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Pantruche suite

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Pantruche de Tristan Bernard 2°partie La Girafe, le Perroquet, la Sarigue et les deux EmployĂ©s de la Compagnie des Omnibus FABLE Deux employĂ©s, « ayant un sur leur casquette », Un jeudi de l'Ascension, De la place de la Roquette, S'en vinrent au Jardin d'Acclimatation. C'Ă©taient deux plaisantins de dangereuse espĂšce; Leur raillerie Ă©tait Ă©paisse. Ils accablaient les batraciens Avec des jeux de mots un peu trop anciens, Daubaient sur l'Ă©lĂ©phant et sur le dromadaire. Nul animal n'Ă©tait soustrait A ces lazzis sans intĂ©rĂȘt Qu'eĂ»t rĂ©cusĂ©s le plus stupide hebdomadaire. De vrai, quelque rustaud, natif de Barbizon, Son esprit fĂ»t-il mort et sa verve tarie, Eut moins vulgairement plaisantĂ© l'otarie Ou narguĂ© le morne bison. Ils vinrent jusqu'au parc ou Girafe, ma mie, Hausse son chef pensif et plein de bonhomie. « Oh! le sot animal! Mais Ă  quoi donc sert-il? » ClamĂšrent d'une voix ces esprits terre-Ă - terre. Argument vraiment peu subtil Et bassement utilitaire. La girafe au long col ne leur rĂ©pondit rien. Poursuivant leur chemin, les deux grossiers compĂšres S'Ă©gayĂšrent encore aux dĂ©pens d'un saurien Et de trois paisibles vipĂšres. Un perroquet ensuite excita leur humour. Puis, Ă  la fin, ce fut le tour De sir Jack Kanguroo et de dame Sarigue. Ce flot d'absurditĂ©s sans digue, MĂȘme pour un indiffĂ©rent, Etait tellement Ă©coeurant Que dame Autruche, oyant cette racaille. Vomit le dĂ©mĂȘloir d'Ă©caillĂ© Et le trousseau de clefs qu'elle allait digĂ©rant. Le soir amĂšne enfin la trĂȘve. Pour rentrer au logis, le couple s'en alla. Or, il advint, qu'Ă  quelque temps de lĂ , Le syndicat vota la grĂšve. Cocher et conducteur, contrĂŽleur et cĂŽtier. Chacun se souleva. Descendant de son coche. Le cocher dignement rendit son fouet altier Et le conducteur sa sacoche. Les contrĂŽleurs, d'un air grave de sĂ©nateurs, Rendirent leur sifflet d'Ă©bĂšne Et le petit machin que, d'un geste de haine, Ils enfoncent dans le papier des conducteurs. Or, Ă  la prĂ©fecture, on n'en mĂšne pas large. Monsieur LĂ©pine est aux abois. De ce service urbain va-t il prendre la charge Avec le sergent Hoff et les gardes du bois ? DĂ©jĂ , des voyageurs farouches Envahissent les bateaux-mouches. Mais ces bateaux, malgrĂ© leur bonne volontĂ©, Ne peuvent atterrir devant la TrinitĂ©, Et ne desservent maintes rues Que dans les cas de fortes crues. Donc, nos deux compagnons, renommĂ©s tapageurs, S'en vinrent au matin, au parvis Saint-Eustache, Riant d'avance en leur moustache De l'Ă©moi des sergots et des bons voyageurs. Mais leur surprise fut extrĂȘme. L'un des deux cria : « M... » et l'autre : « Caramba » Ce spectacle imprĂ©vu les rendit plus baba Que feu Ali-Baba lui-mĂȘme. Un trĂšs vĂ©nĂ©rable Ă©lĂ©phant Gonflait ses formes idĂ©ales Entre deux brancards, Ă  l'avant De l'omnibus Ivry-Les-Halles. Venus de Belleville et du quartier Gaillon Des curieux faisaient une affluence Ă©norme Tout autour de la plate-forme. LĂ , madame Sarigue, Ă  l'oreille un crayon, Agitait de sa patte frĂȘle Une sacoche naturelle OĂč tintait un joyeux billon. La stupĂ©faction fut soudain gĂ©nĂ©rale, Quand la Girafe avec lenteur Promena le long de la haute impĂ©riale, Au bout de son grand col un museau quĂ©mandeur. Cependant que, joignant sa parole Ă  ce geste, Un perroquet de Bilbao, Criait d'en bas de sa voix preste : (( Pas d'correspondances, lĂ -haut? » Cette aventure prouve, entre mille aventures, Que le Seigneur est trĂšs intelligent Et que, par consĂ©quent, Faut pas chiner ses crĂ©atures. C'est-il lui, ou bien vous, l'Eternel, jeune sot? Alors c'est toujours lui qu'aura le dernier mot. PublicitĂ© dans les Salons Quel testimonial, pour un article de toilette, pour un mĂ©dicament, ou pour un tricycle nouveau modĂšle, vaut mieux que la simple affirmation d'un homme du monde, affirmation Ă©mise nĂ©gligemment, dans un salon ami, en prĂ©sence d'une sociĂ©tĂ© de gens Ă©lĂ©gants? Si cette attestation est rĂ©pĂ©tĂ©e quelques jours aprĂšs, devant le mĂȘme auditoire, par un autre homme du monde, Ă©galement bien posĂ©, il n'en faut pas davantage pour lancer tout Ă  fait le produit dont on a cĂ©lĂ©brĂ© les qualitĂ©s. C'est ce qu'a trĂšs bien compris l'Agence de PublicitĂ© dans les salons, la plus ancienne des agences de ce genre, celle qui possĂšde le meilleur personnel de mondain. Quelques mots sur le fonctionnement de cette intĂ©ressante entreprise. Tous les jours, de quatre Ă  six, les clubmen affiliĂ©s se rendent au siĂšge social, oĂč se distribue la liste des produits qu'il s'agit de vanter dans deux, trois ou quatre salons. Le tarif ordinaire est d'un louis par article et par salon. Mais on a vu des gens du monde, d'une situation sociale trĂšs Ă©levĂ©e, toucher jusqu'Ă  vingt-cinq louis pour un seul article et pour un seul salon. Une fois en possession de sa liste, l'homme du monde a quelques heures devant lui pour rĂ©flĂ©chir sur le tour qu'il lui faudra donner Ă  ses propos, chercher son entrĂ©e en matiĂšre pour parler d'un certain vernis Ă  chaussures, puis une transition pour entamer l'Ă©loge de tel ou tel sinapisme. Quand le comte de N... tombe au milieu d'une belle discussion sur les forces navales de l'Italie, il lui faut une grande habitude du monde et un rĂ©el talent de causeur pour faire venir la conversation sur la lessiveuse Babou, et surtout pour expliquer comment il a Ă©tĂ© amenĂ© Ă  en expĂ©rimenter les qualitĂ©s nombreuses. Car on voit mal ce moderne Brummel quitter sa longue redingote pour se mettre Ă  nettoyer des camisoles ou des langes de petit enfant. A cĂŽtĂ© du clubman faiseur de boniment il y a l'homme du monde inspecteur, prĂ©sentant de hautes garanties d'honorabilitĂ©, et chargĂ© du rĂŽle dĂ©licat de faire des tournĂ©es dans les divers salons, pour veiller Ă  ce que les gentlemen affiliĂ©s s'acquittent de leur mission avec la conscience dĂ©sirable. L'inspecteur entre dans le salon, s'approche de vous ou de moi, lie connaissance, nous offre parfois de quoi fumer, et nous dĂ©signant un des assistants, nous demande d'un ton dĂ©gagĂ© : — N'est-ce pas ce monsieur qui parlait tout Ă  l'heure de la poudre de riz Corinthienne? Et comme nous esquissons un geste de dĂ©nĂ©gation vague — Vous ĂȘtes ici depuis longtemps? interroge l'inspecteur, comme pour parler d'autre chose. — Depuis une heure et demie Ă  peu prĂšs. Notre interlocuteur est fixĂ©. Il s'approche discrĂštement du clubman dĂ©linquant, et lui glisse dans l'oreille.Vous n'avez pas parlĂ© de la poudre Corinthienne? Huit francs d'amende. L'Agence mondaine de publicitĂ© traite parfois de belles affaires. C'est ainsi qu'elle a derniĂšrement affermĂ© pour six mille francs le nez du major H... Voici l'avantage de cette petite opĂ©ration. Un clubman affiliĂ© se trouve dans un salon avec le major H...,et lui fait les compliments les plus vifs sur la blancheur de son nez. - Eh bien! mon cher, rĂ©pondit le major H..., vous me croirez si vous voulez: mais, il n'y a pas six mois, ce nez Ă©tait littĂ©ralement couvert de points noirs! — Et serait-il indiscret de vous demander comment vous ĂȘtes arrivĂ© Ă  l'en dĂ©barrasser d'une façon aussi complĂšte ? — Mais tout simplement par l'emploi de la pĂąte Trafalgar qui, en moins de six semaines, a donnĂ© Ă  mon nez cette blancheur que vous admirez tant ! Les Poissons des grands lacs d'Afrique Le Blafard a plus de noms et plus de titres qu'un Grand d'Espagne : mais il ne les porte pas simultanĂ©ment. Voyageant dans les montagnes de Suisse, il prit le nom de Roger d'Andermatt, Ă  cause de la beautĂ© du site. Mais aux rĂ©gates de Cowes, il s'appelait le comte de Draguignan, et quand je le rencontrai Ă  Ostende, il venait justement de s'approprier le titre de prince d'Ermepachy tombĂ© en dĂ©shĂ©rence. Il parodia Ă  ce propos un mot cĂ©lĂšbre : « Jamais le prince d'Ermepachy ne se souviendra des services pĂ©cuniaires rendus au comte de Draguignan. » Ayant suffisamment voyagĂ©, il acheta un cabinet d'affaires et s'Ă©tablit Ă  Paris. Bien qu'il affecte un Ă©lĂ©gant nonchaloir, Le Blafard est un homme d'action, qui se prĂ©occupe avant tout de vendre la peau de l'ours et d'en toucher le montant. Si la Providence veut que par la suite l'ours soit mis par terre, il est toujours temps de trouver un second acquĂ©reur. Par un beau matin de mai, comme il cĂŽtoyait le Code en compagnie d'un ami, il vit venir Ă  lui un homme intelligent qui lui proposa une grande entreprise : la vente en gros des poissons des grands lacs d'Afrique. Le Blafard eut tĂŽt fait d'installer, en plein boulevard, une superbe boutique oĂč, chaque matin, des brochets, des carpes, des tanches, amenĂ©s vivants dans des caisses d'eau douce, Ă©taient exposĂ©s Ă  la devanture. Les poissons des grands lacs d'Afrique ressemblent d'ailleurs beaucoup Ă  ceux de la Marne. On prĂ©para pour l'Ă©mission une belle liste, oĂč figuraient des chevaliers, des officiels, et mĂȘme des commandeurs d'industrie. Le Blafard rĂ©solut, Ă  ce propos, de se procurer le ruban rouge. Le Blafard se disposa Ă  obtenir sa croix par une habile pression sur l'opinion publique. Il acheta une main de papier ministre et couvrit la premiĂšre feuille d'une pĂ©tition ainsi conçue : « Monsieur le Directeur des Postes et TĂ©lĂ©graphes, « Les habitants du quartier Saint-Athanase, quartier commerçant par excellence, oĂč l'heure du courrier est gĂ©nĂ©ralement trĂšs chargĂ©e, vous prient instamment de reculer de quinze et, si possible, de trente minutes la derniĂšre levĂ©e des boĂźtes postales. « Veuillez, etc. » Tous les habitants du quartier donnĂšrent leur adhĂ©sion, par besoin rĂ©el ou par indiffĂ©rence. Le Blafard eut sa main de papier couverte de onze mille signatures.Il enleva alors purement la premiĂšre page, et la remplaça par une requĂȘte rĂ©digĂ©e en ces termes : « Monsieur le Ministre du Commerce, « Habitants du quartier Saint-Athanase, nous prenons la libertĂ© de signaler Ă  Votre Excellence la noble conduite d'un de nos concitoyens, M. Orner-Albin Le Blafard. Depuis les longues annĂ©es qu'il vit au milieu de nous, M. Le blafard s'occupe avec un zĂšle infatigable d'une quantitĂ© d'oeuvres philanthropiques. " Fondateur des SociĂ©tĂ©s chorales d'octogĂ©naires, prĂ©sident de la fameuse Ligue de protection des parents martyrs, M. Le Blafard est I objet de notre admiration constante. Qu'un dĂ©cret rie vous attache la croix sur sa poitrine, et .22.000 mains d'Ă©lecteurs frappĂ©es en cadence. salueront celte oeuvre de justice. » Veuillez, etc. Suivent les 1 4.000 signatures Le ministre envoya des commissaires enquĂȘteurs qui dĂ©jeunĂšrent chez Le Blafard et rapportĂšrent dans leurs poches la conviction intime que Le Blafard Ă©tait un homme gĂ©nĂ©reux. La nomination parut Ă  l'Officiel, on prĂ©para les prospectus, et les poissons des grands lacs d'Afrique continuĂšrent Ă  affluer dans les eaux de la Marne par des conduits souterrains. En Sabots Le duc de Sableplein fit un soir son petit compte de caisse, et s'aperçut que des biens paternels, manoir ancestral et terres du Languedoc, il lui restait un bon de poste de quatre francs et deux billets de tombola. Et cependant, autour de lui. s'Ă©levaient, comme d'insolents donjons, les hautes fortunes des parvenus, arrivĂ©s Ă  Paris en sabots. Un tel, arrivĂ©e Paris en sabots avait rĂ©alisĂ© des millions en louant chaque soir, Ă  tous les directeurs de thĂ©Ăątre du monde des appareils brevetĂ©s pour la claque mĂ©canique. Tel autre, venu Ă  Paris en sabots, avait constaĂ© lesexcellentes propriĂ©tĂ©s purgatives de l'eau de Seine. Il s'Ă©tait installĂ© Ă  Vienne, oĂč il avait vendu cette eau de Seine en flacons. Il la fabriquait d'ailleurs sur place, avec de l'eau du Danube, des dessous de bras en caoutchouc et de vieux microbes. Et le duc de Sableplein dont, depuis des temps reculĂ©s, les ancĂȘtres Ă©taient toujours arrivĂ©s Ă  Paris dans de somptueux carrosses, le duc de Sableplein n'avait Ă  lui que quatre francs en bon de poste et deux billets de tombola. Alors, il rĂ©solut de s'acheter avec ses quatre francs une paire de sabots rustiques et de sortir, lui. de Paris, en sabots. VĂȘtu d'un costume de voyage et chaussĂ© de sabots en bois blanc, le duc de Sableplein est sorti de Paris par la porte de Flandre. Faute d'une publicitĂ© suffisante, cette manifestation passa d'ailleurs, totalement inaperçue. AprĂšs avoir traversĂ© des banlieues et des banlieues, le duc s'arrĂȘta au bord d'une riviĂšre, et se prit Ă  rĂ©flĂ©chir sur l'inanitĂ© de sa protestation, et sur l'incurable tristesse de sa position sociale. Puis, il prit un de ces bains froids qui durent trĂšs longtemps,et d'oĂč l'on sort, quand on en sort, un peu tumĂ©fiĂ© et en assez vilain Ă©tat. Le duc de Sableplein est entrĂ© dans l'au-delĂ  en sabots. Il sera le Parvenu des FĂ©licitĂ©s Eternelles, si dit vrai l'Ecriture. Les aimables Causeurs des salons Je venais de faire reprĂ©senter Ă  l'Ambigu mon grand drame en six actes : Le Secret du Marchand de gaufres. J'avais donc maintenant un petil renom dans le inonde littĂ©raire. Aussi, ne m'Ă©tonnai je point quand mon ami Z..., dĂ©lĂ©guĂ© par la comtesse Ăźle Bonnepoire, me demanda de bien vouloir accepter Ă  dĂźner chez celle noble dame, le samedi de la semaine qui suivrait. DĂźner chez [a comtesse de Bonnepoire, en compagnie d'Ă©crivains rĂ©putĂ©s, de notables mĂ©decins et de dislinguĂ©s hommes de guerre, c'Ă©tait pour le petit renom dont il est parlĂ© plus haut une vĂ©ritable consĂ©cration. - Heu! fis je. pour ne pas accepter trop vile. La semaine prochaine, je serai bien pris. - C'est comme vous voudrez, rĂ©pondit Z... Mais il me semble qu'un bon diner, un cachet de quarante francs et des cigares Ă  discrĂ©tion, ça n'est jamais Ă  dĂ©daigner. Au jour dit. je me rendis chez la comtesse, oĂč je trouvai divers personnages illustres : Victor Cherbuliez, qui touchait 45 francs, Alphonse Allais. 70 francs par sĂ©ance. Camille Saint-SaĂ«ns, au mois. Plus divers mĂ©decins. 30 francs en temps ordinaire et 120 francs pendant les Ă©pidĂ©mies (car, en ces moments, leur conversation devient passionnante). Ce n'Ă©tait pas la saison des peintres, qui, Ă  cette Ă©poque de l'annĂ©e, n 'avaient gĂ©nĂ©ralement aucune saveur. Je ne perdis pas ma soirĂ©e. Comme j'avais franchement Ă©gayĂ© mon coin de table par des plaisanteries des plus spirituelles, le maĂźtre de la maison fut satisfait et me pria de revenir toutes les quinzaines. De plus, Victor Cherbuliez me fit connaĂźtre un autre monsieur qui donnait des dĂźners et qui, lui. pouvait se permettre de rĂ©munĂ©rer trĂšs largement ses convives de marque. Il faisait, en effet, payer les places Ă  ses invitĂ©s, moins notoires. Les places d'honneur, au milieu, coĂ»taient quarante francs, et les places du bout de la table un louis seulement. Tous ces invitĂ©s payants Ă©taient d'ailleurs fort convenables, et quelques-uns mĂȘme avaient tout Ă  fait grand air. Pourtant, de lĂ©gers murmures coururent dans l'assistance quand on prĂ©vint que Sully-Prudhomme ne pouvait venir ce jour-lĂ . On prĂ©senta Ă  sa place M. de Bornier, qui n'avait pas Ă©tĂ© annoncĂ© dans les invitations. Personne ne redemanda son vestiaire, et personne ne s'en repentit, car M. de Bornier fut Ă©tincelant. Ludovic HalĂ©vy Ă©tait aussi de la fĂȘte. Mats j'appris qu'on le demandait surtout dans les bals blancs. Quant Ă  Armand Silvestre et Ă .Jules LemaĂźtre, ils «faisaient» plus particuliĂšrement les banquets d'anciens Ă©lĂšves. Trois fois la semaine, ils allaient remĂ©morer des souvenirs d'enfance, choquer leurs verres avec des messieurs qu'ils appelaient leurs condisciples, et boire Ă  la prospĂ©ritĂ© des diverses boĂźtes oĂč, jamais d'ailleurs, de leur noble vie, ils n'avaient fichu