Aloysius Block
Raymond Philippe Auguste Brucker, né le 5 mai 1800 à Paris et mort le 28 février 1875 à Paris, était un écrivain français. Ouvrier éventailliste, puis essayiste et littérateur, il s'était converti au catholicisme en 1839. Il fut professeur de philosophie. Il écrivit sous divers pseudonymes (Paul Séverin, Aloysius Block, Champercier, Duvernay, Ch. Dupuy, Olibrius), et en collaboration avec Michel Masson (1800-1883) sous le pseudonyme de Michel Raymond.Aloysius Block.
NiccolĂČ Paganini est un violoniste, altiste, guitariste et compositeur italien, (1782-1840). Il est souvent Ă©voquĂ© comme Ă©tant le plus grand violoniste jamais connu. Il fut aussi un compositeur rĂ©putĂ©, ayant inventĂ© de nouvelles façons de jouer du violon.
LES DEUX NOTES
Conte fantastique
Aloysius BLOCK
Paru dans LâArtiste en 1831.
*********
« Ravi de vous rencontrer ! Vous allez Ă lâOpĂ©ra.
â Jâai la loge 22, premiĂšre galerie.
â Câest aussi la mienne. Montons. »
Nous montĂąmes. CâĂ©tait un homme sec, aux joues bronzĂ©es, aux favoris couleur de feu ; type de sanglier ; crucifiĂ© dans un habit noir. Jamais, au grand jamais, je ne lâavais vu.
Il prit mon bras sous le sien. Ce bras Ă©tait chaud ; et dĂšs quâil mâeut soudĂ© Ă ses hanches, il me survint une sorte de faiblesse comme celle que vous avez sans doute Ă©prouvĂ©e le jour, le soir ou la nuit quâune femme dĂ©faillante de la danse ou du sermon, au sortir de la messe ou Ă la fuite enflammĂ©e du bal, vous a saisi pour la soutenir. Vous deviez avoir dix-huit ans Ă la date de cette Ă©motion, je le sais. Des gants blancs, des souliers qui vous faisaient souffrir ; elle, avait un transparent rose, la gorge ouverte Ă lâair de la nuit, et le bras en sueur. Ce bras se fondait sur le vĂŽtre ; vous en sentiez lâardente Ă©treinte ; votre Ăąme Ă©tait entre vos deux bras. Une sensation quelconque qui serait tombĂ©e entre le sien et le vĂŽtre vous aurait infailliblement foudroyĂ©. LâĂąme se trouve oĂč lâon sent le plus. Dans une bataille, il suffit du poing coupĂ© pour tuer un cavalier. Son Ăąme est dans son poing.
JâĂ©tais Ă lui, Ă mon inconnu. Vint Ă nous lâouvreuse de loges. Je voyais mal. Pourquoi ? Je ne sais. Elle me fit lâeffet dâune vieille clef. Sa tĂȘte ridĂ©e par la poussiĂšre des corridors, cuivrĂ©e par le gaz, son corps aminci par lâhabitude de sâeffacer au passage, ses bras dessĂ©chĂ©s par la tyrannie des contremarques, tout chez elle sâallongea, se durcit, devint acier, devint clef. Elle sâenfonça dans la serrure. La porte sâouvrit. Nous entrĂąmes.
Je suis du Marais : je nâavais jamais vu lâOpĂ©ra ; tous mes amis peuvent lâattester. Je fus surpris.
« Vous nâĂ©tiez jamais venu ici, nâest-ce pas ?
â Câest vrai, monsieur ; mais qui vous lâa dit ?
â Personne ! Ă votre air dâĂ©tonnement, Ă votre admiration dâenfant, jâai compris... Comment trouvez-vous cette salle ? »
Son tabouret touchait le mien.
