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Poil de Carotte

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Poil de Carotte

Jules Renard

Les Poules

— Je parie, dit madame Lepic, qu'Honorine a encore oubliĂ© de fermer les poules.

C'est vrai. On peut s'en assurer par la fenĂȘtre. LĂ -bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules dĂ©coupe, dans la nuit, le carrĂ© noir de sa porte ouverte.

— FĂ©lix, si tu allais les fermer ? dit madame Lepic Ă  l'aĂźnĂ© de ses trois enfants.

— Je ne suis pas ici pour m'occuper des poules, dit FĂ©lix, garçon pĂąle, indolent et poltron.

— Et toi, Ernestine ?

— Oh ! Moi, maman, j'aurais trop peur !

Grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine lĂšvent Ă  peine la tĂȘte pour rĂ©pondre. Ils lisent, trĂšs intĂ©ressĂ©s, les coudes sur la table, presque front contre front.

— Dieu, que je suis bĂȘte ! Dit madame Lepic. Je n'y pensais plus. Poil de Carotte, va fermer les poules ! Elle donne ce petit nom d'amour Ă  son dernier nĂ©, parce qu'il a les cheveux roux et la peau tachĂ©e. Poil de Carotte, qui joue Ă  rien sous la table, se dresse et dit avec timiditĂ© :

— Mais, maman, j'ai peur aussi, moi.

— Comment ? RĂ©pond madame Lepic, un grand gars comme toi ! C'est pour rire. DĂ©pĂȘchez-vous, s'il te plaĂźt !

— On le connaüt ; il est hardi comme un bouc, dit sa sƓur Ernestine.

— Il ne craint rien ni personne, dit FĂ©lix, son grand frĂšre.

Ces compliments enorgueillissent Poil de Carotte, et, honteux d'en ĂȘtre indigne, il lutte dĂ©jĂ  contre sa couardise. Pour l'encourager dĂ©finitivement, sa mĂšre lui promet une gifle.

— Au moins, Ă©clairez-moi, dit-il.

Madame Lepic hausse les épaules, Félix sourit avec mépris. Seule pitoyable, Ernestine prend une bougie et accompagne petit frÚre jusqu'au bout du corridor.

— Je t'attendrai là, dit-elle.

Mais elle s'enfuit tout de suite, terrifiée, parce qu'un fort coup de vent fait vaciller la lumiÚre et l'éteint.

Poil de Carotte, les fesses collĂ©es, les talons plantĂ©s, se met Ă  trembler dans les tĂ©nĂšbres. Elles sont si Ă©paisses qu'il se croit aveugle. Parfois une rafale l'enveloppe, comme un drap glacĂ©, pour l'emporter. Des renards, des loups mĂȘme, ne lui soufflent-ils pas dans ses doigts, sur sa joue ? Le mieux est de se prĂ©cipiter, au juger, vers les poules, la tĂȘte en avant, afin de trouer l'ombre. TĂątonnant, il saisit le crochet de la porte. Au bruit de ses pas, les poules effarĂ©es s'agitent en gloussant sur leur perchoir. Poil de Carotte leur crie :

— Taisez-vous donc, c'est moi !

Ferme la porte et se sauve, les jambes, les bras comme ailĂ©s. Quand il rentre, haletant, fier de lui, dans la chaleur et la lumiĂšre, il lui semble qu'il Ă©change des loques pesantes de boue et de pluie contre un vĂȘtement neuf et lĂ©ger. Il sourit, se tient droit, dans son orgueil, attend les fĂ©licitations, et maintenant hors de danger, cherche sur le visage de ses parents la trace des inquiĂ©tudes qu'ils ont eues.

Mais grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine continuent tranquillement leur lecture, et madame Lepic lui dit, de sa voix naturelle :

— Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs.

Les Perdrix

Comme Ă  l'ordinaire, M. Lepic vide sur la table sa carnassiĂšre. Elle contient deux perdrix. Grand frĂšre FĂ©lix les inscrit sur une ardoise pendue au mur. C'est sa fonction. Chacun des enfants a la sienne. SƓur Ernestine dĂ©pouille et plume le gibier. Quant Ă  Poil de Carotte, il est spĂ©cialement chargĂ© d'achever les piĂšces blessĂ©es. Il doit ce privilĂšge Ă  la duretĂ© bien connue de son cƓur sec.

Les deux perdrix s'agitent, remuent le col.

Madame Lepic : Qu'est-ce que tu attends pour les tuer ?

Poil de Carotte : Maman, j'aimerais autant les marquer sur l'ardoise, Ă  mon tour.

Madame Lepic : L'ardoise est trop haute pour toi.

Poil de Carotte : Alors, j'aimerais autant les plumer.

Madame Lepic : Ce n'est pas l'affaire des hommes.

Poil de Carotte prend les deux perdrix. On lui donne obligeamment les indications d'usage :

— Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse-plume.

Une piĂšce dans chaque main derriĂšre son dos, il commence.

Monsieur Lepic : Deux Ă  la fois, mĂątin !

Poil de Carotte : C'est pour aller plus vite.

Madame Lepic : Ne fais donc pas ta sensitive ; en dedans, tu savoures ta joie.

Les perdrix se dĂ©fendent, convulsives, et, les ailes battantes, Ă©parpillent leurs plumes. Jamais elles ne voudront mourir. Il Ă©tranglerait plus aisĂ©ment, d'une main, un camarade. Il les met entre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantĂŽt rouge, tantĂŽt blanc, en sueur, la tĂȘte haute afin de ne rien voir, il serre plus fort.

Elles s'obstinent.

Pris de la rage d'en finir, il les saisit par les pattes et leur cogne la tĂȘte sur le bout de son soulier.

— Oh ! le bourreau ! le bourreau ! s'Ă©crient grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine.

— Le fait est qu'il raffine, dit madame Lepic. Les pauvres bĂȘtes ! je ne voudrais pas ĂȘtre Ă  leur place, entre ses griffes.

M. Lepic, un vieux chasseur pourtant, sort Ă©cƓurĂ©.

— Voilà ! dit Poil de Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.

Madame Lepic les tourne, les retourne. Des petits crùnes brisés du sang coule, un peu de cervelle.

— Il Ă©tait temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonnĂ© ?

Grand FĂ©lix dit :

— C'est positif qu'il ne les a pas rĂ©ussies comme les autres fois.

C'est le chien

M. Lepic et sƓur Ernestine, accoudĂ©s sous la lampe, lisent, l'un le journal, l'autre son livre de prix ; madame Lepic tricote, grand frĂšre FĂ©lix grille ses jambes au feu et Poil de Carotte par terre se rappelle des choses.

Tout Ă  coup Pyrame, qui dort sous le paillasson, pousse un grognement sourd.

— Chtt ! fait M. Lepic.

Pyrame grogne plus fort.

— ImbĂ©cile ! dit madame Lepic.

Mais Pyrame aboie avec une telle brusquerie que chacun sursaute. Madame Lepic porte la main Ă  son cƓur. M. Lepic regarde le chien de travers, les dents serrĂ©es. Grand frĂšre FĂ©lix jure et bientĂŽt on ne s'entend plus.

— Veux-tu te taire, sale chien ! Tais-toi donc, bougre !

Pyrame redouble. Madame Lepic lui donnes des claques. M. Lepic le frappe de son journal, puis du pied. Pyrame hurle a plat ventre, le nez bas, par peur des coups, et on dirait que rageur, la gueule, heurtant le paillasson, il casse sa voix en Ă©clats.

La colĂšre suffoque les Lepic. Ils s'acharnent, debout, contre le chien couchĂ© qui leur tient tĂȘte.

Les vitres crissent, le tuyau du poĂȘle chevrote et sƓur Ernestine mĂȘme jappe.

Mais Poil de Carotte, sans qu'on le lui ordonne, est allĂ© voir ce qu'il y a. Un cheminot attardĂ© passe dans la rue peut-ĂȘtre et rentre tranquillement chez lui, Ă  moins qu'il n'escalade le mur du jardin pour voler.

Poil de Carotte, par le long corridor noir, s'avance, les bras tendus vers la porte. Il trouve le verrou et le tire avec fracas, mais il n'ouvre pas la porte.

Autrefois il s'exposait, sortait dehors, et sifflant, chantant, tapant du pied, il s'efforçait d'effrayer l'ennemi.

Aujourd'hui il triche.

Tandis que ses parents s'imaginent qu'il fouille hardiment les coins et tourne autour de la maison en gardien fidÚle, il les trompe et reste collé derriÚre la porte. Un jour il se fera pincer, mais depuis longtemps sa ruse lui réussit.

Il n'a peur que d'Ă©ternuer et de tousser. Il retient son souffle et s'il lĂšve les yeux, il aperçoit par une petite fenĂȘtre, au-dessus de la porte, trois ou quatre Ă©toiles dont l'Ă©tincelante puretĂ© le glace.

