poignets et ornĂ©es d'une petite broderie blanche, couvert d'un antique chapeau de forme haute dont le poil roussi semblait hĂ©rissĂ©, tenait d'une main un immense parapluie vert, et de l'autre un vaste panier qui laissait passer les tĂȘtes effarĂ©es de trois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait une physionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s'assit en face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouver au milieu d'une si belle sociĂ©tĂ©.

Et c'Ă©tait, en effet, dans le wagon, un Ă©blouissement de couleurs Ă©clatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds Ă  la tĂȘte, portait lĂ -dessus un chĂąle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe Ă©cossaise dont le corsage, lacĂ© Ă  toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dĂŽme toujours agitĂ© qui semblait liquide sous l'Ă©toffe.

RaphaĂ«le, avec une coiffure emplumĂ©e simulant un nid plein d'oiseaux, portait une toilette lilas, pailletĂ©e d'or, quelque chose d'oriental qui seyait Ă  sa physionomie de Juive. Rosa la Rosse, en jupe rose Ă  larges volants, avait l'air d'une enfant trop grasse, d'une naine obĂšse ; et les deux Pompes semblaient s'ĂȘtre taillĂ© des accoutrements Ă©tranges au milieu de vieux rideaux de fenĂȘtre, ces vieux rideaux Ă  ramages datant de la Restauration.

SitĂŽt qu'elles ne furent plus seules dans le compartiment, ces dames prirent une contenance grave, et se mirent Ă  parler de choses relevĂ©es pour donner une bonne opinion d'elles. Mais Ă  Bolbec apparut un monsieur Ă  favoris blonds, avec des bagues et une chaĂźne en or, qui mit dans le filet sur sa tĂȘte plusieurs paquets enveloppĂ©s de toile cirĂ©e. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent de garnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassĂ©e. Madame enfin reprit contenance, et elle rĂ©pondit sĂšchement, pour venger l'honneur du corps : « Vous pourriez bien ĂȘtre poli ! » Il s'excusa : « Pardon, je voulais dire de monastĂšre. » Madame, ne trouvant rien Ă  rĂ©pliquer, ou jugeant peut-ĂȘtre la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lĂšvres.

Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux paysan, se mit Ă  cligner de l'oeil aux trois canards dont les tĂȘtes sortaient du grand panier ; puis, quand il sentit qu'il captivait dĂ©jĂ  son public, il commença Ă  chatouiller ces animaux sous le bec, en leur tenant des discours drĂŽles pour dĂ©rider la sociĂ©tĂ© : « Nous avons quittĂ© notre petite ma-mare ! couen ! couen ! couen ! — pour faire connaissance avec la petite bro-broche, — couen ! couen ! couen ! » Les malheureuses bĂȘtes tournaient le cou afin d'Ă©viter les caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir de leur prison d'osier ; puis soudain toutes trois ensemble poussĂšrent un lamentable cri de dĂ©tresse : « Couen ! couen ! couen ! couen ! » Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaient pour voir : on s'intĂ©ressait follement aux canards ; et le monsieur redoublait de grĂące, d'esprit et d'agaceries.

Rosa s'en mĂȘla, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle embrassa les trois bĂȘtes sur le nez. AussitĂŽt chaque femme voulut les baiser Ă  son tour ; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pinçait ; tout Ă  coup il les tutoya.

Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles, roulaient des yeux de possédés sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures plissées n'avaient pas un sourire, pas un tressaillement.

Alors le monsieur, qui Ă©tait commis voyageur, offrit par farce des bretelles Ă  ces dames, et, s'emparant d'un de ses paquets, il l'ouvrit. C'Ă©tait une ruse, le paquet contenait des jarretiĂšres.

Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie violette, en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de mĂ©tal formĂ©es par deux amours enlacĂ©s et dorĂ©s. Les filles poussĂšrent des cris de joie, puis examinĂšrent les Ă©chantillons, reprises par la gravitĂ© naturelle Ă  toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de l'oeil ou d'un mot chuchotĂ©, se rĂ©pondaient de mĂȘme, et Madame maniait avec envie une paire de jarretiĂšres orangĂ©es, plus larges, plus imposantes que les autres : de vraies jarretiĂšres de patronne.

Le monsieur attendait, nourrissant une idĂ©e : « Allons, mes petites chattes, dit-il, il faut les essayer. » Ce fut une tempĂȘte d'exclamations ; et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il dĂ©clara : « Vous ne voulez pas, je remballe. Puis finalement : » J'offrirai une paire, au choix, Ă  celles qui feront l'essai. « Mais elles ne voulaient pas, trĂšs dignes, la taille redressĂ©e. Les deux Pompes cependant semblaient si malheureuses qu'il leur renouvela la proposition. Flora Balançoire surtout, torturĂ©e de dĂ©sir, hĂ©sitait visiblement. Il la pressa : » Vas-y, ma fille, un peu de courage ; tiens, la paire lilas, elle ira bien avec ta toilette. « Alors elle se dĂ©cida, et relevant sa robe, montra une forte jambe de vachĂšre, mal serrĂ©e en un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha la jarretiĂšre sous le genou d'abord, puis au-dessus ; et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini il donna la paire lilas et demanda : » A qui le tour ? « Toutes ensemble s'Ă©criĂšrent : » A moi ! Ă  moi ! « Il commença par Rosa la Rosse, qui dĂ©couvrit une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai » boudin de jambe", comme disait RaphaĂ«le. Fernande fut complimentĂ©e par le commis voyageur qu'enthousiasmĂšrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la belle Juive eurent moins de succĂšs. Louise Cocote, par plaisanterie, coiffa le Monsieur de sa jupe ; et Madame fut obligĂ©e d'intervenir pour arrĂȘter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-mĂȘme tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasse et musclĂ©e ; et le voyageur, surpris et ravi, ĂŽta galamment son chapeau pour saluer ce maĂźtre mollet en vrai chevalier français.