les pieds. Le roi Dagobert Le bon roi Dagobert entendit un jour comme un gros bruit d'abeilles. C'Ă©tait le peuple qui murmurait. Saint Eloi, toujours bien informĂ©, expliqua les murmures : « Le peuple, excitĂ© par des meneurs, se plaignait de la monarcliie absolue. » — C'est bon, rĂ©pondit le roi, je vais leur donner une Constitution. Mais l'autocrate saint Eloi refusa d'associer son nom Ă  cette politique. Saluant son roi avec un sourire amer, il s'Ă©loigna et rentra dans la vie privĂ©e. On procĂ©da Ă  des Ă©lections de dĂ©putĂ©s. Des professions de foi s'inscrivirent Ă  la pierre noire sur la façade dos maisons, le vin coula abondamment dans les auberges, durant que des hĂ©rauts, dans les carrefours, criaient les noms et qualitĂ©s des candidats. Le Parlement, une fois Ă©lu, s'assembla. Ce fut un beau spectacle. Quand ses enfants avaient Ă©tĂ© sages, le bon roi les conduisait Ă  la salle des sĂ©ances, oĂč les dĂ©putĂ©s s'entr'arrachaient la barbe, rudoyaient les cĂŽtes el dĂ©voraient les narines. Or, l'Ă©vĂ©nement prĂ©vu arriva. Un matin, le bon roi Dagobert enfila sa culotte Ă  l'envers, et, de la sorte accoutrĂ©, prĂ©sida le conseil des ministres. Du temps que Dagobert Ă©tait un bon tyran, saint Éloi eĂ»t coupĂ© court Ă  l'incident, en disant Ă  son maĂźtre : Sire, votre majestĂ© est mal culottĂ©e. Mais saint Éloi et ses amis politiques grossissaienl dĂ©sormais le parti des mĂ©contents. On put lire en grosses lettres sur les manuscrits de parchemin qu'on vendait le soir, au coin des rues : UN SCANDALE AU PALAIS UNE MAJESTE MAL CULOTTÉE L'affaire suscita une grosse Ă©motion dans les cercles. Naymes de .Montmartre. Ogier du Vexin et Charibert de Monsouris l'apportĂšrent Ă  la tribune. Mais, aprĂšs discussion, la majoritĂ© servile dĂ©clara que « confiante -en la bonne tenue de l'ExĂ©cutif», elle passait Ă  l'ordre du jour. — Soit! dit saint Eloi. Les voies parlementaires ne nous mĂšnent Ă  rien ; essayons d'autre chose. Des maisons et des palais, enflammĂ©s par une poudre magique, s'effondrĂšrent ou volĂšrent en Ă©clats . — Je suis un bon roi. dit Dagobert. Pourtant, l'intimidation,ça ne prend pas avec moi. Et. enhardi par ses conseillers, non content de laisser sa culotte telle, il retourna sa veste, son bonnet royal et ses pantoufles. Alors, d'autres maisons s'enflammĂšreni de plus belle. Mais je ne puis vous on dire davantage, la page de mon prĂ©cis d'histoire s'Ă©tant arrĂȘtĂ©e lĂ . La Rixe Sur le boulevard de ChĂ ronne, Henri, dit Pelle Ă -Feu. et Auguste, dit Gustave, en sont venus aux mains. Et, malgrĂ© le froid, une assemblĂ©e nombreuse de personnes oisives ou occupĂ©es suit les pĂ©ripĂ©ties de la bataille. Si aucun pari ne s'engage sur son issue, c'est que l'angoisse de la lutte suffit Ă  passionner les spectateurs. Les premiers coups parĂ©s assez habilement les deux adversaires, Ă  peine touchĂ©s, ont repris du champ pour un assaut dĂ©cisif. El les coeurs battent Ă  voir ces quatre yeux se regarder si terriblement qu'il y en aura sĂ»rement tout Ă  l'heure au moins deux de pochĂ©s, et aussi Ă  entendre grincer ces .dents blanches dont l'effectif ne sortira point indemne d'une telle aventure. Ils s'Ă©lancenl l'un contre l'autre avec une si violente furie que les plus timides parmi les spectateurs, conçoivent le projet de les sĂ©parer; mais ils n'y donnent aucune suite. Depuis quelques instants, je m'Ă©tais mĂȘlĂ© Ă  la foule jesorlais de mon usine de Charonne et j'avais rĂ©solu de faire quelques pas sur le trottoir en attendant ma voiture, Je fendis brusquement les rangs iu public et je m'avançai dans le champ clos, oĂč je lis tout de suite sensation, avec mes larges favoris noirs et ma haute stature. Flegmatiquement, je remis ma canne Ă  un des assistants et je me dĂ©pouillai de ma pelisse de fourrure, que je remis Ă  un autre. MĂ©thodiquement, je saisis Pelle Ă  Peu par l'Ă©paule droite et Auguste, dit Gustave, par l'Ă©paule gauche. Et comme, mĂ©contents d'ĂȘtre interrompus, ils paraissaient se rebiffer, j'envoyai d'un coup de poing Gustave Ă  six mĂštres, et d'un autre coup de poing Pelle Ă  peu prĂšs Ă  six mĂštres cinquante (environ). Ce bel exemple de force physique enthousiasma les spectateurs, qui m'acclamĂšrent avec un touchant ensemble, Ă  l'exception toutefois des deux gentlemen qui dĂ©tenaient ma canne Ă  pomme d'or et ma pelisse de fourrure, et qui, blasĂ©s sans doute sur ce genre de spectacle, s'Ă©taient en allĂ©s avant la fin. PĂ©ripĂ©ties Mon oncle GuĂȘpier achetait Ă  bas prix de vieilles descentes de lit, peaux d'ours ou peaux de loups Il en doublait des pardessus qu'il revendait comme de riches pelisses au monde Ă©lĂ©gant de Francfort-sur-le-Mein. Il revint en France avec deux millions qui n'avaient pas d'odeur et qui fleuraient pourtant aussi bon , pour nos nez avides, que toutes les roses du Bengale. Mes frĂšres et moi, nous avions Ă  cette Ă©poque, rue Lafayette,au quatriĂšme Ă©tage, un bureau de banque et d'affaires qui s'appelait le « Comptoir de la navigation lacustre. Il n'y venait d'ailleurs pas plus de navigateurs ni de personnes ayant un rapport quelconque avec la navigation que si c'eĂ»t Ă©tĂ© un comptoir spĂ©cialement consacrĂ© aux aĂ©ronautes. Nous y passions scrupuleusement trois heures le matin et trois heures l'aprĂšs-midi. Et on ne s'ennuyait pas trop. Car nous avions tous les jours Ă  deviner, dans les quotidiens, un bon nombre de mots carrĂ©s, de mots en Ă©toile et de problĂšmes chiffrĂ©s. Le temps de chercher les solutions, qu'il fallait envoyer par la poste, l'heure du dĂźner arrivait assez vite. Je vois encore au mur un portrait de steamer de la ligne Clinard et un tableau des piĂšces de monnaie Ă  refuser, qui ne fut jamais consultĂ© que par dĂ©soeuvrement. Notre oncle GuĂȘpier, par un mot rapide, nous annonçait son arrivĂ©e et nous priait de venir le voir, au plus tĂŽt, dans un appartement meublĂ© qu'il occupait provisoirement rue d'Amsterdam. Nous nous dĂ©cidĂąmes Ă  y aller tous les trois, et nous laissĂąmes fermĂ© pour un jour le Comptoir de la navigation lacustre. "C'est justement parce que nous serons sortis qu'il viendra du monde aujourd'hui," disait mon frĂšre Adrien. Personne d'ailleurs ne vint non plus ce jour-lĂ . Nous embrassĂąmes le frĂšre de notre mĂšre sur sa rude barbe blanche. Il Ă©tait gros, bon vivant et affable. Son cou apoplectique rayonnait comme l'aurore de notre fortune prochaine. Mais nous fĂ»mes fort dĂ©sappointĂ©s quand notre oncle GuĂȘpier nous prĂ©senta une jeune Allemande, sĂšche et rousse, que, sans dire gare, il avait Ă©pousĂ©e huit jours auparavant. Nous fĂźmespourtant bonne figure Ă  cette personne. L'oncle nous paya un bon dĂźner dans un restaurant voisin. Et, les bons vins aidant, nous nous consolĂąmes peu Ă  peu de son mariage. L'hĂ©ritage, sans doute, risquait fort de nous Ă©chapper. L'oncle cependant, jusqu'au jour de sa mort, avait le temps de nous rendre diffĂ©rents services. Car, bien qu'il n'eĂ»t jamais rien demandĂ© Ă  personne (et pour cause), le Comptoir de la navigation lacustre se fĂ»t accommodĂ© d'une subvention. Le lendemain, nous apprĂźmes Ă  notre rĂ©veil que l'oncle Guepier Ă©tait mort dans la nuit. Nous nous empressĂąmes de nous rendre rue d'Amsterdam oĂč notre tante, le visage gonflĂ© de larmes , gĂ©missait en allemand. Sans avoir l'air de rien, nous eĂ»mes tĂŽt fait d'apprendre que l'oncle Ă©tait mort sans testament. Nous Ă©tions ses hĂ©ritiers directs. Nous dĂ©cidĂąmes sur l'heure que le Comptoir s'appellerait prochainement (( Comptoir gĂ©nĂ©ral )) et qu'il s'occuperait de la navigation lacustre, fluviale et maritime. L'excellent oncle laissait prĂšs de deux millions (des actions mines, un fonds de chapellerie Ă  Strasbourg et une maison publique Ă  Francfort). La petite femme n'avait rien de tout ceia. Mais nous ferions certainement quelque chose pour elle. On lui paierait son voyage pour retourner dans