MalĂ©diction ! Qui peut dire comment jâai trouvĂ© cette salle ! Au plafond câĂ©tait un jet dâeau, Ă©cumant de lumiĂšre, jaune, rouge, vert, orange, tordu en volutes, crispĂ© en champignon, cerclĂ© en diadĂšme, pendant comme des chandelles de glace autour dâune fontaine prise lâhiver ; en un mot, le jet dâeau du Palais-Royal renversĂ©. Aux galeries, câĂ©taient des fleurs Ă©panouies, et des fleurs sans nombre toutes mouillĂ©es de cette clartĂ© ; dâabord dĂ©tachĂ©es et flottantes, ensuite en mouvement et fondues ; enfin troublant lâoeil, irisĂ©es, Ă nuances dâarc-en-ciel comme la brisure dâune perle, papillonnant Ă lâĆil comme lâor devant un joueur qui perd, et ne paraissant plus au comble de cette Ă©blouissante ivresse quâune ligne de feu formĂ©e de regards, de chairs nues, de plumes agitĂ©es, de rubans. Le parterre Ă©tait noyĂ© de tĂȘtes, comme le parvis de la grande mosquĂ©e quand le sublime sultan rapporte solennellement lâĂ©tendard vert du prophĂšte ; et le rideau nous regardait avec ses deux yeux de bĆuf ; il semblait se dandiner devant nous, surmontĂ© de ses drapeaux tricolores, absolument de mĂȘme quâun taureau chargĂ© de banderillos.
« Je vous ai demandé, monsieur, comment vous trouviez cette salle. »
Il me fit peur ; je me levai.
Son tabouret ne touchant plus le mien, je vis la salle telle quâelle Ă©tait, et je lui rĂ©pondis :
« Pas mal. Elle peut contenir deux mille personnes.
â Ă ce que je vois, ajouta lâinconnu, vous nâavez jamais entendu Paganini.
â Non, monsieur.
â Câest un mauvais dĂ©biteur ; il paie mal. Câest la mort pour en tirer ce quâil est convenu de donner.
â Un mauvais dĂ©biteur ! Je mâattendais de votre part Ă un Ă©loge sur son talent, et vous me parlez de ses dettes.
â Câest que son talent et sa dette, car je ne lui en connais quâune, sont insĂ©parables.
â Vous mâĂ©tonnez.
â Câest ce que disent les mauvais payeurs.
â Seriez-vous son carrossier ?
â Plus que cela.
â Son tailleur ?
â Mieux que cela.
â Son restaurateur ?
â Bien mieux encore.
â Qui ĂȘtes-vous donc ?
â Son maĂźtre.
â Son maĂźtre ! son maĂźtre de violon, Giretti ?
â Pas prĂ©cisĂ©ment.
â De contrepoint ?
â Je mentirais.
â De vocale ?
â Non.
â De quoi donc ?
â Son maĂźtre, vous dis-je ; avant la fin de la soirĂ©e vous le saurez. »
Mme Dorus chanta ; je ne lâĂ©coutai point. Mon attention Ă©tait attachĂ©e Ă cet homme bizarre qui prenait horriblement du tabac. Il Ă©ternua ; je lui dis : « Dieu vous bĂ©nisse. » Il pĂąlit.
