L'HOMME QUI VOULAIT ÊTRE INVISIBLE
MAURICE RENARD
- Naturellement, dit M. Patpington, ce n'est pas à Iping que ces choses sont arrivées ?
Hopkins le regarda d'un air effaré.
- Eh bien, quoi ! reprit l'oncle. Je veux dire : depuis le temps que je viens ici, je suppose qu'on m'aurait parlé de tout cela, si tout cela s'y était passé !
Hopkins restait bouche bée, écarquillant les yeux.
M. Patpington se balançait dans un rocking-chair. C'était un court bonhomme replet, vêtu de noir. Il avait des joues roses et rebondies, un front merveilleusement développé, et ses cheveux blancs recouvraient en désordre le col de sa redingote. Une grosse petite vieille dame habillée en homme, voilà bien à quoi ressemblait M. Patpington ; et, à vrai dire, quand le docteur Hopkins contemplait son oncle, il éprouvait parfois la sensation troublante d'avoir devant lui feu sa mère, née Patpington, étrangement ressuscitée et travestie.
- Je pense donc, reprit M. Patpington, que Wells a voulu donner le change à son lecteur en situant à Iping et dans les environs les principales aventures de l'homme invisible.
- Mais, dit enfin Hopkins, vous ne voulez pas prétendre que ces aventures se soient jamais déroulées vraiment quelque part ?...
M. Patpington lui jeta de côté un regard inquiétant et il continua à se balancer, ce qu'il n'arrivait à produire qu'en glissant les bras en avant et en arrière le long des accoudoirs du rocking, vu que ses courtes jambes ne pouvaient d'aucune façon toucher terre.
Un livre ouvert reposait sur les rondes petites cuisses de M. Patpington.
- Et moi, scanda-t-il tout à coup, je soutiens que l'histoire est vraie, Arthur. Elle est trop vraisemblable, entendez-vous, trop vraisemblable pour n'être pas vraie. Et c'est un chimiste qui vous parle, ne l'oubliez pas !
A ces mots, Hopkins, pareil au romancier même de l'Homme invisible, commença à voir clair. Et il se repentit d'avoir laissé aux mains de M. Patpington un ouvrage aussi propre à exciter l'imagination.
C'était d'ailleurs le seul livre de cette nature qui se trouvât dans sa bibliothèque. Hopkins, comme tous les scientifiques en général et les médecins en particulier, professait un remarquable dédain pour les fantaisies de Wells, et, s'il avait acheté jadis l'Homme invisible, c'était uniquement à cause d'Iping. Parce qu'il est toujours créatif de lire des choses sur l'endroit que l'on habite.
L'oncle Patpington remplissait depuis de longues années les fonctions de professeur de chimie à la Technical Society, dans le Strand. Jusqu'ici, son neveu n'avait eu le plaisir de le recevoir à Iping que pendant les vacances. Cependant M. Patpington était arrivé l'avant-veille sans autre préambule, alors que les études scolaires battaient leur plein, disant simplement qu'il se trouvait quelque peu fatigué et qu'on lui avait conseillé de prendre quinze jours de repos. Sur quoi M. et Mme Hopkins n'avaient pas sollicité de plus amples explications, trop heureux de constater que le cher vieux célibataire - nanti d'une fort belle aisance, en vérité, - nourrissait à leur égard une sympathie fidèle et remplie de promesses.
Les étranges propos qu'il venait d'entendre concernant l'Homme invisible firent naître dans l'esprit de Hopkins l'idée que M. Patpington avait quitté la Technical Society poussé par des sollicitations plus pressantes qu'il ne l'avouait. Aussi se promit-il d'exercer à la dérobée, sur les faits et gestes du professeur, une étroite surveillance.
- Ma chérie, dit-il à Mme Hopkins, figurez-vous.... J'ai lieu de croire que l'oncle Pat déraille !
- Est-il possible ? s'inquiéta non sans frayeur Mme Hopkins.
- Jugez vous-même. Vous vous rappelez, Mary, l'Homme invisible, de Wells ? Eh bien, l'oncle Pat soutient que ce n'est pas une fable inventée à plaisir.
- Ciel ! s'exclama Mme Hopkins en joignant les mains et en agrandissant les yeux à son tour.
- Alors, je vous prierai de l'observer, n'est-ce pas, toutes les fois que je serai forcé de m'absenter. Tâchez aussi de le faire parler, hum !... Je me demande s'il ne serait pas opportun que j'aille à Londres, m'entretenir avec le directeur de la Technical Society... Nous verrons cela dans quelques jours.
Ainsi commença la mise en observation de M. Patpington. Et deux jours passèrent pendant lesquels rien de très caractéristique ne fut consigné. On remarqua seulement que M. Patpington parlait de lui-même beaucoup plus qu'autrefois. Il s'étendait avec complaisance sur ses travaux passés, les traités de chimie qu'il avait publiés, les récompenses et les distinctions qu'il avait obtenues. Par compensation, lorsqu'il se taisait, on aurait pu dire qu'il se taisait davantage, tant ses silences témoignaient d'un labeur intime. Il avait terminé la lecture de l'Homme invisible ; aussitôt, Mme Hopkins s'était empressée de cacher le livre, et le vieillard ne l'avait réclamé ni ouvertement, ni d'une manière déguisée ; mais cela ne prouvait rien, car il jouissait d'une fameuse mémoire et on savait qu'un ouvrage lu par M. Patpington était un ouvrage en quelque sorte incorporé à l'âme de M. Patpington.