sa famille et on Iui laisserait prendre avec elle un certain nombre d'objets mobiliers. — Faites bien attention! nous dit un Jurisconsulte. Tout n'est pas fini et vous n'avez pas encore l'hĂ©ritage. S'il naissait un enfant posthume? — Le bonhomme Ă©tait bien vieux, objectai-je. — Mais la petite femme est jeune. Elle a dix mois devant elle pour s'adjoindre un petit hĂ©ritier qui, sous l'oeil ironique de la loi, s'appropriera les deux millions de Monsieur votre oncle. DĂšs le lendemain, du matin jusqu'au soir, nous entourĂąmes de prĂ©venances et d'une surveillance habile la tante GuĂȘpier. De huit heures Ă  minuit il y avait toujours quelqu'un de nous trois chez elle, en permanence. On lui offrait son bras, si elle voulait faire un tour de promenade. Et rĂ©guliĂšrement, chaque nuit, nous faisions le guet Ă  sa porte. Aucun symptĂŽme, heureux pour elle, alarmant pour nous, ne se rĂ©vĂ©la pendant les premiĂšres semaines. Aussi, au bout d'un mois et demi, relachĂąmes-nous de notre surveillance. La tante allemande ne paraissait pas disposĂ©e Ă  mal faire et, d'ailleurs, il Ă©tait dĂ©sormais diffieile que l'enfant usurpateur arrivĂąt dans les dĂ©lais. Nous n'allĂąmes plus rue d'Amsterdam qu'une ou deux fois par semaine. Nous Ă©tions trĂšs prĂ©occupĂ©s par certaines difficultĂ©s de la succession. Quant au Comptoir de la navigation, il commençait Ă  prospĂ©rer. Nous fĂźmes une affaire de soixante-quinze francs avec un monsieur qui s'Ă©tait trompĂ© de porte. Et, pour ouvrir une comptabilitĂ© spĂ©ciale, nous achetĂąmes Ă  cette occasion pour cent cinquante francs de fournitures de bureau. Il y avait cinq mois que l'oncle Ă©tait mort, et les formalitĂ©s de la succession Ă©taient loin d'ĂȘtre terminĂ©es. La maison publique de Francfort compliquait la situation d'une façon terrible. Elle appartenait pour un tiers au dĂ©funt, pour un autre tiers Ă  une principautĂ© d'Allemagne, et pour le reste, Ă  des hĂ©ritiers mineurs. A ce moment, il vint de la rue d'Amsterdam des bruits alarmants. Depuis quelques semaines, la petite Allemande Ă©tait sujette Ă  des malaises assez frĂ©quents. Elle portait des peignoirs lĂąches (elle Ă©vitait de sortir en taille. Mais nos calculs nous rassuiraient : il n'arriveraii pas Ă  temps. Neuf mois et demi se sont Ă©coulĂ©s depuis la mort de l'oncle GuĂȘpier, et les affaires de la succession se rĂ©gularisent peu Ă  peu. Nous allons, d'ici peu de temps, entrer en possession, et le Comptoir de la navigation s'installera en plein boulevard. La tante allemande nous inquiĂšte un peu. Elle est Ă©videmment mal conseillĂ©e. MalgrĂ© sa grossesse, elle fait toutes sortes d'excentricitĂ©s; on a Ă©tĂ© jusqu'Ă  dire qu'elle montait Ă  bicyclette. Voudrait-elle, au pĂ©ril de sa vie, hĂąter la venue de notre pseudo-cousin? Une vieille bonne Ă  nous, que nous avons placĂ©e chez elle, nous envoie un jour un tĂ©lĂ©gramme : (( Madame GuĂȘpier a Ă©tĂ© prise des douleurs ce matin. » On arrive tous les trois rue d'Amsterdam. C'est par une lourde aprĂšs-midi d'aoĂ»t. Dans la salle Ă  manger de vieux chĂȘne, un Allemand, maigre et barbu, est assis prĂšs de la table. Est-ce le frĂšre, est-ce le cousin de notre tante? Serait-ce l'ami complaisant qui est intervenu pour nous dĂ©possĂ©der? Nous nous saluons poliment. Chacun de nous s'assied dans son coin, et l'on attend. A intervalles rĂ©guliers, de grands cris s'Ă©lĂšvent dans la chambre voisine. Nous attendons deux grandes heures. Parfois, la porte s'entr'ouvre et nous apercevons le mĂ©decin en bras de chemise, les manches retroussĂ©es. Les cris sont plus rapprochĂ©s et plus violents. La vieille bonne ouvre enfin la porte. — Un garçon, dit-elle. Et elle ajoute : — Il est mort. Je la suis Ă  la cuisine : — Il est mort, mais est-il nĂ© viable? S'il n'est pas nĂ© viable., c'est important pour nous. — Il ne pouvait pas vivre, dit la vieille femme qui faisait chauffer de l'eau; il avait le gosier bouchĂ© et un nez de cochon. Je rentre gravement dans la salle Ă  manger et, parlant dans mes dents, je dis Ă  mon frĂšre Adrien : (( Il avait le gosier bou- chĂ© et un nez de cochon. » Puis je dis de mĂȘme Ă  mon frĂšre Lambert : (( Pas nĂ© viable. Gosier bouchĂ©. Nez de cochon. » Tous deux comprennent, maĂźtrisent leur joie et inclinent la tĂȘte d'un ton grave. Les gĂ©missements continuent. MĂȘme aprĂšs ta dĂ©livrance, elle souffre encore, la petite Allemande, pour qui nous avons maintenant une pitiĂ© attendrie,.et Ă  qui, malgrĂ© ses mauvaises intentions, nous ferons certainement une petite rente, pour la rĂ©compenser d'avoir mis au monde un enfant aux narines bouchĂ©es, avec un groin de cochon. Les cris redoublent. Ils sont effroyables. (( Ah! la pauvre femme! » disent ensemble les trois directeurs du Comptoir de la navigation. Mais quelle est cette autre voix aigre? Pourquoi la porte s'ouvre-t-elle brusquementi? Nous nous prĂ©cipitons vers la vieille bonne. — Il vient d'eji arriver un autre! souffle t-elle. Entendez-le qui piaille! Il est bien vivant, celui-lĂ ! La Foire aux pains d'Ă©pices Quand nous eĂ»mes quittĂ© mon oncle, chez qui nous avions dĂźnĂ©, le Blafard me paya le cafĂ© Ă  la brasserie voisine; puis nous nous dirigeĂąmes vers la Foire aux pains d'Ă©pices (c'est moi qui payai le tramway). Le Blafard me fit les honneurs du diorama. Moi, je lui offris le rat de douze kilos. En revanche, ce fut aux frais de mon ami que je touchai le gros mollet de la dame colosse. Nous faisions montre, l'un et l'autre, d'un dĂ©tachement de grand seigneur dans ee mĂ©ticuleux assaut de politesses. Mais c'Ă©tait entre nous un accord tacite pour mĂ©priser tous les spectacles qui coĂ»taient plus de dix sous. Comme c'Ă©tait mon tour de rĂ©gler, J'avisai avec empressement une modeste petite baraque, et je parus trĂšs allĂ©chĂ© (entrĂ©e : vingt-cinq centimes) par cette mirifique enseigne : Venez voir la huitiĂšme merveille du monde. La foule estimait probablement que c'Ă©tait assez de sept merveilles pour un vieux monde tel que le nĂŽtre, car nous nous trouvĂąmes seuls. Le Blafard et moi, Ă  l'intĂ©rieur de la baraque, devant un rideau d'andrinople usĂ©. Soudain, sortant d'on ne sut jamais oĂč, un monsieur mal vĂȘtu apparut Ă  nos cĂŽtĂ©s. Il avait une voix fort Ă©raillĂ©e (sans doute Ă  cause d'un sabre avalĂ© de travers). Il Ă©carta le rideau d'andrinople, et qu'aperçûmes-nous dans une solide cage de fer? Un paisible vieillard, en habits de ville, assis sur une chaise de paille, les deux mains croisĂ©es sur un parapluie vĂ©nĂ©rable. — Habitants des villes et des campagnes, s'Ă©cria l'humble barnum, riverains des fleuves et des marais, fonctionnaires maladifs, bourgeois casaniers et joyeux loups de mer, nous ne venons pas vous exhiber ici des hommes sauvages, car vous en avez assez vus. Et le beau miracle, vraiment, de se nourrir de viande crue! Nous en mangeons tous, de la viande crue, par ordonnance de notre mĂ©decin, ou par incurie de notre cuisinier. Le rare, messieurs, le prodigieux, mesdames, serait de manger de la viande cuite Ă  point. Honorables assistances, le phĂ©nomĂšne que nous avons l'hon neur de vous prĂ©senter ici, est un phĂ©nomĂšne unique, justement dĂ©nommĂ© : la huitiĂšme merveille du monde, par toutes les sociĂ©tĂ©s savantes. Voyage en Orient 16 mars. — Quand Roger et ses compagnons eurent visitĂ© la Palestine, ils traversĂšrent l'interminable plaine de GĂŽr, et s'arrĂȘtĂšrent pour mĂ©diter, tel le voyageur lĂ©gendaire, devant les ruines violettes de Gandourah. Ils virent aussi l'enclos de briques noires oĂč les fßÚres tribus AmalĂ©cites se lamentĂšrent jadis sous la colĂšre d'IahvĂš-CĂ©baoth, L'EIohim des Elohim, le seul Elohim, celui qui n'Ă©tait pas au coin du quai. Puis, ayant pris conseil de ses compagnons, Roger rĂ©solut de s'acheminer vers le Sud, oĂč croissaient les oliviers rouges et les gigantesques bananiers de l'Arabie heureuse. 