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La statue de bois

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Nathaniel Hawthorne Ă©crivain amĂ©ricain (1804 – 1864)

LA STATUE DE BOIS

Traduction par E.A. Spoll .

Par une belle matinĂ©e du bon vieux temps, comme on dit dĂ©jĂ  dans la jeune AmĂ©rique, un sculpteur sur bois, bien connu dans Boston sous le nom de Drowne, contemplait une grosse bille de chĂȘne dont il se proposait de tirer une statue pour l’avant d’un navire.

Il Ă©tait lĂ , cherchant dans son esprit quelle forme il donnerait Ă  ce bloc encore fruste, lorsqu’entra dans son atelier le capitaine Hunnewell, Ă  la fois propriĂ©taire et commandant de l’excellent brick le Cynosure, qui venait d’arriver de son premier voyage Ă  Fayal.

— Ah ! voici mon affaire, Drowne, s’écria le marin en frappant sur l’épaule du jeune sculpteur, je retiens cette piĂšce de chĂȘne pour la proue du Cynosure, qui vient de prouver qu’il est le plus fin voilier de l’OcĂ©an. Aussi j’ai dĂ©cidĂ© que l’avant de mon navire serait ornĂ© de la plus belle statue qu’homme n’ait jamais tirĂ©e d’un morceau de bois et comme vous ĂȘtes le plus capable de rĂ©pondre Ă  mon dĂ©sir, je suis venu vous trouver, mon cher Drowne.

— Vous voulez me flatter, capitaine, rĂ©pondit le sculpteur, dĂ©guisant sous un air modeste le plaisir que lui causait un Ă©loge dont il se sentait digne ; cependant je vous promets de faire de mon mieux en l’honneur de votre bon navire. Regardez ces modĂšles et dites lequel vous prĂ©fĂ©rez. Voici, dit-il en lui montrant un buste constellĂ© de dĂ©corations, dont la tĂȘte Ă©tait couverte d’une perruque neigeuse et le torse revĂȘtu d’un habit Ă©carlate de la meilleure coupe, voici le portrait de notre gracieux souverain ; voici le vaillant amiral Vernon, ou, si vous prĂ©fĂ©rez une figure de femme, je puis vous donner une superbe Britannia avec son trident.

— Tous ces modĂšles sont fort beaux, assurĂ©ment, rĂ©pondit le marin, mais comme mon brick n’a pas son Ă©gal sur l’OcĂ©an, je veux lui faire prĂ©sent d’un buste comme jamais le vieux Neptune n’en a vu. Enfin, si vous voulez me promettre le secret, sur cette affaire, je vais vous confier ce dont il s’agit.

— Bien volontiers, fit Drowne, qui ne comprenait pas ce qu’il pouvait y avoir de mystĂ©rieux dans un objet nĂ©cessairement destinĂ© Ă  ĂȘtre vu par tout le monde, vous pouvez compter sur mon absolue discrĂ©tion.

Le capitaine Hunnewell, prenant alors Drowne par un bouton de son habit, l’attira prĂšs de lui et lui communiqua son dĂ©sir sur un ton si bas, qu’il y aurait vĂ©ritablement indiscrĂ©tion de notre part Ă  rĂ©pĂ©ter ce qui ne devait ĂȘtre entendu que du sculpteur. Profitons de ce moment d’intervalle pour donner au lecteur quelques dĂ©tails sur la personne de Drowne.