Durant cette couple de jours, aucune excentricité ne fut donc relevée au compte de l'excellent M. Patpington. Peut-être naguère eût-il demandé pourquoi Mme Hopkins ne laissait plus Bob et Lily se faire un jeu de tirailler leur grand-oncle par sa chaîne de montre ou les pans de sa redingote. Peut-être M. Patpington eût-il émis de significatives extravagances, pour peu que la question de l'Homme invisible fût revenue sur le tapis ; mais, disons-le à leur louange, ni Hopkins ni sa femme ne trouvèrent le courage d'y faire allusion et, ainsi, de provoquer leur oncle à la divagation.
Le troisième jour, au matin, le facteur remit une lettre à l'adresse de M. Patpington. Elle venait de Londres, et l'enveloppe portait, imprimés en vert olive, dans le coin à gauche en haut, les mots « Technical Society ». M. Patpington la reçut des mains de Mme Hopkins. Il était alors plongé dans une intense méditation et arpentait sa chambre à grands pas, toutes proportions gardées.
M. Patpington lut la lettre et se reprit à méditer comme si de rien n'était, après l'avoir froissée, mise en boule et lancée dans la cheminée comme une balle de cricket, avec une habileté désinvolte.
Il fut dur à Mme Hopkins de se retirer sans mot dire. Elle nota dans sa pensée que certaine cheminée recélait certaine boulette de papier manuscrit... Mais, dès le lunch, on apprit de M. Patpington lui-même que ladite boulette signifiait un congé définitif, basé sur des prétextes infiniment honorables et accompagné d'une profusion d'éloges et de remerciements. En termes propres, M. Patpington était purement et simplement débarqué de la Technical Society.
Hopkins s'est demandé plus d'une fois si M. Patpington n'avait pas été frappé de ce coup plus grièvement qu'il n'y parut, plus grièvement peut-être que l'intéressé ne l'éprouva, et si cette disgrâce n'eut pas sur la suite des événements la plus fâcheuse répercussion. Quoi qu'il en fût, M. Patpington mangea de fort bon appétit ses oeufs au jambon. « Tout ceci n'avait aucune espèce d'importance. Il était enchanté, au contraire, de recouvrer sa liberté, pour se livrer à certains travaux passionnants. Et sans doute convenait-il de remercier la Providence qui abondait si à propos dans le sens de ses voeux. »
M. et Mme Hopkins eurent l'un pour l'autre, à ce moment, l'un de ces regards rapides dont l'éclair ressemble à celui d'une fenêtre lointaine qui mire le soleil, le temps qu'on l'ouvre et qu'on la ferme.
- Arthur, ajouta M. Patpington, et vous, Mary, je pense que vous consentez à me donner l'hospitalité. Je n'ai plus rien à faire dans Londres maintenant. Votre cottage est vaste...
Telles sont les circonstances dans lesquelles l'oncle Pat fut amené à devenir citoyen d'Iping.
Sur sa demande, M. et Mme Hopkins l'installèrent au dernier étage de leur maison, et un laboratoire fut aménagé pour lui sous les combles.
C'est là que M. Patpington emmagasina bientôt une quantité impressionnante de fioles et de cornues.
Hopkins, cependant, avait relu l'Homme invisible, par une sorte de précaution. Quand il vit pénétrer chez lui ces bataillons de récipients et d'engins, il ne douta plus que M. Patpington ne se fût mis en tête de retrouver le secret chimérique ; et il résolut d'y mettre bon ordre, s'il était en son pouvoir.
Hopkins, jusqu'alors, n'avait jamais fait de médecine mentale. C'était un médecin de province, bon à tout. M. Patpington se montrait, en somme, si raisonnable dans l'habitude de la vie, qu'il semblait possible de discuter avec lui et de le convaincre à force d'arguments. Les psychiâtres souriront de cela ; mais, je le répète, Hopkins n'était pas familiarisé avec les aberrations de l'esprit. Il espérait que l'oncle, revenu de son erreur, recommencerait à penser comme tout le monde ; quelques semaines de repos feraient le reste ; et ainsi le dérangement de M. Patpington passerait inaperçu, ce qui était singulièrement préférable pour l'avenir de Bob et de Lily. Parce que c'est toujours mauvais lorsqu'on peut dire de vous : « Oui, oui, mais son grand-oncle, vous savez... » Et on se percute le front avec un doigt, pour faire comprendre la chose sans prononcer le mot.
Pendant que M. Patpington alignait des x et remuait là-haut ses bouteilles étiquetées, Hopkins se mit à travailler son affaire comme un très sérieux problème, sentant bien que le chimiste ne se rendrait qu'à des raisonnements scientifiques. Il y passa de longues heures, et enfin, satisfait, crut pouvoir aborder victorieusement la discussion.
