(0)

L'Homme qui a vu le diable

audiobook & e-book


Gaston LEROUX [1868 - 1927] est surtout connu pour ses romans policiers empreints d'humour et de fantastique. L'Homme qui a vu le Diable a été publié en 1908.

L'Homme qui a vu le diable

par

Gaston Leroux

Le coup de tonnerre fut si violent que nous pensĂąmes que le coin de forĂȘt poussant au-dessus de nos tĂȘtes avait Ă©tĂ© foudroyĂ© et que la voĂ»te de la caverne allait ĂȘtre fendue, comme d'un coup de hache, par le gĂ©ant de la tempĂȘte. Au fond de l'antre, nos mains se saisirent, s'Ă©treignirent dans cette obscuritĂ© prĂ©historique, et l'on entendit le gĂ©missement des marcassins que nous venions de faire prisonniers. La porte de lumiĂšre, qui, jusqu'alors, avait signalĂ© l'entrĂ©e de la grotte naturelle oĂč nous nous Ă©tions tapis comme des bĂȘtes, s'Ă©teignit Ă  nos yeux, non point que l'on fĂ»t Ă  la fin du jour, mais le ciel se soulageait d'un si lourd fardeau de pluie qu'il semblait avoir Ă©touffĂ© pour toujours, sous ce poids liquide, le soleil.

Il y avait maintenant au fond de l'antre un silence aussi profond que cette nuit soudaine. Les marcassins s'étaient tus sous la botte de Makoko. Makoko était un de nos camarades, que nous appelions ainsi à cause d'une laideur idéale et sublime qui, avec le front de Verlaine et la mùchoire de Troppmann, le ramenait à la splendeur premiÚre de l'Homme des Bois.

Ce fut lui qui se dĂ©cida Ă  traduire tout haut notre pensĂ©e Ă  tous les quatre, car nous Ă©tions quatre qui avions fui la tempĂȘte, sous la terre : Mathis, Allan, Makoko et moi.

- Si le gentilhomme ne nous donne pas l'hospitalité ce soir, il nous faudra coucher ici...

A ce moment, le vent s'Ă©leva avec une telle fureur qu'il sembla secouer la base mĂȘme de la montagne et faire trembler tout le Jura sous nos pieds. Dans le mĂȘme temps, il nous parut qu'une main soulevait le rideau de pluie opaque qui obstruait l'entrĂ©e de la caverne, et une figure Ă©trange surgit devant nous, dans un rayon vert.

Makoko m'Ă©treignit le bras :

- Le voilĂ  ! dit-il.

Je le regardai.

Ainsi, c'Ă©tait celui-lĂ  que l'on appelait le gentilhomme. Il Ă©tait grand, maigre, osseux et triste. La pĂ©nombre fantastique, le dĂ©cor exceptionnel dans lequel il nous apparaissait, contribuaient mĂȘme Ă  le rendre funĂšbre. Il ne se prĂ©occupait point de nous, ignorant certainement notre prĂ©sence. Il Ă©tait restĂ© debout, appuyĂ© sur son fusil, Ă  l'entrĂ©e de la grotte, dans le rayon vert. Nous le voyions de profil : un nez fort, aquilin, un nez d'oiseau de proie, une maigre moustache, une bouche amĂšre, un regard Ă©teint. Il Ă©tait nu-tĂȘte ; son crĂąne Ă©tait pauvre de cheveux, quelques mĂšches grises tombaient derriĂšre l'oreille. On n'aurait pu dire exactement l'Ăąge de cet homme ; il pouvait avoir entre quarante et soixante ans. Il Ă©tait habillĂ© d'un vieux complet de velours marron fort usĂ© et avait de grandes bottes qui lui montaient Ă  mi-cuisses. Mon regard, en descendant le long de ces bottes, rencontra quelque chose que je n'avais point aperçu tout d'abord, et qui Ă©tait entrĂ© dans la caverne en mĂȘme temps que l'homme : c'Ă©tait une sorte de chien sans poil, Ă  l'Ă©chine huileuse, bas sur pattes et qui, tournĂ© vers nous, aboyait. Mais nous ne l'entendions pas ! ce chien, de toute Ă©vidence, muet, et il aboyait contre nous, en silence.

Tout Ă  coup, l'homme se tourna vers le fond de la caverne et nous dit, sur un ton empreint de la politesse la plus exquise :

- Messieurs, vous ne pouvez rentrer à La Chaux-de-Fonds ce soir ; permettez-moi de vous offrir l'hospitalité.

Puis il se pencha sur son chien : - Veux-tu te taire, MystĂšre ! fit-il.

Le chien ferma sa gueule.

Makoko grogna. Cette invitation Ă©tait bien faite pour le stupĂ©fier et pour nous Ă©tonner. Dans notre dĂ©tresse, nous avions pensĂ© Ă  l'hospitalitĂ© du gentilhomme, sans y croire et... sans l'espĂ©rer. Depuis cinq heures que nous chassions sur cette crĂȘte, d'oĂč l'on pouvait apercevoir le plateau inculte oĂč s'Ă©levait la gentilhommiĂšre, Mathis et Makoko nous avaient racontĂ©, Ă  Allan et Ă  moi qui n'Ă©tions point du pays, les histoires les plus invraisemblables sur l'hĂŽte de ces bois. Quelques-unes, inventĂ©es par les vieilles de la montagne, le reprĂ©sentaient comme ayant commerce avec l'esprit malin. Toutes aboutissaient Ă  cette conclusion que l'homme Ă©tait inabordable et n'abordait jamais personne. Il vivait lĂ , enfermĂ© dans sa gentilhommiĂšre avec une vieille domestique et un intendant aussi sauvage que lui, et cela depuis des annĂ©es innombrables. Dans la vallĂ©e, personne n'eĂ»t pu dire Ă  quelle Ă©poque cet ĂȘtre mystĂ©rieux, qui ne descendait jamais de son nid d'aigle, s'Ă©tait installĂ© dans la montagne.

Il fallait nous décider, prendre un parti. Allan et moi, aidés des éléments, eûmes tÎt fait de vaincre la répugnance de Makoko et de Mathis et nous suivßmes notre hÎte singulier, dÚs qu'une courte accalmie nous eut permis de quitter notre refuge...

Quand nous arrivĂąmes Ă  l'antique manoir, une bonne vieille, courbĂ©e sur un bĂąton, semblait nous attendre ou tout au moins attendre son maĂźtre sur le seuil d'une grande salle, dĂ©solĂ©e, et triste telle ces grandes salles des gardes d'autrefois, dont l'unique mobilier et l'unique ornement semblait ĂȘtre fait le foyer immense, dĂ©vorateur de forĂȘts.

Elle nous dit qu'elle s'appelait «la mĂšre Appenzel, pour nous servir», puis nous fit signe de la suivre et nous conduisit, par un escalier vermoulu, au premier Ă©tage oĂč se trouvaient nos «chambres».

Je revois encore notre hĂŽte - vivrais-je cent ans que je ne saurais oublier cette image - tel qu'il m'apparut dans le cadre de l'Ăątre, quand je redescendis dans la salle oĂč la mĂšre Appenzel avait prĂ©parĂ© notre souper.