Mais l'instant est venu de rentrer. Il ne faut pas que le jeu se prolonge trop. Les soupçons s'éveilleraient.

De nouveau, il secoue avec ses mains frĂȘles le lourd verrou qui grince dans les crampons rouillĂ©s et il le pousse bruyamment jusqu'au fond de la gorge. À ce tapage, qu'on juge s'il revient de loin et s'il a fait son devoir ! ChatouillĂ© au creux du dos, il court vite rassurer sa famille.

Or, comme la derniĂšre fois, pendant son absence, Pyrame s'est tu, les Lepic calmĂ©s ont repris leurs places inamovibles et, quoiqu'on ne lui demande rien, Poil de Carotte dit tout de mĂȘme par habitude

— C'est le chien qui rĂȘvait.

Le Cauchemar

Poil de Carotte n'aime pas les amis de la maison. Ils le dérangent, lui prennent son lit et l'obligent à coucher avec sa mÚre. Or, si le jour il possÚde tous les défauts, la nuit il a principalement celui de ronfler. Il ronfle exprÚs, sans aucun doute.

La grande chambre, glaciale mĂȘme en aoĂ»t, contient deux lits. L'un est celui de M. Lepic, et dans l'autre Poil de Carotte va reposer, Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre, au fond.

Avant de s'endormir, il toussote sous le drap, pour dĂ©blayer sa gorge. Mais peut-ĂȘtre ronfle-t-il du nez ? Il fait souffler en douceur ses narines afin de s'assurer qu'elles ne sont pas bouchĂ©es. Il s'exerce Ă  ne point respirer trop fort.

Mais dĂšs qu'il dort, il ronfle. C'est comme une passion.

AussitĂŽt madame Lepic lui entre deux ongles, jusqu'au sang, dans le plus gras d'une fesse. Elle a fait choix de ce moyen.

Le cri de Poil de Carotte réveille brusquement M. Lepic, qui demande :

— Qu'est-ce que tu as ?

— Il a le cauchemar, dit madame Lepic.

Et elle chantonne, Ă  la maniĂšre des nourrices, un air berceur qui semble indien.

Du front, des genoux poussant le mur, comme s'il voulait l'abattre, les mains plaquĂ©es sur les fesses pour parer le pinçon qui va venir au premier appel des vibrations sonores, Poil de Carotte se rendort dans le grand lit oĂč il repose, Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre, au fond.

Sauf votre respect

Peut-on, doit-on le dire ? Poil de Carotte, Ă  l'Ăąge oĂč les autres communient, blancs de cƓur et de corps, est restĂ© malpropre. Une nuit, il a trop attendu, n'osant demander.

Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer le malaise.

Quelle prétention !

Une autre nuit, il s'est rĂȘvĂ© commodĂ©ment installĂ© contre une borne, Ă  l'Ă©cart, puis il a fait dans des draps, tout innocent, bien endormi. Il s'Ă©veille. Pas plus de borne prĂšs de lui qu'Ă  son Ă©tonnement !

Madame Lepic se garde de s'emporter. Elle nettoie, calme, indulgente, maternelle. Et mĂȘme, le lendemain matin, comme un enfant gĂątĂ©, Poil de Carotte dĂ©jeune avant de se lever.

Oui, on lui apporte sa soupe au lit, une soupe soignĂ©e, oĂč madame Lepic, avec une palette de bois, en a dĂ©layĂ© un peu, oh ! trĂšs peu.

À son chevet, grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine observent Poil de Carotte d'un air sournois, prĂȘts Ă  Ă©clater de rire au premier signal. Madame Lepic, petite cuillerĂ©e par petite cuillerĂ©e, donne la becquĂ©e Ă  son enfant. Du coin de l'Ɠil, elle semble dire Ă  grand frĂšre FĂ©lix et Ă  sƓur Ernestine :

— Attention ! prĂ©parez-vous !

— Oui, maman.

Par avance, ils s'amusent des grimaces futures. On aurait dû inviter quelques voisins. Enfin, madame Lepic, avec un dernier regard aux aßnés comme pour leur demander :

— Y ĂȘtes-vous ?

lÚve lentement, lentement la derniÚre cuillerée, l'enfonce jusqu'à la gorge, dans la bouche grande ouverte de Poil de Carotte, le bourre, le gave, et lui dit, à la fois goguenarde et dégoûtée :

— Ah ! ma petite salissure, tu en as mangĂ©, tu en as mangĂ©, et de la tienne encore, de celle d'hier.

— Je m'en doutais, rĂ©pond simplement Poil de Carotte, sans faire la figure espĂ©rĂ©e.

Il s'y habitue, et quand on s'habitue Ă  une chose, elle finit par n'ĂȘtre plus drĂŽle du tout.

Le Pot

I

Comme il lui est arrivĂ© dĂ©jĂ  plus d'un malheur au lit, Poil de Carotte a bien soin de prendre ses prĂ©cautions chaque soir. En Ă©tĂ©, c'est facile. À neuf heures, quand madame Lepic l'envoie se coucher, Poil de Carotte fait volontiers un tour dehors et il passe une nuit tranquille.

L'hiver, la promenade devient une corvée. Il a beau prendre, dÚs que la nuit tombe et qu'il ferme les poules, une premiÚre précaution, il ne peut espérer qu'elle suffira jusqu'au lendemain matin. On dßne, on veille, neuf heures sonnent, il y a longtemps que c'est la nuit, et la nuit va durer encore une éternité. Il faut que Poil de Carotte prenne une deuxiÚme précaution.

Et ce soir, comme tous les soirs, il s'interroge.

— Ai-je envie ? se dit il ; n'ai-je pas envie ?

D'ordinaire il se rĂ©pond "oui", soit que, sincĂšrement, il ne puisse reculer, soit que la lune l'encourage par son Ă©clat. Quelquefois M. Lepic et grand frĂšre FĂ©lix lui donnent l'exemple. D'ailleurs la nĂ©cessitĂ© ne l'oblige pas toujours Ă  s'Ă©loigner de la maison, jusqu'au fossĂ© de la rue, presque en pleine campagne. Le plus souvent il s'arrĂȘte au bas de l'escalier ; c'est selon.

Mais, ce soir, la pluie crible les carreaux, le vent a éteint les étoiles et les noyers ragent dans les prés.

— Ça se trouve bien, conclut Poil de Carotte, aprĂšs avoir dĂ©libĂ©rĂ© sans hĂąte, je n'ai pas envie.

Il dit bonsoir Ă  tout le monde, allume une bougie, et gagne au fond du corridor, Ă  droite, sa chambre nue et solitaire. Il se dĂ©shabille, se couche et attend la visite de madame Lepic. Elle le borde serrĂ©, d'un unique renfoncement, et souffle la bougie. Elle lui laisse la bougie et ne lui laisse point d'allumettes. Et elle l'enferme Ă  clef parce qu'il est peureux. Poil de Carotte goĂ»te d'abord le plaisir d'ĂȘtre seul. Il repasse sa journĂ©e, se fĂ©licite de l'avoir frĂ©quemment Ă©chappĂ© belle, et compte, pour demain, sur une chance Ă©gale. Il se flatte que, deux jours de suite, madame Lepic ne fera pas attention Ă  lui, et il essaie de s'endormir avec ce rĂȘve.

À peine a-t-il fermĂ© les yeux qu'il Ă©prouve un malaise connu.

— Ç'Ă©tait inĂ©vitable, se dit Poil de Carotte.

Un autre se lÚverait. Mais Poil de Carotte sait qu'il n'y a pas de pot sous le lit. Quoique madame Lepic puisse jurer le contraire, elle oublie toujours d'en mettre un. D'ailleurs, à quoi bon ce pot, puisque Poil de Carotte prend ses précautions ?

Et Poil de Carotte raisonne, au lieu de se lever.

— TĂŽt ou tard, il faudra que je cĂšde, se dit-il. Or, plus je rĂ©siste, plus j'accumule. Mais si je fais pipi tout de suite, je ferai peu, et mes draps auront le temps de sĂ©cher Ă  la chaleur de mon corps. Je suis sĂ»r, par expĂ©rience, que maman n'y verra goutte.

Poil de Carotte se soulage, referme ses yeux en toute sécurité et commence un bon somme.

II

Brusquement il s'Ă©veille et Ă©coute son ventre. — Oh ! oh ! dit-il, ça se gĂąte !

Tout à l'heure il se croyait quitte. C'était trop de veine. Il a péché par paresse hier au soir. Sa vraie punition approche.

Il s'assied sur son lit et tĂąche de rĂ©flĂ©chir. La porte est fermĂ©e Ă  clef. La fenĂȘtre a des barreaux. Impossible de sortir.

