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Le Chat noir

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Le Chat noir

Edgar Allan Poe

Traduction de Charles Baudelaire

Relativement Ă  la trĂšs Ă©trange et pourtant trĂšs familiĂšre histoire que je vais coucher par Ă©crit, je n'attends ni ne sollicite la crĂ©ance. Vraiment, je serais fou de m'y attendre, dans un cas oĂč mes sens eux-mĂȘmes rejettent leur propre tĂ©moignage. Cependant, je ne suis pas fou, — et trĂšs certainement je ne rĂȘve pas. Mais demain je meurs, et aujourd'hui je voudrais dĂ©charger mon Ăąme. Mon dessein immĂ©diat est de placer devant le monde, clairement, succinctement et sans commentaires, une sĂ©rie de simples Ă©vĂ©nements domestiques. Dans leurs consĂ©quences, ces Ă©vĂ©nements m'ont terrifiĂ©, — m'ont torturĂ©, — m'ont anĂ©anti. Cependant, je n'essaierai pas de les Ă©lucider. Pour moi, ils ne m'ont guĂšre prĂ©sentĂ© que de l'horreur; — Ă  beaucoup de personnes ils paraĂźtront moins terribles que baroques. Plus tard peut-ĂȘtre il se trouvera une intelligence qui rĂ©duira mon fantĂŽme Ă  l'Ă©tat de lieu commun, — quelque intelligence plus calme, plus logique, et beaucoup moins excitable que la mienne, qui ne trouvera dans les circonstances que je raconte avec terreur qu'une succession ordinaire de causes et d'effets trĂšs naturels.

DĂšs mon enfance, j'Ă©tais notĂ© pour la docilitĂ© et l'humanitĂ© de mon caractĂšre. Ma tendresse de coeur Ă©tait mĂȘme si remarquable qu'elle avait fait de moi le jouet de mes camarades. J'Ă©tais particuliĂšrement fou des animaux, et mes parents m'avaient permis de possĂ©der une grande variĂ©tĂ© de favoris. Je passais presque tout mon temps avec eux, et je n'Ă©tais jamais si heureux que quand je les nourrissais et les caressais. Cette particularitĂ© de mon caractĂšre s'accrut avec ma croissance, et, quand je devins homme, j'en fis une de mes principales sources de plaisirs. Pour ceux qui ont vouĂ© une affection Ă  un chien fidĂšle et sagace, je n'ai pas besoin d'expliquer la nature ou l'intensitĂ© des jouissances qu'on peut en tirer. Il y a dans l'amour dĂ©sintĂ©ressĂ© d'une bĂȘte, dans ce sacrifice d'elle-mĂȘme, quelque chose qui va directement au coeur de celui qui a eu frĂ©quemment l'occasion de vĂ©rifier la chĂ©tive amitiĂ© et la fidĂ©litĂ© de gaze de l'homme naturel.

Je me mariai de bonne heure, et je fus heureux de trouver dans ma femme une disposition sympathique à la mienne. Observant mon goût pour ces favoris domestiques, elle ne perdit aucune occasion de me procurer ceux de l'espÚce la plus agréable. Nous eûmes des oiseaux, un poisson doré, un beau chien, des lapins, un petit singe et un chat.

Ce dernier Ă©tait un animal remarquablement fort et beau, entiĂšrement noir, et d'une sagacitĂ© merveilleuse. En parlant de son intelligence, ma femme, qui au fond n'Ă©tait pas peu pĂ©nĂ©trĂ©e de superstition, faisait de frĂ©quentes allusions Ă  l'ancienne croyance populaire qui regardait tous les chats noirs comme des sorciĂšres dĂ©guisĂ©es. Ce n'est pas qu'elle fĂ»t toujours sĂ©rieuse sur ce point, — et, si je mentionne la chose, c'est simplement parce que cela me revient, en ce moment mĂȘme, Ă  la mĂ©moire.