Le premier en AmĂ©rique, il s’essaya, dit-on, dans cet art, qui compte aujourd’hui chez nous tant de noms distinguĂ©s ou sur le point de le devenir. DĂšs sa plus tendre enfance, il avait montrĂ© une merveilleuse aptitude dans la reproduction des objets que lui offrait la nature, se contentant pour cela de tous les matĂ©riaux qui lui tombaient sous la main. La neige d’un vigoureux hiver lui avait fourni un marbre plus pur que le pares et plus facile Ă  dĂ©grossir. Il n’était point Ă  la vĂ©ritĂ© d’une aussi longue durĂ©e, mais suffisait parfaitement Ă  la fĂ©conditĂ© du jeune garçon. Il assura cependant que ces premiers essais attirĂšrent l’attention des juges plus compĂ©tents que ses petits condisciples, et en effet ils Ă©taient dĂ©jĂ  fort remarquables. En avançant en Ăąge, le jeune homme choisit du bois de chĂȘne ou de sapin pour exercer son adresse, qui commença dĂšs lors Ă  lui rapporter quelque argent, au lieu des fĂ©licitations gratuites, jusque-lĂ , son unique rĂ©compense. Il acquit bientĂŽt une certaine rĂ©putation dans la sculpture des tĂȘtes de pompe, des urnes pour orner les pilastres et de divers ornements. Pas un apothicaire de Boston ne se fĂ»t jugĂ© digne d’attirer les clients, s’il n’eĂ»t possĂ©dĂ© un buste de Galien ou d’Hippocrate, ou tout au moins un mortier dorĂ©, sortant des mains habiles de Drowne. Mais au jour oĂč nous sommes parvenus, il s’était fait une spĂ©cialitĂ© des figures qui ornent la proue des navires. Que ce fut le buste du roi, d’un amiral ou d’un gĂ©nĂ©ral anglais, ou bien encore celui de la fille d’un armateur, toujours la pimpante figure, peinte des couleurs les plus fraĂźches et magnifiquement dorĂ©e, s’élevait sur la proue, regardant le public comme si elle eut conscience de sa supĂ©rioritĂ©. Ces spĂ©cimens de la sculpture nationale, aprĂšs avoir parcouru toutes les mers, furent, mĂȘme sur la Tamise, encombrĂ©e de navires de tout pays, un objet d’universelle admiration pour les marins qui eurent l’occasion de les contempler.

Cependant, pour ne pas nous Ă©carter de la vĂ©ritĂ©, nous devons avouer que tous les produits de l’habile artiste avaient entre eux un vague air de ressemblance : l’auguste physionomie du monarque ressemblait Ă  celle de ses sujets ; miss Peggy Hobart, la fille de l’armateur, rappelait assez bien Britannia, la Victoire et les autres figures allĂ©goriques du mĂȘme sexe ; tous enfin Ă©taient taillĂ©s dans le mĂȘme bois. Mais aussi le travail Ă©tait bien conditionnĂ©, rien n’y manquait, absolument rien, sauf pourtant cette qualitĂ© prĂ©cieuse qui vient du cƓur ou du cerveau et qui donne la vie aux choses animĂ©es. En un mot, ses statues n’avaient qu’un dĂ©faut : c’était d’ĂȘtre des statues de bois.

Cependant le capitaine du Cynosure, aprÚs avoir donné ses instructions à Drowne, se disposait à le quitter :

— Et maintenant, lui dit-il gravement, il faut cesser tout autre travail, pour vous occuper de cette affaire. Quant au prix, faites de votre mieux, et vous le fixerez vous-mĂȘme.

— Bien, capitaine, rĂ©pondit le sculpteur avec un sourire d’intelligence, vous pouvez compter que je ferai tout pour vous satisfaire.

À partir de cette Ă©poque, les armateurs de Long-Wharf et de Town-dock, qui tĂ©moignaient de leur passion pour les arts plastiques en rendant de frĂ©quentes visites Ă  l’atelier de Drowne, commencĂšrent Ă  remarquer le mystĂšre dont il s’entourait. Il sortait souvent, des journĂ©es entiĂšres quelquefois ; et aux rayons lumineux qui s’échappaient de ses fenĂȘtres, on pouvait juger qu’il travaillait jusqu’à une heure avancĂ©e de la nuit, bien que personne n’eut Ă©tĂ© admis dans l’atelier durant ces sĂ©ances de travail nocturne.