Mes amis Ă©taient dĂ©jĂ  autour du feu, les bottes aux braises. Lui se tenait devant eux, debout dans un coin, sur la pierre du foyer de cette cheminĂ©e vaste comme une chambre. Il Ă©tait en habit ! Et quel habit ! D'une Ă©lĂ©gance suprĂȘme mais extraordinairement dĂ©funte ! Le sien ? PlutĂŽt celui de son grand-pĂšre ou de son trisaĂŻeul. Il me parut que Brummel ne pouvait avoir eu d'autre Ă©lĂ©gance que celle-lĂ  !

A cÎté de lui, regardant de ses yeux mi-clos le brasillement de la bûche, MystÚre, le museau sur ses pattes, est étendu. Un moment, il ouvre une large gueule et bùille, comme il avait aboyé, en silence.

Et je demande :

- Il y a longtemps que votre chien est muet ? Quel singulier accident lui est-il donc arrivé ?

- Il est muet de naissance, répond l'hÎte, aprÚs une courte hésitation, comme si ce sujet de conversation ne lui plaisait point.

Mais j'insiste.

- Son pĂšre Ă©tait muet ? Sa mĂšre-peut-ĂȘtre ?

- Sa mĂšre... et la mĂšre de sa mĂšre, fait rudement le gentilhomme. Et la mĂšre de la mĂšre de sa mĂšre...

- Vous avez été le maßtre de l'arriÚre grand-mÚre de MystÚre ?

- Oui, monsieur. Et c'Ă©tait une bĂȘte fidĂšle qui m'aimait bien... Une bĂȘte de garde surprenante... ajouta l'hĂŽte en marquant soudain une Ă©motion qui m'Ă©tonna.

- Et elle Ă©tait muette aussi, de naissance ?

- Non, monsieur... Non, elle n'Ă©tait point muette, mais elle l'est devenue, une nuit qu'elle avait trop aboyĂ© !... Eh bien, la mĂšre Appenzel ! Le souper est-il prĂȘt ?...

Le gentilhomme veille à ce que la conversation, malgré nos appétits déchaßnés, ne languisse point. Il nous demande si nous sommes contents de nos chambres.

- Monsieur notre hĂŽte, il faut que je vous fasse une priĂšre...

C'est moi qui parle. Toutes les tĂȘtes sont tournĂ©es vers moi.

- Je désirerais coucher dans «la mauvaise chambre » !

Je n'ai pas plus tĂŽt prononcĂ© cette phrase que je vois la figure de notre hĂŽte, si pĂąle dĂ©jĂ , blĂȘmir encore.

- Qui vous a dit qu'il y avait ici une «mauvaise chambre» ? demande-t-il, retenant à grand-peine une irritation certaine.

La mĂšre Appenzel, qui apportait un magnifique morceau d'Emmenthal sur une assiette, se prend Ă  trembler si fort qu'on entend l'assiette tambouriner contre la table.

- C'est toi, mĂšre Appenzel ?

- Ne grondez pas cette excellente femme, mon indiscrétion seule est coupable... Je voulais entrer dans une chambre dont la porte était restée close et votre servante me l'a défendu : «N'entrez pas, m'a-t-elle dit, dans la mauvaise chambre».

- Et vous n'y ĂȘtes pas entrĂ© ?

- Si, j'y suis entré !

- Ah ! mon Dieu ! gémit la mÚre Appenzel, en laissant tomber un verre qui se brise avec un singulier fracas.

- Va-t'en ! crie l'homme, brutal.

Et quand elle est partie :

- Vous ne coucherez point dans cette chambre, on n'y couche plus.. On n'y a point couché depuis cinquante ans...

- Et qui donc y a couché pour la derniÚre fois ?

- Moi... Et je ne conseillerai jamais Ă  personne d'y coucher aprĂšs moi !

Cela est dit avec un tel ton de colĂšre mĂȘlĂ© d'effroi que mon dĂ©sir et ma curiositĂ© redoublent.

- Il y a cinquante ans ! Vous Ă©tiez un enfant Ă  cette Ă©poque, Ă  l'Ăąge oĂč l'on a encore peur la nuit...

- Il y a cinquante ans, j'avais vingt-huit ans !

Vingt-huit ans ! Ainsi cet homme a soixante-dix-huit ans ! Qui l'eût cru ? Il est si droit, si haut, si volontaire!

Ah ! c'est un beau spectre de vieillard bien vivant !

- Mais enfin... est-il indiscret de vous demander ce qui vous est arrivé dans cette chambre ? Moi, je viens de la visiter et il ne m'est rien arrivé du tout. Elle m'a bien paru la plus naturelle des chambres. J'ai essayé de redresser une armoire...

- Vous avez touché à l'armoire ! hurle l'homme en jetant sa serviette et en venant vers moi avec des yeux de fou. Vous avez touché à l'armoire !...

- Oui, dis-je tranquillement, elle allait tomber...

- Mais, monsieur, elle ne tombe pas ! Elle ne tombera jamais ! Et elle ne se redressera jamais ! C'est sa maniĂšre Ă  elle d'ĂȘtre comme ça pour toujours, vacillante du poids qu'elle a portĂ©... frĂ©missante pour l'Ă©ternitĂ© !

Nous nous étions tous levés. La voix de l'homme était rauque. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front..

Fébrile, il poussa un profond soupir, fit quelques pas désordonnés, et, comme il passait prÚs du foyer et que son chien le regardait curieusement aller et venir, toute sa colÚre, qu'il essayait visiblement de calmer, le reprit :

- Et toi ! Et toi, n'es-tu pas fatiguĂ© de me regarder en silence ! A la niche ! A la niche !... Est-ce pour aujourd'hui ? Pour demain ?... Quand parleras-tu donc, MystĂšre ? OĂč crĂšveras-tu comme les autres ? En silence !

Il avait ouvert la porte qui donnait sur la tour et il talonnait furieusement son chien qui, Ă  chaque coup, ouvrait la gueule, de douleur.

Nous étions fort impressionnés par cette scÚne inattendue. L'homme s'était enfoncé dans l'ombre de la tour, toujours poursuivant son chien.

Makoko fit Ă  mi-voix :

- Qu'est-ce que je vous avais dit ? Vous ferez ce que vous voudrez, mais moi, je ne me couche pas cette nuit. Je reste ici, dans cette piĂšce, jusqu'au matin...

- Moi aussi ! dit Mathis.

- C'est un malade, dit Allan.

- Oui, approuvai-je, un monomane. Normal le reste du temps, il est repris de sa frénésie quand il est subitement en face de sa manie. C'est un malheureux qui a certainement la manie de la persécution de l'au-delà. Son cerveau est la proie du diable !

- Ne prononce pas ce nom-lĂ , surtout ici, fit hĂątivement Makoko.

Allan et moi nous mĂźmes Ă  rire.

- Ne riez pas ! supplia Mathis.

- Ah ! zut ! s'exclama Allan, vous n'allez pas, avec vos tĂȘtes de mort, nous empĂȘcher de nous amuser. Il n'est pas onze heures ! TĂąchez d'avoir le sourire... Nous avons six heures devant nous. Si nous faisions un petit poker ? On va inviter notre hĂŽte, ça lui changera les idĂ©es...

Et Allan, joueur forcené, tira un jeu de cartes de sa poche, le jeu avec lequel nous avions fait tous deux, pendant le voyage de Paris à La Chaux-de-Fonds, d'interminables parties d'écarté.