Pluton, — c'Ă©tait le nom du chat, — Ă©tait mon prĂ©fĂ©rĂ©, mon camarade. Moi seul, je le nourrissais, et il me suivait dans la maison partout oĂč j'allais. Ce n'Ă©tait mĂȘme pas sans peine que je parvenais Ă  l'empĂȘcher de me suivre dans les rues. Notre amitiĂ© subsista ainsi plusieurs annĂ©es, durant lesquelles l'ensemble de mon caractĂšre et de mon tempĂ©rament, — par l'opĂ©ration du DĂ©mon IntempĂ©rance, je rougis de le confesser, — subit une altĂ©ration radicalement mauvaise. Je devins de jour en jour plus morne, plus irritable, plus insoucieux des sentiments des autres. Je me permis d'employer un langage brutal Ă  l'Ă©gard de ma femme. À la longue, je lui infligeai mĂȘme des violences personnelles. Mes pauvres favoris, naturellement, durent ressentir le changement de mon caractĂšre. Non seulement je les nĂ©gligeais, mais je les maltraitais. Quant Ă  Pluton, toutefois, j'avais encore pour lui une considĂ©ration suffisante qui m'empĂȘchait de le malmener, tandis que je n'Ă©prouvais aucun scrupule Ă  maltraiter les lapins, le singe et mĂȘme le chien, quand, par hasard ou par amitiĂ©, ils se jetaient dans mon chemin. Mais mon mal m'envahissait de plus en plus, car quel mal est comparable Ă  l'Alcool! — et Ă  la longue Pluton lui-mĂȘme, qui maintenant se faisait vieux et qui naturellement devenait quelque peu maussade, — Pluton lui-mĂȘme commença Ă  connaĂźtre les effets de mon mĂ©chant caractĂšre.

Une nuit, comme je rentrais au logis trĂšs ivre, au sortir d'un de mes repaires habituels des faubourgs, je m'imaginai que le chat Ă©vitait ma prĂ©sence. Je le saisis; — mais lui, effrayĂ© de ma violence, il me fit Ă  la main une lĂ©gĂšre blessure avec les dents. Une fureur de dĂ©mon s'empara soudainement de moi. Je ne me connus plus. Mon Ăąme originelle sembla tout d'un coup s'envoler de mon corps, et une mĂ©chancetĂ© hyperdiabolique, saturĂ©e de gin, pĂ©nĂ©tra chaque fibre de mon ĂȘtre. Je tirai de la poche de mon gilet un canif, je l'ouvris; je saisis la pauvre bĂȘte par la gorge, et, dĂ©libĂ©rĂ©ment, je fis sauter un de ses yeux de son orbite! Je rougis, je brĂ»le, je frissonne en Ă©crivant cette damnable atrocitĂ© !

Quand la raison me revint avec le matin, — quand j'eus cuvĂ© les vapeurs de ma dĂ©bauche nocturne, — j'Ă©prouvai un sentiment moitiĂ© d'horreur, moitiĂ© de remords, pour le crime dont je m'Ă©tais rendu coupable; mais c'Ă©tait tout au plus un faible et Ă©quivoque sentiment, et l'Ăąme n'en subit pas les atteintes. Je me replongeai dans les excĂšs, et bientĂŽt je noyai dans le vin tout le souvenir de mon action.

Cependant le chat guĂ©rit lentement. L'orbite de l'oeil perdu prĂ©sentait, il est vrai, un aspect effrayant; mais il n'en parut plus souffrir dĂ©sormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude; mais, comme je devais m'y attendre, il fuyait avec une extrĂȘme terreur Ă  mon approche. Il me restait assez de mon ancien coeur pour me sentir d'abord affligĂ© de cette Ă©vidente antipathie de la part d'une crĂ©ature qui jadis m'avait tant aimĂ©. Mais ce sentiment fit bientĂŽt place Ă  l'irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrĂ©vocable, l'esprit de PERVERSITÉ. De cet esprit la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sĂ»r que mon Ăąme existe, je crois que la perversitĂ© est une des primitives impulsions du coeur humain, — une des indivisibles premiĂšres facultĂ©s ou sentiments qui donnent la direction au caractĂšre de l'homme. Qui ne s'est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu'il savait devoir ne pas la commettre? N'avons-nous pas une perpĂ©tuelle inclination, malgrĂ© l'excellence de notre jugement, Ă  violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c'est la Loi? Cet esprit de perversitĂ©, dis-je, vint causer ma dĂ©route finale. C'est ce dĂ©sir ardent, insondable de l'Ăąme de se torturer elle-mĂȘme, — de violenter sa propre nature, — de faire le mal pour l'amour du mal seul, — qui me poussait Ă  continuer, et finalement consommer le supplice que j'avais infligĂ© Ă  la bĂȘte inoffensive. Un matin, de sang-froid, je glissai un noeud coulant autour de son cou, et je le pendis Ă  la branche d'un arbre; — je le pendis avec des larmes plein mes yeux, — avec le plus amer remords dans le coeur; — je le pendis, parce que je savais qu'il m'avait aimĂ©, et parce que je sentais qu'il ne m'avait donnĂ© aucun sujet de colĂšre; — je le pendis, parce que je savais qu'en faisant ainsi je commettais un pĂ©chĂ©, — un pĂ©chĂ© mortel qui compromettait mon Ăąme immortelle, au point de la placer, — si une telle chose Ă©tait possible, — mĂȘme au-delĂ  de la misĂ©ricorde infinie du Dieu TrĂšs-MisĂ©ricordieux et TrĂšs-Terrible.