On ne remarquait pourtant rien d’insolite dans l’atelier aux heures oĂč il Ă©tait ouvert au public, seulement un gros bloc de chĂȘne que Drowne conservait pour une Ɠuvre d’importance Ă  moitiĂ© dĂ©grossi dĂ©jĂ , semblait prendre une forme quelconque, sans que l’on put prĂ©ciser encore quelle devait ĂȘtre cette forme.

C’était lĂ  un problĂšme que les amis du sculpteur s’efforçaient de rĂ©soudre et sur lequel Drowne restait impĂ©nĂ©trable. On ne le voyait jamais y travailler, et cependant la figure sortait peu Ă  peu du bloc grossier et il devint bientĂŽt Ă©vident que ce serait une figure de femme. À chaque visite nouvelle, les curieux remarquaient un plus grand amas de copeaux, et du bloc de chĂȘne s’élançait une forme dĂ©jĂ  svelte et gracieuse. On eut dit qu’une hamadryade s’était retirĂ©e au cƓur de l’arbre, et qu’en abattant la rude Ă©corce qui l’enveloppait l’artiste allait faire surgir une divinitĂ© charmante. Tout imparfaits que fussent encore l’attitude et surtout les traits de la statue, il y avait dĂ©jĂ  quelque chose en elle qui forçait les regards Ă  quitter les autres productions de l’artiste pour se reporter sur cette Ɠuvre mystĂ©rieusement attrayante.

Le peintre Copley, depuis cĂ©lĂšbre, mais encore peu connu, vint un jour visiter Drowne, Ă  l’habiletĂ© duquel il rendait justice, bien qu’il n’ignorĂąt pas ce qui lui manquait d’autre part pour ĂȘtre un vĂ©ritable artiste. En entrant dans l’atelier, il embrassa du regard toutes ces figures immobiles de rois, d’animaux, de femmes dont il Ă©tait encombrĂ©. On eĂ»t pu faire de la meilleure d’entre elles l’éloge assez banal qu’elle ressemblait Ă  un ĂȘtre humain mĂ©tamorphosĂ© en bois, non seulement au physique, mais au moral ; par exemple, Ă  l’égard d’aucune la rĂ©ciproque n’eut Ă©tĂ© vraie.

— Mon cher ami, dit Copley, faisant allusion Ă  l’habiletĂ© d’exĂ©cution que dĂ©notaient tous ces bustes, vous ĂȘtes d’une adresse surprenante, et j’ai rarement rencontrĂ© dans votre spĂ©cialitĂ© un homme qui put se vanter de vous Ă©galer. Tenez, il manque bien peu de chose Ă  cette figure du gĂ©nĂ©ral Wolf pour lui donner la vie et l’intelligence.

— Vous croyez peut-ĂȘtre me faire un grand compliment, monsieur Copley ? rĂ©pondit le sculpteur, tournant le dos avec un dĂ©pit mal dĂ©guisĂ©, Ă  la statue du gĂ©nĂ©ral ; mais depuis peu de temps, une lumiĂšre s’est faite dans mon esprit. Je sais maintenant aussi bien que vous ce qui manque Ă  mes figures, et qui est cependant si important qu’elles ne sont rien sans lui, je sais enfin qu’il y a la mĂȘme diffĂ©rence entre mes Ɠuvres et celles d’un artiste inspirĂ©, qu’entre le barbouillage d’une enseigne et la meilleure de vos toiles.

C’est incroyable ! s’écria Copley, considĂ©rant la figure de l’artiste qui, d’ordinaire peu expressive, rayonnait ce jour-lĂ  d’intelligence, que vous est-il arrivĂ© ? Et comment se fait-il qu’avec des idĂ©es comme celles que vous venez d’exprimer, vous n’ayez pas encore produit d’autres Ɠuvres que celles-ci ?