Pourtant il se lĂšve et va tĂąter la porte et les barreaux de la fenĂȘtre. Il rampe par terre et ses mains rament sous le lit Ă  la recherche d'un pot qu'il sait absent.

Il se couche et se lÚve encore. Il aime mieux remuer, marcher, trépigner que dormir et ses deux poings refoulent son ventre qui se dilate.

— Maman ! maman ! dit-il d'une voix molle, avec la crainte d'ĂȘtre entendu, car si madame Lepic surgissait, Poil de Carotte, guĂ©ri net, aurait l'air de se moquer d'elle. Il ne veut que pouvoir dire demain, sans mentir, qu'il appelait.

Et comment crierait-il ? Toutes ses forces s'usent Ă  retarder le dĂ©sastre. BientĂŽt une douleur suprĂȘme met Poil de Carotte en danse. Il se cogne au mur et rebondit. Il se cogne au fer du lit. Il se cogne Ă  la chaise, il se cogne Ă  la cheminĂ©e dont il lĂšve violemment le tablier et il s'abat entre les chenets, tordu, vaincu, heureux d'un bonheur absolu.

Le noir de la chambre s'Ă©paissit.

III

Poil de Carotte ne s'est endormi qu'au petit jour, et il fait la grasse matinée, quand madame Lepic pousse la porte et grimace, comme si elle reniflait de travers.

— Quelle drîle d'odeur ! dit-elle.

— Bonjour, maman, dit Poil de Carotte.

Madame Lepic arrache les draps, flaire les coins de la chambre et n'est pas longue Ă  trouver.

— J'Ă©tais malade et il n'y avait pas de pot, se dĂ©pĂȘche de dire Poil de Carotte, qui juge que c'est lĂ  son meilleur moyen de dĂ©fense.

— Menteur ! menteur ! dit madame Lepic.

Elle se sauve, rentre avec un pot qu'elle cache et qu'elle glisse prestement sous le lit, flanque Poil de Carotte debout, ameute la famille et s'Ă©crie :

— Qu'est-ce que j'ai donc fait au ciel pour avoir un enfant pareil ?

Et tantÎt elle apporte des torchons, un seau d'eau, elle inonde la cheminée comme si elle éteignait le feu, elle secoue la literie et elle demande de l'air ! de l'air ! affairée et plaintive.

Et tantĂŽt elle gesticule au nez de Poil de Carotte :

— MisĂ©rable ! tu perds donc le sens ! Te voilĂ  donc dĂ©naturĂ© ! Tu vis donc comme les bĂȘtes ! On donnerait un pot Ă  une bĂȘte, qu'elle saurait s'en servir. Et toi, tu imagines de te vautrer dans les cheminĂ©es. Dieu m'est tĂ©moin que tu me rends imbĂ©cile, et que je mourrai folle, folle, folle !

Poil de Carotte, en chemise et pieds nus, regarde le pot. Cette nuit il n'y avait pas de pot, et maintenant il y a un pot, lĂ , au pied du lit. Ce pot vide et blanc l'aveugle, et s'il s'obstinait encore Ă  ne rien voir, il aurait du toupet.

Et, comme sa famille désolée, les voisins goguenards qui défilent, le facteur qui vient d'arriver, le tarabustent et le pressent de questions :

— Parole d'honneur ! rĂ©pond enfin Poil de Carotte, les yeux sur le pot, moi je ne sais plus. Arrangez vous.

Les Lapins

— Il ne reste plus de melon pour toi, dit madame Lepic ; d'ailleurs, tu es comme moi, tu ne l'aimes pas.

— Ça se trouve bien, se dit Poil de Carotte.

On lui impose ainsi des goûts et des dégoûts. En principe, il doit aimer seulement ce qu'aime sa mÚre. Quand arrive le fromage :

— Je suis bien sĂ»re, dit madame Lepic, que Poil de Carotte n'en mangera pas.

Et Poil de Carotte pense :

— Puisqu'elle en est sĂ»re, ce n'est pas la peine d'essayer.

En outre, il sait que ce serait dangereux. Et n'a-t-il pas le temps de satisfaire ses plus bizarres caprices dans des endroits connus de lui seul ? Au dessert, madame Lepic lui dit :

— Va porter ces tranches de melon à ces lapins.

Poil de Carotte fait la commission au petit pas, en tenant l'assiette bien horizontale afin de ne rien renverser.

À son entrĂ©e sous leur toit, les lapins, coiffĂ©s en tapageurs, les oreilles sur l'oreille, le nez en l'air, les pattes de devant raides comme s'ils allaient jouer du tambour, s'empressent autour de lui.

— Oh ! attendez, dit Poil de Carotte ; un moment, s'il vous plaüt, partageons.

S'Ă©tant assis d'abord sur un tas de crottes, de sĂ©neçon rongĂ© jusqu'Ă  la racine, de trognons de choux, de feuilles de mauve, il leur donne les graines de melon et boit le jus lui-mĂȘme : c'est doux comme du vin doux.

Puis il racle avec les dents ce que sa famille a laissé aux tranches de jaune sucré, tout ce qui peut fondre encore, et il passe le vert aux lapins en rond sur leur derriÚre.

La porte du petit toit est fermée. Le soleil des siestes enfile les trous des tuiles et trempe le bout de ses rayons dans l'ombre fraßche.

La Pioche

Grand frĂšre FĂ©lix et Poil de Carotte travaillent cĂŽte Ă  cĂŽte. Chacun a sa pioche. Celle du grand frĂšre FĂ©lix a Ă©tĂ© faite sur mesure, chez le marĂ©chal-ferrant, avec du fer. Poil de Carotte a fait la sienne tout seul, avec du bois. Ils jardinent, abattent de la besogne et rivalisent d'ardeur. Soudain, au moment oĂč il s'y attend le moins (c'est toujours Ă  ce moment prĂ©cis que les malheurs arrivent), Poil de Carotte reçoit un coup de pioche en plein front.

Quelques instants aprÚs, il faut transporter, coucher avec précaution, sur le lit, grand frÚre Félix qui vient de se trouver mal à la vue du sang de son petit frÚre. Toute la famille est là, debout, sur la pointe du pied, et soupire appréhensive :

— OĂč sont les sels ?

— Un peu d'eau bien fraüche, s'il vous plaüt, pour mouiller les tempes.

Poil de Carotte monte sur une chaise afin de voir par-dessus les Ă©paules, entre les tĂȘtes. Il a le front bandĂ© d'un linge dĂ©jĂ  rouge, oĂč le sang suinte et s'Ă©carte.

M. Lepic lui a dit :

— Tu t'es joliment fait moucher !

Et sa sƓur Ernestine qui a pansĂ© la blessure :

— C'est entrĂ© comme dans du beurre.

Il n'a pas crié, car on lui a fait observer que cela ne sert à rien.

Mais voici que grand frĂšre FĂ©lix ouvre un Ɠil, puis l'autre. Il en est quitte pour la peur, et comme son teint graduellement se colore, l'inquiĂ©tude, l'effroi se retirent des cƓurs.

— Toujours le mĂȘme, donc ! dit madame Lepic Ă  Poil de Carotte ; tu ne pouvais pas faire attention, petit imbĂ©cile !

La Carabine

M. Lepic dit Ă  ses fils :

— Vous avez assez d'une carabine pour deux. Des frùres qui s'aiment mettent tout en commun.

— Oui, papa, rĂ©pond grand frĂšre FĂ©lix, nous nous partagerons la carabine. Et mĂȘme il suffira que Poil de Carotte me la prĂȘte de temps en temps.

Poil de Carotte ne dit ni oui ni non, il se méfie.

M. Lepic tire du fourreau vert la carabine et demande :

— Lequel des deux la portera le premier ? Il semble que ce doit ĂȘtre l'aĂźnĂ©.

Grand frĂšre FĂ©lix : Je cĂšde l'honneur Ă  Poil de Carotte. Qu'il commence !

Monsieur Lepic : FĂ©lix, tu te conduis gentiment, ce matin. Je m'en souviendrai.

M. Lepic installe la carabine sur l'Ă©paule de Poil de Carotte.

Monsieur Lepic : Allez, mes enfants, amusez-vous sans vous disputer.

Poil de Carotte : EmmĂšne-t-on le chien ?

Monsieur Lepic : Inutile. Vous ferez le chien chacun Ă  votre tour. D'ailleurs, des chasseurs comme vous ne blessent pas : ils tuent raide.

Poil de Carotte et grand frÚre Félix s'éloignent. Leur costume simple est celui de tous les jours. Ils regrettent de n'avoir pas de bottes, mais M. Lepic leur déclare souvent que le vrai chasseur les méprise. La culotte de vrai chasseur traßne sur les talons. Il ne retrousse jamais. Il marche ainsi dans la patouille, les terres labourées, et des bottes se forment bientÎt, montent jusqu'aux genoux, solides, naturelles, que la servante a la consigne de respecter.