« Parlons dâautre chose, me dit-il. Jâai connu Paganini Ă GĂȘnes ; il Ă©tait alors enfant, mais avec son front de prĂ©destinĂ©, son Ćil dâarchange, sa bouche de requin, son menton arrondi en fourche, ses jambes maigres comme des joncs, ses bras de squelette, ses mains avides et voleuses, sa pĂąleur de martyr. Je lâaimai, je me lâattachai ; il mâĂ©couta. Je le revis Ă quinze ans, alors jeune homme. Pas une femme ne lâaimait ; il pleurait toujours, moi je vins le consoler. Au vestibule dĂ©sert des thĂ©Ăątres, dans les rues solitaires, sous les promenades silencieuses de Bologne, je le conduisais le soir. Dans lâombre, nous parlions arts, religion, mĂ©taphysique, et de leur sympathie intime, de leur union inconnue aux Ăąmes vulgaires. Il me parlait des femmes : je lui montrais le ciel ; des amis : je lâentretenais de la gloire ; de ses parents : je lui citais le monde ; du repos : je lui rĂ©pondais par la fortune et par la renommĂ©e. âTu auras tout, Paganini : ciel, gloire, monde, fortune, renommĂ©e. Sois Ă moi !...â Il hĂ©sita... Plus ĂągĂ© je le retrouvai encore. Sa vocation Ă©tait dĂ©cidĂ©e : il Ă©tait musicien ; mais musicien comme tout le monde, donnant des concerts, chantant pour les salons, pour les soirĂ©es, pour 200 francs. Il me reconnut ; et nouveaux Ă©panchements de sa part. âAh ! me dit-il, sentir marcher quelque chose dans sa tĂȘte, avoir une Ăąme dans chaque doigt, un torrent de feu dans sa poitrine, et vivre inconnu, si câest vivre ; vieillir sans quâon se presse sur les balcons de fer, quâon se dĂ©tourne dans les promenades, quâon monte sur les bornes pour vous voir passer ! Sans amis, sans femme, sans parents ; toujours porter ses regards vers le ciel et les reporter battus et dĂ©couragĂ©s sur ce maigre archet, ce morceau de bois creux, jaune et fĂȘlĂ© ; ne pas pouvoir lui dire : âChante, prie, pleure, raille, ris, mords, aime, venge-toi ; comme cette Ăąme chante, prie, pleure, raille, rit, mord, aime et voudrait se venger.â Jâai cherchĂ© lâĂ©tourdissement dans le jeu. Le jeu ! dĂ©rision ! Câest la solitude volontaire, la haine des heureux, un calcul bornĂ©, oĂč le plus riche absorbe le plus pauvre ; rien de plus. Et on y est maĂźtre si vite ! Jâen ai usĂ© lâivresse ; jâen ai vaincu lâopium, et câest pourtant une sĂ©duction cĂ©leste que le jeu. Quel drame ! Câest lâenfer ! Des trĂ©sors de sensations pour un Ă©cu ! les petites Ăąmes ne le comprennent pas. On blĂąme le jeu comme on blĂąme la piraterie, le vol sur grands chemins, lâassassinat, le suicide, parce que peu en sont capables. On appelle cela de la morale : câest la poltronnerie qui se fait dĂ©cente, la nullitĂ© organisĂ©e. Le jeu, câest lâamour moins le sens, la vengeance, moins les lois ; câest lâidĂ©al des passions : Ă quatre-vingts ans on nâaime plus, on joue encore. Eh bien ! jâai perdu cet idĂ©al, je nâai pas un sou. Si je le blĂąme, moi, câest que je rĂȘve mieux !â Je vous ai dit, je crois, que Paganini Ă©tait alors jeune homme. Il continua ainsi : âJe me suis dĂ©cidĂ© Ă faire une fin tragique. Je vais donner des leçons en ville. Car que suis-je, aprĂšs tout ? que puis-je devenir ? â Tout ce que tu voudras, lui rĂ©pondis-je ; demande : mais sois Ă moi.â »
Comme ce monsieur avait encore la bouche ouverte, M. Nourrit vint chanter un morceau de Ma Tante Aurore. Un inconnu recula son tabouret. Je lui offris du tabac. Il refusa tout net. Je pensai quâil craignait dâĂ©ternuer. Puis Nourrit sâen fut. Le tabouret fut rapprochĂ©.