Le sculpteur sourit sans rĂ©pondre. Copley se tourna de nouveau vers les statues de bois mais, tout en comprenant Ă  merveille que le sentiment de son imperfection, chez un simple praticien, Ă©tait une preuve Ă©vidente d’une intelligence ignorĂ©e jusque-lĂ , il s’étonnait de n’en trouver nulle trace, lorsque ses yeux s’arrĂȘtant par hasard sur une figure Ă  peine Ă©bauchĂ©e, qui s’élevait seule dans un coin de l’atelier, il demeura stupĂ©fait.

— Qu’est-ce que cela ? qui l’a fait ? s’écria-t-il aprĂšs l’avoir considĂ©rĂ©e avec une silencieuse admiration. La voilĂ  cette touche divine. C’est le feu de PromĂ©thĂ©e ; quelle main inspirĂ©e commande Ă  ce bois de surgir et de vivre encore un coup, qui a fait cela ?

— Personne, rĂ©pondit Drowne, la figure est cachĂ©e dans le bois et je l’en fais simplement sortir.

— Drowne, s’écria l’artiste en serrant la main du sculpteur, vous ĂȘtes un homme de gĂ©nie.

BientĂŽt Copley sortit de l’atelier ; mais en se retournant, il aperçut Drowne penchĂ© sur la statue et lui tendant les bras comme s’il eut voulu la serrer sur son cƓur.

Son visage exprimait alors une passion si ardente que, si ce miracle eut été possible, elle eut suffit pour communiquer au bois la vie et la chaleur.

— C’est vraiment incroyable, se dit le peintre en lui-mĂȘme, pensant trouver un nouveau Pygmalion dans la personne d’un ouvrier yankee.

Jusqu’alors la statue avait conservĂ© cette apparence vague qu’affectent les nuages au dĂ©clin du jour, et l’imagination y dĂ©couvrait beaucoup plus de beautĂ©s qu’il n’y en avait rĂ©ellement. Mais, Ă  partir de ce moment, l’Ɠuvre devint de jour en jour plus distincte et l’ensemble plus facile Ă  saisir. C’était une figure de femme qui paraissait drapĂ©e dans un costume Ă©tranger : la robe serrĂ©e au dessous du sein, s’ouvrait par devant sur une jupe d’une Ă©toffe moelleuse, dont les plis Ă©taient fidĂšlement et largement reproduits sur le bois. Sa coiffure, trĂšs gracieuse de forme, Ă©tait ornĂ©e de fleurs telles qu’il n’en croĂźt point dans la Nouvelle-Angleterre, fleurs nĂ©es au soin d’une exubĂ©rante nature, mais imitĂ©es avec tant de vĂ©ritĂ© qu’il Ă©tait Ă©vident qu’elles n’étaient point le produit de la fantaisie de l’artiste. On remarquait, en outre, divers accessoires : un Ă©ventail, une paire de boucles d’oreilles, une chaĂźne enlaçant le cou de la statue, une montre Ă  sa ceinture et les bagues dont ses doigts Ă©taient couverts.

La figure Ă©tait loin d’ĂȘtre terminĂ©e, et cependant, Ă  chaque coup d’ébauchoir, on voyait pour ainsi dire, l’intelligence et le sentiment de la vie animer graduellement ses traits. Enfin, l’Ɠuvre s’acheva. Sa beautĂ©, bien qu’irrĂ©guliĂšre, Ă©tait incontestable, et elle offrait un mĂ©lange de grĂące et de dignitĂ© qu’il semblait presque impossible qu’un homme eĂ»t pu rendre avec du bois. Quant Ă  l’exĂ©cution matĂ©rielle, elle Ă©tait parfaite de tous points.

Copley dit un jour au sculpteur Drowne, qui n’avait pas manquĂ© un seul jour de visiter l’atelier :

— Si cette Ɠuvre Ă©tait en marbre, non seulement elle vous immortaliserait, mais j’affirme qu’elle ferait Ă©poque dans l’histoire de l’art. Conçue dans le beau idĂ©al, comme les statues grecques, elle porte cependant un incroyable cachet de rĂ©alisme ; mais j’espĂšre bien que vous n’allez point profaner cette dĂ©licieuse crĂ©ation en la couvrant de peinture comme les souverains et les amiraux qui sont rangĂ©s lĂ -bas ?