Dans la nuit qui suivit le jour oĂč fut commise cette action cruelle, je fus tirĂ© de mon sommeil par le cri : Au feu! Les rideaux de mon lit Ă©taient en flammes. Toute la maison flambait. Ce ne fut pas sans une grande difficultĂ© que nous Ă©chappĂąmes Ă  l'incendie, — ma femme, un domestique, et moi. La destruction fut complĂšte. Toute ma fortune fut engloutie, et je m'abandonnai dĂšs lors au dĂ©sespoir.

Je ne cherche pas Ă  Ă©tablir une liaison de cause Ă  effet entre l'atrocitĂ© et le dĂ©sastre, je suis au-dessus de cette faiblesse. Mais je rends compte d'une chaĂźne de faits, — et je ne veux pas nĂ©gliger un seul anneau. Le jour qui suivit l'incendie, je visitai les ruines. Les murailles Ă©taient tombĂ©es, une seule exceptĂ©e; et cette seule exception se trouva ĂȘtre une cloison intĂ©rieure, peu Ă©paisse, situĂ©e Ă  peu prĂšs au milieu de la maison, et contre laquelle s'appuyait le chevet de mon lit. La maçonnerie avait ici, en grande partie, rĂ©sistĂ© Ă  l'action du feu, — fait que j'attribuai Ă  ce qu'elle avait Ă©tĂ© rĂ©cemment remise Ă  neuf. Autour de ce mur, une foule Ă©paisse Ă©tait rassemblĂ©e, et plusieurs personnes paraissaient en examiner une portion particuliĂšre avec une minutieuse et vive attention. Les mots: Étrange! singulier! et autres semblables expressions, excitĂšrent ma curiositĂ©. Je m'approchai, et je vis, semblable Ă  un bas-relief sculptĂ© sur la surface blanche, la figure d'un gigantesque chat. L'image Ă©tait rendue avec une exactitude vraiment merveilleuse. Il y avait une corde autour du cou de l'animal.

Tout d'abord, en voyant cette apparition, — car je ne pouvais guĂšre considĂ©rer cela que comme une apparition, mon Ă©tonnement et ma terreur furent extrĂȘmes. Mais, enfin, la rĂ©flexion vint Ă  mon aide. Le chat, je m'en souvenais, avait Ă©tĂ© pendu dans un jardin adjacent Ă  la maison. Aux cris d'alarme, ce jardin avait Ă©tĂ© immĂ©diatement envahi par la foule, et l'animal avait dĂ» ĂȘtre dĂ©tachĂ© de l'arbre par quelqu'un, et jetĂ© dans ma chambre Ă  travers une fenĂȘtre ouverte. Cela avait Ă©tĂ© fait, sans doute, dans le but de m'arracher au sommeil. La chute des autres murailles avait comprimĂ© la victime de ma cruautĂ© dans la substance du plĂątre fraĂźchement Ă©tendu; la chaux de ce mur, combinĂ©e avec les flammes et l'ammoniaque du cadavre, avait ainsi opĂ©rĂ© l'image telle que je la voyais.

Quoique je satisfisse ainsi lestement ma raison, sinon tout Ă  fait ma conscience, relativement au fait surprenant que je viens de raconter, il n'en fit pas moins sur mon imagination une impression profonde. Pendant plusieurs mois je ne pus me dĂ©barrasser du fantĂŽme du chat; et durant cette pĂ©riode un demi-sentiment revint dans mon Ăąme, qui paraissait ĂȘtre, mais qui n'Ă©tait pas le remords. J'allai jusqu'Ă  dĂ©plorer la perte de l'animal, et Ă  chercher autour de moi, dans les bouges mĂ©prisables que maintenant je frĂ©quentais habituellement, un autre favori de la mĂȘme espĂšce et d'une figure Ă  peu prĂšs semblable pour le supplĂ©er.

