Han Ryner (1861-1938)
"Avant de conter mon incroyable mĂ©tamorphose et les Ă©tranges aventures de ma vie de fourmi, il me paraĂźt dâune bonne mĂ©thode de dire celui que jâĂ©tais Ă lâheure de la surprise et de rĂ©sumer en peu de lignes mon existence antĂ©rieure.
Ces premiĂšres pages me seront difficiles et humiliantes. Depuis lâĂ©tonnante Ă©preuve, mes idĂ©es et mes sentiments ont bien changĂ©. Lâhomme que je suis mĂ©prise justement lâhomme que je fus. Je vais essayer de ressusciter un instant lâĂȘtre mĂ©prisable et mĂ©prisĂ©. Câest Ă lui que je dois donner la parole dâabord. Autrefois serait inexactement peint sans les couleurs dâautrefois, et je ne puis expliquer une pĂ©riode de mon existence quâen retrouvant le ton dont je parlais alors et le rythme sur lequel je pensais.
Je mâappelle Octave-Marius PĂ©ditant. Je suis nĂ© le 8 avril 1875 Ă ChĂąteau-Arnoux (Basses-Alpes) de parents considĂ©rĂ©s, riches pour notre village et fiers de leur supĂ©rioritĂ© de fortune. Tant en terres et autres immeubles quâen argent solidement placĂ©, ils possĂ©daient plus de deux cent mille francs. Par malheur, eux si sages, si sobres en tout le reste, ne surent point limiter le nombre de leurs enfants.
JâĂ©tais lâaĂźnĂ© et, dĂšs mon plus bas Ăąge, jâannonçais dâheureuses dispositions scientifiques. Ils nâeurent pas la justice de comprendre ce qui Ă©tait dĂ» Ă mon intelligence. Pourtant, si jâĂ©tais restĂ© fils unique, si jâavais eu assez de revenus pour vivre sans travail forcĂ©, pour consacrer tout mon temps aux Ă©tudes que jâaimais, jâaurais pu devenir un Ă©conomiste de premier ordre, lâĂ©gal de M. Paul Leroy-Beaulieu ou de M. Baudrillart ! HĂ©las ! On me donna six frĂšres et quatre sĆurs. Et encore, heureusement, mon pĂšre mourut trĂšs jeune, sans avoir le temps matĂ©riel de complĂ©ter la douzaine.
Quoique je parle avec une raison inflexible mĂȘme quand il sâagit des miens, je ne voudrais pas quâon me prĂźt pour un mauvais cĆur. Ce jugement serait injuste..."
Octave PĂ©ditant devient une fourmi, pour un an, grĂące Ă une fĂ©e. Le voilĂ plongĂ© dans le formidable monde de ces petites crĂ©atures... Les fourmis sont-elles meilleures que les ĂȘtres humains ?