Les deux paysans, figés dans l'ahurissement, regardaient de cÎté, d'un seul oeil ; et ils ressemblaient si absolument à des poulets que l'homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez « Co-co-ri-co » . Ce qui déchaßna de nouveau un ouragan de gaieté.

Les vieux descendirent à Motteville, avec leur panier, leurs canards et leur parapluie ; et l'on entendit la femme dire à son homme en s'éloignant : « C'est des traßnées qui s'en vont encore à ce satané Paris. »

Le plaisant commis Porteballe descendit lui-mĂȘme Ă  Rouen, aprĂšs s'ĂȘtre montrĂ© si grossier que Madame se vit obligĂ©e de le remettre vertement Ă  sa place. Elle ajouta, comme morale : « Ça nous apprendra Ă  causer au premier venu. »

A Oissel, elles changÚrent de train, et trouvÚrent à une gare suivante M. Joseph Rivet qui les attendait avec une grande charrette pleine de chaises et attelée d'un cheval blanc.

Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida Ă  monter dans sa carriole. Trois s'assirent sur trois chaises au fond ; RaphaĂ«le, Madame et son frĂšre, sur les trois chaises de devant : et Rosa, n'ayant point de siĂšge, se plaça tant bien que mal sur les genoux de la grande Fernande ; puis l'Ă©quipage se mit en route. Mais, aussitĂŽt, le trot saccadĂ© du bidet secoua si terriblement la voiture que les chaises commencĂšrent Ă  danser, jetant les voyageuses en l'air, Ă  droite, Ă  gauche, avec des mouvements de pantins, des grimaces effarĂ©es, des cris d'effroi, coupĂ©s soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaient aux cĂŽtĂ©s du vĂ©hicule ; les chapeaux tombaient dans le dos, sur le nez ou vers l'Ă©paule ; et le cheval blanc allait toujours, allongeant la tĂȘte, et la queue droite, une petite queue de rat sans poil dont il se battait les fesses de temps en temps. Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l'autre jambe repliĂ©e sous lui, les coudes trĂšs Ă©levĂ©s, tenait les rĂȘnes, et de sa gorge s'Ă©chappait Ă  tout instant une sorte de gloussement qui, faisant dresser les oreilles au bidet, accĂ©lĂ©rait son allure.

Des deux cĂŽtĂ©s de la route la campagne verte se dĂ©roulait. Les colzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d'oĂč s'Ă©levait une saine et puissante odeur, une odeur pĂ©nĂ©trante et douce, portĂ©e trĂšs loin par le vent. Dans les seigles dĂ©jĂ  grands des bluets montraient leurs petites tĂȘtes azurĂ©es que les femmes voulaient cueillir, mais M. Rivet refusa d'arrĂȘter. Puis parfois, un champ tout entier semblait arrosĂ© de sang tant les coquelicots l'avaient envahi. Et au milieu de ces plaines colorĂ©es ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-mĂȘme un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait derriĂšre les grands arbres d'une ferme, pour reparaĂźtre au bout du feuillage et promener de nouveau Ă  travers les rĂ©coltes jaunes et vertes, piquĂ©es de rouge ou de bleu, cette Ă©clatante charretĂ©e de femmes qui fuyait sous le soleil.

Une heure sonnait quand on arriva devant la porte du menuisier.

Elles Ă©taient brisĂ©es de fatigue et pĂąles de faim, n'ayant rien pris depuis le dĂ©part. Mme Rivet se prĂ©cipita, les fit descendre l'une aprĂšs l'autre, les embrassant aussitĂŽt qu'elles touchaient terre ; et elle ne se lassait point de bĂ©coter sa belle-sƓur, qu'elle dĂ©sirait accaparer. On mangea dans l'atelier dĂ©barrassĂ© des Ă©tablis pour le dĂźner du lendemain.

Une bonne omelette que suivit une andouille grillée, arrosée de bon cidre piquant, rendit la gaieté à tout le monde. Rivet, pour trinquer, avait pris un verre, et sa femme servait, faisait la cuisine, apportait les plats, les enlevait, murmurant à l'oreille de chacun : « En avez-vous à votre désir ? » Des tas de planches dressées contre les murs et des empilements de copeaux balayés dans les coins répandaient un parfum de bois varlopé, une odeur de menuiserie, ce souffle résineux qui pénÚtre au fond des poumons.

On réclama la petite, mais elle était à l'église, ne devant rentrer que le soir.

La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays.

C'était un tout petit village que traversait une grande route. Une dizaine de maisons rangées le long de cette voie unique abritaient les commerçants de l'endroit, le boucher, l'épicier, le menuisier, le cafetier, le savetier et le boulanger. L'église, au bout de cette sorte de rue, était entourée d'un étroit cimetiÚre ; et quatre tilleuls démesurés, plantés devant son portail, l'ombrageaient tout entiÚre. Elle était bùtie en silex taillé, sans style aucun, et coiffée d'un clocher d'ardoises. AprÚs elle la campagne recommençait, coupée çà et là de bouquets d'arbres cachant les fermes.

Rivet, par cĂ©rĂ©monie, et bien qu'en vĂȘtements d'ouvrier, avait pris le bras de sa sƓur qu'il promenait avec majestĂ©. Sa femme, tout Ă©mue par la robe Ă  filets d'or de RaphaĂ«le, s'Ă©tait placĂ©e entre elle et Fernande. La boulotte Rosa trottait derriĂšre avec Louise Cocote et Flora Balançoire, qui boitillait, extĂ©nuĂ©e.