— Je pense que tu ne reviendras pas bredouille, dit grand frĂšre FĂ©lix.

— J'ai bon espoir, dit Poil de Carotte.

Il éprouve une démangeaison au défaut de l'épaule et se refuse d'y coller la crosse de son arme à feu.

— Hein ! dit grand frĂšre FĂ©lix, je te la laisse porter tout ton soĂ»l !

— Tu es mon frùre, dit Poil de Carotte.

Quand une bande de moineaux s'envole, il s'arrĂȘte et fait signe a grand frĂšre FĂ©lix de ne plus bouger. La bande passe d'une haie Ă  l'autre. Le dos voĂ»tĂ©, les deux chasseurs s'approchent sans bruit, comme si les moineaux dormaient. La bande tient mal, et pĂ©piante, va se poser ailleurs. Les deux chasseurs se redressent ; grand frĂšre FĂ©lix jette des insultes. Poil de Carotte, bien que son cƓur batte, paraĂźt moins impatient. Il redoute l'instant oĂč il devra prouver son adresse. S'il manquait ! Chaque retard le soulage. Or, cette fois, les moineaux semblent l'attendre.

Grand frĂšre FĂ©lix : Ne tire pas, tu es trop loin.

Poil de Carotte : Crois-tu ?

Grand frĂšre FĂ©lix : Pardine ! Ça trompe de se baisser. On se figure qu'on est dessus ; on en est trĂšs loin.

Et grand frÚre Félix se démasque afin de montrer qu'il a raison. Les moineaux, effrayés, repartent.

Mais il en reste un, au bout d'une branche qui plie et le balance. Il hoche la queue, remue la tĂȘte, offre son ventre.

Poil de Carotte : Vraiment, je peux le tirer, celui-là, j'en suis sûr.

Grand frĂšre FĂ©lix : Ote-toi voir. Oui, en effet, tu l'as beau. Vite, prĂȘte-moi ta carabine.

Et déjà Poil de Carotte, les mains vides, désarmé, bùille : à sa place, devant lui, grand frÚre Félix épaule, vise, tire, et le moineau tombe.

C'est comme un tour d'escamotage. Poil de Carotte tout Ă  l'heure serrait la carabine sur son cƓur. Brusquement, il l'a perdue, et maintenant il la retrouve, car grand frĂšre FĂ©lix vient de la lui rendre, puis, faisant le chien, court ramasser le moineau et dit :

— Tu n'en finis pas, il faut te dĂ©pĂȘcher un peu.

Poil de Carotte : Un peu beaucoup.

Grand frĂšre FĂ©lix : Bon, tu boudes !

Poil de Carotte : Dame, veux-tu que je chante ?

Grand frĂšre FĂ©lix : Mais puisque nous avons le moineau, de quoi te plains-tu ? Imagine-toi que nous pouvions le manquer.

Poil de Carotte : Oh ! moi


Grand frĂšre FĂ©lix : Toi ou moi, c'est la mĂȘme chose. Je l'ai tuĂ© aujourd'hui, tu le tueras demain.

Poil de Carotte : Ah ! demain.

Grand frĂšre FĂ©lix : Je te le promets.

Poil de Carotte : Je sais ? tu me le promets, la veille.

Grand frĂšre FĂ©lix : Je te le jure ; es-tu content ?

Poil de Carotte : Enfin !
Mais si tout de suite nous cherchions un autre moineau ; j'essaierais la carabine.

Grand frĂšre FĂ©lix : Non, il est trop tard. Rentrons, pour que maman fasse cuire celui-ci. Je te le donne. Fourre-le dans ta poche, gros bĂȘte, et laisse passer le bec.

Les deux chasseurs retournent Ă  la maison. Parfois ils rencontrent un paysan qui les salue et dit :

— Garçons, vous n'avez pas tuĂ© le pĂšre, au moins ?

Poil de Carotte, flatté, oublie sa rancune. Ils arrivent, raccommodés, triomphants, et M. Lepic, dÚs qu'il les aperçoit, s'étonne :

— Comment, Poil de Carotte, tu portes encore la carabine ! Tu l'as donc portĂ©e tout le temps ?

— Presque, dit Poil de Carotte.

La Taupe

Poil de Carotte trouve dans son chemin une taupe, noire comme un ramonat (raifort). Quand il a bien joué avec, il se décide à la tuer. Il la lance en l'air plusieurs fois, adroitement, afin qu'elle puisse retomber sur une pierre.

D'abord, tout va bien et rondement.

DĂ©jĂ  la taupe s'est brisĂ© les pattes, fendu la tĂȘte, cassĂ© le dos, et elle semble n'avoir pas la vie dure.

Puis, stupĂ©fait, Poil de Carotte s'aperçoit qu'elle s'arrĂȘte de mourir. Il a beau la lancer assez haut pour couvrir une maison, jusqu'au ciel, ça n'avance plus.

— Mñtin de mñtin ! elle n'est pas morte, dit-il.

En effet, sur la pierre tachée de sang, la taupe se pétrit ; son ventre plein de graisse tremble comme une gelée, et, par ce tremblement, donne l'illusion de la vie.

— Mñtin de mñtin ! crie Poil de Carotte qui s'acharne, elle n'est pas encore morte !

Il la ramasse, l'injurie et change de méthode.

Rouge, les larmes aux yeux, il crache sur la taupe et la jette de toutes ses forces, Ă  bout portant, contre la pierre. Mais le ventre informe bouge toujours.

Et plus Poil de Carotte enragé tape, moins la taupe lui parait mourir.

La Luzerne

Poil de Carotte et grand frĂšre FĂ©lix reviennent de vĂȘpres et se hĂątent d'arriver Ă  la maison, car c'est l'heure du goĂ»ter de quatre heures.

Grand frĂšre FĂ©lix aura une tartine de beurre ou de confitures, et Poil de Carotte une tartine de rien parce que il a voulu faire l'homme trop tĂŽt, et dĂ©clarĂ©, devant tĂ©moins, qu'il n'est pas gourmand. Il aime les choses nature, mange d'ordinaire son pain avec affection et, ce soir encore, marche plus vite que grand frĂšre FĂ©lix, afin d'ĂȘtre servi le premier. Parfois le pain sec semble dur. Alors Poil de Carotte se jette dessus, comme on attaque un ennemi, l'empoigne, lui donne des coups de dents, des coups de tĂȘte, le morcelle, et fait voler des Ă©clats. RangĂ©s autour de lui, ses parents le regardent avec curiositĂ©.

Son estomac d'autruche digérait des pierres, un vieux sou taché de vert-de-gris. En résumé, il ne se montre point difficile à nourrir. Il pÚse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.

— Je crois que nos parents n'y sont pas. Frappe du pied, toi, dit il.

Grand frÚre Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur la lourde porte garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puis tous deux, unissant leurs efforts, se meurtrissent en vain les épaules.

Poil de Carotte : Décidément, ils n'y sont pas.

Grand frĂšre FĂ©lix : Mais oĂč sont-ils ? On ne peut pas tout savoir. Asseyons-nous.

Les marches de l'escalier froides sous leurs fesses, ils se sentent une faim inaccoutumée. Par des bùillements, des chocs de poing au creux de la poitrine, ils en expriment toute la violence.

Grand frĂšre FĂ©lix : S'ils s'imaginent que je les attendrai !

Poil de Carotte : C'est pourtant ce que nous avons de mieux Ă  faire.

Grand frĂšre FĂ©lix : Je ne les attendrai pas. Je ne veux pas mourir de faim, moi. Je veux manger tout de suite, n'importe quoi, de l'herbe.

Poil de Carotte : De l'herbe ! c'est une idée, et nos parents seront attrapés.

Grand frĂšre FĂ©lix : Dame ! on mange bien de la salade. Entre nous, de la luzerne, par exemple, c'est aussi tendre que de la salade. C'est de la salade sans l'huile et le vinaigre.

Poil de Carotte : On n'a pas besoin de la retourner.

Grand frĂšre FĂ©lix : Veux-tu parier que j'en mange, moi, de la luzerne, et que tu n'en manges pas, toi ?

Poil de Carotte : Pourquoi toi et pas moi ?

Grand frĂšre FĂ©lix : Blague Ă  part, veux-tu parier ?

Poil de Carotte : Mais si d'abord nous demandions aux voisins chacun une tranche de pain avec du lait caillé pour écarter dessus ?

Grand frÚre Félix : Je préfÚre la luzerne.

Poil de Carotte : Partons !

BientÎt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdeur appétissante. DÚs l'entrée, ils se réjouissent de traßner les souliers, d'écraser les tiges molles, de marquer d'étroits chemins qui inquiéteront longtemps et feront dire :

— Quelle bĂȘte a passĂ© par ici ?