DĂ©jĂ , le gentilhomme rentrait dans la salle ; il Ă©tait relativement calme et l'on voyait qu'il avait occupĂ© ces quelques minutes Ă  reprendre ses esprits. Mais, par un phĂ©nomĂšne dont nous ne pouvions comprendre la raison, dĂšs qu'il aperçu le jeu de cartes sur la table, sa figure se transforma immĂ©diatement et prit une telle expression d'Ă©pouvante et de fureur que j'en fus moi-mĂȘme effrayĂ©.

- Des cartes ! s'Ă©cria-t-il. Vous aviez des cartes...

Ces mots sortent avec peine de sa gorge, comme si une main invisible l'eût étranglé.

- Vous ĂȘtes de bons enfants. Il faut que vous sachiez... Vous ne vous en irez pas d'ici comme ça, en me prenant pour un fou... pour un pauvre malheureux fou...

Makoko et Mathis écoutent le vieil homme, à en perdre la respiration. Allan et moi l'examinons, comme de bons élÚves de la Faculté de Paris doivent considérer un «cas curieux».

- Oui, fait-il, oui, vous saurez tout. Cela pourra vous servir.

Et il se lĂšve, marche, s'arrĂȘte en face de nous, nous fixe de son regard Ă©teint Ă  nouveau.

- Mon nom ? Pourquoi vous dire mon nom ? C'est bien inutile, et cela ne fait point partie de tout ce qu'il faut que vous sachiez. Il y a soixante ans - j'entrais dans ma dix-huitiÚme année - j'étais plus que vous, messieurs de Paris, audacieux et sceptique ; j'avais toute l'outrecuidance de la jeunesse. Je ne doutais de rien, avec la prétention de nier tout ! La nature m'avait fait beau et fort ; le destin m'avait mis entre les mains une fortune redoutable. Je fus l'homme à la mode le plus célÚbre de mon époque, messieurs. Paris, avec toutes ses joies, toutes ses fureurs, toutes ses orgies, m'a appartenu pendant dix ans. Quand j'atteignis mes vingt-huit ans, j'étais à peu prÚs ruiné. Il me restait deux ou trois cent mille francs et cette gentilhommiÚre avec les terres qui l'entourent, héritées par ma famille, qui ne s'en était jamais occupée. A cette époque, je tombai éperdument épris d'un ange, messieurs, quelque chose de plus beau et de plus pur que tout ce que vous avez pu jamais imaginer. Celle que j'aimais ignorait cette folle passion qui commençait à me dévorer, et l'ignora toujours. Elle appartenait à une des plus riches familles d'Europe. Pour rien au monde, je n'eusse voulu qu'elle soupçonnùt que je briguais l'honneur de sa main pour remplir, avec sa dot, mes coffres vides. Je pris le chemin des tripots et je jouai ce qui me restait, avec la folle espérance de retrouver mes millions. Je perdis et, un soir, je quittai Paris pour venir m'enterrer dans cette vieille gentilhommiÚre, mon dernier refuge. Je trouvai dans cette retraite un vieillard, le pÚre Appenzel, sa petite-fille, dont j'ai fait plus tard ma servante, et son petit-fils, un enfant en bas ùge, qui a grandi sur ces terres et qui est mon intendant. J'y trouvai aussi, dÚs le premier soir, l'ennui et le désespoir. C'est le premier soir que tout arriva.

Ici, le gentilhomme suspendit un instant son rĂ©cit, sembla Ă©couter anxieusement le vent, qui soufflait par toutes les lĂ©zardes et les brĂšches du manoir, puis, sans nous regarder, comme se parlant Ă  lui-mĂȘme, rĂ©pĂ©ta :

- Oui, c'est le premier soir que tout arriva ! Quand je fus montĂ© dans ma chambre - dans la chambre que l'on me demande la faveur d'habiter cette nuit - j'ouvris la fenĂȘtre. La lune Ă©clairait de ses rayons morts la solitude sauvage des plateaux.

» Je regardai cet affreux dĂ©sert oĂč, dĂ©sormais, il me faudrait vivre ; j'Ă©coutai mon coeur, qui Ă©tait si dĂ©semparĂ©, si dĂ©semparĂ©, messieurs, que j'en eus pitiĂ©, et, quand je refermai la fenĂȘtre, j'avais rĂ©solu de me tuer. Mes pistolets se trouvaient sur la commode ; je n'eus qu'Ă  allonger la main... Ah ! j'oubliais de vous dire que j'avais amenĂ© de Paris mon dernier ami : ma chienne fidĂšle... une simple chienne que j'avais trouvĂ©e une nuit que je rentrais du tripot, en maudissant le ciel, couchĂ©e devant ma porte. Comme je ne savais d'oĂč elle venait, ni Ă  qui elle avait appartenu, je l'avais appelĂ©e «MystĂšre». Au moment mĂȘme oĂč je prenais mes pistolets, elle se mit Ă  hurler dans la cour... Ă  ululer, mais d'un ululement tel que je ne saurais le comparer Ă  rien. Elle hurlait comme je n'ai jamais entendu hurler le vent, exceptĂ© ce soir... «Tiens, pensai-je, voilĂ  MystĂšre qui hurle Ă  la mort ; elle sait donc que je vais me tuer ce soir !»

» Je jouai avec mes pistolets, pensant soudain Ă  ce qu'avait Ă©tĂ© ma vie et songeant pour la premiĂšre fois Ă  ce que serait ma mort. Mon regard indiffĂ©rent rencontra, au-dessus de la commode, dans une petite bibliothĂšque pendue au mur, quelques vieux ouvrages et leurs titres. Je fus Ă©tonnĂ© de voir que tous traitaient de diableries et de sorciers. Je pris un livre : Les Sorciers du Jura, et, avec le sourire sceptique de l'homme qui s'est placĂ© au-dessus du destin, je l'ouvris. Les deux premiĂšres lignes, Ă©crites Ă  l'encre rouge, me sautĂšrent aux yeux : «Quand on veut voir sĂ©rieusement le diable, on n'a qu'Ă  l'appeler de tout son coeur, il vient !» Suivait l'histoire d'un homme qui, amoureux dĂ©sespĂ©rĂ© comme moi, ruinĂ© comme moi, avait sincĂšrement appelĂ© Ă  son secours le prince des tĂ©nĂšbres et qui avait Ă©tĂ© secouru ; car, quelques mois plus tard, redevenu incroyablement riche, il Ă©pousait celle qu'il aimait. Je lus cette histoire jusqu'au bout. «Eh bien, en voilĂ  un qui a eu de la chance !» m'Ă©criai-je, et je rejetai le livre sur la commode. Dehors, MystĂšre ululait toujours... Je soulevai le rideau de la fenĂȘtre et ne pus m'empĂȘcher de tressaillir devant l'ombre dansante de ma chienne sous la lune. On eĂ»t dit vraiment que la bĂȘte Ă©tait possĂ©dĂ©e, tant ses bonds Ă©taient dĂ©sordonnĂ©s et inexplicables. Elle avait l'air de happer une forme que je ne voyais pas.

» - Elle empĂȘche peut-ĂȘtre le diable d'entrer, fis-je tout haut. Pourtant, je ne l'ai pas encore appelĂ© !...

» J'essayais de plaisanter, mais l'état d'esprit dans lequel je me trouvais, la lecture que je venais de faire, le hurlement de ma chienne, ses bonds bizarres, le lieu sinistre, cette vieille chambre, ces pistolets chargés pour moi, tout avait contribué à m'impressionner, plus que je n'avais la bonne foi de me l'avouer...

