Octave Mirbeau (1848-1917)
"Aujourdâhui, 14 septembre, Ă trois heures de lâaprĂšs-midi, par un temps doux, gris et pluvieux, je suis entrĂ©e dans ma nouvelle place. Câest la douziĂšme en deux ans. Bien entendu, je ne parle pas des places que jâai faites durant les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Il me serait impossible de les compter. Ah ! je puis me vanter que jâen ai vu des intĂ©rieurs et des visages, et de sales Ăąmes... Et ça nâest pas fini... Ă la façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont jâai roulĂ©, ici et lĂ , successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en maisons, du Bois de Boulogne Ă la Bastille, de lâObservatoire Ă Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir jamais me fixer nulle part, faut-il que les maĂźtres soient difficiles Ă servir maintenant !... Câest Ă ne pas croire.
Lâaffaire sâest traitĂ©e par lâintermĂ©diaire des Petites Annonces du Figaro et sans que je voie Madame. Nous nous sommes Ă©crit des lettres, çâa Ă©tĂ© tout : moyen chanceux oĂč lâon a souvent, de part et dâautre, des surprises. Les lettres de Madame sont bien Ă©crites, ça câest vrai. Mais elles rĂ©vĂšlent un caractĂšre tĂątillon et mĂ©ticuleux... Ah ! il lui en faut des explications et des commentaires, et des pourquoi, et des parce que... Je ne sais si Madame est avare ; en tout cas, elle ne se fend guĂšre pour son papier Ă lettres... Il est achetĂ© au Louvre... Moi qui ne suis pas riche, jâai plus de coquetterie... JâĂ©cris sur du papier parfumĂ© Ă la peau dâEspagne, du beau papier, tantĂŽt rose, tantĂŽt bleu pĂąle, que jâai collectionnĂ© chez mes anciennes maĂźtresses... Il y en a mĂȘme sur lequel sont gravĂ©es des couronnes de comtesse... Ăa a dĂ» lui en boucher un coin.
Enfin, me voilĂ en Normandie, au Mesnil-Roy. La propriĂ©tĂ© de Madame, qui nâest pas loin du pays, sâappelle Le PrieurĂ©... Câest Ă peu prĂšs tout ce que je sais de lâendroit oĂč, dĂ©sormais, je vais vivre..."
CĂ©lestine est soubrette... Elle tient son journal et raconte ses patronnes et patrons... Elle vient d'ĂȘtre embauchĂ©e en Normandie ; une place qui va sĂ»rement la changer de la vie parisienne !