« Ă Vienne, oĂč je le rejoignis, il avait pris femme !... Le sot ! Le voilĂ dans le mĂ©nage jusquâau cou. Vous ne riez pas ! Lui, ĂȘtre dâinspiration et dâharmonie, salamandre vivant du feu, flamme et poudre que le bronze nâaurait pu emprisonner, papillon si fier dâaller chercher ses couleurs dans un rayon du soleil, montant au ciel sur une note de violon, lui, feu, flamme, rayon, couleur, harmonie, accrochĂ© Ă lâanneau du mariage ! Pourquoi pas le bagne ! ObligĂ© dâoffrir son bras Ă madame son Ă©pouse, de la conduire Ă pas lents au milieu des promenades, de lui attacher sa robe, dâĂ©pingler son chĂąle. Bon pour vous ! Cela ne pouvait durer. Cependant il se dĂ©menait comme quand il nâavait pas dâamis Ă Ferrare, comme quand il nâavait pas soupĂ© Ă Florence, comme quand il nâavait pas de rĂ©putation Ă Bologne. Je le vis, il pleura. âInsensĂ© ! lui dis-je, Ă quoi bon nourrir des pensĂ©es de gloire, dĂ©vorer son cĆur avec ses dents, tourner dans les cercles brĂ»lants ou glacĂ©s du Dante, si vous ne voulez pas vous dĂ©vouer, Ă la vie et Ă la mort, aux arts qui excluent tout partage. Frappez ce front, un dieu rĂ©pondra. â Que faut-il faire, me dit-il ? â Ătre Ă moi, lui rĂ©pondis-je. â Mais je nâai pas dâamis. â La gloire ! â Pas de parents. â Le monde ! â Pas de fortune. â Votre main ! â Jâai une femme. â Demain vous nâen aurez plus ?â »
Le tabouret recula comme sur des roulettes. M. Levasseur se prĂ©senta Ă la rampe, chanta un morceau de Weber, on lâapplaudit, puis mon homme revint et continua.
« Le lendemain il nâavait plus de femme... âĂ vous, sâĂ©cria-t-il, Ă vous !â Le marchĂ© fut conclu.
â Quel marchĂ© ?
â Vous le saurez plus tard, ne vous ai-je pas dit que jâĂ©tais son maĂźtre ? »
« Ceci se passait, je me le rappelle comme si jây Ă©tais encore, dans une promenade de Vienne. Elle Ă©tait resplendissante et solitaire, mĂȘlĂ©e de lumiĂšre et sombre. Paganini devait donner ce soir mĂȘme son premier concert en public. Les marronniers gigantesques de lâallĂ©e que nous parcourions verdoyaient comme en plein jour ; les bornes blanches encadrĂ©s sous leurs massifs semblaient de furtifs squelettes, timides et Ă distance comme des espions. Ou nous Ă©tions montĂ©s au ciel, ou le ciel Ă©tait descendu sur nous, car les branches Ă©taient fleuries dâĂ©toiles ; et comme sâil eĂ»t eu les pieds sur le cratĂšre dâune fournaise, par un original effet de projection, la silhouette de Paganini avec sa figure dĂ©mantelĂ©e, son crĂąne mappemonde, sa bouche ouverte et ses jambes peureuses, son corps frĂȘle, tout cela se dessinait, se plaquait, se hĂ©rissait, grand de trente coudĂ©es, sur la façade monumentale du palais de Schoenbrunn. Figurez-vous quâelle Ă©tait lĂ collĂ©e et flottante comme un ciseau vous la dĂ©couperait en noir sur une feuille de papier blanc. Ă cĂŽtĂ© de cette ombre, il eĂ»t cherchĂ© en vain la mienne ! Cependant je suis corps, nâest-ce pas ? et Paganini nâest quâune idĂ©e ! Ceci me fit rire et vous aurait fait peur.