Par bonheur, M. Patpington accepta cette discussion et n'essaya pas - ce qui était à craindre - de nier le but de ses recherches. Voluptueusement environné des nuages d'une cigarette, sirotant avec un sourire d'enfant le petit verre de sherry que Mme Hopkins venait de lui verser, l'oncle Pat s'ouvrit aux déférentes questions de Hopkins. « Mais certainement ! Certainement, il poursuivait la découverte de l'invisibilité ! Il était convaincu qu'un traitement approprié pouvait rendre un homme aussi invisible que l'air. La chose se résumait en ceci : prêter au corps humain le même indice de réfraction que l'atmosphère. Wells, d'ailleurs, l'avait admirablement exposé... »
Hopkins saisit l'occasion pour porter à Wells une première atteinte qu'il savait légère mais qui lui permettait de tâter la résistance de son interlocuteur.
- Il ne peut donc être question que d'une invisibilité relative à un certain milieu, dit-il. Dans l'eau, par exemple, Griffin, le héros de Wells, Griffin, l'homme invisible dans l'air, serait redevenu tant soit peu visible, comme une grande bulle humaine et gazeuse, puisque l'eau n'a pas le même indice de réfraction que l'air. Wells l'a passé sous silence ; ce n'en est pas moins une imperfection.
- Qu'importe ! fit simplement M. Patpington. L'eau n'est pas l'élément de l'homme. Pour l'heure, je ne m'occupe que de l'atmosphère.
- D'accord ! concéda Hopkins qui feignit d'entrer dans les vues de M. Patpington. Mais Wells n'a donné aucune indication sur les moyens de transformer les tissus animaux quant à l'optique, et j'avoue que, sur ce point, j'aperçois des difficultés qui me semblent insurmontables.
C'était cela qu'il avait travaillé assidûment, et il se mit à énumérer toutes les raisons histologiques et physiologiques qui s'opposent à la réalisation du brillant paradoxe.
Il perdit sa peine. M. Patpington n'avait qu'une réponse :
- Ne vous occupez pas de cela, Arthur. Patpington est quelqu'un, je pense, et ne suis-je pas Patpington ? Songez seulement que toute invention a été du domaine des mirages avant de passer dans celui de la réalité. Dites, Arthur, il y a vingt ans, on vous aurait annoncé qu'il existait un moyen de voir à l'intérieur des gens, quelle figure auriez-vous faite ? C'est la même chose avec l'invisibilité. Faites-moi crédit, et vous verrez. Vous verrez... que vous ne me verrez plus !
- Diable ! C'est sur vous-même que vous avez l'intention d'opérer ?
M. Patpington le confirma dans un joyeux rire.
- Mais, mon oncle, vous n'êtes pas albinos, vous, comme l'était ce Griffin...
- Ah ! les pigments ! méprisa M. Patpington. J'en fais mon affaire, moi, des pigments. Je vous jure qu'il n'est pas plus compliqué de les décolorer que de décolorer le sang. Qui peut ceci peut cela, et je ne comprends pas pourquoi Wells a fait une différence entre les deux problèmes.
« Parbleu ! songea Hopkins. Pendant qu'il y était ! Une audace de plus ou de moins... »
N'empêche qu'il restait court ; si bien que M. Patpington, le laissant tout ahuri de son échec, remonta gaiement vers ses calculs et ses tripotages.
Hopkins, un instant démonté, se rebiffa.
Il avait de la logique. Puisque le vieux Pat ne reculait pas devant une impossibilité d'exécution, il fallait passer outre et lui démontrer que, le tour de force étant accompli, un homme étant devenu invisible, l'existence de cet homme - son existence rationnelle - rencontrerait des obstacles infranchissables.
Démontrer. Facile à dire !
« Fort bien, songea-t-il. Mais peut-être le roman de Wells n'est-il basé que sur un seul sophisme. Peut-être Wells n'a-t-il triché que sur l'invention du procédé destiné à rendre invisible une chose ou un être. Cette idée acceptée, ce sophisme admis, peut-être que tout se déroule, dans le livre, suivant une logique irréprochable... »
Il en fit l'épreuve, et cette épreuve le découragea. Les mésaventures de Griffin, l'homme invisible imaginé par Wells, offraient, dans le menu détail, les caractères mêmes de la vérité. Hopkins, à cette occasion, ne put s'empêcher d'admirer avec quel art l'auteur a présenté le point faible de sa création ; quelle malicieuse et adorable fraude il a commise en noyant au beau milieu de l'ouvrage ce point faible qui est pourtant le point initial ; avec quelle aimable dextérité ses doigts d'illusionniste ont escamoté l'inadmissible postulat. La transition du vrai au faux se produit en un tour de main ; elle est dissimulée sous un geste élégant, qui paraît secondaire. Un peu d'ombre s'amasse en cet endroit, mais la clarté règne sur tout le reste de l'histoire, et l'on peut suivre, à la lumière du bon sens le plus méticuleux, les faits et gestes de cet homme qui est devenu invisible on ne sait trop comment.
Hopkins y rêvait en le déplorant, car il savait que les déréglements de M. Patpington étaient nés de la redoutable et méthodique vraisemblance du récit fantastique, et, - oui vraiment, - ce récit contenait des choses si finement observées qu'on avait peine à les croire déduites d'une sornette par un enchaînement rigoureux.