» Je quittai la fenĂȘtre et marchai un peu dans ma chambre. Tout Ă  coup, je me vis dans l'armoire Ă  glace. Ma pĂąleur Ă©tait telle que je crus que j'Ă©tais dĂ©jĂ  mort ! HĂ©las, non ! L'homme qui Ă©tait devant cette armoire n'Ă©tait point mort. Mais c'Ă©tait un vivant qui Ă©voquait le roi des morts ! Oui, Ă©coutez-moi... j'ai fait ça... De tout mon coeur... je l'appelais ! A mon secours !... A mon secours !... Car j'Ă©tais trop jeune pour mourir. Je voulais jouir encore de la vie, ĂȘtre riche encore... pour elle !... Moi, moi, j'ai appelĂ© le diable ! Et alors, dans la glace, Ă  cĂŽtĂ© de ma figure, quelque chose est venu... quelque chose de surhumain, une pĂąleur, un brouillard, une petite nuĂ©e trouble qui fut bientĂŽt des yeux, des yeux d'une beautĂ© terrible... puis toute une figure, resplendissante soudain Ă  cĂŽtĂ© de ma propre face de damnĂ©... et une bouche, une bouche qui me dit : «Ouvre !...» Alors, j'ai reculĂ©, mais la bouche disait encore : «Ouvre ! Ouvre si tu l'oses !...» Et comme je n'osais pas, on a frappĂ© trois coups dans la porte de l'armoire... et la porte de l'armoire s'est ouverte... toute seule...

A ce moment, le rĂ©cit du vieillard fut interrompu : Ă  l'instant mĂȘme oĂč il se dressait, les bras grands ouverts devant la vision surgie du fond de son souvenir, trois coups retentirent si fortement Ă  la porte de la salle que nous sursautĂąmes sur nos escabeaux. Quant Ă  notre hĂŽte, il regarda la porte, ne dit plus un mot et s'appuya Ă  la muraille.

La porte s'ouvrit lentement. Le vent entra d'abord, aboyant de ses cent voix comme une meute, puis derriÚre vint un homme. Il repoussa le battant et se tint immobile sur le seuil. On ne voyait point sa figure, cachée sous les larges bords de son chapeau de feutre mou qu'il avait enfoncé jusqu'aux oreilles. Un manteau le recouvrait entiÚrement du col aux pieds. Pas plus que nous, il ne se décidait à parler. Mais il voulut bien enfin Îter son chapeau, et nous vßmes une rude figure de montagnard, indifférente et flegmatique.

- C'est toi qui a frappé comme ça, Guillaume ? demanda le gentilhomme qui essayait vivement de se remettre de son émoi.

- Oui, mon maĂźtre.

- Je ne t'attendais plus ce soir. Les verrous n'Ă©taient donc pas Ă  la porte ? Pousse les verrous... Tu as vu le notaire ?

- Oui, et je ne voulais pas conserver une pareille somme sur moi.

Nous comprßmes que Guillaume était l'intendant du gentilhomme. Il s'avança jusqu'à la table, sortit un petit sac de dessous son manteau, se mit à en extraire des papiers qu'il jeta sur la table et il regarda son maßtre.

- Eh bien, qu'est-ce que tu attends ! demanda celui-ci.

Le nouveau venu nous montra.

- Ces messieurs ?... Ce sont des amis Ă  moi.

L'homme fit paraĂźtre quelque Ă©tonnement. Il ne savait Ă©videmment point que son maĂźtre pouvait avoir des amis. Tout de mĂȘme, il sortit encore une enveloppe de son sac, la vida sur la table. Elle contenait des billets de banque. Il compta douze billets de mille.

- VoilĂ  le prix du Bois de MisĂšre, fit-il.

- C'est bien, Guillaume, dit notre hĂŽte en prenant les billets de banque et en les remettant dans l'enveloppe. Tu dois avoir faim ; tu coucheras ici ce soir...

- Non, impossible, il faut que j'aille chez le fermier. Nous avons affaire demain Ă  la premiĂšre heure. Mais je vais manger un morceau.

- Va trouver la mÚre Appenzel, mon garçon, elle te soignera.

Et, comme l'intendant se dirigeait déjà vers la cuisine :

- Remporte toutes tes paperasses...

- Au fait ! dit l'homme.

Et il ramasse les papiers, pendant que le gentilhomme sort un portefeuille de la poche de son habit, y place l'enveloppe contenant les douze billets de mille et remet le portefeuille dans sa poche.

SitÎt que l'intendant a disparu par la porte de l'office, Makoko, que l'intermÚde prosaïque de cette vulgaire affaire d'argent n'a pu détourner de l'histoire de l'hÎte, Makoko, impatient et inquiet, demande :

- Et alors ?...

- Alors ?... reprit l'hÎte, les sourcils rapprochés subitement.

- Oui, alors... qu'est-ce qu'il y avait dans l'armoire ?

- Vous voulez savoir ce qu'il y avait dans l'armoire ?... Eh bien, je vais vous le dire, messieurs, ce qu'il y avait dans l'armoire... Il y avait quelque chose que j'ai vu, des yeux que voilà, quelque chose qui m'a brûlé les yeux... Il y avait, messieurs, des lettres de feu au fond de l'armoire... des lettres qui m'annonçaient une grande nouvelle... En deux mots : TU GAGNERAS !

» Oui ! ajouta le gentilhomme d'une voix sombre, le diable m'avait, au fond de l'armoire, en lettres brĂ»lantes, Ă©crit mon destin ! Il avait laissĂ© lĂ  sa signature ! La preuve supĂ©rieure du pacte abominable que je passai avec lui, dans cette nuit tragique ! TU GAGNERAS ! Ne l'avais-je pas appelĂ© de tout mon coeur ? SincĂšrement, dĂ©sespĂ©rĂ©ment, de toutes les forces de mon ĂȘtre qui ne voulait pas mourir, ne l'avais-je pas appelĂ© ? Eh bien, il Ă©tait venu !

» Cette phrase de l'enfer, messieurs, me foudroya. Le lendemain matin, le pÚre Appenzel me trouva écroulé au pied de l'armoire. Quand on me réveilla, hélas ! je n'avais rien oublié ! Je ne devais rien oublier jamais...

Allan secoua le malaise qui nous Ă©treignit :

- Monsieur, dit-il d'une voix hésitante, vous avez certainement été victime d'une hallucination...

Le gentilhomme redressa sa tĂȘte effroyable.

- Ah ! voilĂ  une idĂ©e, jeune homme ! Cela fait plaisir Ă  entendre, des idĂ©es pareilles ! Je l'ai eue, messieurs, cette idĂ©e-lĂ  ! DĂšs le lendemain de la nuit fatale. Quand j'eus repris mes esprits, je me dis : «Tu as eu une hallucination. ArrĂȘte-toi sur le bord de l'abĂźme. Garde-toi de devenir fou Ă  cause d'un rĂȘve ! Toi, gagner... mais c'est Ă  mourir de rire !»

»Et je me mis à rire, en effet... Et comme je riais, le pÚre Appenzel entra dans ma chambre. Il faut que vous sachiez que mon hallucination, comme vous dites, m'avait tellement ému que j'avais dû garder le lit. Le pÚre Appenzel m'apportait quelque tisane. Il me dit : «Monsieur, il se passe une chose incroyable ! Votre chienne est devenue muette ! Elle aboie en silence !»

»- Oh ! je sais, je sais ! m'écriai-je. Elle ne doit retrouver la voix que lorsqu'IL REVIENDRA !...