Les habitants venaient aux portes, les enfants arrĂȘtaient leurs jeux, un rideau soulevĂ© laissait entrevoir une tĂȘte coiffĂ©e d'un bonnet d'indienne ; une vieille Ă  bĂ©quille et presque aveugle se signa comme devant une procession ; et chacun suivait longtemps du regard toutes les belles dames de la ville qui Ă©taient venues de si loin pour la premiĂšre communion de la petite Ă  Joseph Rivet. Une immense considĂ©ration rejaillissait sur le menuisier.

En passant devant l'Ă©glise, elles entendirent des chants d'enfants : un cantique criĂ© vers le ciel par des petites voix aiguĂ«s ; mais Madame empĂȘcha qu'on entrĂąt, pour ne point troubler ces chĂ©rubins.

AprÚs un tour dans la campagne, et l'énumération des principales propriétés, du rendement de la terre et de la production du bétail, Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l'installa dans son logis.

La place étant fort restreinte, on les avait réparties deux par deux dans les piÚces.

Rivet, pour cette fois, dormirait dans l'atelier, sur les copeaux ; sa femme partagerait son lit avec sa belle-sƓur, et, dans la chambre Ă  cĂŽtĂ©, Fernande et RaphaĂ«le reposeraient ensemble. Louise et Flora se trouvaient installĂ©es dans la cuisine sur un matelas jetĂ© par terre et Rosa occupait seule un petit cabinet noir au-dessus de l'escalier, contre l'entrĂ©e d'une soupente Ă©troite oĂč coucherait, cette nuit-lĂ , la communiante.

Lorsque rentra la petite fille, ce fut sur elle une pluie de baisers ; toutes les femmes la voulaient caresser, avec ce besoin d'expansion tendre, cette habitude professionnelle de chatteries, qui, dans le wagon, les avait fait toutes embrasser les canards. Chacune l'assit sur ses genoux, mania ses fins cheveux blonds, la serra dans ses bras en des élans d'affection véhémente et spontanée. L'enfant bien sage, toute pénétrée de piété, comme fermée par l'absolution, se laissait faire, patiente et recueillie.

La journĂ©e ayant Ă©tĂ© pĂ©nible pour tout le monde, on se coucha bien vite aprĂšs dĂźner. Ce silence illimitĂ© des champs qui semble presque religieux enveloppait le petit village, un silence tranquille, pĂ©nĂ©trant, et large jusqu'aux astres. Les filles, accoutumĂ©es aux soirĂ©es tumultueuses du logis public, se sentaient Ă©mues par ce muet repos de la campagne endormie. Elles avaient des frissons sur la peau, non de froid, mais des frissons de solitude venus du cƓur inquiet et troublĂ©.

SitĂŽt qu'elles furent en leur lit, deux par deux, elles s'Ă©treignirent comme pour se dĂ©fendre contre cet envahissement du calme et profond sommeil de la terre. Mais Rosa la Rosse, seule en son cabinet noir, et peu habituĂ©e Ă  dormir les bras vides, se sentit saisie par une Ă©motion vague et pĂ©nible. Elle se retournait sur sa couche, ne pouvant obtenir le sommeil, quand elle entendit, derriĂšre la cloison de bois contre sa tĂȘte, de faibles sanglots comme ceux d'un enfant qui pleure. EffrayĂ©e, elle appela faiblement, et une petite voix entrecoupĂ©e lui rĂ©pondit. C'Ă©tait la fillette qui, couchant toujours dans la chambre de sa mĂšre, avait peur en sa soupente Ă©troite.

Rosa, ravie, se leva, et doucement, pour ne rĂ©veiller personne, alla chercher l'enfant. Elle l'amena dans son lit bien chaud, la pressa contre sa poitrine en l'embrassant, la dorlota, l'enveloppa de sa tendresse aux manifestations exagĂ©rĂ©es, puis, calmĂ©e elle-mĂȘme, s'endormit. Et jusqu'au jour la communiante reposa son front sur le sein nu de la prostituĂ©e.

DĂšs cinq heures, Ă  l'Angelus, la petite cloche de l'Ă©glise sonnant Ă  toute volĂ©e rĂ©veilla ces dames qui dormaient ordinairement leur matinĂ©e entiĂšre, seul repos des fatigues nocturnes. Les paysans dans le village Ă©taient dĂ©jĂ  debout. Les femmes du pays allaient affairĂ©es de porte en porte, causant vivement, apportant avec prĂ©caution de courtes robes de mousseline empesĂ©es comme du carton, ou des cierges dĂ©mesurĂ©s, avec un nƓud de soie frangĂ©e d'or au milieu, et des dĂ©coupures de cire indiquant la place de la main. Le soleil dĂ©jĂ  haut rayonnait dans un ciel tout bleu qui gardait vers l'horizon une teinte un peu rosĂ©e, comme une trace affaiblie de l'aurore. Des familles de poules se promenaient devant leurs maisons, et, de place en place, un coq noir au cou luisant levait sa tĂȘte coiffĂ©e de pourpre, battait des ailes, et jetait au vent son chant de cuivre que rĂ©pĂ©taient les autres coqs.

Des carrioles arrivaient des communes voisines, déchargeant au seuil des portes les hautes Normandes en robes sombres, au fichu croisé sur la poitrine et retenu par un bijou d'argent séculaire. Les hommes avaient passé la blouse bleue sur la redingote neuve ou sur le vieil habit de drap vert dont les deux basques passaient.

Quand les chevaux furent à l'écurie, il y eut ainsi tout le long de la grande route une double ligne de guimbardes rustiques, charrettes, cabriolets, tilburys, chars à bancs, voitures de toute forme et de tout ùge, penchées sur le nez ou bien cul par terre et les brancards au ciel.

La maison du menuisier était pleine d'une activité de ruche. Ces dames, en caraco et en jupon, les cheveux répandus sur le dos, des cheveux maigres et courts qu'on aurait dits ternis et rongés par l'usage, s'occupaient à habiller l'enfant.