À travers leurs culottes, une fraĂźcheur pĂ©nĂštre jusqu'aux mollets peu Ă  peu engourdis.

Ils s'arrĂȘtent au milieu du champ et se laissent tomber Ă  plat ventre.

— On est bien, dit grand frĂšre FĂ©lix.

Le visage chatouillĂ©, ils rient comme autrefois quand ils couchaient ensemble dans le mĂȘme lit et que M. Lepic leur criait de la chambre voisine :

— Dormirez-vous, sales gars ?

Ils oublient leur faim et se mettent Ă  nager en marin, en chien, en grenouille. Les deux tĂȘtes seules Ă©mergent. Ils coupent de la main, refoulent du pied les petites vagues vertes aisĂ©ment brisĂ©es. Mortes, elles ne se referment plus.

— J'en ai jusqu'au menton, dit grand frĂšre FĂ©lix.

— Regarde comme j'avance, dit Poil de Carotte.

Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leur bonheur.

AccoudĂ©s, ils suivent du regard les galeries soufflĂ©es que creusent les taupes et qui zigzaguent Ă  fleur de sol, comme Ă  fleur de peau les veines des vieillards. TantĂŽt ils les perdent de vue, tantĂŽt elles dĂ©bouchent dans une clairiĂšre, oĂč la cuscute rongeuse, parasite mĂ©chante, cholĂ©ra des bonnes luzernes, Ă©tend sa barbe de filaments roux. Les taupiniĂšres y forment un minuscule village de huttes dressĂ©es Ă  la mode indienne.

— Ce n'est pas tout ça, dit grand frĂšre FĂ©lix, mangeons. Je commence. Prends garde de toucher Ă  ma portion.

Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.

— J'ai assez du reste, dit Poil de Carotte.

Les deux tĂȘtes disparaissent. Qui les devinerait ?

Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de luzerne, en montre les dessous pĂąles, et le champ tout entier est parcouru de frissons.

Grand frĂšre FĂ©lix arraches des brassĂ©es de fourrage, s'en enveloppe la tĂȘte, feint de se bourrer, imite le bruit de mĂąchoires d'un veau inexpĂ©rimentĂ© qui se gonfle. Et tandis qu'il fait semblant de dĂ©vorer tout, les racines mĂȘmes, car il connaĂźt la vie, Poil de Carotte le prend au sĂ©rieux, et, plus dĂ©licat, ne choisit que les belles feuilles.

Du bout de son nez il les courbe, les amÚne à sa bouche et les mùche posément.

Pourquoi se presser ? La table n'est pas louée. La foire n'est pas sur le pont.

Et les dents crissantes, la langue amĂšre, le cƓur soulevĂ©, il avale, se rĂ©gale.

La Timbale

Poil de Carotte ne boira plus à table. Il perd l'habitude de boire, en quelques jours, avec une facilité qui surprend sa famille et ses amis. D'abord, il dit un matin à madame Lepic qui lui verse du vin comme d'ordinaire :

— Merci, maman, je n'ai pas soif.

Au repas du soir, il dit encore :

— Merci, maman, je n'ai pas soif.

— Tu deviens Ă©conomique, dit madame Lepic. Tant mieux pour les autres.

Ainsi il reste toute cette premiÚre journée sans boire, parce que la température est douce et que simplement il n'a pas soif.

Le lendemain, madame Lepic, qui met le couvert, lui demande :

— Boiras-tu aujourd'hui, Poil de Carotte ?

— Ma foi, dit-il, je n'en sais rien.

— Comme il te plaira, dit madame Lepic ; si tu veux ta timbale, tu iras la chercher dans le placard.

Il ne va pas la chercher. Est-ce caprice, oubli ou peur de se servir soi-mĂȘme ?

On s'étonne déjà :

— Tu te perfectionnes, dit madame Lepic ; te voilĂ  une facultĂ© de plus.

— Une rare, dit M. Lepic. Elle te servira surtout plus tard, si tu te trouves seul, Ă©garĂ© dans un dĂ©sert, sans chameau.

Grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine parient :

SƓur Ernestine : Il restera une semaine sans boire.

Grand frĂšre FĂ©lix : Allons donc, s'il tient trois jours, jusqu'Ă  dimanche, ce sera beau.

— Mais, dit Poil de Carotte qui sourit finement, je ne boirai plus jamais, si je n'ai jamais soif. Voyez les lapins et les cochons d'Inde, leur trouvez-vous du mĂ©rite ?

-Un cochon d'Inde et toi, ça fait deux, dit grand frÚre Félix.

Poil de Carotte, piqué, leur montrera ce dont il est capable. Madame Lepic continue d'oublier sa timbale. Il se défend de la réclamer. Il accepte avec une égale indifférence les ironiques compliments et les témoignages d'admiration sincÚre.

— Il est malade ou fou, disent les uns.

Les autres disent :

-Il boit en cachette.

Mais tout nouveau, tout beau. Le nombre de fois que Poil de Carotte tire la langue, pour prouver qu'elle n'est point sĂšche, diminue peu Ă  peu.

Parents et voisins se blasent. Seuls quelques Ă©trangers lĂšvent encore les bras au ciel, quand on les met au courant :

— Vous exagĂ©rez : nul n'Ă©chappe aux exigences de la nature.

Le médecin consulté déclare que le cas lui semble bizarre, mais qu'en somme rien n'est impossible.

Et Poil de Carotte surpris, qui craignait de souffrir, reconnaĂźt qu'avec un entĂȘtement rĂ©gulier, on fait ce qu'on veut. Il avait cru s'imposer une privation douloureuse, accomplir un tour de force, et il ne se sent mĂȘme pas incommodĂ©. Il se porte mieux qu'avant. Que ne peut-il vaincre sa faim comme sa soif ! Il jeĂ»nerait, il vivrait d'air.

Il ne se souvient mĂȘme plus de sa timbale. Longtemps elle est inutile. Puis la servante Honorine a l'idĂ©e de l'emplir de tripoli rouge pour nettoyer les chandeliers.

La Mie de pain

M. Lepic, s'il est d'humeur gaie, ne dĂ©daigne pas d'amuser lui-mĂȘme ses enfants. Il leur raconte des histoires dans les allĂ©es du jardin, et il arrive que grand frĂšre FĂ©lix et Poil de Carotte se roulent par terre, tant ils rient. Ce matin, ils n'en peuvent plus. Mais sƓur Ernestine vient leur dire que le dĂ©jeuner est servi, et les voilĂ  calmĂ©s. À chaque rĂ©union de famille, les visages se renfrognent.

On dĂ©jeune comme d'habitude, vite et sans souffler, et dĂ©jĂ  rien n'empĂȘcherait de passer la table Ă  d'autres, si elle Ă©tait louĂ©e, quand madame Lepic dit :

— Veux-tu me donner une mie de pain, s'il te plaüt, pour finir ma compote ?

À qui s'adresse-t-elle ? Le plus souvent, madame Lepic se sert seule, et elle ne parle qu'au chien. Elle le renseigne sur le prix des lĂ©gumes, et lui explique la difficultĂ©, par le temps qui court, de nourrir avec peu d'argent six personnes et une bĂȘte.

— Non, dit-elle Ă  Pyrame qui grogne d'amitiĂ© et bat le paillasson de sa queue, tu ne sais pas le mal que j'ai Ă  tenir cette maison. Tu te figures, comme les hommes, qu'une cuisiniĂšre a tout pour rien. Ça t'est bien Ă©gal que le beurre augmente et que les Ɠufs soient inabordables.

Or, cette fois, madame Lepic fait événement. Par exception, elle s'adresse à M. Lepic d'une maniÚre directe. C'est à lui, bien à lui qu'elle demande une mie de pain pour finir sa compote. Nul ne peut en douter. D'abord elle le regarde.

Ensuite M. Lepic a le pain prĂšs de lui. ÉtonnĂ©, il hĂ©site, puis, du bout des doigts, il prend au creux de son assiette une mie de pain, et, sĂ©rieux, noir, il la jette Ă  madame Lepic.

Farce ou drame ? Qui le sait ? SƓur Ernestine, humiliĂ©e pour sa mĂšre, a vaguement le trac. — Papa est dans un de ses bons jours, se dit grand frĂšre FĂ©lix qui galope, effrĂ©nĂ©, sur les bĂątons de sa chaise.

Quant à Poil de Carotte, hermétique, des bousilles aux lÚvres, l'oreille pleine de rumeurs et les joues gonflées de pommes cuites, il se contient, mais il va péter, si madame Lepic ne quitte à l'instant la table, parce qu'au nez de ses fils et de sa fille on la traite comme la derniÚre des derniÚres.