— Ne pas la peindre ? s’écria le capitaine Hunnewell qui se trouvait prĂ©sent Ă  l’entretien ; ne pas peindre la figure d’avant du Cynosure ! eh bien, cela serait beau, ma foi, de voir entrer mon navire dans un port, sans que sa proue fĂ»t peinte.

— Monsieur Copley, rĂ©pondit Drowne avec calme, j’ignore absolument les rĂšgles de la statuaire ; mais quant Ă  ce qui est de cette statue de bois, l’Ɠuvre de mes mains, la crĂ©ation de mon cƓur, je puis dire une chose, c’est qu’une source d’intelligence a jailli de mon cerveau pendant que je travaillais ce chĂȘne, en y mettant toute mon Ăąme, toute l’énergie de ma foi ; que les autres adoptent les rĂšgles qui leur conviennent, rien de mieux ; mais pour moi, si je puis atteindre avec du bois peint l’idĂ©al que je poursuis, ces rĂšgles ne sont point faites pour moi et j’ai le droit d’en secouer le joug.

— La logique mĂȘme du gĂ©nie, murmura le peintre ; il a raison de mĂ©priser les rĂšgles et moi je suis un sot de les lui opposer.

Puis, portant ses regards sur le jeune sculpteur, il surprit de nouveau sur son visage cette expression d’un amour tout humain, auquel il attribuait, non sans raison peut-ĂȘtre, la transformation de l’artiste.

Drowne cependant, continuant Ă  s’entourer de mystĂ©rieuses prĂ©cautions, se mit Ă  peindre sa statue. Puis quand tout fut bien fini, il ouvrit au public les portes de son atelier, et permit Ă  tout le monde de venir contempler son Ɠuvre. Les habitants de Boston, gens naĂŻfs pour la plupart, s’inclinaient respectueusement devant cette gracieuse dame si richement vĂȘtue ; et s’apercevant de leur erreur, se relevaient effrayĂ©s en contemplant cette statue si vivante dans son immobilitĂ© qu’elle semblait une crĂ©ature surnaturelle.

Il y avait en effet dans cette physionomie une indĂ©finissable expression. Quelle pouvait ĂȘtre, se demandait-on, cette Ă©trange beautĂ© et d’oĂč venait-elle ? les fleurs bizarres qui paraient sa tĂȘte, ce teint lĂ©gĂšrement cuivre, mais plus Ă©clatant cent fois que celui des filles du pays, ce costume si riche, si original et pourtant si dĂ©cemment portĂ©, ces broderies si dĂ©licates, jusqu’à cette chaĂźne massive, Ă  ces vagues curieuses, Ă  cet Ă©ventail si finement dĂ©coupĂ© dans l’ébĂšne et le nacre ; oĂč Drowne avait-il vu tout cela, si ce n’était en songe ? Et cette figure qu’illuminaient deux grands yeux noirs, et cette hanche voluptueuse remplie de promesses, et ce sourire lĂ©gĂšrement ironique, oĂč le sculpteur les avait-il pris ?

— Quoi ! lui dit un jour Copley, vous consentiriez Ă  ce que ce chef-d’Ɠuvre alla orner la proue d’un brick marchand ? Donnez Ă  votre capitaine cette Britannia qui fait bien mieux son affaire, et envoyez en Angleterre cette jolie fĂ©e. Je veux ĂȘtre pendu si vous n’en retirez point mille guinĂ©es.

— Je n’ai pas travaillĂ© dans l’espoir d’une rĂ©compense pĂ©cuniaire, rĂ©pondit Drowne.

— Quel ĂȘtre singulier ! pensa le peintre, il est yankee et ne tient point Ă  l’argent. Allons, il est devenu fou sans doute, et c’est le secret de son inspiration.