19 mars. — Ils suivaient, au trot allongĂ© de leurs chevaux arabes, la blanche route d'Oussor-MĂ©nĂ©i. DerriĂšre eux, sur quatre maigres chameaux au poil fauve, venaient quatre Circas siennes, fournies par une agence anglaise, dont un eunuque Ă  cheval portait les initiales sur sa casquette cirĂ©e. De grands palmiers, bĂ©nisseurs immobiles, bordaient le chemin silencieux. — Les voyageurs s'abreuvaient largement d'eau-de-vie de grain et d'une liqueur du pays, le ratĂ©i, qui ressemble Ă  de la chartreuse bleue. Ils Ă©taient donc ivres, la plupart du temps, comme des cochons de MĂ©sopotamie. Aussi s'Ă©garaient-ils frĂ©quemment dans de mauvaises routes. Quittant LouscatĂšh, ils tournĂšrent pendant trois jours dans une petite Ă©tendue de sable qu'ils prirent pour un vaste dĂ©sert. Ils Ă©taient Ă©puisĂ©s de fatigue, quand ils firent la rencontre d/un indigĂšne. Celui-ci les conduisit Ă  Kerkaroum oĂč ils connurent enfin, Ă  la joie des habitants, qu'ils se trouvaient dans l'Arabie heureuse. Tous ces Arabes Ă©taient en proie Ă  une douce allĂ©gresse. Ils parcouraient les rues en sautillant et, faisant claquer leurs doigts, ils s'Ă©criaient : « Bath ! Bath ! » Roger, qui savait la langue du pays, demanda a un Arabe : (( Pourquoi ĂȘtes-vous tous si contents? » Et l'Arabe rĂ©pondit : « Parce que nous sommes dans l'Arabie heureuse. » 25 mars, — Avant de quitter Kerkaroum, ils firent visite Ă  l'iman du pays. C'Ă©tait un quinquagĂ©naire de haute taille, dont la barbe Ă©tait noire et drue et les sourcils rasĂ©s. Il Ă©tait trĂšs vĂ©nĂ©rĂ© et rĂ©putĂ© pour sa science. Il avait dix-huit femmes et plus de trois cents enfants. Mais il ne s'Ă©tait pas contentĂ© d'engendrer ses enfants sottement et sans mĂ©thode, ainsi qu'agissent la plupart des imans de l'Arabie heureuse. Il avait dressĂ© des tableaux mĂ©ticuleux, oĂč figuraient l'Ăąge, la hauteur, le tour de taille de ses femmes, leur poids aux diffĂ©rentes Ă©poques de la gestation, l'indication de leur tempĂ©rament, de leurs habitudes, de leur rĂ©gime alimentaire. Il avait Ă©galement dressĂ© d'autres tableaux relatifs au poids et Ă  la taille de ses enfants aux diffĂ©rents Ăąges de la vie. Il se livrait Ă  d'instructives comparaisons sur les enfants consĂ©cutifs d'une mĂȘme mĂšre, et sur des enfants engendrĂ©s Ă  la mĂȘme Ă©poque par le mĂȘme pĂšre et conçus par des mĂšres diverses. Sa principale sagesse consistait d'ailleurs Ă  ne tirer aucune dĂ©duction de ces observations, si passionnantes Ă  recueillir. 29 mars. — Quittant Kerkaroum, les voyageurs gagnĂšrent KerkabĂšh, oĂč ils furent reçus princiĂšrement par un vieil iman vĂ©nĂ©rable, et oĂč les attendait la 'plus curieuse aventure de leur voyage. Roger et ses compagnons furent logĂ©s au palais. Mais, bien que les lits fussent confortables, ils dormirent mal. Car des bruits inquiĂ©tants se faisaient entendre dans les couloirs tor tueux du sĂ©rail. Et par moments on percevait le sifflement d'un cimeterre que quelque homme de garde aiguisait sur une pierre polie. Le lendemain, l'iman fit venir Roger et lui dit ces paroles : (( Tu ne quitteras pas mon pays sans en emporter un souvenir durable. Je donne aujourd'hui une grande fĂȘte en ton honneur. Et je t'ai rĂ©servĂ© une surprise ». Ils se rendirent tous dans une large plaine oĂč des estrades officielles Ă©taient dressĂ©es. L'iman y prit place, ayant Ă  ses cĂŽtĂ©s le voudak, chef de la marine marchande, et le goulayeb, aseptiseur des cure-dents royaux. On avait tracĂ© un chemin au milieu de la plaine, et tous les cent mĂštres environ, le long de ce chemin, se dressait un goubaĂŻ (mĂąt de couleur verte surmontĂ© d'un croissant d'or). Un vadaĂŻ (capitaine) amena Ă  Roger un cheval arabe, riche ment caparaçonnĂ©. — (( Tu vas, si tu veux, dit l'iman enfourcher ce cheval, et, au signal que je donnerai, partir au galop sur ce chemin. Apres un laps de temps fixĂ© par moi Ă  l'avance, le sonneur de trompette que tu vois lĂ , sonnera de son instrument; au moment oĂč la trompette sonnera, il faut que tu ais mis pied Ă  terre, sous peine d'ĂȘtre, Ă  l'instant mĂȘme, livrĂ© au bourreau. Si tu tiens Ă  la vie, il est donc plus prudent de laisser lĂ  ce cheval et de venir t'asseoir prĂšs de moi sur l'estrade, d'oĂč tu suivras le reste de la fĂȘte. Seulement je tiens Ă  te prĂ©venir que si, ayant enfourchĂ© le cheval, tu arrives au premier poteau avant que la trompette ait sonnĂ©, tu toucheras mille sequins d'argent; si tu parviens au deuxiĂšme mĂąt, tu auras dix mille sequins, au troisiĂšme, cent mille; au quatriĂšme, un million, et ainsi de suite, selon la mĂȘme proportion. Mais prends garde Ă  l'appel de trompette. Roger n'hĂ©sita pas. Il se dit qu'il atteindrait sans pĂ©ril le deuxiĂšme poteau. Il mettrait pied Ă  terre et se contenterait d'emporter dix mille sequins (un peu plus de dix mille francs de notre monnaie). Il Ă©peronna son cheval et, sous une clameur enthousiaste, passa devant le premier mĂąt. Mille sequins! EperonnĂ© Ă  nouveau, l'Ă©talon arabe, en quelques puissantes foulĂ©es, atteignit le mĂąt des dix mille sequins. Mais Roger ne s'arrĂȘta'pas. Le poteau des cent mille sequins Ă©tait proche. Il Ă©tait Ă  peine dĂ©passĂ©, que le cavalier, penchĂ© sur sa monture, aperçut le quatriĂšme. Un million de sequins! La fortune ou la mort! L'immense clameur de la foule s'Ă©tait Ă©croulĂ©e tout Ă  coup, et. entre la double haie d'angoisses, le galop du cheval s'entendait seul dans le vaste silence. Au moment oĂč Roger dĂ©passait le cinquiĂšme mĂąt (dix millions de sequins!), un subit pressentiment lui fit quitter lĂ  selle et sauter prestement Ă  terre. Il Ă©tait temps. A peine touchait-il le sol libĂ©rateur, que l'appel de trompette sonna solennellement dans l'espace, noyĂ© aussitĂŽt dans les cris dĂ©bordants des spectateurs. Roger gisait Ă  terre, contusionnĂ©. Mais il Ă©tait heureux, ayant conquis la fortune. Une chaise turque, portĂ©e par deux Arabes, le ramena auprĂšs de Timan. 31 mars. — On festoya jusqu'au matin. On festoya encore le jour qui suivit. Le surlendemain, au moment de faire ses prĂ©paratifs de dĂ©part, Roger, qui n'avait pas encore touchĂ© ses dix millions, alla trouver le vĂ©nĂ©rable iman, Ă  qui, avec la plus grapde courtoisie, il demanda quelles Ă©taient ses habitudes de paiement. L'iman eut alors un bon rire et s'Ă©cria : — GoulaĂŻm boder cataĂź mesdach? (Vous avez cru Ă  cette innocente plaisanterie? Roger ne rĂ©pondit rien. L'iman poursuivit : Caradim siboach mĂ©dĂ©ir vouzarouzaim bĂ©dĂ©. (Alors vous pensiez toucher dix millions pour avoir parcouru cinq cents mĂštres Ăą cheval? Et il ajouta en français : — Vous n'avez vraiment pas la trouille! L'Aventure de Pierre Arabin Pierre Arabin se rĂ©veilla brusquement et se cogna la tĂȘte au plafond. Pourquoi donc avait-il la tĂȘte si prĂšs du plafond? Il tĂąta le sol, puis il tĂąta le plafond. Le sol Ă©tait Ă , soixante centimĂštres du plafond. La maison s'Ă©tait-elle tĂ©lescopĂ©e, renfoncĂ©e comme un chapeau-claque? Mais, Ă  droite et Ă  gauche, les murs s'Ă©taient resserrĂ©s aussi, tout contre ses Ă©paules et ses bras. Il donna alors un vigoureux coup de poing au plafond, qui se souleva et se renversa de cĂŽtĂ©. La lumiĂšre fut. Pierre s'aperçut qu'il Ă©tait au fond d'une sorte de puits rectangulaire de deux mĂštres de profondeur. Il escalada un des murs et se trouva bientĂŽt assis au bord du puits, sur la terre fraĂźche. Autour de lui, des stĂšles de pierre et de marbre, de petits enclos fermĂ©s de grilles, de la verdure. Tout Ă  cĂŽtĂ© de lui, Ă  sa droite, une dalle dressĂ©, avec cette inscription sur du marbre rouge : FAMILLES ARABIN ET ACHILLES Pierrette-Louise-Eulalie Arabin, nĂ©e Achilles NĂ©e en 18I0-I876 Georges-Pierre-Paul Arabin nĂ© en 1807- 1887 C'Ă©taient les noms de sa mĂšre et de son pauvre pĂšre. Il faisait frais. Pierre Arabin eut un petit frisson. Il vit qu'il Ă©tait en habit. La terre humide avait marquĂ© de taches jaunes ses