» Qui avait prononcĂ© ces mots ?... Moi ? Vraiment, oui, c'Ă©tait moi !... Le pĂšre Appenzel me regarda stupĂ©fait et Ă©pouvantĂ©, car il paraĂźt qu'Ă  ce moment-lĂ , mes cheveux se dressaient sur ma tĂȘte. Mes yeux allaient, malgrĂ© moi, Ă  l'armoire. Le pĂšre Appenzel, aussi inquiet, aussi agitĂ© que moi, me dit encore :

» - Quand j'ai trouvé Monsieur ce matin, l'armoire était penchée comme elle l'est en ce moment, avec la porte ouverte. J'ai refermé la porte, mais je n'ai pu redresser l'armoire. Elle retombe toujours !

» Je priai le pÚre Appenzel de me laisser. Une fois seul, je suis descendu de mon lit, je suis allé à l'armoire, je l'ai ouverte. Et la phrase, messieurs, la phrase écrite avec du feu, y était encore ! Elle était gravée dans les planches du fond ; elle avait brûlé les planches en s'y imprimant... Et j'ai lu le jour, comme j'avais lu la nuit, ces mots : TU GAGNERAS !

» Je m'habillai. Je m'enfuis comme un fou de cette demeure : l'air de la montagne me fit du bien. Quand je rentrai le soir, j'Ă©tais tout Ă  fait calme, j'avais rĂ©flĂ©chi : ma chienne pouvait ĂȘtre devenue muette par un phĂ©nomĂšne physiologique tout naturel. Quant Ă  la phrase de l'armoire, elle n'Ă©tait pas venue lĂ  toute seule, et, comme je ne connaissais pas ce meuble auparavant, il est probable que les deux mots fatidiques se trouvaient lĂ  depuis des annĂ©es innombrables, inscrits par quelque fĂ©tichiste, Ă  la suite d'une histoire de jeu qui ne me regardait pas !... Je soupai, je me couchai dans la mĂȘme chambre, et la nuit se passa sans incident. Le lendemain, je m'en fus Ă  La Chaux-de-Fonds chez un notaire. Toute cette aventure hallucinante de l'armoire n'avait rĂ©ussi qu'Ă  me donner l'idĂ©e de tenter une derniĂšre fois la chance du jeu, avant de mettre mes projets de suicide Ă  exĂ©cution ; et je m'Ă©tais tout Ă  fait nettoyĂ© de la pensĂ©e du diable. Je pus emprunter quelques billets de mille sur les terres de la gentilhommiĂšre et je pris le train pour Paris. Quand je gravis l'escalier du cercle, je me souvins de mon cauchemar et me dis ironiquement, car je ne croyais guĂšre au succĂšs de cette suprĂȘme tentative : «Nous allons voir, cette fois, si, le diable aidant...» Je n'ai point achevĂ© ma phrase. On mettait la banque aux enchĂšres quand je pĂ©nĂ©trai dans le salon. Je l'ai prise pour deux cents louis... Je n'Ă©tais pas arrivĂ© au milieu de la taille que je gagnais deux cent cinquante mille francs !... Seulement, on ne pontait plus contre moi... oui, j'avais effrayĂ© la ponte, car je gagnais tous les coups... J'Ă©tais radieux ; je n'avais jamais songĂ© Ă  la possibilitĂ© d'une chance pareille... J'ai donnĂ© «une suite», c'est-Ă -dire que j'ai abandonnĂ© la fin de la banque. Personne n'a pris la suite. Je me suis alors amusĂ© Ă  donner les coups pour rien, pour voir, pour le plaisir. J'ai perdu tous les coups ! Ce furent des exclamations sans fin. On me trouvait une chance d'enfer. Et vraiment, j'avais abandonnĂ© la banque au bon moment !... J'ai ramassĂ© mon gain et je suis sorti. Sur le boulevard, j'ai rĂ©flĂ©chi et j'ai commencĂ© Ă  ĂȘtre inquiet. La coĂŻncidence entre la scĂšne de l'armoire et cette banque fantastique me troublait. Et, tout Ă  coup, je me surpris retournant au cercle. VoilĂ , je voulais en avoir le coeur net !... Ma joie Ă©phĂ©mĂšre Ă©tait troublĂ©e par le fait que je n'avais pas perdu un coup, un vrai coup, avec de l'argent ! » Eh bien, je voulais perdre un coup ! Je ne retournais au cercle que pour perdre un coup... Cette fois, messieurs, quand je suis sorti du cercle, Ă  six heures du matin, je gagnais, tant en argent que sur parole, deux millions !... Mais je n'avais pas perdu un coup !... Pas... un... seul ! Et je me sentais devenir fou furieux. Quand je dis que je n'avais pas perdu un coup, je parle des coups d'argent, car ceux que je donnais «en blanc», pour voir, pour rien, pour le plaisir, ceux-lĂ  je les perdais inexorablement ! Mais dĂšs qu'un ponte mettait contre moi dix sous sur une carte - oui, j'avais essayĂ©, j'avais voulu essayer dix sous ! - ces dix sous, je les gagnais. Un sou ou un million, c'Ă©tait tout comme ! Je ne pouvais plus perdre ! Huit jours ! Pendant huit jours, j'ai essayĂ©. Je suis allĂ© dans d'affreux tripots, je me suis assis chez des Grecs qui donnaient Ă  jouer... je gagnais contre les Grecs, je gagnais contre tout le monde ! Je gagnais !...

»Ah ! vous ne riez plus, messieurs ! Voyez-vous, il ne faut rire de rien. Me croyez-vous, maintenant ? J'avais la certitude, la preuve palpable, de mon pacte abominable avec le diable !... Il n'y avait plus de probabilitĂ©s. Il n'y avait plus que la certitude inhumaine du gain Ă©ternel... Ă©ternel jusqu'Ă  la mort. Et pour la premiĂšre fois, j'avais peur de la mort, Ă  cause de ce qui m'attendait au bout ! Ah ! racheter mon Ăąme ! Je suis entrĂ© dans les Ă©glises, j'ai vu des prĂȘtres, je me suis agenouillĂ© sur les parvis... J'ai priĂ© Dieu pour perdre, comme j'avais priĂ© le diable pour gagner !... Au sortir du lieu saint, j'allais hĂątivement dans le lieu infĂąme et je mettais quelques louis sur une carte... et il faut croire, messieurs, que le diable est au moins aussi puissant que Dieu, car j'ai continuĂ© Ă  gagner, Ă  gagner toujours !

L'homme s'arrĂȘta, la tĂȘte retombĂ©e sur sa poitrine. Il semblait en proie Ă  quelque rĂȘve affreux qui l'Ă©loignait tout Ă  fait de nous. Nous n'existions plus pour lui. Quelques minutes s'Ă©coulĂšrent ainsi, dans un pesant silence.

- Et qu'avez-vous fait ? demanda Makoko.

- Oui, fit Mathis. Comment, aprÚs cette horrible révélation, avez-vous pu vivre ?

Notre hÎte nous regarda, désespérément.