Le bruit courait que Drowne donnait des signes d’aliĂ©nation ; on l’avait surpris au pied de sa statue lui tendant les bras et regardant avec une ardeur passionnĂ©e ce beau visage qu’il avait tirĂ© du nĂ©ant. Les dĂ©vots de l’endroit ajoutaient mĂȘme que le malin esprit avait pris cette forme pour perdre plus sĂ»rement l’ñme du sculpteur.

GrĂące Ă  ces bruits divers, la rĂ©putation de la statue se rĂ©pandit rapidement, tout le monde la voulut voir ; et il n’y eut bientĂŽt plus personne dans la ville qui ne l’eĂ»t contemplĂ©e sous toutes ses faces.

BientĂŽt cependant le Cynosure dut reprendre la mer. Le jour de son dĂ©part, le commandant sortit de chez lui en grande tenue : habit bleu brodĂ© d’or, gilet blanc, tricorne Ă  ganse d’or, et l’épĂ©e au cĂŽtĂ© ; mais eĂ»t-il Ă©tĂ© mis comme un mendiant qu’il n’eut pas davantage attirĂ© les regards des passants. En effet, cette attention, qu’on n’eĂ»t pas manquĂ© de lui accorder dans une autre occasion, se reportait tout entiĂšre sur la personne qu’il avait au bras. Chacun en la voyant s’arrĂȘtait, pĂ©trifiĂ© de surprise, et se frottait les yeux pour s’assurer qu’il ne rĂȘvait pas.

— Voyez, voyez donc, criait l’un, c’est bien elle !

— Qui donc, elle ? demandait un nouveau dĂ©barquĂ©, je ne vois qu’un capitaine en grand uniforme avec une jeune dame qui doit ĂȘtre Ă©trangĂšre, Ă  en juger par son costume. Par ma foi, c’est bien la plus jolie fille que j’aie vue.

— C’est elle-mĂȘme, reprenait l’autre, c’est la statue de Drowne, douĂ©e de vie et de mouvement.

Il Ă©tait certainement permis de croire Ă  un miracle, car la gracieuse apparition Ă©tait l’exacte reproduction du chef-d’Ɠuvre de Drowne, et il n’y avait point dans son ajustement un seul ornement, dans sa figure un seul trait qui ne fut connu de tout le monde.

— C’est Ă©vident, disait un puritain de la vieille roche, Drowne s’est vendu, au diable, et le capitale Hunnewell est de moitiĂ© dans le marchĂ©.

— Eh bien, moi, s’écriait un jeune homme, je consentirais Ă  y entrer pour un tiers, rien que pour appliquer mes lĂšvres sur celles de la statue.

— Moi, rien que pour faire son portrait, dit Copley, qui passait par aventure.

— Cependant l’apparition ou la statue, comme on voudra l’appeler, toujours escortĂ©e du capitaine, quitta la rue de Hanovre pour s’engager dans les ruelles qui sillonnent une partie de la ville, et passant par Dock-square, gagna l’atelier de Drowne qui donnait sur le port. À mesure qu’elle avançait, la foule grossissait Ă  sa suite, car jamais, de mĂ©moire d’homme, un pareil miracle ne s’était produit en plein jour et au milieu d’un aussi grand concours de peuple. La charmante personne, s’apercevant Ă  la fin qu’elle Ă©tait l’objet de la curiositĂ© universelle, parut Ă  la fois contrariĂ©e et presque effrayĂ©e ; elle ouvrit brusquement son Ă©ventail pour cacher sa rougeur ; mais elle le fit avec tant de prĂ©cipitation que le fragile objet se brisa dans sa main.

Lorsque le capitaine et sa compagne furent arrivĂ©s devant la porte de l’artiste, celle-ci se retourna pour regarder la foule et, prenant l’attitude mĂȘme de la statue, jeta sur les citadins Ă©merveillĂ©s ce coup d’Ɠil provoquant et malin qu’il connaissaient si bien, puis franchissant la porte, elle disparut avec son cavalier.