manches et son pantalon. Le devant de sa chemise Ă©tait chiffonnĂ©; mais ça n'avait pas d'importance ; c'Ă©tait un devant non empesĂ©. Il pouvait ĂȘtre cinq heures du soir. Le grand jardin n'Ă©tait peuplĂ© que de pierres et de marbres. Aucune ombre furtive ne passait entre les petits enclos. Pierre Arabin se mit debout et s'Ă©tira. Ses Ă©paules, ses reins Ă©taient bridĂ©s d'assez fortes courbatures. Il Ă©tait ahuri et avait les pieds froids. Il s'Ă©loigna, les mains dans ses poches, vers la grande allĂ©e. Il arriva devant la porte du gardien chef. Personne ne lui fit d'observations. On le prit sans doute pour un restant d'enterrement qui s Ă©tait attardĂ© sur une tombe. Il sortit donc tranquillement du PĂšre-Lachaise, en habit et sans chapeau. Sur le boulevard extĂ©rieur, il entendit un son de trompe. Il vit un petit enfant habillĂ© en marquis Louis XV, qui passait avec ses parents. Il en vit un autre habillĂ© en officier, avec un kĂ©pi trop large et un petit grand sabre. — Ah! oui, dit-il. Ce doit ĂȘtre aujourd'hui la mi-careme. Un fiacre Ă  galerie passait. Il lui jeta l'adresse de son petit appartement de garçon : 64, rue du ColisĂ©e. Les coussins de la vieille voiture Ă©taient Ă  peine secs. Il faisait humide comme ans la terre, Pierre Arabin grelotta et se mit Ă  pleurer. Il pleurait sans savoir pourquoi. Il ne songeait Ă  rien. Il semblait que son court sĂ©jour dans la terre lui eĂ»t fait perdre l'habitude de penser. La voiture allait au pas au milieu de la foule. Il pleuvait. La boue, sur le sol, Ă©tait rose de confetti Ă©crasĂ©s. Les arbres s agrĂ©mentaient tristement d'une frondaison de carnaval. Autour de leurs branches nues, des serpentins multicolores s'emmĂȘlaient comme des cheveux de femme autour d'un vieux peigne. Quand le fiacre eut Ă©chappĂ© Ă  la cohue des quartiers centraux, Pierre Arabin sentit poindre en lui une anxiĂ©tĂ©. Quel effet allait-il produire chez lui, sur son concierge et sur son domestique? Il descendit lenlement du fiacre et s'avança atout petits pas vers la loge. Mais le concierge Ă©tait sorti. Une voisine gardait la loge. — Y a-t-il quelqu'un Ă  l'entresol? demanda Pierre Arabin. — Vous ne savez donc pas ? dit la voisine. Le monsieur de l'entresol est mort lundi dernier. On l'a enterrĂ© hier. — Et il n'y a personne lĂ -haut? — Vous pensez. Le domestique est parti. On a mis les scellĂ©s. Pierre Arabin n'avait pas sa clef. On ne pense pas Ă  enterrer les morts avec leur clef. Il manquait aussi d'argent. Il avait seulement au doigt une bague avec un petit brillant. Il rĂ©solut d'aller la vendre . Il remonta dans son vieux fiacre, grommelant, et se fit conduire rue de la Paix. Il eut peine Ă  trouver une boutique ouverte. Un bijoutier le regarda avec de petits yeux et lui dit cette phrase textuelle :" Ce n'est pas dans mes habitudes de faire des affaires avec des personnes sans chapeau. » Il remonta dans sa voiture et se fit conduire chez son chapelier qui l'accueillit sans Ă©tonnement. Arabin se dit : "il n'a pas reçu de lettre d'enterrement. » Ce n'Ă©tait pas exact. Le chapelier avait bien reçu un faire-part, que lui avait fait envoyer le domestique de Pierre; seulement, en voyant Arabin, il s'Ă©tait dit simplement : " Ce n est pas lui qui est mort; ce doit ĂȘtre un de ses parents. » Le chapelier Ă©tait pressĂ©. Il avait dĂ©cidĂ©ment des favoris trop sĂ©rieux pour ĂȘtre disposĂ© Ă  Ă©couter des histoires extraordinaires. Arabin lui fit donc un rĂ©cit banal d'une bousculade sur le boulevard oii il avait perdu, disait il son chapeau. Le chapelier lui choisit un beau haut de forme. Puis il lui dit, songeant au parent mort : — Je vais vous mettre un crĂȘpe. Arabin, un peu ahuri, ne protesta pas. Le chapelier le coiffa d'un chapeau Ă  large crĂȘpe. Il se trouva ainsi porter son propre deuil. Ce qui l'attrista profondĂ©ment. Il trouva ensuite un joaillier, qui lui donna deux cent cinquante francs pour sa bague. Arabin se sentit moins triste quand il eut de l'argent. Il rĂ©solut d'aller dĂźner Ă  son restaurant habituel. Je vais faire mon petit effet » pensa-t-il. Mais tout se passa discrĂštement entre la caissiĂšre et le garçon. " Qu'est-ce que vous prĂ©tendiez donc, que M. Arabin Ă©tait mort? " dit la caissiĂšre. " On m'avait dit " rĂ©pondit le garçon. Pierre avait un grand appĂ©tit. Mais, dĂšs les premiĂšres bouchĂ©es,. sa faim s'apaisa, et il ressentit Ă  l'estomac une vive douleur. — Avez- vous vu M. Cerneaux et M. de Louffeuil? C'Ă©taient ses deux amis intimes, ses associĂ©s de fĂȘte. C'Ă©tait eux qui avaient dĂ», la veille, conduire son deuil. — Je les retrouverai, pensa-t il, au bal de l'OpĂ©ra. Car il savait bien qu'ils iraient au bal comme Ă  l'ordinaire, qu'ils ne seraient pas plus tristes que de coutume, qu'ils ne crieraient pas pour s'Ă©tourdir, et qu'ils diraient paisiblement toutes les demi-heures : " Ce pauvre bougre d'Arabin! " Un journal du matin annonçait dans un Ă©cho spĂ©cial ' la disparition d'un joyeux fĂȘtard, Pierre A*^*, que les habituĂ©s de James connaissaient bien. C'Ă©tait un bon garçon sans prĂ©tention. Cette mort fera pleurer les beaux yeux de Jeanne de Meung, et un peu aussi ceux d'Alaine Chartier, qui n'est pas une ingrate.' Ces pauvres amies! dit Arabin, attendri. Enfin! Je les retrouverai tout Ă  l'heure Ă  l'OpĂ©ra. » Il s'acheta un faux nez et une barbe. Puis il se rendit au bal. Pendant une heure, il attendit Lucien Cerneaux. Enfin il aperçut Ă  la sortie d'une loge le front dĂ©nudĂ© et la grande moustache blonde de son ami intime. Il s'approcha de lui pour l'intriguer. Il changea sa voix et lui dit simplement, car il manquait d'imagination : — Bonjour, Cerneaux, — Bonjour. — Je suis uu ami de Pierre Arabin, continua Pierre Arabin. — Ah! le pauvre bougre ! dit Lucien Cerneaux. il s'Ă©loigna. Arabin le suivit. Plus loin ils rencontrĂšrent Jean de Louffeuil. — Bonjour, Louffe, dit Pierre Arabin. Je suis un ami de Pierre Arabin. — Ah! le pauvre bougre! dit Louffeuil. Tous trois s'en allĂšrent dans le bal. Cerneaux et Louffeuil ne prenaient aucune garde Ă  ce compagnon inconnu. Quant Ă  Pierre Arabin, il Ă©vitait de brusquer les Ă©vĂ©nements et s'en dĂ©sintĂ©ressait peu Ă  peu. Il oubliait mĂȘme par moments qu'il venait d'ĂȘtre enterrĂ© vif. Cerneaux et Louffeuil se laissĂšrent faire quand leur mystĂ©rieux compagnon les invita Ă  souper. A table, Ă  mesure qu'approchait l'instant fatal oĂč il allait arracher son faux nez et sa fausse barbe, Arabin se sentait de plus en plus Ă©mu. Son Ă©motion augmenta encore quand Cerneaux lui raconta les dĂ©tails de sa mort, au bar : une congestion rapide aprĂšs une ingestion d'un certain nombre de cocktails. Arabin reculait toujours l'instant du coup de thĂ©Ăątre. Cerneaux et Louffeuil avaient bu sec. Ils Ă©taient complĂštement partis. — Et, si on vous disait qu'Arabin n'est pas mort, qu'il Ă©tait en lĂ©thargie et qu'il est sorti de sa tombe... dit-il tout a coup d'une voix Ă©tranglĂ©e. — On a vu des choses plus extraordinaires, dit Cerneaux. — Et, si on vous disait qu'il n'est pas loin de vous?... — On lui ferait dire de s'amener, dit posamment Louffeuil. — Et, si c'Ă©tait moi Arabin?... dit Arabin, n osant encore arracher son faux nez. — Tu blagues dit Cerneaux. — Je blague? dit Arabin. Et il retira, non sans peine, son faux nez et sa fausse barbe dont les Ă©lastiques s'accrochaient Ă  ses oreilles. — C'est bien lui! s'exclamĂšrent Cerneaux et Louffeuil. Ils poussĂšrent un Ă©clat de rire Ă©norme. Pierre Arabin se contenta de cette manifestation. - Pourquoi n'as-tu pas dit ça plus tĂŽt, dit Cerneaux. On aurait rigolĂ© au bal. — Il faut aller chez Alice, dit Louffeuil. Mais Alice n'Ă©tait pas chez elle. Et, chez Jeanne de Meung, on ne leur ouvrit pas. Aussi furent-ils rĂ©duits Ă  errer dans les maisons amies oĂč malheureusement, la nouvelle de la mort d'Arabin n'Ă©tait pas encore rĂ©pandue. Partout, il faisait le rĂ©cit