Et, d'un oeil critique, Hopkins suivait mentalement l'infortuné Griffin à travers les tribulations que lui inflige son invisibilité.
« Rien ! Rien à reprendre ! grommelait-il. Griffin est invisible, et c'est tout. Il est invisible parce que la lumière n'est plus réfléchie par ses surfaces. Il est invisible parce que la lumière traverse son corps sans être même réfractée. Or, la science actuelle ne me dit pas si la lumière, en pénétrant nos organes, est susceptible d'affecter l'une quelconque de leurs fonctions. On ne voit pas, comme cela, pourquoi l'estomac, intégralement illuminé, cesserait de digérer ; pourquoi le coeur, imprégné de jour, refuserait de battre, l'oreille d'entendre, l'oeil... »
- Que je sois damné ! s'écria Hopkins. Le vieux Pat n'a pas pensé à cela !
Il monta quatre à quatre l'escalier de la maison, et pénétra dans le laboratoire à la façon d'Eole, dieu des vents.
M. Patpington, assis devant des chiffres, le nez sur une équation, agita sa main potelée pour réclamer le silence. Bon gré mal gré, Hopkins dut piaffer pendant quelques minutes.
- Et alors ? dit enfin M. Patpington. Qu'est-ce qu'il y a ?
- Alors, exulta Hopkins, il y a ceci : l'histoire est fausse !... Oui, oui, c'est entendu, vous êtes un chimiste de première force ; vous trouverez le moyen de vous rendre invisible, je n'en doute pas. Mais, ce moyen, vous ne l'emploierez pas !
- Et pourquoi donc ?
- Parce que, s'écria Hopkins triomphalement, parce qu'on ne saurait devenir invisible sans devenir aveugle, et que Wells nous met dedans lorsqu'il nous montre un homme invisible qui voit !
- Comme de juste, il ne peut pas se voir lui-même, rétorqua M. Patpington, puisqu'il est invisible ; Wells l'indique...
- Un homme invisible ne peut rien voir du tout. D'abord, l'oeil est une chambre obscure ; l'oeil a besoin d'être une chambre obscure pour produire la vision. Cela suffirait amplement à me donner gain de cause. Mais, de plus, attendez ! De quoi est-elle pleine, cette chambre obscure, cette chambre où la lumière ne doit pénétrer que par le trou rond de la pupille ? Dites, de quoi ? De substances réfringentes, n'est-ce pas ? De substances qui, pour jouer leur rôle optique, doivent réfracter les rayons lumineux. Alors, si vous leur enlevez cette propriété, comment voulez-vous qu'elles remplissent leur office ?... Et ce n'est pas tout ! Non contentes de fonctionner dans leur ensemble comme une seule lentille, certaines de ces substances fonctionnent individuellement comme des miroirs. Or, un miroir qui ne réfléchit plus rien est-il toujours un miroir ?... Et enfin, sur quel écran viendraient se projeter les images, chez un homme invisible, puisque, par hypothèse, sa rétine serait incapable d'arrêter le moindre rayon ?...
- Ooooh ! gémit M. Patpington exhalant sa déconvenue.
- Dans l'ordre des faits lumineux, continuait Hopkins quelque peu exalté, qui dit « invisible » dit « inexistant » ! Un oeil invisible est inopérant. Un homme invisible est fatalement un aveugle. Griffin est un mythe. Conclusion : l'oncle Patpington renonce à l'imiter, n'est-il pas vrai ?
Le brave garçon comptait sans l'héroïsme qui couve au coeur de tout savant. Il vit avec stupeur M. Patpington, d'affaissé qu'il était, redevenir en frémissant un droit petit homme rose et résolu. Il avait l'air de se regonfler par l'effet d'une noble insufflation, et l'intrépidité fournissait à ses prunelles noires l'éclat du jais bien taillé.
- Le jeu en vaut la chandelle ! déclara-t-il. Je serai aveugle, mais je serai invisible.
« Rien à faire avec lui ! » ragea Hopkins.
- Au reste, reprit M. Patpington, je ne m'embarquerai pas dans l'invisibilité sans m'être assuré, au préalable, des moyens de redevenir visible, et, par suite, je ne m'exposerai qu'à une cécité temporaire.
Son attitude était déterminée, son ton péremptoire ; un léger agacement l'animait. Hopkins jugea périlleux d'insister. Comme le maniaque se rasseyait devant ses algèbres avec l'intention bien marquée de s'y perdre, Hopkins, désormais vaincu, se retira la tête basse.
*
* *
On compte dix-huit jours entre la scène qui vient d'être relatée et l'explosion du laboratoire. Pendant ce laps de temps, M. et Mme Hopkins ne purent que rendre justice à la gaieté, à la bonhomie, au joyeux charme de M. Patpington. N'eût été sa manie, quel adorable convive que le vieux cher oncle ! Et où prendre le courage d'empêcher Bob et Lily de lui sauter sur les genoux, après le repas, et de le houspiller comme un gros baby apporté dans une boîte par l'homme du bazar ?