La petite, debout sur une table, ne remuait pas, tandis que Mme Tellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant. On la dĂ©barbouilla, on la peigna, on la coiffa, on la vĂȘtit, et, Ă  l'aide d'une multitude d'Ă©pingles, on disposa les plis de la robe, on pinça la taille trop large, on organisa l'Ă©lĂ©gance de la toilette. Puis quand ce fut terminĂ©, on fit asseoir la patiente en lui recommandant de ne plus bouger ; et la troupe agitĂ©e des femmes courut se parer Ă  son tour.

La petite Ă©glise recommençait Ă  sonner. Son tintement frĂȘle de cloche pauvre montait se perdre Ă  travers le ciel, comme une voix trop faible, vite noyĂ©e dans l'immensitĂ© bleue.

Les communiants sortaient des portes, allaient vers le bùtiment communal qui contenait les deux écoles et la mairie, et situé tout au bout du pays, tandis que la « maison de Dieu » occupait l'autre bout.

Les parents, en tenue de fĂȘte avec une physionomie gauche et ces mouvements inhabiles des corps toujours courbĂ©s sur le travail, suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans un nuage de tulle neigeux semblable Ă  de la crĂšme fouettĂ©e, tandis que les petits hommes, pareils Ă  des embryons de garçons de cafĂ©, la tĂȘte encollĂ©e de pommade, marchaient les jambes Ă©cartĂ©es, pour ne point tacher leur culotte noire.

C'Ă©tait une gloire pour une famille quand un grand nombre de parents, venus de loin, entouraient l'enfant : aussi le triomphe du menuisier fut-il complet. Le rĂ©giment Tellier, patronne en tĂȘte, suivait Constance ; et le pĂšre donnant le bras Ă  sa sƓur, la mĂšre marchant Ă  cĂŽtĂ© de RaphaĂ«le, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se dĂ©ployait majestueusement comme un Ă©tat-major en grand uniforme.

L'effet dans le village fut foudroyant.

A l'Ă©cole, les filles se rangĂšrent sous la cornette de la bonne sƓur, les garçons sous le chapeau de l'instituteur, un bel homme qui reprĂ©sentait ; et l'on partit en attaquant un cantique.

Les enfants mĂąles en tĂȘte allongeaient leurs deux files entre les deux rangĂ©es de voitures dĂ©telĂ©es, les filles suivaient dans le mĂȘme ordre ; et tous les habitants ayant cĂ©dĂ© le pas aux dames de la ville par considĂ©ration, elles arrivaient immĂ©diatement aprĂšs les petites, prolongeant encore la double ligne de la procession, trois Ă  gauche et trois Ă  droite, avec leurs toilettes Ă©clatantes comme un bouquet de feu d'artifice.

Leur entrĂ©e dans l'Ă©glise affola la population. On se pressait, on se retournait, on se poussait pour les voir. Et les dĂ©votes parlaient presque haut, stupĂ©faites par le spectacle de ces dames plus chamarrĂ©es que les chasubles des chantres. Le maire offrit son banc, le premier banc Ă  droite auprĂšs du chƓur, et Mme Tellier y prit place avec sa belle-sƓur, Fernande et RaphaĂ«le. Rosa la Rosse et les deux Pompes occupĂšrent le second banc en compagnie du menuisier.

Le chƓur de l'Ă©glise Ă©tait plein d'enfants Ă  genoux, filles d'un cĂŽtĂ©, garçons de l'autre, et les longs cierges qu'ils tenaient en main semblaient des lances inclinĂ©es en tous sens.

Devant le lutrin, trois hommes debout chantaient d'une voix pleine. Ils prolongeaient indĂ©finiment les syllabes du latin sonore, Ă©ternisant les Amen avec des a-a indĂ©finis que le serpent soutenait de sa note monotone poussĂ©e sans fin, mugie par l'instrument de cuivre Ă  large gueule. La voix pointue d'un enfant donnait la rĂ©plique, et, de temps en temps, un prĂȘtre assis dans une stalle et coiffĂ© d'une barrette carrĂ©e se levait, bredouillant quelque chose et s'asseyait de nouveau, tandis que les trois chantres repartaient, l'oeil fixĂ© sur le gros livre de plain-chant ouvert devant eux et portĂ© par les ailes dĂ©ployĂ©es d'un aigle de bois montĂ© sur pivot.

Puis un silence se fit. Toute l'assistance, d'un seul mouvement, se mit Ă  genoux, et l'officiant parut, vieux, vĂ©nĂ©rable, avec des cheveux blancs, inclinĂ© sur le calice qu'il portait de sa main gauche. Devant lui marchaient les deux servants en robe rouge, et derriĂšre, apparut une foule de chantres Ă  gros souliers qui s'alignĂšrent des deux cĂŽtĂ©s du chƓur.

Une petite clochette tinta au milieu du grand silence. L'office divin commençait. Le prĂȘtre circulait lentement devant le tabernacle d'or, faisait des gĂ©nuflexions, psalmodiait de sa voix cassĂ©e, chevrotante de vieillesse, les priĂšres prĂ©paratoires. AussitĂŽt qu'il s'Ă©tait tu, tous les chantres et le serpent Ă©clataient d'un seul coup, et des hommes aussi chantaient dans l'Ă©glise, d'une voix moins forte, plus humble, comme doivent chanter les assistants.

Soudain le Kyrie Eleison jaillit vers le ciel, poussĂ© par toutes les poitrines et tous les cƓurs. Des grains de poussiĂšre et des fragments de bois vermoulu tombĂšrent mĂȘme de la voĂ»te ancienne secouĂ©e par cette explosion de cris. Le soleil qui frappait sur les ardoises du toit faisait une fournaise de la petite Ă©glise ; et une grande Ă©motion, une attente anxieuse, les approches de l'ineffable mystĂšre, Ă©treignaient le cƓur des enfants, serraient la gorge de leurs mĂšres.