« Je poursuis. âCâest bien, dis-je Ă Paganini. DĂšs ce moment, mon galant homme, vous allez remplir le monde de votre nom ; lâEurope courra Ă vos merveilles ; aprĂšs le nom de NapolĂ©on, les syllabes cabalistiques du vĂŽtre seront les seules prononcĂ©es. Touchez lĂ . â Il toucha. â Ainsi vous ĂȘtes Ă moi. Je ne veux pas votre corps, les mĂ©decins se plaindraient, ni votre Ăąme, câest gibier de prĂȘtre ; mais seulement, et comme condition du lot que je vous fais, comme gratification du gĂ©nie que jâimprime Ă votre archet, vous me devrez deux notes par concert ! Deux notes, entendez-vous ; deux notes, nâoubliez pas, ou malheur Ă vous ; si vous manquez Ă votre contrat, malheur Ă vous !â Il mâembrassa. »
Je suis du Marais, comme vous savez ! Ces paroles me pesaient Ă entendre comme une plaisanterie dâĂ©colier.
« Si je vous comprends, dis-je à mon compagnon, je me donne au diable.
â Parole dâhonneur ? fit-il en me saisissant le bras.
â ManiĂšre de dire, repris-je modestement.
â Suffit, dit-il en desserrant les doigts, mĂ©taphore nâest pas contrat.
« Le concert sâouvrit. Jamais lĂ -haut sainte CĂ©cile, qui chante devant Dieu, jamais ici-bas sultan pour sâendormir, jamais sultane pour sâĂ©veiller, jamais roi Ă sa table, prince aprĂšs la victoire, nâouĂŻrent dâaussi belles choses ! Le monarque se pencha hors de sa loge, des hommes dĂ©chirĂšrent leur mouchoir, des femmes sâĂ©vanouirent, quelques-unes moururent ; je jouissais ! Tous, toutes tombĂšrent Ă genoux devant lâOrphĂ©e chrĂ©tien. Paganini triomphait. Il me paya mes deux notes, deux notes sonnantes Ă lâoreille, ayant cours on ne sait oĂč, et cela dans le beau milieu du concert. Sur mon honneur ! il se conduisit fort bien. Je ne suis pas pour vous en imposer ; mais depuis, et il mâen coĂ»te de lâavouer, je nâai pas eu lieu de mâapplaudir de son exactitude ; il me paie, mais mal, mais Ă regret, mais par force. Vous allez voir si je ne vous dis pas la vĂ©ritĂ©. »
Ici mon inconnu sâaccroupit sur la barre de velours, roulant ses yeux verts comme un chat qui va sâĂ©lancer Ă la figure des gens.
JâĂ©tais Ă©tourdi, fou, dĂ©sespĂ©rĂ© ; je voulais crier, sortir de la loge, mais impossible ; il me tenait avec ce bras de feu dont je vous ai parlĂ©. Son tabouret croisait le mien. Je retombai dans mon cauchemar. Tout revint, le jet dâeau Ă volutes, les galeries de fleurs, les yeux Ă fleur de tĂȘte sur le lac vivant du parterre. La toile Ă©tait levĂ©e : Paganini parut.
Mon Dieu ! voilĂ donc Ă quel prix vous tirez un homme de la foule ! Oh ! laissez-moi mon ignorance, ma place Royale, mon obscuritĂ©, mon nom bourgeois, mon coupon de rente, mon alcĂŽve Ă ramages, oĂč je dors si bien ! Le voilĂ , sorti du tombeau comme le Lazare, avec son bourreau Ă ses cĂŽtĂ©s, son gĂ©nie, son violon, instrument maigre, jaune et dĂ©bilitĂ© comme lui. Ne soufflez pas ! vous allez le renverser. Que cette tĂȘte est Ă©blouissante dâimmortalitĂ© ! que cette rĂ©signation est divine ! on dirait le Christ.
Ce nâest pas encore la foudre qui tonne, les fleurs qui voltigent, les oiseaux qui chantent, JĂ©hovah qui parle dans les nuages ; mais il va, mais il va, il mugit, il rĂȘve, il pleure, il blasphĂšme, le maudit !
