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Le diable dans le beffroi

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Le Diable dans le beffroi

Quelle heure est-t-il ?

Vieille locution.

Chacun sait d’une maniĂšre vague que le plus bel endroit du monde est — ou Ă©tait, hĂ©las ! — le bourg hollandais de Vondervotteimittiss. Cependant, comme il est Ă  quelque distance de toutes les grandes routes, dans une situation pour ainsi dire extraordinaire, il n’y a peut-ĂȘtre qu’un petit nombre de mes lecteurs qui lui aient rendu viste. Pour l’agrĂ©ment de ceux qui n’ont pu le faire, je juge donc Ă  propos d’entrer dans quelques dĂ©tails Ă  son sujet. Et c’est en vĂ©ritĂ© d’autant plus nĂ©cessaire que, si je me propose de donner un rĂ©cit des Ă©vĂ©nements calamiteux qui ont fondu tout rĂ©cemment sur son territoire, c’est avec l’espoir de conquĂ©rir Ă  ses habitants la sympathie publique. Aucun de ceux qui me connaissent ne doutera que le devoir que je m’impose ne soit exĂ©cutĂ© avec tout ce que j’y peux mettre d’habiletĂ©, avec cette impartialitĂ© rigoureuse, cette scrupuleuse vĂ©rification des faits et cette laborieuse collation des autoritĂ©s qui doivent toujours distinguer celui qui aspire au titre d’historien.

Par le secours rĂ©uni des mĂ©dailles, manuscrits et inscriptions, je suis autorisĂ© Ă  affirmer positivement que le bourg de Vondervotteimittiss a toujours existĂ© dĂšs son origine prĂ©cisĂ©ment dans la mĂȘme condition oĂč on le voit encore aujourd’hui. Mais, quant Ă  la date de cette origine, il m’est pĂ©nible de n’en pouvoir parler qu’avec cette prĂ©cision indĂ©finie dont les mathĂ©maticiens sont quelquefois obligĂ©s de s’accommoder dans certaines formules algĂ©briques. La date, il m’est permis de m’exprimer ainsi, eu Ă©gard Ă  sa prodigieuse antiquitĂ©, ne peut pas ĂȘtre moindre qu’une quantitĂ© dĂ©terminable quelconque.

Relativement Ă  l’étymologie du nom Vondervotteimittiss, je me confesse, non sans peine, Ă©galement en dĂ©faut. Parmi une multitude d’opinions sur ce point dĂ©licat, — quelques-unes trĂšs subtiles, quelques-unes trĂšs Ă©rudites, quelques-une suffisamment inverses —, je n’en trouve aucune qui puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme satisfaisante. Peut-ĂȘtre l’idĂ©e de Grogswigg, — qui coĂŻncide presque avec celle de Kroutaplenttey —, doit-elle ĂȘtre prudemment prĂ©fĂ©rĂ©e. Elle est ainsi conçue : — Vondervotteimittiss, — Vonder, lege Donder, — Votteimittiss, quasi und Bleitziz, — Belitziz, obsoletum pro Blitzen. Cette Ă©tymologie, pour dire la vĂ©ritĂ©, se trouve assez bien confirmĂ©e par quelques traces de fluide Ă©lectrique, qui sont encore visibles au sommet du clocher de la Maison-de-Ville. Toutefois, je ne me soucie pas de me compromettre dans une thĂšse d’une pareille importance, et je prierai le lecteur curieux d’informations d’en rĂ©fĂ©rer aux OratiunculĂŠ de Rebus PrĂŠter-Veteris, de Dundergutz. Voyez aussi Blunderbuzzard, De Derivationibus, de la page 27 Ă  la page 5010, in-folio, Ă©dition gothique, caractĂšres rouges et noirs, avec rĂ©clames et sans signatures ; — consultez aussi dans cet ouvrage les notes marginales autographes de Stuffundpuff, avec les sous-commentaires de Gruntundguzzell.