Le prĂȘtre, qui s'Ă©tait assis quelque temps, remonta vers l'autel, et, tĂȘte nue, couvert de ses cheveux d'argent, avec des gestes tremblants, il approchait de l'acte surnaturel.

Il se tourna vers les fidĂšles, et, les mains tendues vers eux, prononça : « Orate, fratres », « priez, mes frĂšres. » Ils priaient tous. Le vieux curĂ© balbutiait maintenant tout bas les paroles mystĂ©rieuses et suprĂȘmes ; la clochette tintait coup sur coup, la foule prosternĂ©e appelait Dieu ; les enfants dĂ©faillaient d'une anxiĂ©tĂ© dĂ©mesurĂ©e.

C'est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout Ă  coup sa mĂšre, l'Ă©glise de son village, sa premiĂšre communion. Elle se crut revenue Ă  ce jour-lĂ , quand elle Ă©tait si petite, toute noyĂ©e en sa robe blanche, et elle se mit Ă  pleurer. Elle pleura doucement d'abord : les larmes lentes sortaient de ses paupiĂšres, puis, avec ses souvenirs, son Ă©motion grandit, et, le cou gonflĂ©, la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tirĂ© son mouchoir, s'essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour ne point crier : ce fut en vain ; une espĂšce de rĂąle sortit de sa gorge, et deux autres soupirs profonds, dĂ©chirants, lui rĂ©pondirent ; car ses deux voisines, abattues prĂšs d'elle, Louise et Flora Ă©treintes des mĂȘmes souvenances lointaines gĂ©missaient aussi avec des torrents de larmes.

Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, à son tour, sentit bientît ses paupiùres humides, et, se tournant vers sa belle-sƓur, elle vit que tout son banc pleurait aussi.

Le prĂȘtre engendrait le corps de Dieu. Les enfants n'avaient plus de pensĂ©e, jetĂ©s sur les dalles par une espĂšce de peur dĂ©vote, et, dans l'Ă©glise, de place en place, une femme, une mĂšre, une sƓur, saisie par l'Ă©trange sympathie des Ă©motions poignantes, bouleversĂ©e aussi par ces belles dames Ă  genoux que secouaient des frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d'indienne Ă  carreaux et, de la main gauche, pressait violemment son cƓur bondissant.

Comme la flammĂšche qui jette le feu Ă  travers un champ mĂ»r, les larmes de Rosa et de ses compagnes gagnĂšrent en un instant toute la foule. Hommes, femmes, vieillards, jeunes gars en blouse neuve, tous bientĂŽt sanglotĂšrent, et sur leur tĂȘte semblait planer quelque chose de surhumain, une Ăąme Ă©pandue, le souffle prodigieux d'un ĂȘtre invisible et tout-puissant.

Alors, dans le chƓur de l'Ă©glise, un petit coup sec retentit : la bonne sƓur, en frappant sur son livre, donnait le signal de la communion ; et les enfants, grelottant d'une fiĂšvre divine, s'approchĂšrent de la table sainte.

Toute une file s'agenouillait. Le vieux curé, tenant en main le ciboire d'argent doré, passait devant eux, leur offrant, entre deux doigts, l'hostie sacrée, le corps du Christ, la rédemption du monde. Ils ouvraient la bouche avec des spasmes, des grimaces nerveuses, les yeux fermés, la face toute pùle ; et la longue nappe étendue sous leurs mentons frémissait comme de l'eau qui coule.

Soudain dans l'Ă©glise une sorte de folie courut, une rumeur de foule en dĂ©lire, une tempĂȘte de sanglots avec des cris Ă©touffĂ©s. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forĂȘts ; et le prĂȘtre restait debout, immobile, une hostie Ă  la main, paralysĂ© par l'Ă©motion, se disant : « C'est Dieu, c'est Dieu qui est parmi nous, qui manifeste sa prĂ©sence, qui descend Ă  ma voix sur son peuple agenouillĂ©. » Et il balbutiait des priĂšres affolĂ©es, sans trouver les mots, des priĂšres de l'Ăąme, dans un Ă©lan furieux vers le ciel.

Il acheva de donner la communion avec une telle surexcitation de foi que ses jambes dĂ©faillaient sous lui, et quand lui mĂȘme eut bu le sang de son Seigneur, il s'abĂźma dans un acte de remerciement Ă©perdu.

DerriĂšre lui le peuple peu Ă  peu se calmait. Les chantres, relevĂ©s dans la dignitĂ© du surplis blanc, repartaient d'une voix moins sĂ»re, encore mouillĂ©e ; et le serpent aussi semblait enrouĂ© comme si l'instrument lui-mĂȘme eĂ»t pleurĂ©.

Alors, le prĂȘtre, levant les mains, leur fit signe de se taire, et passant entre les deux haies de communiants perdus en des extases de bonheur, il s'approcha jusqu'Ă  la grille du chƓur.

L'assemblĂ©e s'Ă©tait assise au milieu d'un bruit de chaises, et tout le monde Ă  prĂ©sent se mouchait avec force. DĂšs qu'on aperçut le curĂ©, on fit silence, et il commença Ă  parler d'un ton trĂšs bas, hĂ©sitant, voilĂ©. « Mes chers frĂšres, mes chĂšres sƓurs, mes enfants, je vous remercie du fond du cƓur ; vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. J'ai senti Dieu qui descendait sur nous Ă  mon appel. Il est venu, il Ă©tait lĂ , prĂ©sent, qui emplissait vos Ăąmes, faisait dĂ©border vos yeux. Je suis le plus vieux prĂȘtre du diocĂšse, j'en suis aussi, aujourd'hui, le plus heureux. Un miracle s'est fait parmi nous, un vrai, un grand, un sublime miracle. Pendant que JĂ©sus-Christ pĂ©nĂ©trait pour la premiĂšre fois dans le corps de ces petits, le Saint-Esprit, l'oiseau cĂ©leste, le souffle de Dieu, s'est abattu sur vous, s'est emparĂ© de vous, vous a saisis, courbĂ©s comme des roseaux sous la brise. »