- Messieurs, dit-il, j'avais Ă©tĂ© Ă©levĂ© en chrĂ©tien. Ma famille Ă©tait trĂšs croyante et ma mĂšre Ă©tait une sainte. Les quelques annĂ©es de dĂ©sordre de ma premiĂšre jeunesse d'homme n'avaient pas rĂ©ussi Ă  Ă©touffer en moi tout sentiment religieux. Je n'avais plus qu'une terreur, quand j'examinais mon Ă©pouvantable situation, la terreur d'avoir perdu mon Ăąme pour toujours ; plus qu'un espoir, celui de la racheter, et je cherchai par quel sacrifice, au-dessus des forces humaines, je pourrais y rĂ©ussir. Je vous ai dit de quel violent et pur amour mon coeur Ă©tait empli. Les millions regagnĂ©s et ceux qui pouvaient m'appartenir encore me permettaient d'aspirer enfin Ă  la main de celle que j'aimais plus que tout au monde. Pas une seconde, je ne voulus m'arrĂȘter Ă  cette idĂ©e que je pourrais tenir mon bonheur de ces millions maudits. J'offris mon coeur Ă  Dieu, en holocauste, et les millions gagnĂ©s aux pauvres, et je suis venu ici, messieurs, attendre patiemment la mort qui ne vient pas... et dont j'ai peur.

- Et vous n'avez jamais joué depuis ? m'écriai-je.

- Je n'ai jamais joué depuis....

Allan avait compris ma pensĂ©e. Il songeait, lui aussi, qu'il serait peut-ĂȘtre possible de sauver de sa monomanie cet homme que nous nous obstinions tous deux Ă  considĂ©rer comme un fou.

- Je suis sûr, dit-il, qu'aprÚs un pareil sacrifice, vous avez été pardonné... Votre désespoir a été certain, sincÚre, votre punition terrible. Qu'est-ce que Dieu pourrait exiger de plus ? Ah ! monsieur, moi, à votre place, j'essaierais...

- Vous essaieriez quoi ? s'Ă©cria l'homme, se levant, tout droit.

- J'essaierais de savoir... si je gagne toujours.

Notre hĂŽte regarda Allan avec une expression de haine indicible. - Vraiment, monsieur, c'est ce que vous me conseillez !... Mais qui donc ĂȘtes-vous pour me conseiller une chose pareille ? Vous ne savez donc pas, pauvres gens, que j'ai rĂ©sistĂ© Ă  cette tentation-lĂ  pendant cinquante ans ? Et que, pour la vaincre, il m'a fallu de force et d'Ă©nergie qu'il n'en faudrait Ă  un homme qui n'a pas mangĂ© depuis huit jours pour refuser de prendre le morceau de pain qu'une main charitable lui tendrait ?

- Une main charitable... repris-je.

L'homme frappa la table d'un coup de poing terrible.

- Vous appelez ça de la charité ? C'est de la charité que de me tendre un jeu de cartes, n'est-ce pas ? Et de me dire : «Jouez !» *Et si je gagne !...

- Vous perdrez la seconde partie...

- Et si je gagne encore ?...

- Vous jouerez encore et je suis sĂ»r qu'un moment viendra oĂč vous perdrez !...

Je ne m'imaginais point que j'allais déchaßner une pareille colÚre. L'homme rugit :

-- Alors, c'est tout ce que vous avez trouvé ? Faire jouer un vieux fou pour lui démontrer qu'il n'est pas fou ! Car je vois bien dans vos yeux ce que vous pensez de moi : Il est fou ! Il est fou !

- Mais non !...

- Taisez-vous ! Vous mentez !... De tout ce que je vous ai dit, vous ne croyez rien !

Il m'avais saisi le poignet, Ă  le briser. Et sa colĂšre se dirigea de nouveau sur Allan.

- Et vous aussi, vous croyez que je suis fou ! Je vous dis que j'ai vu le diable en personne ! Le vieux fou a vu le diable! Et il vous le prouvera, par l'enfer !... Des cartes ! OĂč sont les cartes ?

Il les vit sur le coin de la table et sauta dessus.

- C'est vous qui l'aurez voulu. J'avais gardĂ© cet espoir suprĂȘme de mourir sans avoir Ă  nouveau tentĂ© l'infernale expĂ©rience... Ainsi, Ă  l'heure de ma mort, j'aurais pu m'imaginer avoir Ă©tĂ© pardonnĂ©. Vous ne l'aurez pas voulu !... Que le diable, Ă  son tour, vous damne ! Tenez, voici vos cartes. Je ne veux pas y toucher ; elles sont Ă  vous, battez-les, arrangez-les. Distribuez-moi les cartes que vous voudrez. Je vous dis que je vais gagner ! Me croyez-vous maintenant ?...

Allan, tranquillement, avait pris les cartes et en extrayait un jeu de trente-deux.

L'homme lui mit la main sur l'Ă©paule.

- Vous ne me croyez pas ?

- Nous allons voir, fit Allan.

- Oui, répétai-je, nous allons voir...

Makoko se leva et se mit entre nous, car il eut peur d'une derniĂšre violence de l'hĂŽte. Et puis, cette affaire-lĂ  ne lui allait pas du tout, Ă  Makoko.

- Il ne faut pas faire ça, me dit-il, trÚs ému. Je vous en prie, ne faites pas ça...

- Oui, ajouta Mathis, laissez-le tranquille. Vous avez tort, il ne faut jamais tenter le diable...

- Ah ! fichez-nous la paix avec votre diable ! fit Allan impatienté. Voici les cartes, monsieur.

Notre hÎte, pendant cette rapide intervention de mes amis, semblait avoir recouvré un peu de sang-froid. Il s'était rapproché de la table, s'était assis. Allan et moi avions pris place en face de lui.

- Que jouons-nous ? demandai-je.

L'homme répondit d'une voix sinistre :

- Je ne sais pas, messieurs, si vous ĂȘtes riches... mais je vous annonce, Ă  vous qui venez me prendre mon dernier espoir, que vous ĂȘtes ruinĂ©s.

Là-dessus, il prit son portefeuille dans sa poche, le portefeuille dans lequel nous lui avions vu ranger les douze mille francs. Il le plaça sur la table entre lui et nous et dit :

- Je vous joue, en cinq secs à l'écarté, tout ce qu'il y a dans ce portefeuille. Ceci pour commencer. Je vous jouerai ensuite toutes les parties que vous voudrez, jusqu'à ce que je vous rejette à ma porte tout nus, votre ami et vous, ruinés pour la vie.

- Tous nus! reprit Allan qui était beaucoup moins impressionné que moi. Vous voulez donc jusqu'à nos chemises ?

- Jusqu'Ă  vos Ăąmes, dit l'homme, que je donnerai au diable pour qu'il me rende la mienne en Ă©change.

Allan se tourna vers moi.

- Ça va ? me demanda-t-il en clignant de l'oeil. Nous sommes de moitiĂ© dans la partie. Toi qui es fort Ă  l'Ă©cartĂ©, tiens les cartes...

Je pris la place d'Allan, un vague sourire aux lĂšvres, mais au fond assez Ă©mu. Et cependant, il ne faisait point de doute pour moi que, puisque nous pouvions jouer toutes les parties que nous voudrions, je finirais bien par gagner une fois... ne serait-ce qu'une fois ! Et cette fois-lĂ  nous rendrait tout ce que nous avions perdu, Allan et moi, et, de plus, ramĂšnerait peut-ĂȘtre le calme dans le cerveau troublĂ© de notre hĂŽte. Je me mis Ă  battre rapidement les cartes et prĂ©sentai le paquet Ă  mon partenaire.