de son aventure. Mais, alors que certaines de ces dames l'Ă©coutaient complaisamment, d'autres semblaient distraites, et la plupart disaient : "Tu n'as rien de plus gai Ă  nous raconter? Tu ferais mieux de payer une bouteille de champagne. " Incidents Passionnels Il Ă©tait cinq heures du soir. On avait semĂ©, l'aprĂšs-midi durant, une petite neige parcimonieuse. La nuit tombait. Je m'Ă©tais apostĂ© prĂšs de la grande maison sombre. Et je vis des choses que les passants affairĂ©s n'avaient pas l'air de voir. Sous la large porte, des gens de tout Ăąge et de toute condition allaient et venaient, les uns violemment, les autres Ă  pas lents, comme des ombres Ă©ternelles. Je vis sortir une vieille dame hautaine, qui avait dĂ» ĂȘtre belle. Elle tenait Ă  la main un long poignard, gainĂ© de cuir florentin. Elle passa devant moi sans me regarder et disparut dans la foule. Et presque au mĂȘme instant, la suivant Ă  quelques pas, sortit un Ă©trange petit vieillard Ă  la barbiche rude, lequel boitait, et marchait prĂ©cipitamment, et tenait sous son bras droit une vieille mandore. Et le vieillard, lui aussi, disparut parmi les passants. Mais voici qu'une autre vieille femme quitta Ă  son tour la grande maison sombre. Celle-lĂ  Ă©tait courte et large. Elle serrait contre sa poitrine un coffret de bronze. Elle s'arrĂȘta un instant sur le seuil, parut hĂ©siter, et se perdit dans la foule. OĂč donc s'en Ă©taient allĂ©s ces mystĂ©rieux personnages, la vieille dame au poignard, lĂ© vieux monsieur Ă  la mandore, et rautre vieille dame au coffret de bronze? Mais ce n'Ă©tait pas pour me poser de telles questions que je stationnais depuis trois quarts d'heure devant le sombre bĂątiment de l'HĂŽtel des Ventes. Il faut vous dire que, la veille au soir, j'avais fait la connaissance d'une femme mariĂ©e, d'une grosse femme mariĂ©e, de trente-deux ans, Ă  qui j'avais donnĂ© rendez-vous, Ă  ce coin de la rue Drouot et de la rue Rossini. Mes affaires avaient marchĂ© rondement. RencontrĂ©e aux abords de la gare Saint- Lazare, la grosse dame mariĂ©e tolĂ©ra que je marchasse Ă  ses cĂŽtĂ©s. Nous causĂąmes. Quand j'eus appris qu'elle Ă©tait de bonne famille, qu'elle avait pour mari un commerçant honorable, je l'invitai Ă  dĂźner pour le soir mĂȘme, en cabinet particulier. Mais elle Ă©tait attendue chez elle. Elle accepta mon rendez-vous pour le lendemain. Je raccompagnai jusqu'Ă  son train et je pris incontinent une voiture pour aller conter la chose Ă  mon ami Edouard. Edouard me demanda si la grosse dame Ă©tait jolie. Je rĂ©pondis :" Non, pas prĂ©cisĂ©ment. ". C'Ă©tait en effet une grosse dame sur la beautĂ© de laquelle les avis pouvaient ĂȘtre partagĂ©s, et je voulais enlever Ă  Edouard la satisfaction bien lĂ©gitime de la dĂ©couvrir laide, au cas oĂč il la rencontrerait Ă  mon bras. Ma soirĂ©e, au boulevard, fut allĂšgre, troublĂ©e seulement par un calcul dont je ne sortis point : peut-on avec quatre-vingt francs Ă©puiser toute la sĂ©rie des plaisirs suffisants pour Ă©pater une dame indulgente de la banlieue ouest? Assis Ă  la terrasse d'un cafĂ©, je regardais les passants, avec le contentement du Monsieur qui a une liaison en vue, son pain sentimental cuit pour quelques semaines, et la perspective de pouvoir se reposer ensuite, au moins pendant six mois, sur les lauriers de cette premiĂšre bonne fortune sĂ©rieuse. J'allai, dans l'aprĂšs-midi du lendemain, retenir deux places pour les Remords d'Alberte, piĂšce moderne en trois actes, Ă  qui, quelques jours auparavant, la presse fait un succĂšs moyen. Il y a des piĂšces, vous savez, Ă  qui la presse avait fait un accueil assez tiĂšde, et qui, malgrĂ© ça, sortent trĂšs bien. Et puis, aux abords des succĂšs tapageurs, les marchands de billets sont si durs ! Deux places dans une baignoire. En arrivant de bonne heure, en donnant quarante sous Ă  l'ouvreuse, on avait de fortes chances d'ĂȘtre seuls. La grosse dame arriva Ă  six heures. Un fiacre nous emmena vers le petit restaurant trĂšs convenable que m'avait indiquĂ© mon ami Edouard. Chemin faisant, je l'embrassai tendrement et nous Ă©changeĂąmes nos petits noms. Elle s'appelait Rosalie. Puis j'entamai une longue dissertation pour dĂ©montrer la supĂ©rioritĂ© du restaurant oĂč nous allions sur d'autres restaurants moins confortables, quoique plus Ă  la mode. On nous installa dans un petit cabinet. Je pris la carte et je proposai quelques plats compliquĂ©s qu'elle refusa discrĂštement. On s'en tint finalement au potage et Ă  des viandes froides assorties. Pour corser l'addition qui restaient bien au-dessous de mes prĂ©visions, si restreintes qu'elles fussent, je commandai (signal des galantes entreprises) une bouteille de champagne, dont nous parvĂźnmes, en nous forçant un peu, Ă  absorber la moitiĂ©. Nous nous rendĂźmes Ă  huit heures un quart au thĂ©Ăątre. C'est certainement un plaisir de raffinĂ© que de se trouver seul dans une salle de spectacle. Mais, pour le bien goĂ»ter, il faut s'appeler Louis de BaviĂšre et avoir voulu cette solitude. Je constatai avec amertume que la presse avait encore exagĂ©rĂ© le succĂšs des Remords d'Alberte, et j'aurais presque consenti Ă  payer des passants pour garnir les banquettes. Enfin, quand le rideau se leva sur la grande piĂšce, je m'estimai heureux de compter vingttrois personnes au parterre. En regardant attentivement la scĂšne, on n'apercevait pas le vide du balcon. Soudain Rosalie me saisit le bras et me montra au troisiĂšme rang de l'orchestre le monsieur grisonnant que je l'avais vue rejoindre la veille, Ă  la gare Saint Lazare : — Mon mari ! Elle dit simplement : Mon mari ! et non pas : Ciel ! mon mari : comme les dames ont l'habitude de le faire, dans les romans, en semblable circonstance. Bien qu'ennuyĂ© moi-mĂȘme, je pris un air dĂ©gagĂ© et je rassurai Rosalie. Nous Ă©tions bien cachĂ©s au fond de la baignoire, isolĂ©s dans notre pur amour par un treillis de bois dorĂ©. Elle Ă©tait triste et agitĂ©e. Je lui proposai de partir pendant un acte, mais les Remords d'Alberte, au cours de la scĂšne III du 2, nous parurent tellement poignants que nous attendĂźmes la fin, dĂ©sireux de voir la pauvre hĂ©roĂŻne dĂ©barrassĂ©e du lourd fardeau qui opprimait son Ăąme. Au cours du troisiĂšme acte, nous travaillĂąmes une seconde fois par conscience et sans ardeur au dĂ©shonneur du Monsieur de l'orchestre. A la fin du spectacle, nous laissĂąmes les vingt-trois spectateurs rĂ©clamer paisiblement leur vestiaire, et nous attendĂźmes dix bonnes minutes dans la baignoire. Mais la fatalitĂ© voulut qu'Ă  notre sortie le mari fut encore devant la porte. Nous nous trouvĂąmes nez Ă  nez avec lui. Qu'allait-il se passer ? Il ne se passa rien. Il affecta de ne pas nous voir. Je fis monter Rosalie hĂ©bĂ©tĂ©e dans une voiture. Elle poussait des petits sanglots rĂ©guliers, et rĂ©pĂ©tait :"( Mon Dieu, qu'est-ce qu'il va me dire en rentrant ! Mon Dieu ! qu'est-ce qu'il va me dire en rentrant ? " Elle me promit en me quittant un rendez-vous pour le surlendemain et des nouvelles le plus tĂŽt possible. Je ne reçus rien et elle ne vint pas. Les journaux cependant ne relatĂšrent aucun drame conjugal dans la banlieue ouest. L'affaire Ă©tait-elle classĂ©e? Deux mois aprĂšs, Rosalie m'Ă©crivit une lettre de quatre pages. Elle me priait de lui prĂȘter cinquante francs. Je portai, dans un noble geste la main Ă  mon portefeuille qui se trouva malheureusement ĂȘtre vide. Mais je devais toucher deux cents francs la semaine suivante. J'en distrairais deux louis et demi que j'enverrais Ă  Rosalie. Je ne sais quelles circonstances m'empĂȘchĂšrent de mettre ce petit projet Ă  exĂ©cution. La Duchesse Poison SCÈNE I La scĂšne reprĂ©sente la terrasse d'un cafĂ© du boulevard, vers six heures du soir. Muche, dit ThĂ©odore de SoupiĂšres, est assis devant une table. Il a demandĂ© « de quoi Ă©crire » et consulte fĂ©brilement sa montre. ThĂ©odore de