MalgĂ© l’obscuritĂ© qui enveloppe ainsi la date de la fondation de Vondervotteimittiss et l’étymologie de son nom, on ne peut douter, comme je l’ai dĂ©jĂ  dit, qu’il n’ait toujours existĂ© tel que nous le voyons prĂ©sentement. L’homme le plus vieux du bourg ne se rappelle pas la plus lĂ©gĂšre diffĂ©rence dans l’aspect d’une partie quelconque de sa patrie, et en vĂ©ritĂ© la simple suggestion d’une telle possibilitĂ© y serait considĂ©rĂ©e comme une insulte. Le village est situĂ© dans une vallĂ©e parfaitement circulaire, dont la circonfĂ©rence est d’un quart de mille Ă  peu prĂšs, et complĂštement environnĂ©e par de jolies collines dont les habitants ne se sont jamais avisĂ©s de franchir les sommets. Ils donnent d’ailleurs une excellente raison de leur conduite, c’est qu’ils ne croient pas qu’il y ait quoi que ce soit de l’autre cĂŽtĂ©.

Autour de la lisiĂšre de la vallĂ©e (qui est tout Ă  fait unie et pavĂ©e dans toute son Ă©tendue de tuiles plates) s’étend un rang continu de soixante petites maisons. Elles sont appuyĂ©es par-derriĂšre sur les collines, et naturellement elles regardent toutes le centre de la plaine, qui est juste Ă  soixante yards de la porte de face de chaque habitation. Chaque maison a devant elle un petit jardin, avec une allĂ©e circulaire, un cadran solaire et vingt-quatre choux. Les constructions elles-mĂȘmes sont si parfaitement semblables, qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre. À cause de son extrĂȘme antiquitĂ©, le style de l’architecture est quelque peu bizarre ; mais, pour cette raison mĂȘme, il n’est que plus remarquablement pittoresque. Elles sont faites de petites briques bien durcies au feu, rouges, avec des coins noirs, de sorte que les murs ressemblent Ă  un Ă©chiquier dans de vastes proportions. Les pignons sont tournĂ©s du cĂŽtĂ© de la façade, et il y a des corniches, aussi grosses que le reste de la maison, aux rebords des toits et aux portes principales. Les fenĂȘtres sont Ă©troites et profondes, avec de tout petits carreaux et force chĂąssis. Le toit est recouvert d’une multitude de tuiles Ă  oreillettes roulĂ©es. La charpente est partout d’une couleur sombre, trĂšs ouvragĂ©e, mais avec peu de variĂ©tĂ© dans les dessins ; car, de temps immĂ©morial, les sculpteurs en bois de Vondervotteimittiss n’ont jamais su tailler plus de deux objets, — une horloge et un chou. Mais ils les font admirablement bien, et ils les prodiguent avec une singuliĂšre ingĂ©niositĂ©, partout oĂč ils trouvent une place pour le ciseau.

Les habitations se ressemblent autant Ă  l’intĂ©rieur qu’au-dehors, et l’ameublement est façonnĂ© d’aprĂšs un seul modĂšle. Le sol est pavĂ© de tuiles carrĂ©es, les chaises et les tables sont en bois noir, avec des pieds tors, grĂȘles, et amincis par le bas. Les cheminĂ©es sont larges et hautes, et n’ont pas seulement des horloges et des choux sculptĂ©s sur la face de leurs chambranles, mais elles supportent au milieu de la tablette une vĂ©ritable horloge qui fait un prodigieux tic-tac, avec deux pots Ă  fleurs contenant chacun un chou, qui se tient ainsi Ă  chaque bout en maniĂšre de chasseur ou de piqueur. Entre chaque chou et l’horloge, il y a encore un petit magot chinois Ă  grosse panse avec un grand trou au milieu, Ă  travers lequel apparaĂźt le cadran d’une montre.

Les foyers sont vastes et profonds, avec des chenets farouches et contournĂ©s. Il y a constamment un grand feu et une Ă©norme marmite dessus, pleine de choucroute et de porc, que la bonne femme de la maison surveille incessamment. C’est une grosse et vieille petite dame, aux yeux bleus et Ă  la face rouge, qui porte un immense bonnet, semblable Ă  un pain de sucre, agrĂ©mentĂ© de rubans de couleur pourpre et jaune. Sa robe est de tiretaine orangĂ©e, trĂšs ample par-derriĂšre et trĂšs courte de taille, — et fort courte en vĂ©ritĂ© sous d’autres rapports, car elle ne descend pas Ă  mi-jambes. Ces jambes sont quelque peu Ă©paisses, ainsi que les chevilles, mais elles sont revĂȘtues d’une belle paire de bas verts. Ses souliers — de cuir rose — sont attachĂ©s par un nƓud de rubans jaunes Ă©panouis et fripĂ©s en forme de chou. Dans sa main gauche, elle tient une lourde petite montre hollandaise ; de la droite, elle manie une grande cuiller pour la choucroute et le porc. À cĂŽtĂ© d’elle se tient un gros chat mouchetĂ©, qui porte Ă  sa queue une montre-joujou en cuivre dorĂ©, Ă  rĂ©pĂ©tition, que les garçons lui ont ainsi attachĂ©e en maniĂšre de farce.