Il coupa, je donnai. Je retournai le valet de coeur. L'hÎte regarda son jeu et joua le jeu qu'il avait en main : trois petits trÚfles, la dame de carreau et le sept de pique. Il fit la dame de carreau, je fis les quatre autres plis et, comme il avait joué d'autorité, je marquai deux points. Il ne faisait pas de doute pour nous que le gentilhomme faisait tout son possible pour perdre. Ce fut à son tour de donner. Il tourna le roi de pique ; il ne put se défendre d'un mouvement convulsif quand il aperçut sous ses doigts cette image noire qui lui donnait, malgré lui, un point.

Il regarda son jeu, anxieusement. Ce fut Ă  mon tour de demander des cartes. Il m'en refusa, croyant Ă©videmment avoir trĂšs mauvais jeu, mais j'avais aussi mauvais jeu que lui et, comme il avait un dix de coeur qui prit immĂ©diatement mon neuf que j'avais jouĂ© pour risquer le coup de la couleur longue (j'avais le neuf, le huit et le sept de la mĂȘme couleur), il dut jouer du carreau que je ne pus lui fournir et deux trĂšfles plus forts que les miens. Ni l'un ni l'autre n'avions d'atout. Il marqua un point, ce qui, avec le point du roi, lui en faisait deux. Nous Ă©tions Ă  Ă©galitĂ© : l'un ou l'autre pouvait finir du coup, s'il faisait trois points.

La donne m'appartenait ; je tournai le huit de carreau. Cette fois, chacun demanda des cartes. Il en demanda une et me montra celle qu'il jetait, c'était le sept de carreau. Il ne voulait pas avoir d'atout en main. Il réussit dans ses désirs et parvint à me faire marquer deux points de plus, ce qui me faisait quatre. Allan et moi regardùmes malgré nous le portefeuille.

Nous pensions : «Il y a là une petite fortune qui va nous appartenir et que nous n'aurons pas eu, en conscience, assez de mal à gagner». Quand l'hÎte eut donné à son tour et que je vis le jeu qu'il m'avait distribué, je crus que l'affaire était réglée. Cette fois, le gentilhomme n'avait pas tourné un roi, mais le sept de trÚfle. J'avais deux coeurs et trois atouts : le roi et l'as de coeur, l'as, le dix et le neuf de trÚfle. Je jouai d'autorité le roi de coeur, mon partenaire fournit la dame, je jetai sur la table l'as de coeur, mon partenaire fut forcé de le prendre avec le valet de coeur qui lui restait et il joua un carreau que je coupai avec mon atout. Je rejouai atout de l'as : il me le prit avec la dame d'atout, mais je l'attendais à sa derniÚre carte avec mon dix de trÚfle. Il avait le valet d'atout !... Comme j'avais joué d'autorité, il marqua deux points ; cela nous faisait «quatre à...». Entre ses lÚvres closes, l'hÎte retint une malédiction.

- Allons ! fis-je, il n'y a encore rien de gagné ! Ne vous désolez pas !...

Il grogna, d'un grognement de fauve à l'affût que l'on dérange.

Ses yeux ne quittĂšrent pas les cartes.

- Nous allons vous démontrer, fit Allan dans le silence général, que vous pouvez perdre comme le plus simple des hommes.

- Je ne puis pas perdre...

L'intĂ©rĂȘt de la partie atteignait Ă  son maximum d'intensitĂ©. Un seul point de part ou d'autre et l'un de nous avait gagnĂ© ! Si je tournais le roi, la partie Ă©tait finie et je gagnais douze mille francs Ă  cet homme qui prĂ©tendait ne point pouvoir perdre. Pendant que je donnais, une anxiĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale nous tenait tous muets. On n'entendait que le tumulte d'un vent qui, dehors, Ă©branlait le manoir jusque dans ses fondements. J'avais donnĂ©. Il me restait Ă  retourner la carte qui allait indiquer l'atout. Je tournai le roi... Le roi de coeur ! J'avais gagnĂ© !

Le gentilhomme poussa un cri d'allégresse qui nous déchira le coeur, tant il ressemblait à un cri de désespoir. Il se pencha sur la carte, la prit, la considéra, la palpa... Il l'approcha de ses yeux, et nous avons pu croire qu'il l'approcherait de ses lÚvres...

Il murmura :

- Est-ce bien possible, mon Dieu ! Alors ?... Alors j'ai perdu ?

- Il paraĂźt, dis-je, en essayant de sourire.

Mais la joie de notre hÎte était si pénible à voir que nous n'eûmes pas le courage de triompher.

Seulement, Allan ne put retenir une réflexion :

- Vous voyez bien qu'il ne faut pas croire tout ce que raconte le diable !

Makoko et Mathis essuyÚrent leur front en sueur. Déjà, ils nous avaient vus ruinés, damnés, maudits, Allan et moi. Le gentilhomme, dans une émotion telle qu'il laissait à nouveau couler ses larmes, des larmes de bonheur cette fois, prit son portefeuille et l'ouvrit.

- Ah ! Messieurs, gémit-il, soyez bénis, vous qui m'avez gagné tout ce qu'il y a là-dedans ! Que ne s'y trouve-t-il un million ! Je vous l'aurais donné avec joie...

Et, en tremblant, il fouilla dans le portefeuille, le vida des quelques papiers qu'il contenait, s'étonnant de ne point y trouver tout de suite les douze mille francs qu'il y avait mis. Il ne les trouva point. Ils n'y étaient pas ! Le portefeuille, retourné fébrilement de tous les cÎtés dans toutes ses poches, était vide ! Le gentilhomme avait perdu... ce qu'il y avait dans le portefeuille. Mais il n'y avait rien dans le portefeuille !... Rien !

Notre hÎte avait rejeté loin de lui son fauteuil. Il était debout. Ses ongles labouraient la chair de ses joues.

Quant à nous, nous étions moins effrayés de son aspect que de ce phénomÚne inexplicable : le portefeuille vide ! Car nous avions vu, tous les quatre, l'intendant compter les douze mille francs, les remettre au vieillard, et nous voyions encore celui-ci les replacer dans l'enveloppe et mettre l'enveloppe dans une poche du portefeuille ! Sans prononcer une parole, nous prßmes le portefeuille et le touchùmes de nos doigts. Nos doigts sont allés jusqu'au fond du portefeuille et n'y ont rien trouvé... L'hÎte, hagard, hors de lui, se fouillait et nous suppliait de le fouiller. Nous l'avons fouillé, parce qu'il était impossible de résister en ce moment à sa volonté en délire, et nous n'avons rien trouvé... Rien !

- Oh ! oh! fit-il. Ecoutez !... Ecoutez !...

- Quoi ? Quoi ?

- Le vent !

- Eh bien, le vent ?

- Vous ne trouvez pas que le vent a une voix de chienne ce soir ?

Nous avons écouté, et Makoko a dit :

- Oui, c'est vrai, on dirait que le vent aboie... lĂ , derriĂšre la porte...

Et tout à coup nous avons fait tous un mouvement de recul, car la porte était secouée étrangement et nous entendions une voix qui disait : Ouvre !

Le vieillard nous faisait signe qu'il ne pouvait pas parler, mais son geste énergique nous défendait d'ouvrir.

- Ouvre ! criait-on encore derriĂšre la porte.

Et je me suis décidé à crier, moi aussi :

- Qui est lĂ  ?

Et tous :

- Qui est lĂ  ?... Qui est lĂ  ?... Qui est lĂ  ?