Une nuit, comme j'Ă©tais assis Ă  moitiĂ© stupĂ©fiĂ©, dans un repaire plus qu'infĂąme, mon attention fut soudainement attirĂ©e vers un objet noir, reposant sur le haut d'un des immenses tonneaux de gin ou de rhum qui composaient le principal ameublement de la salle. Depuis quelques minutes je regardais fixement le haut de ce tonneau, et ce qui me surprenait maintenant c'Ă©tait de n'avoir pas encore aperçu l'objet situĂ© dessus. Je m'en approchai, et je le touchai avec ma main. C'Ă©tait un chat noir, — un trĂšs gros chat, — au moins aussi gros que Pluton, lui ressemblant absolument, exceptĂ© en un point. Pluton n'avait pas un poil blanc sur tout le corps; celui-ci portait une Ă©claboussure large et blanche, mais d'une forme indĂ©cise, qui couvrait presque toute la rĂ©gion de la poitrine.

À peine l'eus-je touchĂ© qu'il se leva subitement, ronronna fortement, se frotta contre ma main, et parut enchantĂ© de mon attention. C'Ă©tait donc lĂ  la vraie crĂ©ature dont j'Ă©tais en quĂȘte. J'offris tout de suite au propriĂ©taire de le lui acheter; mais cet homme ne le revendiqua pas, -ne le connaissait pas -, ne l'avait jamais vu auparavant.

Je continuai mes caresses, et, quand je me préparai à retourner chez moi, l'animal se montra disposé à m'accompagner. Je lui permis de le faire; me baissant de temps à autre, et le caressant en marchant. Quand il fut arrivé à la maison, il s'y trouva comme chez lui, et devint tout de suite le grand ami de ma femme.

Pour ma part, je sentis bientĂŽt s'Ă©lever en moi une antipathie contre lui. C'Ă©tait justement le contraire de ce que j'avais espĂ©rĂ©; mais, — je ne sais ni comment ni pourquoi cela eut lieu, — son Ă©vidente tendresse pour moi me dĂ©goĂ»tait presque et me fatiguait. Par de lents degrĂ©s, ces sentiments de dĂ©goĂ»t et d'ennui s'Ă©levĂšrent jusqu'Ă  l'amertume de la haine. j'Ă©vitais la crĂ©ature; une certaine sensation de honte et le souvenir de mon premier acte de cruautĂ© m'empĂȘchĂšrent de la maltraiter. Pendant quelques semaines, je m'abstins de battre le chat ou de le malmener violemment, mais graduellement, — insensiblement, — j'en vins Ă  le considĂ©rer avec une indicible horreur, et Ă  fuir silencieusement son odieuse prĂ©sence, comme le souffle d'une peste.

Ce qui ajouta sans doute à ma haine contre l'animal fut la découverte que je fis le matin, aprÚs l'avoir amené à la maison, que, comme Pluton, lui aussi avait été privé d'un de ses yeux. Cette circonstance, toutefois, ne fit que le rendre plus cher à ma femme, qui, comme je l'ai déjà dit, possédait à un haut degré cette tendresse de sentiment qui jadis avait été mon trait caractéristique et la source fréquente de mes plaisirs les plus simples et les plus purs.

NĂ©anmoins, l'affection du chat pour moi paraissait s'accroĂźtre en raison de mon aversion contre lui. Il suivait mes pas avec une opiniĂątretĂ© qu'il serait difficile de faire comprendre au lecteur. Chaque fois que je m'asseyais, il se blottissait sous ma chaise, ou il sautait sur mes genoux, me couvrant de ses affreuses caresses. Si je me levais pour marcher, il se fourrait dans mes jambes, et me jetait presque par terre, ou bien, enfonçant ses griffes longues et aiguĂ«s dans mes habits, grimpait de cette maniĂšre jusqu'Ă  ma poitrine. Dans ces moments-lĂ , quoique je dĂ©sirasse le tuer d'un bon coup, j'en Ă©tais empĂȘchĂ©, en partie par le souvenir de mon premier crime, mais principalement, — je dois le confesser tout de suite, — par une vĂ©ritable terreur de la bĂȘte.