Quant aux garçons eux-mĂȘmes, ils sont tous trois dans le jardin, et veillent au cochon. Ils ont chacun deux pieds de haut. Ils portent des chapeaux Ă  trois cornes, des gilets pourpres qui leur tombent presque sur les cuisses, des culottes en peau de daim, des bas rouges drapĂ©s, de lourds souliers avec de grosses boucles d’argent, et de longues vestes avec de larges boutons de nacre. Chacun porte aussi une pipe Ă  la bouche, et une petite montre ventrue dans la main droite. Une bouffĂ©e de fumĂ©e, un coup d’oeil Ă  la montre, — un coup d’oeil Ă  la montre, une bouffĂ©e de fumĂ©e, — ils vont ainsi. Le cochon, — qui est corpulent et fainĂ©ant —, s’occupe tantĂŽt Ă  glaner les feuilles Ă©paves qui sont tombĂ©es des choux, tantĂŽt Ă  ruer contre la montre dorĂ©e que ces petits polissons ont aussi attachĂ©e Ă  la queue de ce personnage, dans le but de le faire aussi beau que le chat.

Juste devant la porte d’entrĂ©e, dans un fauteuil Ă  grand dossier, Ă  fond de cuir, aux pieds tors et grĂȘles comme ceux des tables, est installĂ© le vieux propriĂ©taire de la maison lui-mĂȘme. C’est un vieux petit monsieur excessivement bouffi, avec de gros yeux ronds et un vaste menton double. Sa tenue ressemble Ă  celle des petits garçons, — et je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Toute la diffĂ©rence est que sa pipe est quelque peu plus grosse que les leurs, et qu’il peut faire plus de fumĂ©e. Comme eux, il a une montre, mais il porte sa montre dans sa poche. Pour dire la vĂ©ritĂ©, il a quelque chose de plus important Ă  faire qu’une montre Ă  surveiller, — et, ce que c’est, je vais l’expliquer. Il est assis, la jambe droite sur le genou gauche, la physionomie grave, et tient toujours au moins un de ses yeux rĂ©solument braquĂ© sur un certain objet fort intĂ©ressant au centre de la plaine.

Cet objet est situĂ© dans le clocher de la Maison-de-Ville. Les membres du conseil sont tous hommes trĂšs petits, trĂšs ronds, trĂšs adipeux, trĂšs intelligents, avec des yeux gros comme des sauciĂšres et de vastes mentons doubles, et ils ont des habits beaucoup plus longs et des boucles de souliers beaucoup plus grosses que les vulgaires habitants de Vondervotteimittiss. Depuis que j’habite le bourg, ils ont tenu plusieurs sĂ©ances extraordinaires, et ont adoptĂ© ces trois importantes dĂ©cisions :

I. C’est un crime de changer le bon vieux train des choses.

II. Il n’existe rien de tolĂ©rable en dehors de Vondervotteimittiss.

III. Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux.

Au-dessus de la chambre des sĂ©ances est le clocher, et dans le clocher ou beffroi est et a Ă©tĂ© de temps immĂ©morial l’orgueil et la merveille du village, — la grande horloge du bourg de Vondervotteimittiss. Et c’est lĂ  l’objet vers lequel sont tournĂ©s les yeux des vieux messieurs qui sont assis dans les fauteuils Ă  fond de cuir.