Cependant, M. Patpington travaillait du matin au soir. Il ne se mêlait aux vivants qu'à l'heure de la nutrition. Et, le jour où Hopkins visita le laboratoire, ce fut à la faveur d'un mensonge. Il simula une rage de dents qui, disait-il, lui retirait tout appétit, et, quand le bruit des fourchettes remplit la salle à manger, il grimpa jusqu'à l'officine du chimiste, curieux de savoir à quelles manipulations le bonhomme se livrait toute la journée.
A la suite de cette perquisition, Hopkins parut singulièrement préoccupé. Mme Hopkins, alarmée, le questionna. Il affecta, toute la journée, de ne pas comprendre son insistance ; mais il ne peut dormir de toute la nuit ; le lendemain, sa nervosité trahissait le paroxysme de l'inquiétude et de l'indécision... A cinq heures, quand le laboratoire sauta, Hopkins, tout en escaladant les marches, se traita d'idiot fieffé.
- Il fallait agir sur-le-champ ! marmonnait-il. Envoyer promener toutes ses réactions ! C'était sûr ! Ménager un fou, ah ! oui, c'est malin ! Nous voilà dans de beaux draps, maintenant !
Un heureux hasard avait limité les dégâts matériels à la destruction d'alambics, de fourneaux, d'éprouvettes, de ballons et autres ustensiles propres à la pratique de la chimie. Les fenêtres, il est vrai, n'encadraient plus un seul carreau, et les portes branlaient ; mais la poussée avait été si forte dans toute la maison, la détonation si tonitruante, que c'était miracle de se retrouver là entre quatre murs et sous un toit.
Hopkins, bientôt suivi de sa femme plus blanche qu'un linge, entra circonspectement et huma l'odeur piquante qui se dissipait en même temps qu'une fumée verte.
M. Patpington gisait sur le dos, l'air tranquille et paraissait dormir de tout son coeur. Toutefois, le mélange détonant, lui éclatant au nez, avait grillé ses cils, ses sourcils, sa courte moustache, et poudré son visage d'une couche de verdure, - ce qui, tout d'abord, épouvanta Mme Hopkins.
Hopkins le porta dans sa chambre. On le coucha, on le débarbouilla, et, tandis que Mme Hopkins descendait pour rassurer les voisins que l'explosion avait fait accourir, notre médecin se confirma dans l'agréable certitude que l'extérieur de M. Patpington n'offrait ni blessure ni contusion d'aucune sorte.
L'évanouissement cessa, grâce aux soins de Hopkins. Aussitôt, M. Patpington recouvra ses couleurs et l'usage de la parole. Ce fut pour l'étonnement de son neveu.
- Victoire ! Victoire ! s'écria-t-il.
Et, transporté d'allégresse, M. Patpington, assis sur son séant, passait et repassait devant ses yeux des mains tremblantes.
- Quoi ? Quoi ? interrogea Hopkins.
- Ah ! Arthur, vous êtes là ! Eh bien, doutez-vous encore de mon génie ?... Invisible ! Je suis invisible ! Patpington, le grand Patpington a trouvé le secret de l'invisibilité ! Je suis invisible !
Hopkins comprit que M. Patpington était aveugle.
Il fallut quelques secondes seulement à notre docteur pour se rendre compte de ce qui s'était produit dans la cervelle de son oncle. L'accident avait surpris M. Patpington au cours d'une de ces expériences parfaitement incohérentes que lui suggérait son dada. Il s'était réveillé privé de la vue, pour des raisons qu'un examen médical ne tarderait pas à préciser ; mais, toujours poursuivi par son obsession, la mémoire détraquée à la suite de la commotion subie, le brave original s'était imaginé toute une glorieuse histoire. Selon lui, ses efforts étaient couronnés de succès ; il avait perdu connaissance à l'issue de l'opération pendant laquelle son corps avait quitté toute apparence. C'est ainsi que M. Patpington se croyait invisible pour tous, ne l'étant, à vrai dire, que pour lui-même.
On ne voulut pas le détromper. C'était une si aimable créature que M. Patpington ! Et il manifestait une telle joie d'être invisible ! Qui donc aurait été assez cruel pour transformer cet innocent bonheur en désespoir ? Qui se serait chargé de proférer : « Pas d'invisibilité, mon brave homme, mais la cécité, tout bonnement ! » Double crève-coeur ! Non, non, il n'y avait qu'à louer le Seigneur d'avoir suscité l'illusion qui comblait gratuitement des voeux enfantins et drapait une infirmité dans la pourpre même de la gloire.
Ainsi fut fait. Et dès lors commença la comédie la plus touchante. M. et Mme Hopkins s'y montrèrent admirables, et il n'y a pas d'inconvénient à dire que cela se prolongea pendant un trimestre.
Oui, durant quatre-vingt-quinze jours, exactement, on parvint à maintenir M. Patpington dans son aberration salutaire. Il est vrai que cette dupe ne demandait qu'à être dupée, et que la tâche se réduisait, en somme, à entretenir une autosuggestion ; mais, tout de même, si l'on considère la méfiance propre aux déséquilibrés et la perspicacité très aiguë dont M. Patpington restait doué, il faut convenir que M. et Mme Hopkins méritent tous les éloges. Quant à Hopkins, on ne saurait lui adresser trop de félicitations pour la manière véritablement éblouissante dont il termina l'aventure au mieux de tout le monde et, en particulier, du cher M. Patpington.
