Louis Pergaud; poĂšte, romancier et instituteur français (1882 â 1915)
LâAssassinat de la Vouivre
Le vieux Jean-Claude avait eu son enfance bercée au récit des légendes de la Vouivre, en qui il croyait de toutes les forces de son ùme.
Sa grandâmĂšre lui avait affirmĂ©, devant le poĂȘle ronronnant et le chat mystĂ©rieux, quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige, lâavoir vue de ses propres yeux, les soirs de clair de lune et les nuits dâĂ©toiles, promener par les prĂ©s humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent ailĂ©. Dans les miroirs des flaques encadrĂ©es de prĂšles scintillaient les feux de son escarboucle de diamant quâelle dĂ©posait Ă son cĂŽtĂ© avant de se pencher sur la nacre cristalline des ruisseaux pour sây dĂ©saltĂ©rer selon le rite. Et la foi, bue avec les paroles de lâaĂŻeule morte, sâĂ©tait implantĂ©e si profondĂ©ment en lui que toutes les railleries et les hochements incrĂ©dules des fortes tĂȘtes nâen avaient jamais eu raison.
Ahâ! pouvoir lui ravir lâescarboucle, lâescarboucle qui eĂ»t assurĂ© la fortune et la puissance au hĂ©ros de cette fabuleuse aventureâ! Nul audacieux des temps jadis nâavait osĂ© le faire. La bĂȘte lâeĂ»t dĂ©vorĂ©â!
Jean-Claude, par ce soir dâautomne, revenait du village voisin oĂč il avait livrĂ© Ă un paysan, cultivateur comme lui, une gĂ©nisse quâil lui avait vendue. Ses Ă©cus de cinq livres, entassĂ©s dans un petit sac Ă plomb, se froissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient son oreille de leur bruissement argentin.
Il sortit du bois du ChĂȘnois, longeant les prĂ©s humides dâEpenouse, oĂč serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours prĂ©cĂ©dents. Les feuilles tombaient des arbres avec des crĂ©pitements grĂȘlesâ; dans lâazur lavĂ©, les Ă©toiles scintillaient et le croissant gonflĂ© dâun premier quartier de lune sâavivait Ă lâoccident. Il allait arriver Ă la source de la Moraie et songeait en lui-mĂȘmeâ:
â Oui, ils lâont vue jadis et elle existe toujours, bien sĂ»râ; mais elle se cache, car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils, quâils ne craignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agilitĂ© nâauraient raison de leur adresse et de leur avariceâ!
» Ahâ! lui ravir lâescarboucleâ!
» VoilĂ pourtant les lieux quâelle hantait jadis. Elle a rĂŽdĂ© sous ces saules, elle sâest mirĂ©e Ă ce ruisseau et elle y revient sans doute encore de temps Ă autre, par les nuits sombres et les bises dâhiver. CâĂ©tait son endroit favoriâ; la « mĂ©mĂ© » mâa tant dit quâelle prĂ©fĂ©rait notre Moraie aux Ă©tangs croupissants de Chambotte et Ă la riviĂšre de BrĂ©mondans.
» MaisâŠ
Et Jean-Claude sentit ses jambes sâamollir et flageoler sous lui.
DerriĂšre le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient de leurs ciseaux dâargent, un objet Ă©norme, comme un diamant fantastique, scintillait, jetant tout Ă lâentour des feux blancs Ă©blouissants. Et il lui sembla que quelque chose avait craquĂ© par derriĂšre.
â Câest elle, mon Dieuâ! pensa Jean-Claude.
Cinq cents mĂštres Ă peine le sĂ©paraient du villageâ; il les franchit en cinq minutes et vint pousser violemment lâhuis du grand Baptiste, chez qui les amis sâĂ©taient rassemblĂ©s pour la premiĂšre veillĂ©e.
â La Vouivreâ! cria-t-il, jâai vu la Vouivreâ!
Tous le fixĂšrent avec des yeux ronds.
Mais la foi dĂ©bordait des yeux de Jean-Claudeâ; il nâeut pas de peine Ă les convaincre et Ă briser le lĂ©ger vernis dâincrĂ©dulitĂ© vantarde derriĂšre lequel voulaient sâabriter leur ignorance naĂŻve et leur candeur puĂ©rile.
â Pourquoi pasâ? aprĂšs toutâ! On voit tant de choses si bizarres et plus incomprĂ©hensibles.
Mais Jean-Claude poursuivitâ:
â Nous allons prendre des fusils et la cernerâ; nous la tuerons et son escarboucle nous fera tous richesâ!
Personne ne discuta. Un rĂȘve de lucre plana sur lâassemblĂ©e.
Deux minutes aprĂšs, les tricots boutonnĂ©s, les gros brodequins lacĂ©s, ils Ă©taient prĂȘts Ă partir, le fusil Ă la main.