La Trompette

M. Lepic arrive de Paris ce matin mĂȘme. Il ouvre sa malle. Des cadeaux en sortent pour grand frĂšres FĂ©lix et sƓur Ernestine, de beaux cadeaux, dont prĂ©cisĂ©ment (comme c'est drĂŽle !) ils ont rĂȘvĂ© toute la nuit. Ensuite M. Lepic, les mains derriĂšre son dos, regarde malignement Poil de Carotte et lui dit :

— Et toi, qu'est-ce que tu aimes le mieux : une trompette ou un pistolet ?

En vérité, Poil de Carotte est plutÎt prudent que téméraire. Il préférerait une trompette, parce que ça ne part pas dans les mains ; mais il a toujours entendu dire qu'un garçon de sa taille ne peut jouer sérieusement qu'avec des armes, des sabres, des engins de guerre. L'ùge lui est venu de renifler de la poudre et d'exterminer des choses. Son pÚre connaßt les enfants : il a apporté ce qu'il faut.

— J'aime mieux un pistolet, dit-il hardiment, sĂ»r de deviner.

Il va mĂȘme au peu loin et ajoute :

— Ce n'est plus la peine de le cacher ; je le vois !

— Ah ! dit monsieur Lepic embarrassĂ©, tu aimes mieux un pistolet ! tu as donc bien changĂ© ?

Tout de suite Poil de Carotte se reprend :

— Mais non, va, non, papa, c'Ă©tait pour rire. Sois tranquille, je les dĂ©teste, les pistolets. Donne-moi vite ma trompette, que je te montre comme ça m'amuse de souffler dedans.

Madame Lepic : — Alors pourquoi mens-tu ? pour faire de la peine Ă  ton pĂšre, n'est-ce pas ? Quand on aime les trompettes, on ne dit pas qu'on aime les pistolets et surtout on ne dit pas qu'on voit des pistolets, quand on ne voit rien. Aussi, pour t'apprendre, tu n'auras ni pistolets ni trompette. Regarde-la bien ; elle a trois pompons rouge et un drapeau Ă  franges d'or. Tu l'as assez regardĂ©e. Maintenant, va voir Ă  la cuisine si j'y suis ; dĂ©guerpis, trotte et flĂ»te dans tes doigts.

Tout en haut de l'armoire, sur une pile de linge blanc, roulée dans ses trois pompons rouge et son drapeau à franges d'or, la trompette de Poil de Carotte attend qui souffle, imprenable, invisible, muette comme celle du jugement dernier.

La MĂšche

Le dimanche, madame Lepic exige que ses fils aillent Ă  la messe. On les fait beaux et sƓur Ernestine prĂ©side elle-mĂȘme Ă  leur toilette, au risque d'ĂȘtre en retard pour la sienne. Elle choisit les cravates, lime les ongles, distribue les paroissiens et donne le plus gros Ă  Poil de Carotte. Mais surtout elle pommade ses frĂšres.

C'est une rage qu'elle a. Si Poil de Carotte, comme un Jean Fillou, se laisse faire, grand frĂšre FĂ©lix prĂ©vient sa sƓur qu'il finira par se fĂącher aussi elle triche :

— Cette fois, dit-elle, je me suis oubliĂ©e, je ne l'ai pas fait exprĂšs, et je te jure qu'Ă  partir de dimanche prochain, tu n'en auras plus.

Et toujours elle réussit à lui en mettre un doigt.

— Il arrivera malheur, dit grand frĂšre FĂ©lix.

Ce matin, roulĂ© dans sa serviette, la tĂȘte basse, comme sƓur Ernestine ruse encore, il ne s'aperçoit de rien.

— LĂ , dit-elle, je t'obĂ©is, tu ne bougonneras point, regarde le pot fermĂ© sur la cheminĂ©e. Suis-je gentille ? D'ailleurs je n'ai aucun mĂ©rite. Il faudrait du ciment pour Poil de Carotte, mais avec toi, la pommade est inutile. Tes cheveux frisent et bouffent tout seuls. Ta tĂȘte ressemble Ă  un chou-fleur et cette raie durera jusqu'Ă  la nuit.

— Je te remercie, dit grand frĂšre FĂ©lix.

Il se lÚve sans défiance. Il néglige de vérifier comme d'ordinaire, en passant sa main sur ses cheveux.

SƓur Ernestine achùve de l'habiller, le pomponne et lui met de gants de filoselle blanche.

— Ça y est ? dit grand frĂšre FĂ©lix.

— Tu brilles comme un prince, dit sƓur Ernestine, il ne te manque que ta casquette. Va la chercher dans l'armoire.

Mais grand frĂšre FĂ©lix se trompe. Il passe devant l'armoire. Il court au buffet, l'ouvre, empoigne une carafe pleine d'eau et la vide sur sa tĂȘte, avec tranquillitĂ©.

— Je t'avais prĂ©venue, ma sƓur, dit-il. Je n'aime pas qu'on se moque de moi. Tu es encore trop petite pour rouler un vieux de la vieille. Si jamais tu recommences, j'irai noyer ta pommade dans la riviĂšre.

Ses cheveux aplatis, son costume du dimanche ruisselant, et tout trempé, il attend qu'on le change ou que le soleil le sÚche, au choix : ça luit est égal.

— Quel type ! se dit Poil de Carotte, immobile d'admiration. Il ne craint personne, et si j'essayais de l'imiter, on rirait bien. Mieux vaut laisser croire que je ne dĂ©teste pas la pommade.

Mais tandis que Poil de Carotte se rĂ©signe d'un cƓur habituĂ©, ses cheveux le vengent Ă  son insu.

Couché de force, quelque temps, sous la pommade, ils font les morts ; puis ils se dégourdissent, et par une invisible poussée bossellent leur léger moule luisant, le fendillent, le crÚvent.

On dirait un chaume qui dégÚle. Et bientÎt la premiÚre mÚche se dresse en l'air, droite, libre.

Le Bain

Comme quatre heures vont bientÎt sonner, Poil de Carotte, fébrile, réveille M. Lepic et grand frÚre Félix qui dorment sous les noisetiers du jardin.

— Partons-nous ? dit-il.

Grand frÚre Félix : Allons-y, porte les caleçons ?

Monsieur Lepic : Il doit faire encore trop chaud.

Grand frĂšre FĂ©lix : Moi, j'aime mieux quand il y a du soleil.

Poil de Carotte : Et tu serras mieux, papa, au bord de l'eau qu'ici. Tu te coucheras sur l'herbe.

Monsieur Lepic : Marchez devant, et doucement, de peur d'attraper la mort.

Mais Poil de Carotte modÚre son allure à grand peine et se sent des fourmis dans les pieds. Il porte sur l'épaule son caleçon sévÚre et sans dessin et le caleçon rouge et bleu de grand frÚre Félix. La figure animée, il bavarde, il chante pour lui seul et il saute aprÚs les branches. Il nage dans l'air et il dit à grand frÚre Félix :

— Crois-tu qu'elle sera bonne, hein ? Ce qu'on va gigoter !

— Un malin ! rĂ©pond grand frĂšre FĂ©lix, dĂ©daigneux et fixĂ©.

En effet, Poil de Carotte se calme tout Ă  coup.

Il vient d'enjamber, le premier, avec légÚreté, un petit mur de pierres sÚches, et la riviÚre brusquement apparue coule devant lui. L'instant est passé de rire.

De reflets glacés miroitent sur l'eau enchantée. Elle clapote comme des dents claquent et exhale une odeur fade.

Il s'agit d'entrer là dedans, d'y séjourner et de s'y occuper, tandis que M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutes réglementaires. Poil de Carotte frissonne. Une fois de plus son courage, qu'il excitait pour le faire durer, lui manque au bon moment, et la vue de l'eau, attirante de loin, le met en détresse.

Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l'écart. Il veut moins cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sans honte.

Il ĂŽte ses vĂȘtements un Ă  un et les plies avec soin sur l'herbe. Il noue ses cordons de souliers et n'en finit plus de les dĂ©nouer. Il met son caleçon, enlĂšve sa chemise courte et, comme il transpire, pareil au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture de papier, il attend encore un peu.

Déjà grand frÚre Félix a pris possession de la riviÚre et la saccage en maßtre. Il la bat à tour de bras, la frappe du talon, la fait écumer, et, terrible, au milieu, chasse vers les bords le troupeau des vagues courroucées.

— Tu n'y penses plus, Poil de Carotte ? demande monsieur Lepic.

— Je me sĂ©chais, dit Poil de Carotte. Enfin il se dĂ©cide, il s'assied par terre, et tĂąte l'eau d'un orteil que ses chaussures trop Ă©troites ont Ă©crasĂ©. En mĂȘme temps, il se frotte l'estomac qui peut-ĂȘtre n'a pas fini de digĂ©rer. Puis il se laisse glisser le long des racines.