La grande horloge a sept cadrans, — un sur chacun des sept pans du clocher —, de sorte qu’on peut l’apercevoir aisĂ©ment de tous les quartiers. Les cadrans sont vastes et blancs, les aiguilles lourdes et noires. Au beffroi est attachĂ© un homme dont l’unique fonction est d’en avoir soin ; mais cette fonction est la plus parfaite des sinĂ©cures, — car, de mĂ©moire d’homme, l’horloge de Vondervotteimittiss n’avait jamais rĂ©clamĂ© son secours. Jusqu’à ces derniers jours, la simple supposition d’une pareille chose Ă©tait considĂ©rĂ©e comme une hĂ©rĂ©sie. Depuis l’époque la plus ancienne dont fassent mention les archives, les heures avaient Ă©tĂ© rĂ©guliĂšrement sonnĂ©es par la grosse cloche. Et, en vĂ©ritĂ©, il en Ă©tait de mĂȘme pour toutes les autres horloges et montres du bourg. Jamais il n’y eut pareil endroit pour bien marquer l’heure, et en mesure. Quand le gros battant jugeait le moment venu de dire : Midi ! tous les obĂ©issants serviteurs ouvraient simultanĂ©ment leurs gosiers et rĂ©pondaient comme un mĂȘme Ă©cho. Bref, les bons bourgeois raffolaient de leur choucroute, mais ils Ă©taient fiers de leurs horloges.

Tous les gens qui tiennent des sinĂ©cures sont tenus en plus ou moins grande vĂ©nĂ©ration ; et, comme l’homme du beffroi Vondervotteimittiss a la plus parfaite des sinĂ©cures, il est le plus parfaitement respectĂ© de tous les mortels. Il est le principal dignitaire du bourg, et les cochons eux-mĂȘmes le considĂšrent avec un sentiment de rĂ©vĂ©rence. La queue de son habit est beaucoup plus longue, — sa pipe, ses boucles de souliers, ses yeux et son estomac sont beaucoup plus gros que ceux d’aucun autre vieux monsieur du village ; et, quant Ă  son menton, il n’est pas seulement double, il est triple.

J’ai peint l’état heureux de Vondervotteimittiss ; hĂ©las ! quelle grande pitiĂ© qu’un si ravissant tableau fĂ»t condamnĂ© Ă  subir un jour un cruel changement !

C’est depuis bien longtemps un dicton accrĂ©ditĂ© parmi les plus sages habitants, que rien de bon ne peut venir d’au-delĂ  des collines, et vraiment il faut croire que ces mots contenaient en eux quelque chose de prophĂ©tique. Il Ă©tait midi moins cinq, — avant-hier —, quand apparut un objet d’un aspect bizarre au sommet de la crĂȘte, — du cĂŽtĂ© de l’est. Un tel Ă©vĂ©nement devait attirer l’attention universelle, et chaque vieux petit monsieur assis dans son fauteuil Ă  fond de cuir tourna l’un de ses yeux, avec l’ébahissement de l’effroi, sur le phĂ©nomĂšne, gardant toujours l’autre oeil fixĂ© sur l’horloge du clocher.

Il Ă©tait midi moins trois minutes, quand on s’aperçut que le singulier objet en question Ă©tait un jeune homme tout petit, et qui avait l’air Ă©tranger. Il descen dait la colline avec une trĂšs grande rapiditĂ©, de sorte que chacun put bientĂŽt le voir tout Ă  son aise. C’était bien le plus prĂ©cieux petit personnage qui se fĂ»t jamais fait voir dans Vondervotteimittiss. Il avait la face d’un noir de tabac, un long nez crochu, des yeux comme des pois, une grande bouche et une magnifique rangĂ©e de dents qu’il semblait jaloux de montrer en ricanant d’une oreille Ă  l’autre. Ajoutez Ă  cela des favoris et des moustaches, il n’y avait, je crois, plus rien Ă  voir de sa figure. Il avait la tĂȘte nue, et sa chevelure avait Ă©tĂ© soigneusement arrangĂ©e avec des papillotes. Sa toilette se composait d’un habit noir collant terminĂ© en queue d’hirondelle, laissant pendiller par l’une de ses poches un long bout de mouchoir blanc, — de culottes de casimir noir, de bas noirs, et d’escarpins qui ressemblaient Ă  des moitiĂ©s de souliers, avec d’énormes bouffettes de ruban de satin noir pour cordons. Sous l’un de ses bras, il portait un vaste claque, et sous l’autre, un violon presque cinq fois gros comme lui. Dans sa main gauche Ă©tait une tabatiĂšre en or, oĂč il puisait incessamment du tabac de l’air le plus glorieux du monde, pendant qu’il cabriolait en descendant la colline, et dessinait toutes sortes de pas fantastiques. BontĂ© divine ! — c’était lĂ  un spectacle pour les honnĂȘtes bourgeois de Vondervotteimittiss !