Cette terreur n'Ă©tait pas positivement la terreur d'un mal physique, — et cependant je serais fort en peine de la dĂ©finir autrement. Je suis presque honteux d'avouer, — oui, mĂȘme dans cette cellule de malfaiteur, je suis presque honteux d'avouer que la terreur et l'horreur que m'inspirait l'animal avaient Ă©tĂ© accrues par une des plus parfaites chimĂšres qu'il fĂ»t possible de concevoir. Ma femme avait appelĂ© mon attention plus d'une fois sur le caractĂšre de la tache blanche dont j'ai parlĂ©, et qui constituait l'unique diffĂ©rence visible entre l'Ă©trange bĂȘte et celle que j'avais tuĂ©e. Le lecteur se rappellera sans doute que cette marque, quoique grande, Ă©tait primitivement indĂ©finie dans sa forme; mais, lentement, par degrĂ©s, — par des degrĂ©s imperceptibles, et que ma raison s'efforça longtemps de considĂ©rer comme imaginaires, — elle avait Ă  la longue pris une rigoureuse nettetĂ© de contours. Elle Ă©tait maintenant l'image d'un objet que je frĂ©mis de nommer, — et c'Ă©tait lĂ  surtout ce qui me faisait prendre le monstre en horreur et en dĂ©goĂ»t, et m'aurait poussĂ© Ă  m'en dĂ©livrer, si je l'avais osĂ©; — c'Ă©tait maintenant, dis-je, l'image d'une hideuse, — d'une sinistre chose, — l'image du GIBET! — oh! lugubre et terrible machine! machine d'Horreur et de Crime, — d'Agonie et de Mort !

Et, maintenant, j'Ă©tais en vĂ©ritĂ© misĂ©rable au-delĂ  de la misĂšre possible de l'HumanitĂ©. Une bĂȘte brute, — dont j'avais avec mĂ©pris dĂ©truit le frĂšre, — une bĂȘte brute engendrer pour moi, — pour moi, homme façonnĂ© Ă  l'image du Dieu TrĂšsHaut, — une si grande et si intolĂ©rable infortune! HĂ©las! je ne connaissais plus la bĂ©atitude du repos, ni le jour ni la nuit! Durant le jour, la crĂ©ature ne me laissait pas seul un moment; et, pendant la nuit, Ă  chaque instant, quand je sortais de mes rĂȘves pleins d'une intraduisible angoisse, c'Ă©tait pour sentir la tiĂšde haleine de la chose sur mon visage, et son immense poids, — incarnation d'un Cauchemar que j'Ă©tais impuissant Ă  secouer, — Ă©ternellement posĂ© sur mon coeur !

Sous la pression de pareils tourments, le peu de bon qui restait en moi succomba. De mauvaises pensĂ©es devinrent mes seules intimes, — les plus sombres et les plus mauvaises de toutes les pensĂ©es. La tristesse de mon humeur habituelle s'accrut jusqu'Ă  la haine de toutes choses et de toute humanitĂ©; cependant ma femme, qui ne se plaignait jamais, hĂ©las! Ă©tait mon souffre-douleur ordinaire, la plus patiente victime des soudaines, frĂ©quentes et indomptables Ă©ruptions d'une furie Ă  laquelle je m'abandonnai dĂšs lors aveuglĂ©ment.

Un jour, elle m'accompagna pour quelque besogne domestique dans la cave du vieux bĂątiment oĂč notre pauvretĂ© nous contraignait d'habiter. Le chat me suivit sur les marches roides de l'escalier, et, m'ayant presque culbutĂ© la tĂȘte la premiĂšre, m'exaspĂ©ra jusqu'Ă  la folie. Levant une hache, et oubliant dans ma rage la peur puĂ©rile qui jusque-lĂ  avait retenu ma main, j'adressai Ă  l'animal un coup qui eĂ»t Ă©tĂ© mortel, s'il avait portĂ© comme je le voulais; mais ce coup fut arrĂȘtĂ© par la main de ma femme. Cette intervention m'aiguillonna jusqu'Ă  une rage plus que dĂ©moniaque; je dĂ©barrassai mon bras de son Ă©treinte et lui enfonçai ma hache dans le crĂąne. Elle tomba morte sur la place, sans pousser un gĂ©missement.