Elles lui Ă©gratignent les mollets, les cuisses, les fesses. Quand il a de l'eau jusqu'au ventre, il va remonter et se sauver. Il lui semble qu'une ficelle mouillĂ©e s'enroule peu Ă  peu autour de son corps, comme autour d'une toupie. Mais la motte oĂč il s'appuie cĂšde, et Poil de Carotte tombe, disparaĂźt, barbote et se redresse, toussant, crachant, suffoquĂ©, aveuglĂ©, Ă©tourdi.

— Tu plonges bien, mon garçon, lui dit monsieur Lepic.

— Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n'aime pas beaucoup ça. L'eau reste dans mes oreilles, et j'aurai mal Ă  la tĂȘte.

Il cherche un endroit oĂč il puisse apprendre Ă  nager, c'est-Ă -dire faire aller ses bras, tandis que ses genoux marcheront sur le sable.

— Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N'agite donc pas tes poings fermĂ©s, comme si tu t'arrachais les cheveux. Remue tes jambes qui ne font rien.

— C'est plus difficile de nager sans se servir des jambes, dit Poil de Carotte.

Mais grand frĂšre FĂ©lix l'empĂȘche de s'appliquer et le dĂ©range toujours.

— Poil de Carotte, viens ici. Il y en a plus creux. Je perds pied, j'enfonce. Regarde donc. Tiens : tu me vois. Attention : tu ne me vois plus. À prĂ©sent, mets-toi lĂ  vers le saule. Ne bouge pas. Je parie de te rejoindre en dix brassĂ©es.

— Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les Ă©paules hors de l'eau, immobile comme une vraie borne. De nouveau, il s'accroupit pour nager. Mais grand frĂšre FĂ©lix lui grimpe sur le dos, pique une tĂȘte et dit :

— À ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.

— Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil de Carotte.

— C'est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une goutte de rhum.

-DĂ©jĂ  ! dit Poil de Carotte.

Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n'a pas assez profitĂ© de son bain. L'eau qu'il faut quitter cesse de lui faire peur. De plomb tout Ă  l'heure, Ă  prĂ©sent de plume, il s'y dĂ©bat avec une sorte de vaillance frĂ©nĂ©tique, dĂ©fiant le danger, prĂȘt Ă  risquer sa vie pour sauver quelqu'un, et il disparaĂźt mĂȘme volontairement sous l'eau, afin de goĂ»ter l'angoisse de ceux qui se noient.

— DĂ©pĂȘche-toi, s'Ă©crie M. Lepic, ou grand frĂšre FĂ©lix boira tout le rhum.

Bien que Poil de Carotte n'aime pas le rhum, il dit :

— Je ne donne ma part à personne.

Et il boit comme un vieux soldat.

Monsieur Lepic : Tu t'es mal lavé, il reste de la crasse à tes chevilles.

Poil de Carotte : C'est de la terre, papa.

Monsieur Lepic : Non, c'est de la crasse.

Poil de Carotte : Veux-tu que je retourne, papa ?

Monsieur Lepic : Tu Îteras ça demain, nous reviendrons.

Poil de Carotte : Veine ! Pourvu qu'il fasse beau !

Il s'essuie du bout du doigt, avec les coins secs de la serviette que grand frĂšre FĂ©lix n'as pas mouillĂ©s, et la tĂȘte lourde, la gorge raclĂ©e, il rie aux Ă©clats, tant son frĂšre et M. Lepic plaisantent drĂŽlement ses orteils boudinĂ©s.

Honorine

Madame Lepic : Quel ùge avez-vous donc, déjà, Honorine ?

Honorine : Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madame Lepic.

Madame Lepic : Vous voilĂ  vieille, ma pauvre vieille !

Honorine : Ça ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais je n'ai Ă©tĂ© malade. Je crois les chevaux moins durs que moi.

Madame Lepic : Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine ? Vous mourrez tout d'un coup. Quelque soir, en revenant de la riviÚre, vous sentirez votre hotte plus écrasante, votre brouette plus lourde à pousser que les autres soirs ; vous tomberez à genoux entre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous serez perdue. On vous relÚvera morte.

Honorine : Vous me faites rire, madame Lepic ; n'ayez pas crainte ; la jambe et le bras vont encore.

Madame Lepic : Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quand le dos s'arrondit, on lave avec moins de fatigue dans les reins. Quel dommage que votre vue baisse ! Ne dites pas non, Honorine ! Depuis quelque temps, je le remarque.

Honorine : Oh ! j'y vois clair comme Ă  mon mariage.

Madame Lepic : Bon ! ouvrez le placard, et donnez-moi une assiette, n'importe laquelle. Si vous essuyez comme il faut votre vaisselle, pourquoi cette buée ?

Honorine : Il y a de l'humidité dans le placard.

Madame Lepic : Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui se promĂšnent sur les assiettes ? Regardez cette trace.

Honorine : OĂč donc, s'il vous plaĂźt, madame ? je ne vois rien.

Madame Lepic : C'est ce que je vous reproche, Honorine. Entendez-moi. Je ne dis pas que vous vous relùchez, j'aurais tort ; je ne connais point de femme au pays qui vous vaille par l'énergie ; seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis ; nous vieillissons tous, et il arrive que la bonne volonté ne suffit pas. Je parie que des fois vous sentez une espÚce de toile sur vos yeux. Et vous avez beau frotter, elle reste.

Honorine : Pourtant, je les Ă©carquille bien et je ne vois pas trouble comme si j'avais la tĂȘte dans un seau d'eau.

Madame Lepic : Si, si, Honorine vous pouvez me croire. Hier encore, vous avez donné à monsieur Lepic un verre sale. Je n'ai rien dit, par peur de vous chagriner en provoquant une histoire. Monsieur Lepic, non plus, n'a rien dit. Il ne dit jamais rien, mais rien ne lui échappe. On s'imagine qu'il est indifférent : erreur ! Il observe, et tout se grave derriÚre son front. Il a simplement repoussé du doigt votre verre, et il a eu le courage de déjeuner sans boire. Je souffrais pour vous et lui.

Honorine : Diable aussi que monsieur Lepic se gĂȘne avec sa domestique ! Il n'avait qu'Ă  parler et je lui changeais son verre.

Madame Lepic : Possible, Honorine, mais de plus malignes que vous ne font pas parler monsieur Lepic dĂ©cidĂ© Ă  ce taire. J'y ai renoncĂ© moi-mĂȘme. D'ailleurs la question n'est pas lĂ . Je me rĂ©sume : votre vue faiblit chaque jour un peu. S'il n'y a que demi-mal, quand il s'agit d'un gros ouvrage d'une lessive, les ouvrages de finesse ne sont plus votre affaire. MalgrĂ© le surcroĂźt de dĂ©pense, je chercherais volontiers quelqu'un pour vous aider


Honorine : Je ne m'accorderais jamais avec une autre femme dans mes jambes, madame Lepic.

Madame Lepic : J'allais le dire. Alors quoi ? Franchement, que me conseillez-vous ?

Honorine : Ça marchera bien ainsi jusqu'à ma mort.

Madame Lepic : Votre mort ! Y songez-vous, Honorine ? Capable de nous enterrer tous, comme je le souhaite, supposez-vous que je compte sur votre mort ?

Honorine : Vous n'avez peut-ĂȘtre pas l'intention de me renvoyer Ă  cause d'un coup de torchon de travers. D'abord je ne quitte votre maison que si vous me jetez Ă  la porte. Et une fois dehors, il faudra donc crever ?

Madame Lepic : Qui parle de vous renvoyer, Honorine ? Vous voilĂ  toute rouge. Nous causons l'une avec l'autre, amicalement, et puis vous vous fĂąchez, vous dites des bĂȘtises plus grosses que l'Ă©glise.

Honorine : Dame ! est-ce que je sais, moi ?

Madame Lepic : Et moi ? Vous ne perdez la vue ni par votre faute, ni par la mienne. J'espĂšre que le mĂ©decin vous guĂ©rira. Ça arrive. En attendant, laquelle de nous deux est la plus embarrassĂ©e. Vous ne soupçonnez mĂȘme pas que vos yeux prennent la maladie. Le mĂ©nage en souffre. Je vous avertis par charitĂ©, pour prĂ©venir des accidents, et aussi parce que j'ai le droit, il me semble, de faire, avec douceur, une observation.

Honorine : Tant que vous voudrez. Faites à votre aise, madame Lepic. Un moment je me voyais dans la rue ; vous me rassurez. De mon cÎté, je surveillerai mes assiettes, je le garantis.

Madame Lepic : Est-ce que je demande autre chose ? Je vaux mieux que ma réputation, Honorine, et je ne me priverai de vos services que si vous m'y obligez absolument.

Honorine : Dans ce cas-lĂ , madame Lepic, ne soufflez mot. Maintenant je me crois utile et je crierais Ă  l'injustice si vous me chassiez. Mais le jour oĂč je m'apercevrai que je deviens Ă  charge et que je ne sais mĂȘme plus faire chauffer une marmite d'eau sur le feu, je m'en irai tout de suite, toute seule, sans qu'on me pousse.