SoupiĂšres est l'auteur du roman la Duchesse Poison, qui paraĂźt en feuilleton, avec un grand succĂšs, dans le Cri nationaL Passe un confrĂšre et ami, le petit Dufiel. Dufiel. — EmbĂȘtĂ©? SoupiĂšres. — TrĂšs embĂȘtĂ©. J'ai mon feuilleton Ă  Ă©crire pour tout Ă  I'heure. J'ai dĂ©jĂ  manquĂ© un jour, hier, et aujourd'hui je suis obligĂ© de le faire, absolument. Et j'ai rendez-vous dans un quart d'heure avec une femme tout a fait Ă©patante, qu'il me sera impossible de lĂącher de la soirĂ©e. Est-ce que tu suis mon feuilleton ? Dufiel. — Oui, assez rĂ©guliĂšrement. SoupiĂšres. — Je ne te demande pas d'apprĂ©ciation... tu pourrais me rendre un sacrĂ© service. Fais-moi mon feuilleton d'aujourd'hui. Tu n'as rien Ă  faire. Dufiel. — Tu es dur. D'ailleurs je n'ai rien Ă  faire. C'est malheureusement juste. SoupiĂšres. — Ça va, hein? Tu es vraiment chic. D'ailleurs, je touche cinq louis par feuilleton. Ça te fera cinq louis de bon. Dufiel. — Ça ira complĂštement si tu peux m'avancer les cinq louis, qui seraient bien reçus Ă  l'heure actuelle. Tu dois ĂȘtre galetteux. SoupiĂšres. — Les voilĂ . Travaille, mon vieux. Mais ne fais pas bouger l'action. PiĂ©tine sur place... Allons! tu es vraiment chic. Tu connais Coude, le secrĂ©taire de rĂ©daction du Cri national? Porte-lui la copie comme si je t'en avais chargĂ©, et corrige toi-meme les Ă©preuves. Le correcteur est un peu loufoc et Coude passe son temps Ă  faire des rĂ©ussites avec des dominos. Au revoir, vieux, tu es un chic type! SCÈNE 2 Neuf heures du malin. Ie mĂ©nage Balbus est encore couchĂ©, Auguste Ballus n'Ă©tant pas allĂ© au bureau ce matin-lĂ . La jeune madame Balbus attend avec impatience le retour de la bonne qui, en revenant du marchĂ©, doit monter le Cri national. Balbus. — C'est si intĂ©ressant, ce feuilleton? Mme Balbus. — Oh! mon chĂ©ri, tu n'as pas idĂ©e l Je n'ai jamais vu un aussi beau feuilleton. Je ne comprends pas que tu ne le lises pas. Balbus. — Est-ce que j'ai le temps de lire ces machines-lĂ ? Mme Balbus. — Oh! pour cinq minutes que ça te prendrait chaque jour! C'est si joli! Tu ne peux pas t'imaginer. Tu devrais le suivre Ă  partir d'aujourd'hui. Je te mettrai au courant en te racontant le commencement. Il a dĂ©jĂ  paru quarante cinq feuilletons. Balbus. — De quoi s'agit-il? Mme Balbus. — Écoute : Il y a d'abord Claude Fatal, qui est un mĂ©decin de village, et qui a recueilli une enfant, une petite fille, qu'il a trouvĂ©e dans la neige. Cette petite fille est restĂ©e pendant six mois entre la vie et la mort, et le docteur a fini par la sauver. Figure-toi que cette petite fille n'Ă©tait autre que la fille du duc de Chanteclair, qui a Ă©pousĂ© en secondes noces une mĂ©chante femme qu'on appelle la duchesse Poison. Il ne se doute pas que la duchesse Poison, qui se donnait pour une Italienne, la comtesse de Rollina, est en rĂ©alitĂ© la femme du vieux mĂ©decin, que Claude Fatal a chassĂ©e de chez lui un soir d'hiver. Personne ne connaĂźt tous ces secrets-lĂ , qu'un domestique du chĂąteau, le vieux Parfait, Ce n'est pas tout. Figure-toi que la jeune fille trouvĂ©e, qui a dĂ©jĂ  vingt-trois ans, et qui est trĂšs pure et trĂšs chaste, aime un jeune olficier de marine nommĂ© LĂ©onard. Quant Ă  elle, on ne connaĂźt pas son vrai nom, mais Claude Fatal l'a appelĂ©e Glorieuse, parce que, le soir oĂč elle a Ă©tĂ© trouvĂ©e dans la neige, c'Ă©tĂ it la date anniversaire d'une des trois journĂ©es de 1830. M. Balbus a Ă©coutĂ© distraitement cette histoire, ayant pour le moment d'autres prĂ©occupations. Les malheurs de Claude Fatal l'intĂ©ressent peutĂȘtre moins que certaines particularitĂ©s anatomiques de Mme Balbus. Quelques minutes aprĂšs, quand la bonne apporte le journal, les deux Ă©poux sont Ă©tendus cĂŽte Ă  cĂŽte. Ilss ne disent mot et paraissent sommeiller. Mme Balbus (non sans langueur). — Auguste? Lis-moi le feuilleton, dis? Tu es plus prĂšs de la fenĂȘtre. Balbus jette d'ahord un coup d'oeil rapide sur les derniers cours du soir et sur les nouvelles de Madagascar. Puis il entame la lecture du 46* feuilleton de la Duchesse Poison. Balbus [lisant). — Glorieuse s'Ă©tait levĂ©e de bonne heure, ce matin-lĂ . Un gai soleil entrait par la fenĂȘtre aux rideaux de mousseline dans la chambre virginale. La jeune fille s'habilla pour descendre au jardin et, comme elle allait sortir, elle se souvint qu'elle avait oubliĂ© de se laver, depuis deux jours, le visage et les mains. Elle passa rapidement un linge mouillĂ© sur son nez et sur ses oreilles. Soudain, elle sentit qu'on la saisissait Ă  la taille. C'Ă©tait Claude Fatal, le brave docteur.il appuya sa bouche Ă©dentĂ©e sur les lĂšvres de Glorieuse et lui donna un baiser prolongĂ©... Mme Balbus. — Non, il n'y a pas ça... Balbus. — Regarde toi-mĂȘme! Mme Balbus. — C'est sĂ»rement une faute d'impression. Ils ont'imprimĂ© : " sur les lĂšvres " au lieu de : « sur le front ». Balbus [lisant). — Sais-tu qui est Ă  la porte ? dit le docteur Fatal Ă  Glorieuse. Le vieux Parfait, le domestique du chĂąteau. — Qu'il entre, dit Glorieuse. Lui seul peut Ă©claircir le mystĂšre de ma naissance. » Le vieux serviteur courbĂ© par l'Ăąge, fit son apparition, " Laissez-moi seule avec lui, " dit-elle au docteur, qui quitta aussitĂŽt la chambre. La jeune fille s'approcha alors du vieillard, lui redressa les Ă©paules et lui planta sur la bouche un rude et passionnĂ© baiser... [S'interrompant:) — Il est dĂ©goĂ»tant, ton roman. Mme Balbus . — Ce n'esl pas possible ce que tu dis lĂ . Balbus. — Regarde toi-mĂ©me. Mme Balbus, — Alors, c'est une tactique de la part de la jeune fille. C'est certainement une tactique de sa part. Balbus. — C'est une tactique un peu bizarre pour une jeune fille. [Lisant: Le vieillard fit signe Ă  Glorieuse que le moment des rĂ©vĂ©lations Ă©tait venu... Chapitre vingt-sept. La vengeance de l'amiral. Pendant ce temps, que faisait LĂ©onard? Mme Balbus (enthousiaste). — Ah ! tu vas voir! Tu vas voir LĂ©onard, comme il est sympathique! C'est l'officier de marine, le fiancĂ© de Glorieuse. Il est admirable d'intĂ©gritĂ©, de loyautĂ© et d'honneur. Balbus. — LĂ©onard, tout en se rendant chez la veuve de l'amiral, additionnait mentalement les sommes qu'il avait encaissĂ©es dans sa tournĂ©e du matin. Il avait touchĂ© 55 francs chez Georgette. La nuit avait Ă©tĂ© moins bonne pour Maria qui n'avait amenĂ© que deux louis. Quant Ă  Irma, elle arrivait comme toujours bonne premiĂšre avec 70 francs. Et encore LĂ©onard la soupçonnait d'en cacher. [S'interrompant:] Mais c'est absolument ignoble. Et voilĂ  le monsieur que tu me prĂ©sentes comme la personnification de l'honneur et de l'intĂ©gritĂ© ? Mme Balbus. — Tu ne comprends pas. Moi, je ne sais pas ce qu'il veut dire avec ces histoires de femmes et d'argent, mais tu comprendrais, comme moi, si tu avais lu le feuilleton, que LĂ©onard n'est pas capable d'une chose ignoble. Balbus. — Il se fait simplement entretenir par des femmes, ton LĂ©onard. C'est dĂ©goĂ»tant qu'un auteur ose prĂȘter un tel rĂŽle Ă  un officier de marine! Si c est lĂ  ta littĂ©rature, je t'en fĂ©licite. C est du propre ! Mme Balbus (avec autoritĂ©). — Je te rĂ©pĂšte que LĂ©onard n'est pas capable d'une chose ignoble. S'il agit ainsi, c'est qu'il a ses raisons, qui sont des i)lus gĂ©nĂ©reuses et des plus dĂ©sintĂ©ressĂ©es... Continue! Balbus. — LĂ©onard arriva chez la veuve de l'amiral. ». Mme Balbus. — C'est elle qui a Ă©levĂ© LĂ©onard, c'est une sainte ! Balbus. — DĂšs qu'elle vit entrer le jeune homme, elle se prĂ©cipita Ă  son cou." Prends-moi! Prends-moi! " s'ecria-t-elle avec vĂ©hĂ©mence. Il l'entraĂźna vers le fond de la piĂšce. Mme Balbus. — Non, ce n'est pas possible! Il n'y a pas ça? Balbus. --- Tn m'embĂȘtes. Je n'invente pas. Lis toi-mĂȘme! Mme Balbus. — Il y a que LĂ©onard fait ces choses-lĂ  avec la veuve de l'amiral? Balbus. — Regarde toi-mĂȘme. Mme Balbus {atterrĂ©e). — Mais c'est sa grand'mĂšre! FIN