Cet horrible meurtre accompli, je me mis immĂ©diatement et trĂšs dĂ©libĂ©rĂ©ment en mesure de cacher le corps. Je compris que je ne pouvais pas le faire disparaĂźtre de la maison, soit de jour, soit de nuit, sans courir le danger d'ĂȘtre observĂ© par les voisins. Plusieurs projets traversĂšrent mon esprit. Un moment j'eus l'idĂ©e de couper le cadavre par petits morceaux, et de les dĂ©truire par le feu. Puis, je rĂ©solus de creuser une fosse dans le sol de la cave. Puis, je pensai Ă  le jeter dans le puits de la cour, — puis Ă  l'emballer dans une caisse comme marchandise, avec les formes usitĂ©es, et Ă  charger un commissionnaire de le porter hors de la maison. Finalement, je m'arrĂȘtai Ă  un expĂ©dient que je considĂ©rai comme le meilleur de tous. Je me dĂ©terminai Ă  le murer dans la cave, comme les moines du moyen Ăąge muraient, dit-on, leurs victimes.

La cave Ă©tait fort bien disposĂ©e pour un pareil dessein. Les murs Ă©taient construits nĂ©gligemment, et avaient Ă©tĂ© rĂ©cemment enduits dans toute leur Ă©tendue d'un gros plĂątre que l'humiditĂ© de l'atmosphĂšre avait empĂȘchĂ© de durcir. De plus, dans l'un des murs, il y avait une saillie causĂ©e par une fausse cheminĂ©e, ou espĂšce d'Ăątre, qui avait Ă©tĂ© comblĂ©e et maçonnĂ©e dans le mĂȘme genre que le reste de la cave. Je ne doutais pas qu'il ne me fĂ»t facile de dĂ©placer les briques Ă  cet endroit, d'y introduire le corps, et de murer le tout de la mĂȘme maniĂšre, de sorte qu'aucun oeil n'y pĂ»t rien dĂ©couvrir de suspect.

Et je ne fus pas déçu dans mon calcul. À l'aide d'une pince, je dĂ©logeai trĂšs aisĂ©ment les briques, et, ayant soigneusement appliquĂ© le corps contre le mur intĂ©rieur, je le soutins dans cette position jusqu'Ă  ce que j'eusse rĂ©tabli, sans trop de peine, toute la maçonnerie dans son Ă©tat primitif. M'Ă©tant procurĂ© du mortier, du sable et du poil avec toutes les prĂ©cautions imaginables, je prĂ©parai un crĂ©pi qui ne pouvait pas ĂȘtre distinguĂ© de l'ancien, et j'en recouvris trĂšs soigneusement le nouveau briquetage. Quand j'eus fini, je vis avec satisfaction que tout Ă©tait pour le mieux. Le mur ne prĂ©sentait pas la plus lĂ©gĂšre trace de dĂ©rangement. j'enlevai tous les gravats avec le plus grand soin, j'Ă©pluchai pour ainsi dire le sol. Je regardai triomphalement autour de moi, et me dis Ă  moi-mĂȘme: Ici, au moins, ma peine n'aura pas Ă©tĂ© perdue !

Mon premier mouvement fut de chercher la bĂȘte qui avait Ă©tĂ© la cause d'un si grand malheur; car, Ă  la fin, j'avais rĂ©solu fermement de la mettre Ă  mort. Si j'avais pu la rencontrer dans ce moment, sa destinĂ©e Ă©tait claire; mais il paraĂźt que l'artificieux animal avait Ă©tĂ© alarmĂ© par la violence de ma rĂ©cente colĂšre, et qu'il prenait soin de ne pas se montrer dans l'Ă©tat actuel de mon humeur. Il est impossible de dĂ©crire ou d'imaginer la profonde, la bĂ©ate sensation de soulagement que l'absence de la dĂ©testable crĂ©ature dĂ©termina dans mon coeur. Elle ne se prĂ©senta pas de toute la nuit, et ainsi ce fut la premiĂšre bonne nuit, — depuis son introduction dans la maison, — que je dormis solidement et tranquillement; oui, je dormis avec le poids de ce meurtre sur l'Ăąme !