Nous n'esquisserons qu'un tableau rapide de ce que fut la vie des Hopkins pendant ces quatre-vingt-quinze journées. On peut dire que cette vie était dominée par l'oeuvre de bienfaisante supercherie et réglée par l'obligation d'alimenter l'erreur de M. Patpington.
Hopkins, par bonheur, put, dès le principe, isoler M. Patpington et, en conséquence, éviter les bévues que les étrangers n'auraient pas manqué de commettre à son endroit. M. Patpington, en effet, avait beau mettre à une rude épreuve sa mémoire naguère fameuse, il n'arrivait pas - et pour cause - à se rappeler les formules qui, selon lui, conféraient l'invisibilité. Hopkins, affirmant que ces formules avaient été brûlées, lui persuada sans peine qu'il les retrouverait dans sa tête géniale, mais que, jusque-là, il fallait tenir toute l'histoire secrète. « Autrement, arguait-il, les gens pourraient croire à un phénomène accidentel ; il y en a même qui taxeraient d'infernale votre invisibilité ; et tout cela ne vous attirerait que des mécomptes. Il conviendra donc que vous ne sortiez qu'en ma compagnie, vêtu du haut en bas d'effets qui cacheront votre néant, comme fit le héros de Wells. Comme Griffin, vous serez ganté et, comme lui, coiffé d'un large chapeau bien enfoncé. Je vous achèterai une perruque et des lunettes noires. Pour la figure, il y a la solution d'un masque ou de fards très épais ; mais je préfèrerais des bandages, toujours comme Griffin ; c'est plus sûr et plus naturel. Nous dirons que l'explosion du laboratoire vous a défiguré et rendu aveugle... D'autre part, comme je crains l'indiscrétion des enfants, je vous demanderai de ne paraître devant eux que dans le même appareil.
M. Patpington se montra docile et ravi ; et il est bon de faire remarquer qu'il subit tout de suite l'ascendant de Hopkins. Ce neveu très affectionné lui prêtait ses yeux, pour ainsi dire, et M. Patpington lui livra sa destinée. Pour lui, désormais, rien n'exista plus que dans la parole de son guide.
C'est pourquoi les habitants d'Iping virent, tous les jours, Hopkins se promener avec un gros petit homme bizarrement emmitouflé. Mais on était en hiver, et, grâce à la précaution de ne sortir qu'à la nuit - sous prétexte que la lumière nuisait aux prunelles du blessé - la chose ne souleva pas de commentaires.
Par ailleurs, Hopkins et sa femme s'ingéniaient à traiter M. Patpington en homme invisible. Ils le firent scrupuleusement.
Quand l'un d'eux pénétrait dans la chambre de l'aveugle et qu'ils apercevaient l'oncle Pat en tenue d'intérieur, M. ou Mme Hopkins ne manquaient pas de s'écrier : « Dieu ! on ne peut pas s'y habituer ! Quel étrange spectacle que celui d'un homme sans tête et sans mains ! » Et aussitôt, M. ou Mme Hopkins étaient payés de leur pénible mensonge par le sourire de félicité qui épanouissait la ronde et rose face du bien-aimé M. Patpington.
Une fois, pourtant, dans une circonstance analogue, Mme Hopkins faillit démolir tout l'édifice de leur pieuse combinaison. Et voici comment.
M. Patpington était légèrement enrhumé, ce qui explique pourquoi Mme Hopkins lui apportait un grog. Elle frappa à la porte de l'oncle, qui l'attendait. Une voix joviale lui répondit : « Entrez ! » Et Mme Hopkins entra, sans faire attention au joyeux rire que cette voix comprimait. On mesurera toute la charité, toute l'excellence et aussi toute l'énergie de Mme Hopkins, quand on saura que le grog ne fut pas renversé sur le parquet ; que le cri naissant dans la gorge de Mme Hopkins s'étrangla dans une espèce de toux suffisamment imitée ; que la sainte femme acheva d'entrer, en dépit de son irréprochable éducation, et qu'elle s'exclama d'un ton surpris : « Tiens ! Il n'y a personne ! Où êtes-vous donc, oncle Patpington ? » alors que M. Patpington se tenait en vérité devant elle, n'ayant pour toute parure qu'un sourire farceur et n'étant couvert que de ridicule.
Ah ! cette feintise n'était pas une sinécure ! Elle exigeait une vigilance de tous les instants, un contrôle perpétuel, la prévision de toutes les éventualités, la surveillance pénétrante de soi-même et d'autrui. Instruire Bob et Lily de cette comédie familiale, on n'y pouvait songer ; force fut donc de leur interdire l'accès de la chambre où M. Patpington couchait, prenait ses repas et vivait la plupart du temps. Les petits obéirent sans barguigner ; mais lorsque le chat fut vendu, Bob et Lily versèrent des larmes.
Hopkins vendit le chat parce qu'il se défiait confusément de la bête et de son instinct. Il avait bien assez de choses à craindre pour son propre compte et celui de ses semblables, sans aller exposer aux gaffes d'un animal le succès d'une mystification aussi louable et aussi compliquée.