Puis, d'une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs oĂč se trouvaient les invitĂ©es du menuisier : « Merci surtout Ă  vous, mes chĂšres sƓurs, qui ĂȘtes venues de si loin, et dont la prĂ©sence parmi nous, dont la foi visible, dont la piĂ©tĂ© si vive ont Ă©tĂ© pour tous un salutaire exemple. Vous ĂȘtes l'Ă©dification de ma paroisse ; votre Ă©motion a Ă©chauffĂ© les cƓurs ; sans vous, peut ĂȘtre, ce grand jour n'aurait pas eu ce caractĂšre vraiment divin. Il suffit parfois d'une seule brebis d'Ă©lite pour dĂ©cider le Seigneur Ă  descendre sur le troupeau. »

La voix lui manquait. Il ajouta : « C'est la grùce que je vous souhaite. Ainsi soit-il. » Et il remonta vers l'autel pour terminer l'office.

Maintenant on avait hĂąte de partir. Les enfants eux-mĂȘmes s'agitaient, las d'une si longue tension d'esprit. Ils avaient faim, d'ailleurs, et les parents peu Ă  peu s'en allaient, sans attendre le dernier Ă©vangile, pour terminer les apprĂȘts du repas.

Ce fut une cohue Ă  la sortie, une cohue bruyante, un charivari de voix criardes oĂč chantait l'accent normand. La population formait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famille se prĂ©cipita sur le sien.

Constance se trouva saisie, entourée, embrassée par toute la maisonnée de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l'étreindre. Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s'empara de l'autre ; Raphaële et Fernande relevÚrent sa longue jupe de mousseline pour qu'elle ne traßnùt point dans la poussiÚre ; Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet ; et l'enfant, recueillie, toute pénétrée par le Dieu qu'elle portait en elle, se mit en route au milieu de cette escorte d'honneur.

Le festin était servi dans l'atelier sur de longues planches portées par des traverses.

La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute la joie du village. On se rĂ©galait partout. Par chaque fenĂȘtre on apercevait des tablĂ©es de monde endimanchĂ©, et des cris sortaient des maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaient du cidre pur Ă  plein verre, et au milieu de chaque compagnie on apercevait deux enfants, ici deux filles, lĂ  deux garçons, dĂźnant dans l'une des deux familles.

Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char à bancs traversait le pays au trot sautillant d'un vieux bidet, et l'homme en blouse qui conduisait jetait un regard d'envie sur toute cette ripaille étalée.

Dans la demeure du menuisier, la gaieté gardait un certain air de réserve, un reste de l'émotion du matin. Rivet seul était en train et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l'heure à tout moment, car pour ne point chÎmer deux jours de suite on devait reprendre le train de 3 h 55 qui les mettrait à Fécamp vers le soir.

Le menuisier faisait tous ses efforts pour détourner l'attention et garder son monde jusqu'au lendemain ; mais Madame ne se laissait point distraire ; et elle ne plaisantait jamais quand il s'agissait des affaires.

AussitĂŽt que le cafĂ© fut pris, elle ordonna Ă  ses pensionnaires de se prĂ©parer bien vite ; puis, se tournant vers son frĂšre : « Toi, tu vas atteler tout de suite » ; et elle-mĂȘme alla terminer ses derniers prĂ©paratifs.

Quand elle redescendit, sa belle-sƓur l'attendait pour lui parler de la petite ; et une longue conversation eut lieu oĂč rien ne fut rĂ©solu. La paysanne finassait, faussement attendrie, et Mme Tellier, qui tenait l'enfant sur ses genoux, ne s'engageait Ă  rien, promettait vaguement : on s'occuperait d'elle, on avait du temps, on se reverrait d'ailleurs.

Cependant la voiture n'arrivait point, et les femmes ne descendaient pas. On entendait mĂȘme en haut de grands rires, des bousculades, des poussĂ©es de cris, des battements de mains. Alors, tandis que l'Ă©pouse du menuisier se rendait Ă  l'Ă©curie pour voir si l'Ă©quipage Ă©tait prĂȘt, Madame, Ă  la fin, monta.

Rivet, trĂšs pochard et Ă  moitiĂ© dĂ©vĂȘtu, essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui dĂ©faillait de rire. Les deux Pompes le retenaient par les bras, et tentaient de le calmer, choquĂ©es de cette scĂšne aprĂšs la cĂ©rĂ©monie du matin ; mais RaphaĂ«le et Fernande l'excitaient, tordues de gaietĂ©, se tenant les cĂŽtes ; et elles jetaient des cris aigus Ă  chacun des efforts inutiles de l'ivrogne. L'homme furieux, la face rouge, tout dĂ©braillĂ©, secouant en des efforts violents les deux femmes cramponnĂ©es Ă  lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant : « Salope, tu ne veux pas ? » Mais Madame, indignĂ©e, s'Ă©lança, saisit son frĂšre par les Ă©paules, et le jeta dehors si violemment qu'il alla frapper contre le mur.

Une minute plus tard, on l'entendait dans la cour qui se pompait de l'eau sur la tĂȘte ; et quand il repartit dans sa carriole, il Ă©tait dĂ©jĂ  tout apaisĂ©.

On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blanc repartit de son allure vive et dansante.

Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas se dĂ©gageait. Les filles s'amusaient maintenant des cahots de la guimbarde, poussaient mĂȘme les chaises des voisines, Ă©clataient de rire Ă  tout instant, mises en train d'ailleurs par les vaines tentatives de Rivet.