Le second et le troisiĂšme jour s'Ă©coulĂšrent, et cependant mon bourreau ne vint pas. Une fois encore je respirai comme un homme libre. Le monstre, dans sa terreur, avait vidĂ© les lieux pour toujours! Je ne le verrais donc plus jamais! Mon bonheur Ă©tait suprĂȘme! La criminalitĂ© de ma tĂ©nĂ©breuse action ne m'inquiĂ©tait que fort peu. On avait bien fait une espĂšce d'enquĂȘte, mais elle s'Ă©tait satisfaite Ă  bon marchĂ©. Une perquisition avait mĂȘme Ă©tĂ© ordonnĂ©e, — mais naturellement on ne pouvait rien dĂ©couvrir. Je regardais ma fĂ©licitĂ© Ă  venir comme assurĂ©e.

Le quatriĂšme jour depuis l'assassinat, une troupe d'agents de police vint trĂšs inopinĂ©ment Ă  la maison, et procĂ©da de nouveau Ă  une rigoureuse investigation des lieux. Confiant, nĂ©anmoins, dans l'impĂ©nĂ©trabilitĂ© de la cachette, je n'Ă©prouvai aucun embarras. Les officiers me firent les accompagner dans leur recherche. Ils ne laissĂšrent pas un coin, pas un angle inexplorĂ©. À la fin, pour la troisiĂšme ou quatriĂšme fois, ils descendirent dans la cave. Pas un muscle en moi ne tressaillit. Mon coeur battait paisiblement, comme celui d'un homme qui dort dans l'innocence. J'arpentais la cave d'un bout Ă  l'autre; je croisais mes bras sur ma poitrine, et me promenais çà et lĂ  avec aisance. La police Ă©tait pleinement satisfaite et se prĂ©parait Ă  dĂ©camper. La jubilation de mon coeur Ă©tait trop forte pour ĂȘtre rĂ©primĂ©e. Je brĂ»lais de dire au moins un mot, rien qu'un mot, en maniĂšre de triomphe, et de rendre deux fois plus convaincue leur conviction de mon innocence.

- Gentlemen, — dis-je Ă  la fin, — comme leur troupe remontait l'escalier, — je suis enchantĂ© d'avoir apaisĂ© vos soupçons. Je vous souhaite Ă  tous une bonne santĂ© et un peu plus de courtoisie. Soit dit en passant, gentlemen, voilĂ , voilĂ  une maison singuliĂšrement bien bĂątie (dans mon dĂ©sir enragĂ© de dire quelque chose d'un air dĂ©libĂ©rĂ©, je savais Ă  peine ce que je dĂ©bitais); — je puis dire que c'est une maison admirablement bien construite. Ces murs, — est-ce que vous partez, gentlemen? — ces murs sont solidement maçonnĂ©s !

Et ici, par une bravade frénétique, je frappai fortement avec une canne que j'avais à la main juste sur la partie du briquetage derriÚre laquelle se tenait le cadavre de l'épouse de mon coeur.

Ah! qu'au moins Dieu me protĂšge et me dĂ©livre des griffes de l'ArchidĂ©mon! — À peine l'Ă©cho de mes coups Ă©tait-il tombĂ© dans le silence, qu'une voix me rĂ©pondit du fond de la tombe! — une plainte, d'abord voilĂ©e et entrecoupĂ©e, comme le sanglotement d'un enfant, puis, bientĂŽt, s'enflant en un cri prolongĂ©, sonore et continu, tout Ă  fait anormal et antihumain, — un hurlement, — un glapissement, moitiĂ© horreur et moitiĂ© triomphe, — comme il en peut monter seulement de l'Enfer, — affreuse harmonie jaillissant Ă  la fois de la gorge des damnĂ©s dans leurs tortures, et des dĂ©mons exultant dans la damnation !

Vous dire mes pensĂ©es, ce serait folie. Je me sentis dĂ©faillir, et je chancelai contre le mur opposĂ©. Pendant un moment, les officiers placĂ©s sur les marches restĂšrent immobiles, stupĂ©fiĂ©s par la terreur. Un instant aprĂšs, une douzaine de bras robustes s'acharnaient sur le mur. Il tomba tout d'une piĂšce. Le corps, dĂ©jĂ  grandement dĂ©labrĂ© et souillĂ© de sang grumelĂ©, se tenait droit devant les yeux des spectateurs. Sur sa tĂȘte, avec la gueule rouge dilatĂ©e et l'oeil unique flamboyant, Ă©tait perchĂ©e la hideuse bĂȘte dont l'astuce m'avait induit Ă  l'assassinat, et dont la voix rĂ©vĂ©latrice m'avait livrĂ© au bourreau. J'avais murĂ© le monstre dans la tombe !

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