Un détail donnera l'idée de toutes les précautions qu'il fallait prendre avec M. Patpington pour nourrir sa chimère. Comme on le pense, c'était Hopkins qui procédait à la toilette journalière du bon vieux poupon. Eh bien, que serait-il arrivé, par exemple, si, pour rogner les ongles de M. Patpington, Hopkins n'avait pas songé à les enduire préalablement d'une pâte quelconque ? M. Patpington aurait dit : « Oh ! Arthur, comment pouvez-vous rogner mes ongles sans les voir ? » Et tout aurait été perdu, exactement comme si Mme Hopkins avait crié ou s'était enfuie, le jour du grog.
Mais trop longtemps nous avons parlé de la cécité de M. Patpington sans dire que Hopkins fit le nécessaire pour en connaître la nature et la cause.
Ici encore se dressait l'inévitable problème : ne pas détromper M. Patpington et, en l'espèce, lui cacher que l'on procédait à l'examen de ses yeux, - puisqu'il était convenu que ses yeux étaient invisibles.
Par chance, M. Patpington ne se lassait pas de demander à son neveu mille éclaircissements sur le prodige optique dont il se croyait l'objet. Le phénomène de la digestion, entre autres, excitait vivement son intérêt. On sait que, dans l'Homme invisible, Wells suppose que les aliments ingurgités par Griffin ne deviennent eux-mêmes invisibles que peu à peu, dans la mesure de leur assimilation. C'était, pour M. Patpington, une véritable fête que de se faire décrire par Hopkins les phases de ses digestions et la disparition progressive des substances alimentaires. Hopkins improvisait là-dessus de fort jolis comptes rendus ; il soutenait que de pareilles observations étaient, pour la médecine, d'une importance capitale ; mais, au lieu de regarder M. Patpington à l'estomac ou bien au pancréas, - ce qui ne l'eût renseigné que sur la rose et dodue superficie du bedon de son oncle, - il ne se faisait pas faute d'examiner, dans toutes les règles de l'art, les yeux qui ne voyaient plus clair.
Hopkins n'y distingua rien de particulier. Alors, il s'entretint du cas de M. Patpington avec un célèbre oculiste de Londres, son ancien camarade ; et ils conclurent tous deux à l'une de ces amauroses si fréquentes où l'oeil ne présente aucune lésion apparente et qui, parfois, n'ont pour origine qu'un trouble nerveux. Nul traitement local n'y pouvait remédier.
Pourquoi cacherions-nous que ce résultat réjouit Hopkins ? Il avait fait son devoir en dégageant, sur la cécité de M. Patpington, tout ce que la science pouvait lui apprendre. Mais, ce devoir accompli, il était heureux d'une impuissance qui lui permettait de laisser M. Patpington aux joies de son illusion. Car, enfin, si un traitement avait été possible, Hopkins aurait-il eu le droit d'en négliger l'application ? Aurait-il pu faire autrement que de tourmenter M. Patpington pour lui rendre cette vue dont la privation causait si étrangement son bonheur ? Le cas de conscience ne se posait pas, et nous comprenons sans peine que Hopkins pût s'en réjouir.
Aussi bien, M. et Mme Hopkins s'accoutumèrent rapidement aux nouveaux soucis que l'état de M. Patpington leur imposait. Maintenant, débarrassés des premières inquiétudes, pliés au rôle étrange qu'il leur fallait tenir, ils goûtaient mieux le plaisir d'être bons, auquel s'ajouta bientôt un plaisir plus rare et plus mystérieux.
Lequel ?
Mais, tout simplement, celui de jouer au miracle. Celui de faire comme si un être phénoménal vivait sous leur toit. Celui d'accorder leurs actes avec une merveille, bien que cette merveille n'existât point. La destinée, les prenant par le coeur, avait obligé M. et Mme Hopkins à entrer dans le jeu de M. Patpington comme dans une ronde juvénile ; et, à cause de cela, ils sentaient tressaillir en eux on ne sait quelle volupté obscure, ambiguë et précieuse. Cela leur semblait remonter du fond d'eux-mêmes ; cela revenait du fin fond de leur enfance. Comme autrefois, les fantômes de leur imagination prenaient un corps dont ils subissaient l'influence. La féerie qu'ils interprétaient constamment finissait par revêtir une manière de forme artificielle. (Ainsi les faux dieux finissent par se constituer de la fumée des sacrifices.) Cette invisibilité qu'ils affirmaient sans cesse puisait dans leur affirmation une sorte d'existence psychologique. Et tel est le prestige d'une merveille, que son ombre suffit à créer du plaisir.
*
* *
Il n'est rien, cependant, qui ne prenne fin.
Au bout de quelque temps, M. Patpington donna des signes de lassitude et d'impatience. Il en avait assez d'être invisible et d'être aveugle. Il voulait récupérer ses propriétés primitives, - non pour se remettre à l'oeuvre, car il s'en reconnaissait désormais incapable, mais seulement pour échapper aux ténèbres et pour cesser d'être quelqu'un qui n'était plus le semblable de ses semblables. Sa gaieté tomba. Il fut très malheureux, et, ne pouvant trouver le moyen de redevenir visible et voyant, il s'en désespérait avec amertume.