Une lumiĂšre folle emplissait les champs, une lumiĂšre miroitant aux yeux ; et les roues soulevaient deux sillons de poussiĂšre qui voltigeaient longtemps derriĂšre la voiture sur la grand-route.

Tout à coup Fernande, qui aimait la musique, supplia Rosa de chanter ; et celle-ci entama gaillardement le Gros Curé de Meudon. Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cette chanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta : « Chante-nous plutÎt quelque chose de Béranger. » Alors Rosa, aprÚs avoir hésité quelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usée commença la Grand-MÚre :

Ma grand-mĂšre, un soir Ă  sa fĂȘte,

De vin pur ayant bu deux doigts,

Nous disait, en branlant la tĂȘte :

Que d'amoureux j'eus autrefois !

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

Et le chƓur des filles, que Madame elle-mĂȘme conduisait, reprit :

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

« Ça, c'est tapĂ© ! » dĂ©clara Rivet, allumĂ© par la cadence ; et Rosa aussitĂŽt continua :

Quoi, maman, vous n'Ă©tiez pas sage !

— Non, vraiment ! et de mes appas,

Seule, Ă  quinze ans, j'appris l'usage,

Car, la nuit, je ne dormais pas.

Tous ensemble hurlĂšrent le refrain ; et Rivet tapait du pied sur son brancard, battait la mesure avec les rĂȘnes sur le dos du bidet blanc qui, comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© lui-mĂȘme enlevĂ© par l'entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempĂȘte, prĂ©cipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fond de la voiture.

Elles se relevĂšrent en riant comme des folles. Et la chanson continua, braillĂ©e Ă  tue-tĂȘte Ă  travers la campagne, sous le ciel brĂ»lant, au milieu des rĂ©coltes mĂ»rissantes, au train enragĂ© du petit cheval qui s'emballait maintenant Ă  tous les retours du refrain, et piquait chaque fois ses cent mĂštres de galop, Ă  la grande joie des voyageurs.

De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait, et regardait à travers son loup de fil de fer cette carriole enragée et hurlante emportée dans la poussiÚre.

Quand on descendit devant la gare, le menuisier s'attendrit : « C'est dommage que vous partiez, on aurait bien rigolé. »

Madame lui rĂ©pondit censĂ©ment : « Toute chose a son temps, on ne peut pas s'amuser toujours. » Alors une idĂ©e illumina l'esprit de Rivet : « Tiens, dit-il, j'irai vous voir Ă  FĂ©camp le mois prochain. » Et il regarda Rosa d'un air rusĂ©, avec un oeil brillant et polisson. « Allons, conclut Madame, il faut ĂȘtre sage ; tu viendras si tu veux, mais tu ne feras point de bĂȘtises. »

Il ne rĂ©pondit pas, et comme on entendait siffler le train, il se mit immĂ©diatement Ă  embrasser tout le monde. Quand ce fut au tour de Rosa, il s'acharna Ă  trouver sa bouche que celle-ci, riant derriĂšre ses lĂšvres fermĂ©es, lui dĂ©robait chaque fois par un rapide mouvement de cĂŽtĂ©. Il la tenait en ses bras ; mais il n'en pouvait venir Ă  bout, gĂȘnĂ© par son grand fouet qu'il avait gardĂ© Ă  sa main et que, dans ses efforts, il agitait dĂ©sespĂ©rĂ©ment derriĂšre le dos de la fille.

« Les voyageurs pour Rouen, en voiture », cria l'employé. Elles montÚrent.

Un mince coup de sifflet partit, répété tout de suite par le sifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premier jet de vapeur pendant que les roues commençaient à tourner un peu avec un effort visible.

Rivet, quittant l'intérieur de la gare, courut à la barriÚre pour voir encore une fois Rosa ; et comme le wagon plein de cette marchandise humaine passait devant lui, il se mit à faire claquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces :

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

Puis il regarda s'Ă©loigner un mouchoir blanc qu'on agitait.

III

Elles dormirent jusqu'Ă  l'arrivĂ©e, du sommeil paisible des consciences satisfaites ; et quand elles rentrĂšrent au logis, rafraĂźchies, reposĂ©es pour la besogne de chaque soir, Madame ne put s'empĂȘcher de dire : « C'est Ă©gal, il m'ennuyait dĂ©jĂ  de la maison. »

On soupa vite, puis, quand on eut repris le costume de combat, on attendit les clients habituels ; et la petite lanterne allumée, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants que dans la bergerie le troupeau était revenu.

En un clin d'oeil la nouvelle se rĂ©pandit, on ne sait comment, on ne sait par qui M. Philippe, le fils du banquier, poussa mĂȘme la complaisance jusqu'Ă  prĂ©venir par un exprĂšs M. Tournevau, emprisonnĂ© dans sa famille.

Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins à dßner, et l'on prenait le café quand un homme se présenta avec une lettre à la main M. Tournevau, trÚs ému, rompit l'enveloppe et devint pùle : il n'y avait que ces mots tracés au crayon : « Chargement de morues retrouvé ; navire entré au port ; bonne affaire pour vous. Venez vite. »

Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur, et rougissant soudain jusqu'aux oreilles : « Il faut, dit-il, que je sorte. » Et il tendit à sa femme le billet laconique et mystérieux. Il sonna, puis, lorsque parut la bonne : « Mon pardessus vite, vite, et mon chapeau. » A peine dans la rue, il se mit à courir en sifflant un air, et le chemin lui parut deux fois plus long tant son impatience était vive.

L'Ă©tablissement Tellier avait un air de fĂȘte. Au rez-de-chaussĂ©e les voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissant vacarme. Louise et Flora ne savaient Ă  qui rĂ©pondre, buvaient avec l'un, buvaient avec l'autre, mĂ©ritaient mieux que jamais leur sobriquet des « deux Pompes » . On les appelait partout Ă  la fois ; elles ne pouvaient dĂ©jĂ  suffire Ă  la besogne, et la nuit pour elles s'annonçait laborieuse.