Le plan dâattaque Ă©tait simple.
On allait remonter la Moraie en profitant de lâabri des buissons, sâespacer Ă gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et se rabattre en demi-cercle vers lâendroit dĂ©signĂ© par Jean-Claude. Il nây aurait de libre que lâespace dĂ©couvert assez restreint du couchant par oĂč, si elle voulait fuir, on pourrait la tirer avec des chances de lâatteindre.
Narcisse, le chasseur, un des meilleurs fusils du canton, tirerait le premier.
DĂ©valant la combe des prĂ©s, les tirailleurs, en grand silence, sâĂ©gaillĂšrent sous le clair de lune.
Sans bruit, au centre, Jean-Claude rampait prĂšs de Narcisseâ; ils allaient lentement, comme engluĂ©s dans la brume. Ă cĂŽtĂ© dâeux, le ruisseau chantait sur les graviers, Ă©levant la voix aux tournants comme pour appeler les petits flots retardataires qui musaient aux bergesâ; la nuit Ă©tait limpide et le croissant de lune brillait clair dans lâazur noirci.
Ă quarante pas de lâendroit oĂč il avait vu la bĂȘte, dix minutes auparavant, Jean-Claude serra le bras de Narcisse, murmurant dâune voix basse comme le souffle dâun mourantâ:
â La vois-tuâ?⊠LĂ -bas, derriĂšreâ!
Narcisse pencha la tĂȘte en avant, les sourcils froncĂ©s, les yeux fixes, sa longue barbe noire, raide et comme figĂ©e.
CâĂ©tait vraiâ! LĂ -bas quelque chose brillait intensĂ©ment et cette clartĂ© mystĂ©rieuse ne pouvait provenir dâune source naturelle de lumiĂšre.
Vers la gauche, une branche craquaâ: les autres Ă©taient proches.
â Attentionâ! Elle va se sauverâ! Vois, ça remue, bredouilla Jean-Claude.
Le profil de bouc de Narcisse sâinclina sur le canon du Lefaucheux Ă deux coups chargĂ© de chevrotines.
Une dĂ©tonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme un bond dĂ©sespĂ©rĂ© Ă cĂŽtĂ© de lâescarboucle, qui sembla pĂąlir un peu.
Au mĂȘme moment, une rafale de coups de feu ravagea le silenceâ: les autres tiraient aussi.
â En avantâ! rugit Narcisse, qui avait remplacĂ© sa cartouche vide.
â En avantâ! rugirent les autres, en formidable Ă©cho.
MalgrĂ© lâenthousiasme de leurs cris, pas un nâapparut, et Narcisse avança seul, trĂšs prudemment dâailleurs, le fusil Ă lâĂ©paule, prĂȘt Ă faire feu. Jean-Claude, Ă trois pas derriĂšre lui, tremblait dâĂ©motion et de peur.
Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre. Un Ă©clat de rire homĂ©rique le secoua de la tĂȘte aux pieds.
Ă cĂŽtĂ© dâun fond de bouteille cassĂ© en mille morceaux et qui scintillait Ă la lune, un grand liĂšvre, criblĂ© de plombs, gisait, saignant, les membres cassĂ©s, la tĂȘte trouĂ©e, les tripes hors du ventre.
RassurĂ©s par le rire de Narcisse, les autres surgirent enfin lentement des buissons voisins et sâapprochĂšrent Ă leur tour.
Un peu honteux de sâĂȘtre laissĂ© prendre au mirage facile du rĂȘve de lucre et Ă la fascination de la lĂ©gende ancienne, ils essayaient de sâexcuser, allĂ©guant leur incrĂ©dulitĂ© intĂ©rieure et leur passĂ© de gens Ă qui on ne la fait pas.
â Tout de mĂȘme, trancha Narcisse, on fera bien de nâen rien dire, les gens des alentours se ficheraient de nous. Ce quâil y a de mieux Ă faire, câest de manger lâoreillard.
Comme les Ă©motions de cette nocturne Ă©quipĂ©e avait affamĂ© les traqueurs, ce fut ce mĂȘme soir quâon leva le cuir du liĂšvre et quâon le mit Ă la casserole. Jean-Claude fut condamnĂ© Ă fournir la sauce et Ă payer quatre litres au lieu de deux pour apprendre Ă vouloir en conter aux camarades et aussi pour arroser le bon marchĂ© quâil avait fait en vendant sa gĂ©nisse.
Et voilĂ pourquoi maintenant les gens de BĂ©mont-en-ComtĂ©, quand on leur parle de la Vouivre, hochent la tĂȘte et clignent de lâĆil dâun air entendu et un peu narquois en vous disantâ:
â La Vouivre, il y a beau temps quâon lâa tuĂ©eâ!
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Assassinat_de_la_Vouivre