Hopkins connut alors de grandes perplexités. Plusieurs fois, il fut sur le point d'avouer à M. Patpington qu'il l'avait berné. Peut-être, après tout, la conscience de n'être pas invisible, de n'être pas anormal, apporterait-elle quelque soulagement au vieillard. Mais quelle serait sa tristesse de se savoir aveugle sans remède et sans gloire ?
La solution vint tout à coup. On peut croire que Hopkins la possédait déjà à son insu lorsque M. Patpington lui donna le composé du breuvage, car, depuis plusieurs jours, Hopkins était obsédé par différents souvenirs. Sa visite à l'illustre confrère de Londres et un voyage qu'il avait fait jadis dans les Pyrénées françaises lui revenaient sans cesse à l'esprit, avec d'autres pensées qui, malheureusement, faisaient de l'embrouillage. Notons aussi qu'il se répétait : « Cet homme m'obéit... aveuglément. Cet homme est complètement sous ma coupe », sans voir où cela pouvait aboutir. Mais enfin ce fut la « découverte » du breuvage qui déclencha le dénouement.
- Arthur ! appela M. Patpington un beau matin. Venez vite ! Prenez un crayon et du papier !
Hopkins, accouru, fit ce qu'on lui demandait. Et trois lignes de caractères alphabétiques et de chiffres petits et grands lui furent dictées d'une voix fiévreuse.
- Qu'est cela ? dit-il.
- La formule ! La formule de visibilité ! Pour me rendre la visibilité, Arthur !... C'est pour boire. Préparez-moi cela promptement !
- Pour boire ?...
Hopkins parcourait des yeux l' « ordonnance ». Il y avait, dans cette préparation, de quoi empoisonner tous les citoyens d'Iping. Pourtant il n'objecta rien, par habitude, se réservant de trouver une échappatoire. Et il descendit, songeur et plein d'ennui.
Mais, par degrés, Hopkins mua sa figure renfrognée en un visage d'espérance, et, ayant ouvert l'armoire aux liqueurs, il se mit à confectionner un cocktail dont la fantaisie aurait effaré le barman le moins classique. Ce mélange contenait au moins douze spiritueux, choisis au hasard et dosés de même. Cela fit, au bout du compte, un liquide brunâtre qui remplissait un verre à porto. Hopkins y ajouta quelques gouttes de médicaments, afin de donner à l'ensemble un petit arome de circonstance. Et il monta chez M. Patpington.
- Buvez ! lui dit-il. Voilà l'affaire.
Mme Hopkins, qui avait assisté à la confection du cocktail diabolique, s'empressait sur les pas de son mari.
- Dieu fasse que ça réussisse ! invoqua M. Patpington.
Et, d'un trait, il avala la mixture.
- Etendez-vous sur votre lit, recommanda Hopkins. L'action sera plus rapide.
M. Patpington s'étendit docilement.
Une minute passa. Le sympathique vieil homme souriait avec béatitude et se pourléchait les lèvres.
- Oh ! Voyez ! Voyez ! s'écria Hopkins brusquement. Vos mains, votre nez... VOYEZ ! Vos oreilles !... Voici que vous reparaissez ! Mon oncle, mon oncle, quel bonheur de vous revoir !... Là, là, tenez, votre menton qui se reforme !....
Mais il ne pouvait se défendre, pendant qu'il prononçait ces affreuses craques, d'observer anxieusement la physionomie de l'oncle Pat. Un miroir était là ; il le lui tendit. L'autre, se redressant, pivota sur sa base avec prestesse, s'assit au bord du lit, et promena sur toutes choses des regards émerveillés.
- Joliment agréable ! soupira-t-il en extase.
Hopkins sentait sa poitrine s'élargir de fierté.
- O puissante, redoutable et mystérieuse suggestion ! murmura-t-il.
M. Patpington contemplait affectueusement le monde extérieur.
- Arthur !... Mary !... Moi !... Je vous vois et je me vois, et vous me voyez aussi à présent !... Mais d'où vient... d'où vient que tout bascule ?... Je suis ivre, ma parole !
- Non, fit Hopkins compatissant. Seulement, vous n'êtes pas encore réadapté, vous comprenez. Restez assis sur le lit.
- Cher, oh, bon cher petit oncle Pat ! fit Mme Hopkins en embrassant M. Patpington sur les deux joues.
Un large rire muet égaya le frais visage de celui qui avait voulu réaliser la fable la plus étonnante de la littérature contemporaine. Il dodelinait de la tête et se balançait de droite et de gauche, luttant contre un heureux vertige qui lui faisait perdre l'équilibre.
- Comment vous sentez-vous, oncle Pat ? demanda maternellement Mme Hopkins.
- Très bien ! Très bien ! clama M. Patpington en riant.
Ses petits talons grassouillets battaient le sommier. Il lança soudain vers Hopkins un doigt oratoire.
- Quand j'étais invisible..., commença-t-il d'un air important.
Cette phrase-là, Hopkins saisit sur-le-champ qu'il l'entendrait plus d'une fois, jusqu'à ce que l'oncle fût pour toujours privé de la parole. Mais il aimait tant M. Patpington qu'il souhaita l'entendre, cette phrase, jusqu'à ce que lui, Hopkins, fût pour toujours privé de l'ouïe.
Source: http://www.bmlisieux.com/archives/renard01.htm