Ah ! que câest ça ! voilĂ quâil joue et quâil me rappelle mon enfance ; le soleil dâavril, mes amusements, mes sensations incomplĂštes, mes larmes pour une jeune fille que je nâai vue quâune fois. AprĂšs ! toujours un autre souvenir ! Les peines dâamour, les languissantes nuits, les pĂąles rĂ©veils. Ah ! câest de lâamour ! VoilĂ une dame qui pleure lĂ -bas prĂšs de son mari, et qui dĂ©tourne la tĂȘte. Quâest-ce quâil fait donc maintenant ? VoilĂ quâil avilit, quâil abaisse la mĂȘme passion avec le mĂȘme air, avec la mĂȘme corde. Je ne le comprends plus ; mais il est rogue, bourru, injuste ; on sent que lâamour est parti, et que le dĂ©goĂ»t est restĂ© ! Son violon, câest maintenant une femme quâon nâaime plus, un bal Ă©teint, une indigestion de fĂȘte, un mĂ©pris pour la femme ! Câest un mari qui gronde, un dogue qui aboie derriĂšre la porte. Et cet air, toujours le mĂȘme, devient, par rapport au mĂȘme Ă©tat de passion et de satiĂ©tĂ©, une dĂ©claration dâamour sous les arbres, une brouille aprĂšs lâadultĂšre, une rĂ©conciliation Ă table, un soufflet dans le monde, des reproches au lit, un assassinat dans la rue.
Lâinconnu me brĂ»lait au bras. « Que vous ai-je dit ! quâil Ă©tait mauvais payeur. Mâa-t-il donnĂ© mes deux notes ? Il me croit peut-ĂȘtre Ă Vienne... »
Paganini Ă©tait rentrĂ© derriĂšre le fond du thĂ©Ăątre pour se reposer un instant, suivi dâune dĂ©tonation Ă mitraille dâapplaudissements.
« Oh ! bien nous verrons ! nous verrons ! murmurait mon camarade. Je suis trÚs décidé à lui jouer le tour de Prague. Vous avez des journaux ici ?
â Au boisseau, lui dis-je.
â Bien ! Imaginez quâun jour, moi prĂ©sent, le traĂźtre me fit la mĂȘme perfidie. JâĂ©cumais de rage ! Il riait sans me voir : on applaudissait Ă tout rompre. Jâallai trouver un de mes amis, gĂ©rant dâune feuille connue, bon diable ! DĂšs le lendemain il fut avĂ©rĂ© que Paganini ne savait rien, nâentendait rien, ne pouvait rien. Avec de la logique on fait bien des choses. Ătes-vous logicien ?
â Je suis rentier.
â Tant mieux !... Le lendemain donc, comme bien jây comptais, il vint mâapporter mes deux notes. Mais silence !... le voici ! Cette fois, sans doute, nous allons rĂ©gler le compte, et il va me solder lâarriĂ©rĂ©. »
DĂšs que Paganini rentra, sans doute par un malheureux instinct de crainte, il promena en effet ses regards tout autour de la salle. Je crus dâabord que Paganini ne faisait cela que pour montrer sa figure Ă la curiositĂ© publique. Il est si ravissant dâĂȘtre en proie Ă des milliers de regards, fĂ»t-on laid comme une hyĂšne, comme un chacal, comme Mirabeau. Je me trompais. LĂ , prĂšs de moi, Ă©tait la condamnation perpĂ©tuelle de Paganini ; son arrĂȘt Ă©crit dans cette muraille de figures, comme celui de Balthazar aux lambris de son palais ; son Caron qui lui demande lâobole Ă sec. Il vit mon sanglier, mon inconnu, qui, jaloux de se montrer aussi Ă sa victime, sâĂ©tait avancĂ© de tout son corps en dehors de notre loge, vous savez numĂ©ro 22. Leurs yeux se rencontrĂšrent. Lâartiste fut effrayĂ© comme un paon par un habit rouge, et je crus le voir chanceler, dĂ©faillir, effarĂ©, comme une mĂšre qui, au dĂ©tour de la rue, voit son enfant Ă©crasĂ© sous la roue dâun cabriolet. Sa figure pĂąlit comme de la craie. Mon homme rit beaucoup. Il sortit un portefeuille de sa poche.