— On dirait que le soleil s’est obscurci, s’écriĂšrent quelques enthousiastes.

— Dans notre pays, dirent quelques vieillards moroses, on eĂ»t cru bien agir en brĂ»lant cette belle dame de chĂȘne.

— Si ce n’est point un sylphe, dit Copley, je vais la revoir.

Il s’élança dans l’atelier, et la premiĂšre chose qu’il aperçut Ă  sa place habituelle fut la statue de bois, prĂšs de laquelle se tenait le sculpteur occupĂ© Ă  rĂ©parer l’éventail dont un accident quelconque avait brisĂ© quelques lames. Mais point de femme : l’apparition s’était Ă©vanouie et avec elle le capitaine Hunnewell, dont on entendait cependant la rude voix du cĂŽtĂ© de la porte qui donnait sur le quai.

— Placez-vous Ă  l’arriĂšre, madame, disait le capitaine, et vous, enfants, nagez, je voudrais ĂȘtre Ă  bord.

Et l’on entendit aussitît les avirons retomber sur l’eau qu’ils fendirent en cadence.

— Drowne, s’écria le jeune peintre en souriant, vous ĂȘtes un heureux mortel ! Quel peintre, quel statuaire eut jamais un semblable modĂšle ? Je ne m’étonne plus que cette enchanteresse vous ait douĂ© du gĂ©nie.

Mais le sculpteur, tournant son visage baignĂ© de larmes, leva sur lui des yeux que n’éclairait plus le feu de l’inspiration. Ce n’était plus que l’humble ouvrier qu’on avait toujours connu.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, monsieur Copley, dit-il en portant la main Ă  son front, et je ne sais vraiment comment il se fait que cette statue soit l’Ɠuvre de mes mains. Il faut que je l’aie faite dans un moment de fiĂšvre, pendant une sorte d’hallucination. Mais Ă  prĂ©sent que me voilĂ  rĂ©veillĂ©, il faut que je termine ce buste de l’amiral Vernon.

Et de suite il se mit Ă  l’ouvrage, façonnant une de ces stupides figures dont il avait la spĂ©cialitĂ© ; et depuis on n’a jamais entendu dire qu’il ait rien changĂ© Ă  ses anciennes habitudes. Durant plusieurs annĂ©es, il continua ainsi Ă  travailler et, aprĂšs avoir acquis une modeste fortune, il entra dans les ordres, oĂč il occupa une position relativement Ă©levĂ©e. Les annales de l’Église amĂ©ricaine conservent encore le souvenir du diacre Drowne le sculpteur. On peut encore voir Ă  Boston un des chefs-d’Ɠuvre de l’honorable diacre ; c’est une statuette reprĂ©sentant son ami le capitaine Hunnewell tenant un tĂ©lescope et un sextant. Il sert d’enseigne Ă  l’opticien de la marine, dont la boutique occupe l’un des angles de Bond-street. Mais il y a bien loin de cette figurine froide et guindĂ©e Ă  la belle Ă©trangĂšre, ce chef-d’Ɠuvre Ă©clos dans un moment d’inspiration.

Quelle Ă©tait cette belle Ă©trangĂšre ? Tout ce que nous avons appris Ă  ce sujet, c’est que peu de temps aprĂšs le dĂ©part du Cynosure, on parla dans les assemblĂ©es de la ville d’une jeune et riche Portugaise que les troubles politiques ou, disait-on encore, des dĂ©mĂȘlĂ©s avec sa famille avaient forcĂ©e de fuir le toit paternel et de se rĂ©fugier Ă  bord du bĂątiment, sous la protection du brave capitaine. Les causes qui l’avaient forcĂ©e de s’exiler ayant disparu, elle revint Ă  Fayal avec son protecteur. La belle fugitive Ă©tait probablement l’original de la fameuse statue de bois.

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/La_Statue_de_bois