Pour parler nettement, le gredin avait, en dĂ©pit de son ricanement, un audacieux et sinistre caractĂšre dans la physionomie ; et, pendant qu’il galopait tout droit vers le village, l’aspect bizarrement tronquĂ© de ses escarpins suffit pour Ă©veiller maints soupçons ; et plus d’un bourgeois qui le contempla ce jour-lĂ  aurait donnĂ© quelque chose pour jeter un coup d’oeil sous le mouchoir de batiste blanche qui pendait d’une façon si irritante de la poche de son habit Ă  queue d’hirondelle. Mais ce qui occasionna principalement une juste indignation fut que ce misĂ©rable freluquet, tout en brodant tantĂŽt un fandango, tantĂŽt une pirouette, n’était nullement rĂ©glĂ© dans sa danse, et ne possĂ©dait pas la plus vague notion de ce qu’on appelle aller en mesure [Note : La mĂȘme expression signifie ĂȘtre Ă  l’heure et aller en mesure. Il n’y a donc qu’un mot, et ce mot explique l’indignation de Vondervotteimittiss, — pays oĂč l’on est toujours Ă  l’heure. (Charles Baudelaire)].

Cependant, le bon peuple du bourg n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir ses yeux tout grands, quand, juste une demi-minute avant midi, le gueux s’élança, comme je vous le dis, droit au milieu de ces braves gens, fit ici un chassĂ©, lĂ  un balancĂ© ; puis, aprĂšs une pirouette et un pas de zĂ©phyr, partit comme Ă  pigeon-vole vers le beffroi de la Maison-de-Ville, oĂč le gardien de l’horloge stupĂ©fait fumait dans une attitude de dignitĂ© et d’effroi. Mais le petit garnement l’empoigna tout d’abord par le nez, le lui secoua et le lui tira, lui flanqua son gros claque sur la tĂȘte, le lui enfonça par-dessus les yeux et la bouche ; puis, levant son gros violon, le battit avec, si longtemps et si vigoureusement que, — vu que le gardien Ă©tait si ballonnĂ©, et le violon si vaste et si creux —, vous auriez jurĂ© que tout un rĂ©giment de grosses caisses battait le rantanplan du diable dans le beffroi du clocher de Vondervotteimittiss.

On ne sait pas Ă  quel acte dĂ©sespĂ©rĂ© de vengeance cette attaque rĂ©voltante aurait pu pousser les habitants, n’était ce fait trĂšs important qu’il manquait une demi-seconde pour qu’il fĂ»t midi. La cloche allait sonner, et c’était une affaire d’absolue et supĂ©rieure nĂ©cessitĂ© que chacun eĂ»t l’oeil Ă  sa montre. Il Ă©tait Ă©vident toutefois que, juste en ce moment, le gaillard fourrĂ© dans le clocher en avait Ă  la cloche, et se mĂȘlait de ce qui ne le regardait pas. Mais, comme elle commençait Ă  sonner, personne n’avait le temps de surveiller les manƓuvres du traĂźtre, car chacun Ă©tait tout oreilles pour compter les coups.

— Un ! — dit la cloche.

— Hine ! — rĂ©pliqua chaque vieux petit monsieur de Vondervotteimittiss dans chaque fauteuil Ă  fond de cuir.

— Hine ! — dit sa montre ; hine ! — dit la montre de sa phĂąme, et — hine ! — dirent les montres des garçons et les petits joujoux dorĂ©s pendus aux queues du chat et du cochon.

— Deux ! — continua la grosse cloche ; et

— Teusse ! — rĂ©pĂ©tĂšrent tous les Ă©chos mĂ©caniques.

— Trois ! quatre ! cinq ! six ! sept ! huit ! neuf ! dix ! — dit la cloche.

— Droisse ! gĂądre ! zingue ! zisse ! zedde ! vitte ! neff ! tisse ! — rĂ©pondirent les autres.

— Onze ! — dit la grosse.

— Honsse ! — approuva tout le petit personnel de l’horlogerie infĂ©rieure.

— Douze ! — dit la cloche.