« Enfin il mâa vu ; câest bien heureux ! »
Cependant Paganini reprit le concert. Alors, que vous dirai-je ? ce fut la vie quâil reprĂ©senta, avec ses humiliations et les tempĂȘtes quâelle soulĂšve ; fĂȘtes, douleurs et remords ! TantĂŽt un combat, et on entendait la charge ; tantĂŽt un incendie, et vibrait dans la fumĂ©e le bourdon de la cathĂ©drale ; câĂ©tait le tocsin, et lâeau qui frĂ©mit sur les poutres en feu ; tantĂŽt un convoi funĂšbre : câĂ©tait le glas, la porte ouverte de lâĂ©glise, la porte ouverte du cimetiĂšre, la porte ouverte du tombeau ; il fallait passer sous ces trois portes.
« Les donnera-t-il, ses deux notes ! »
Le voyez-vous comme il blanchit, du crĂąne Ă lâextrĂ©mitĂ© de ce quâil appelle ses mains ; comme il chancelle sur ses pieds fourchus, sur sa colonne sans base. Il sue, il palpite, son front sâouvre, son cĆur va rompre son habit.
« Les deux notes ! malheureux !... »
Enfin au milieu dâun air tendre, dâune priĂšre dâenfant, dâune supplication de vierge, son bras osseux sâallonge, son archet luit au courant de la lumiĂšre, comme une flamme Ă©lectrique ; il sâabaisse, il monte, il mord les quatre cordes, et une note, deux notes comme jamais ouĂŻe dâhommes nâen ont entendu, Ă©tincellent de lâarchet, montent lâĂ©paule gauche de Paganini, et visibles, ardentes, courroucĂ©es, passent derriĂšre lui pour aller on ne sait oĂč. Ce fut quelque chose de cabalistique. Je les vis comme on voit jaillir une flamme ou bondir une Ă©tincelle ; Ă travers la vapeur des applaudissements, elles sâĂ©chappĂšrent du violon comme des oiseaux effarouchĂ©s, traçant au front des loges, en tournoyant dâĂ©tage en Ă©tage, une spirale flamboyante. Le musicien avait presque succombĂ© sous lâeffort.
Pour mon inconnu, il avait la figure plus calme. Il ferma dĂ©licatement son portefeuille, comme sâil venait dây serrer quelque chose que je ne devinai pas. Il mâavait un instant quittĂ© le bras pour se lever et partir ; jâĂ©tais revenu Ă mon attention accoutumĂ©e ; jâentendis un beau monsieur, Ă lorgnon et Ă moustaches, sâĂ©crier : « Câest le triomphe de lâart ! VoilĂ jouer du violon. »
Cet honnĂȘte homme appelait cela de lâart et du violon !
« Sortons, monsieur. »
Nous sortĂźmes ; mais je marchai Ă quatre pas de lui. Ă cette distance, rien ne me paraissait surnaturel : lâouvreuse nâĂ©tait pas une clef, les femmes nâĂ©taient plus des fleurs, le parterre avait des bras et des jambes, le sultan nây avait que voir.
Avant de quitter mon ami intime le bavard, malgrĂ© ma frayeur, mes palpitations, et je dirai presque ma folie, je mâĂ©criai :
« Monsieur ! Monsieur ! ne seriez-vous pas par hasard le...... ?
â Ă vous servir. »
Il sâinclina.
« Et ces deux notes, quâen voulez-vous faire ?
â Oh ! me dit-il, câest lâindemnitĂ© de lâanathĂšme, le rachat de la damnation. Je les dĂ©pose Ă la chancellerie du ciel, et chacune dâelles est un acompte sur mon retour en grĂące auprĂšs de Dieu. Quand serai-je quitte ! »