Le cénacle du premier fut au complet dÚs neuf heures. M. Vasse, le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitré mais platonique de Madame, causait tout bas avec elle dans un coin ; et ils souriaient tous les deux comme si une entente était prÚs de se faire. M. Poulin, l'ancien maire, tenait Rosa à cheval sur ses jambes ; et elle, nez à nez avec lui, promenait ses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout de cuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevée, coupant le drap noir du pantalon, et les bas rouges étaient serrés par une jarretiÚre bleue, cadeau du commis voyageur.

La grande Fernande, Ă©tendue sur le sopha, avait les deux pieds sur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur le gilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa main droite, tandis que de la gauche, elle tenait une cigarette.

Raphaële semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l'agent d'assurances, et elle termina l'entretien par ces mots : « Oui, mon chéri, ce soir, je veux bien. » Puis, faisant seule un tour de valse rapide à travers le salon : « Ce soir, tout ce qu'on voudra », cria-t-elle.

La porte s'ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des cris d'enthousiasme Ă©clatĂšrent : « Vive Tournevau ! » Et RaphaĂ«le, qui pivotait toujours, alla tomber sur son cƓur. Il la saisit d'un enlacement formidable, et sans dire un mot, l'enlevant de terre comme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond, et disparut dans l'escalier des chambres avec son fardeau vivant, au milieu des applaudissements.

Rosa, qui allumait l'ancien maire, l'embrassant coup sur coup et tirant sur ses deux favoris en mĂȘme temps pour maintenir droite sa tĂȘte, profita de l'exemple : « Allons, fais comme lui », dit-elle. Alors le bonhomme se leva, et rajustant son gilet, suivit la fille en fouillant dans la poche oĂč dormait son argent.

Fernande et Madame restÚrent seules avec les quatre hommes, et M. Philippe s'écria : « Je paie du champagne : Mme Tellier, envoyez chercher trois bouteilles. » Alors Fernande l'étreignant lui demanda dans l'oreille : « Fais-nous danser, dis, tu veux ? » Il se leva, et, s'asseyant devant l'épinette séculaire, endormie en un coin, fit sortir une valse, une valse enrouée, larmoyante, du ventre geignant de la machine. La grande fille enlaça le percepteur, Madame s'abandonna aux bras de M. Vasse ; et les deux couples tournÚrent en échangeant des baisers. M. Vasse, qui avait jadis dansé dans le monde, faisait des grùces, et Madame le regardait d'un oeil captivé, de cet oeil qui répond « oui », un « oui » plus discret et plus délicieux qu'une parole !

Frédéric apporta le champagne. Le premier bouchon partit, et M. Philippe exécuta l'invitation d'un quadrille.

Les quatre danseurs le marchÚrent à la façon mondaine, convenablement, dignement, avec des maniÚres, des inclinations et des saluts.

AprÚs quoi l'on se mit à boire. Alors M. Tournevau reparut, satisfait, soulagé, radieux. Il s'écria : « Je ne sais pas ce qu'a Raphaële, mais elle est parfaite ce soir. » Puis, comme on lui tendait un verre, il le vida d'un trait en murmurant : « Bigre, rien que ça de luxe ! »

Sur-le-champ, M. Philippe entama une polka vive, et M. Tournevau s'Ă©lança avec la belle Juive qu'il tenait en l'air, sans laisser ses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse Ă©taient repartis d'un nouvel Ă©lan. De temps en temps un des couples s'arrĂȘtait prĂšs de la cheminĂ©e pour lamper une flĂ»te de vin mousseux ; et cette danse menaçait de s'Ă©terniser, quand Rosa entrouvrit la porte avec un bougeoir Ă  la main. Elle Ă©tait en cheveux, en savates, en chemise, tout animĂ©e, toute rouge : « Je veux danser », cria-t-elle. RaphaĂ«le demanda : « Et ton vieux ? » Rosa s'esclaffa : « Lui ? il dort dĂ©jĂ , il dort tout de suite. » Elle saisit M. Dupuis restĂ© sans emploi sur le divan, et la polka recommença.

Mais les bouteilles Ă©taient vides : « J'en paie une », dĂ©clara M. Toumevau ; « Moi aussi », annonça M. Vasse. « Moi de mĂȘme », conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit.

Cela s'organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps mĂȘme, Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tour de valse, pendant que leurs clients, en bas, s'impatientaient ; puis elles retournaient en courant Ă  leur cafĂ©, avec le cƓur gonflĂ© de regrets.

A minuit on dansait encore. Parfois une des filles disparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-Ă -vis, on s'apercevait tout Ă  coup qu'un des hommes aussi manquait.

« D'oĂč venez-vous donc ? » demanda plaisamment M. Philippe, juste au moment oĂč M. Pimpesse rentrait avec Fernande. « De voir dormir M. Poulin », rĂ©pondit le percepteur. Le mot eut un succĂšs Ă©norme ; et tous, Ă  tour de rĂŽle, montaient voir dormir M. Poulin avec l'une ou l'autre des demoiselles, qui se montrĂšrent cette nuit-lĂ , d'une complaisance inconcevable. Madame fermait les yeux ; et elle avait dans les coins de longs apartĂ©s avec M. Vasse comme pour rĂ©gler les derniers dĂ©tails d'une affaire entendue dĂ©jĂ .

Enfin, à une heure, les deux hommes mariés, M. Tournevau et M. Pimpesse, déclarÚrent qu'ils se retiraient, et voulurent régler leur compte. On ne compta que le champagne, et, encore, à six francs la bouteille au lieu de dix francs, prix ordinaire. Et comme ils s'étonnaient de cette générosité, Madame, radieuse, leur répondit :

« Ça n'est pas tous les jours fĂȘte. »

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