— Tousse ! — rĂ©pondirent-ils, tous parfaitement Ă©difiĂ©s et laissant tomber leurs voix en cadence.

— Et il aütre miti, tonc ! — dirent tous les vieux petits messieurs, rempochant leurs montres. Mais la grosse cloche n’en avait pas encore fini avec eux.

— Treize ! — dit-elle.

— Tarteifle, — anhĂ©lĂšrent tous les vieux petits messieurs, devenant pĂąles et laissant tomber leurs pipes de leurs bouches et leurs jambes droites de dessus leurs genoux gauches.

— Tarteifle ! — gĂ©mirent-ils. — Draisse ! — draisse ! — Mein Gott, il aĂźtre draisse heires !!!

Dois-je essayer de dĂ©crire la terrible scĂšne qui s’ensuivit ? Tout Vondervotteimittiss Ă©clata d’un seul coup en un lamentable tumulte.

— Qu’arrife-d-il tonc Ă  mon phandre ? — glapirent tous les petits garçons, — ch’ai vaim tĂ©bouis hine heire.

— Qu’arrife-d-il tonc Ă  mes joux ? — criĂšrent toutes les phĂąmes ; — ils toiffent aĂźtre en pouillie tĂ©bouis hine heire !

— Qu’arrife-d-il tonc Ă  mon bibe ? — jurĂšrent tous les vieux petits messieurs —, donnerre et Ă©glairs ! il toit aĂźtre Ă©deint tĂ©bouis hine heire !

Et ils rebourrĂšrent leurs pipes en grande rage, et, s’enfonçant dans leurs fauteuils, ils soufflĂšrent si vite et si fĂ©rocement, que toute la vallĂ©e fut immĂ©diatement encombrĂ©e d’un impĂ©nĂ©trable nuage.

Cependant, les choux tournaient tous au rouge pourpre, et il semblait que le vieux Diable lui-mĂȘme avait pris possession de tout ce qui avait forme d’horloge. Les pendules sculptĂ©es sur les meubles se prenaient Ă  danser comme si elles Ă©taient ensorcelĂ©es, pendant que celles qui Ă©taient sur les cheminĂ©es pouvaient Ă  peine se contenir dans leur fureur, et s’acharnaient dans une si opiniĂątre sonnerie de « Draisse ! — Draisse ! — Draisse ! » — et dans un tel trĂ©moussement et remuement de leurs balanciers, que c’était rĂ©ellement Ă©pouvantable Ă  voir. — Mais, — pire que tout —, les chats et les cochons ne pouvaient plus endurer l’inconduite des petites montres Ă  rĂ©pĂ©tition attachĂ©es Ă  leurs queues, et ils le faisaient bien voir en dĂ©talant tous vers la place, — Ă©gratignant et farfouillant —, criant et hurlant, — affreux sabbat de miaulements et de grognements —, et s’élançant Ă  la figure des gens, et se fourrant sous les cotillons, et crĂ©ant le plus Ă©pouvantable charivari et la plus hideuse confusion qu’il soit possible Ă  une personne raisonnable d’imaginer. Et le misĂ©rable petit vaurien installĂ© dans le clocher faisait Ă©videmment tout son possible pour rendre les choses encore plus navrantes. On a pu de temps Ă  autre apercevoir le scĂ©lĂ©rat Ă  travers la fumĂ©e. Il Ă©tait toujours lĂ , dans le beffroi, assis sur l’homme du beffroi, qui gisait Ă  plat sur le dos. Dans ses dents, l’infĂąme tenait la corde de la cloche, qu’il secouait incessamment, de droite et de gauche avec sa tĂȘte, faisant un tel vacarme que mes oreilles en tintent encore, rien que d’y penser. Sur ses genoux reposait l’énorme violon qu’il raclait sans accord ni mesure, avec les deux mains, faisant affreusement semblant — l’infĂąme paillasse ! — de jouer l’air de Judy O’Flannagan et Paddy O’Rafferty !

Les affaires Ă©tant dans ce misĂ©rable Ă©tat, de dĂ©goĂ»t je quittai la place, et maintenant je fais un appel Ă  tous les amants de l’heure exacte et de la fine choucroute. Marchons en masse sur le bourg, et restaurons l’ancien ordre de choses Ă  Vondervotteimittiss en prĂ©cipitant ce petit drĂŽle du clocher.

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