Makoko prit le fusil que j'avais déposé en entrant dans cette salle, au coin du buffet, et il l'arma.

- Tu es ridicule ! fis-je d'une voix mal assurée, et j'allai à la porte. Je collai l'oreille au battant.

- Qui est lĂ  ?...

- N'ouvre pas ! firent ensemble Mathis et Makoko.

Je tirai les verrous et j'ouvris la porte ; une forme humaine s'engouffra dans la piĂšce.

- C'est l'intendant ! dis-je.

C'était en effet l'intendant. Il s'avança en pleine lumiÚre. Il paraissait trÚs troublé. Il dit :

- Monsieur... Monsieur...

- Eh bien, quoi ? demandùmes-nous tous, pressés de savoir, haletants. - Monsieur... je croyais vous avoir... je vous avais remis... je suis sûr de vous avoir remis vos douze mille francs... Ces messieurs on pu voir...

- Oui ! oui !

- Eh bien, je viens de les retrouver dans mon sac... Je ne sais pas comment cela se fait. Je vous les rapporte... encore une fois... Les voilĂ  !

Et l'intendant ressortit la mĂȘme enveloppe et recompta les douze billets de mille... et il ajouta :

- Je ne sais pas ce que la montagne a ce soir... mais elle me fait peur. Et je vais coucher ici...

Maintenant les douze mille francs sont sur la table. Nous les regardons tous, ces douze billets qui viennent et qui s'en vont et qui se meuvent d'une façon si inquiétante. Et nous ne savons que dire, ni que penser, ni que croire, ni que ne pas croire.

Mais le vieillard nous crie :

- Cette fois, ils sont lĂ , devant nous ! Ne les perdez pas de vue, n'y touchez pas ! Nous ne les toucherons que lorsque nous les aurons gagnĂ©s !... Au jeu !... OĂč sont les cartes ? Tenez ! Donnez-les... Les douze mille, en cinq secs, pour voir... pour savoir !

Et il me bouscule, m'assied de force sur un escabeau, me met le jeu dans la main et se replace en face de moi, dans son vaste fauteuil.

Je donne les cartes. Mon partenaire m'en demande. Je refuse. Il a cinq atouts !... Il marque deux points... Il donne les cartes. Il tourne le roi... Je joue d'autorité. Il a encore cinq atouts ! Trois et deux cinq ! Il a gagné !...

Alors... alors, il hurle. Oui, comme le vent... comme le vent qui a une voix de chien ce soir. Il arrache les cartes, il les jette dans le brasier... Au feu, les cartes ! Au feu, les cartes !... Ils sont deux Ă  hurler : lui, dedans, le vent, dehors...

Mais le voilĂ  qui se dirige vers la porte, recourbĂ©, le visage en avant comme une bĂȘte de proie qui va bondir.

C'est que, dehors, c'est bien un chien qui aboie. Un chien dont le hurlement farouche domine la voix du vent...

L'homme est arrivé à la porte : il se redresse le long de la porte et, là, à travers le bois, il demande à voix basse :

- Est-ce toi, MystĂšre ?

Par quel phĂ©nomĂšne le chien et le vent se taisent-ils ensemble, en mĂȘme temps ?...

L'homme, tout doucement, tire les verrous, entrouve la porte... Celle-ci n'est pas plutÎt ouverte que le jappement infernal reprend avec un éclat si lugubre que nous en frissonnons jusqu'aux moelles. Et le vieillard s'est rejeté sur la porte avec une telle force que nous avons pu croire qu'il l'avait brisée. Non content d'avoir tiré les verrous, il la maintient longtemps encore de ses genoux et de ses bras étendus, sans un mot, ne nous laissant entendre que le bruit de sa respiration haletante.

Puis, quand le jappement eut cessé, qu'il n'y eut plus que le silence, dehors comme dedans, il se retourna vers nous, fit quelques pas d'une démarche d'automate et nous dit :

- Il est revenu ! Prenez garde !

Minuit... On s'est séparés. Le vieillard nous a quittés. Makoko et Mathis sont restés auprÚs du foyer mourant, en bas. Allan est allé se coucher dans sa chambre, et moi, conduit par je ne sais quelle force intérieure qui me domine, je me retrouve dans la mauvaise chambre...

Je me prends Ă  faire les mĂȘmes gestes que l'autre ; je touche au mĂȘme livre, je l'ouvre Ă  la mĂȘme page, je vais Ă  la fenĂȘtre ; je soulĂšve le rideau ; je vois le mĂȘme paysage lunaire, car le vent a chassĂ© depuis longtemps toutes les nuĂ©es de la tempĂȘte, tous les brouillards. Il n'y a plus lĂ  que des rochers nus, Ă©clatants comme l'acier sous les rayons de l'astre des nuits, et... sur le plateau dĂ©sert... une ombre dansante, incroyablement dansante : celle de MystĂšre qui ouvre une gueule formidable... une gueule que je vois aboyer. Mais l'entends-je ? Oui, en vĂ©ritĂ©, il me semble que je l'entends... Je laisse retomber le rideau. Je prends ma bougie sur la commode, je m'avance vers l'armoire, je me regarde dans la glace. Je songe Ă  celui qui a Ă©crit les mots qui sont dans l'armoire... Ma pensĂ©e ne peut se dĂ©tacher de celui-lĂ ... Quelle est cette figure dans la glace ? C'est la mienne... Mais est-il possible que la face de notre hĂŽte, lors de la nuit fatale, ait Ă©tĂ© plus pĂąle que la mienne ? Oh ! oui, j'ai la figure d'un mort... Et, Ă  cĂŽtĂ©... lĂ ... lĂ ... ce petit nuage... cette petite buĂ©e trouble dans la glace... Ă  cĂŽtĂ© de ma figure... ces yeux si terribles... cette bouche... Ah ! crier ! Crier !... Je ne le puis pas !... Je ne puis mĂȘme pas crier quand j'entends frapper trois coups !... Et ma main... ma main va d'elle-mĂȘme Ă  la porte de l'armoire... ma main curieuse, ma main maudite...

Soudain ma main est prise dans un Ă©tau que je connais. Je me retourne. Je suis en face de notre hĂŽte qui me dit, d'une voix d'outre-tombe :

- N'ouvrez pas !

Le lendemain nous n'avons point demandé au gentilhomme de nous donner notre revanche. Nous avons littéralement fui sa demeure sans l'avoir revu. Le soir, par les soins du pÚre de Makoko à qui nous avions raconté notre aventure, douze mille francs furent portés à notre singulier hÎte. Il nous les renvoya avec ce mot : «Nous sommes quittes. Lors de la premiÚre partie que vous avez gagnée comme lors de la seconde que vous avez perdue, nous avons cru, vous et moi, jouer douze mille francs. Cela doit nous suffire. Le diable a mon ùme, mais il n'aura pas mon honneur».

Nous ne tenions pas du tout à conserver ces douze mille francs. Nous en fßmes don à un hÎpital de La Chaux-de-Fonds qui en avait grand besoin. Quand les réparations urgentes, grùce à notre générosité, furent faites, l'hÎpital, une nuit d'hiver, brûla si bien que, le lendemain à midi, il n'en restait que des cendres. Heureusement, il n'y eut aucun accident de personne à déplorer.

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection Ă©lectronique de la BibliothĂšque Municipale de Lisieux (09.09.1997)

Texte relu par : A. Guézou

Adresse : BibliothĂšque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex

-TĂ©l. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55

E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com

http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/