Madame Lepic : Et sans oublier, Honorine, que vous trouverez toujours un restant de soupe Ă  la maison.

Honorine : Non, madame Lepic, point de soupe ; seulement du pain. Depuis que la mĂšre MaĂŻtte ne mange que du pain, elle ne veut pas mourir.

Madame Lepic : Et savez-vous qu'elle a au moins cent ans ? et savez-vous encore une chose, Honorine ? les mendiants sont plus heureux que nous, c'est moi qui vous le dis.

Honorine : Puisque vous le dites, je dis comme vous, madame Lepic.

La Marmite

Elles sont rares pour Poil de Carotte, les occasions de se rendre utile Ă  sa famille. Tapi dans un coin, il les attend au passage. Il peut Ă©couter, sans opinion prĂ©conçue, et, le moment venu, sortir de l'ombre, et, comme une personne rĂ©flĂ©chie, qui seule garde toute sa tĂȘte au milieu de gens que les passions troublent, prendre en mains la direction des affaires.

Or il devine que madame Lepic a besoin d'un aide intelligent et sĂ»r. Certes, elle ne l'avouera pas, trop fiĂšre. L'accord se fera tacitement, et Poil de Carotte devra agir sans ĂȘtre encouragĂ©, sans espĂ©rer une rĂ©compense.

Il s'y décide.

Du matin au soir, une marmite pend Ă  la crĂ©maillĂšre de la cheminĂ©e. L'hiver, oĂč if faut beaucoup d'eau chaude, on la remplit et on la vide souvent, et elle bouillonne sur un grand feu.

L'été on use de son eau qu'aprÚs chaque repas, pour laver la vaisselle, et le reste du temps elle bout sans utilité, avec un petit sifflement continu, tandis que sous son ventre fendillé, deux bûches fument, presque éteintes.

Parfois Honorine n'entend plus siffler. Elle se penche et prĂȘte l'oreille.

— Tout s'est Ă©vaporĂ©, dit-elle.

Elle verse un seau d'eau dans la marmite, rapproche les deux bûches et remue la cendre. BientÎt le doux chantonnement recommence et Honorine tranquillisée va s'occuper ailleurs.

On lui dirait :

— Honorine, pourquoi faites-vous chauffer de l'eau qui ne vous sert plus ? Enlevez donc votre marmite ; Ă©teignez le feu. Vous brĂ»lez du bois comme s'il ne coĂ»tait rien. Tant de pauvres gĂšlent, dĂšs qu'arrive le froid. Vous ĂȘtes pourtant une femme Ă©conome.

Elle secouerait la tĂȘte. Elle a toujours vu une marmite pendre au bout de la crĂ©maillĂšre. Elle a toujours entendu de l'eau bouillir et, la marmite vidĂ©e, qu'il pleuve, qu'il vente ou que le soleil tape, elle l'a toujours remplie.

Et maintenant, il n'est mĂȘme plus nĂ©cessaire qu'elle touche la marmite, ni qu'elle la voie ; elle la connaĂźt par cƓur. Il lui suffit de l'Ă©couter, et si la marmite se tait, elle y jette un seau d'eau, comme elle enfilerait une perle, tellement habituĂ©e que jusqu'ici elle n'a jamais manquĂ© son coup.

Elle le manque aujourd'hui pour la premiĂšre fois.

Toute l'eau tombe dans le feu et un nuage de cendre, comme une bĂȘte dĂ©rangĂ©e qui se fĂąche, saute sur Honorine, l'enveloppe, l'Ă©touffe et la brĂ»le.

Elle pousse un cri, Ă©ternue et crache en reculant.

— Chñcre ! dit-elle, j'ai cru que le diable sortait de dessous terre.

Les yeux collés et cuisants, elle tùtonne avec ses mains noircies dans la nuit de la cheminée.

— Ah ! je m'explique, dit-elle stupĂ©faite. La marmite n'y est plus
 Ma foi non, dit-elle, je ne m'explique pas. La marmite y Ă©tait encore tout Ă  l'heure. SĂ»rement, puisqu'elle sifflait comme un flĂ»teau.

On a dĂ» l'enlever quand Honorine tournait le dos pour secouer par la fenĂȘtre un plein tablier d'Ă©pluchures.

Mais qui donc ?

Madame Lepic paraßt sévÚre et calme sur le paillasson de la chambre à coucher.

— Quel bruit, Honorine !

— Du bruit, du bruit ! s'Ă©crie Honorine. Le beau malheur que je fasse du bruit ! un peu plus je me rĂŽtissais. Regardez mes sabots, mon jupon, mes mains. J'ai de la boue sur mon caraco et des morceaux de charbon dans mes poches.

Madame Lepic : Je regarde cette mare qui dégouline de la cheminée, Honorine. Elle va faire du propre.

Honorine : Pourquoi qu'on me vole ma marmite sans me prĂ©venir. C'est peut-ĂȘtre vous seulement qui l'avez prise ?

Madame Lepic : Cette marmite appartient Ă  tout le monde ici, Honorine. Faut-il par hasard, que moi ou monsieur Lepic, ou mes enfants, nous vous demandions la permission de nous en servir ?

Honorine : Je dirai des sottises, tant je me sens colĂšre.

Madame Lepic : Contre nous ou contre vous, ma brave Honorine ? Oui, contre qui ? Sans ĂȘtre curieuse, je voudrais le savoir. Vous me dĂ©montez. Sous prĂ©texte que la marmite a disparu, vous jetez gaillardement un seau d'eau dans le feu, et tĂȘtue, loin d'avouer votre maladresse, vous vous en prenez aux autres, Ă  moi-mĂȘme. Je la trouve raide, ma parole !

Honorine : Mon petit Poil de Carotte, sais-tu oĂč est ma marmite ?

Madame Lepic : Comment le saurait-il, lui, un enfant irresponsable ? Laissez donc votre marmite. Rappelez-vous plutĂŽt votre mot d'hier : "Le jour oĂč je m'apercevrai que je ne peu mĂȘme plus faire chauffer de l'eau, je m'en irai toute seule, sans qu'on me pousse." Certes, je trouvais vos yeux malades, mais je ne croyais pas votre Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ©. Je n'ajoute rien, Honorine ; mettez-vous Ă  ma place. Vous ĂȘtes au courant, comme moi, de la situation ; jugez et concluez. Oh ! ne vous gĂȘnez point, pleurez. Il y a de quoi.

RĂ©ticence

— Maman ! Honorine !










Qu'est-ce qu'il veut encore, Poil de Carotte ? Il va tout gĂąter. Par bonheur, sous le regard froid de madame Lepic, il s'arrĂȘte court.

Pourquoi dire Ă  Honorine :

— C'est moi, Honorine !

Rien ne peut sauver la vieille. Elle n'y voit plus, elle n'y voit plus. Tant pis pour elle. TÎt ou tard elle devait céder. Un aveu de lui ne la peinerait que davantage. Qu'elle part et que, loin de soupçonner Poil de Carotte, elle s'imagine frappée par l'inévitable coup du sort. Et pourquoi dire à madame Lepic :

— Maman, c'est moi !

À quoi bon se vanter d'une action mĂ©ritoire, mendier un sourire d'honneur ? Outre qu'il courrait quelque danger, car il sait madame Lepic capable de le dĂ©savouer en public, qu'il se mĂȘle donc de ses affaires, ou mieux, qu'il fasse mine d'aider sa mĂšre et Honorine Ă  chercher la marmite.

Et lorsqu'un instant tous trois s'unissent pour la trouver, c'est lui qui montre le plus d'ardeur.

Madame Lepic, désintéressée, y renonce la premiÚre.

Honorine se rĂ©signe et s'Ă©loigne, marmotteuse, et bientĂŽt Poil de Carotte, qu'un scrupule faillit perdre, rentre en lui-mĂȘme, comme dans une gaine, comme un instrument de justice dont on n'a plus besoin.

Agathe

C'est Agathe, une petite fille d'Honorine, qui la remplace.

Curieusement, Poil de Carotte observe la nouvelle venue, qui, pendant quelques jours, détournera de lui sur elle, l'attention des Lepic.

— Agathe, dit madame Lepic, frappez avant d'entrer, ce qui ne signifie pas que vous deviez dĂ©foncer les portes Ă  coups de poing de cheval.

— Ça commence, se dit Poil de Carotte, mais je l'attends au dĂ©jeuner.

On mange dans la grande cuisine. Agathe, une serviette sur le bras, se tient prĂȘte Ă  courir du fourneau vers le placard, du placard vers la table, car elle ne sait guĂšre marcher posĂ©ment ; elle prĂ©fĂšre haleter, le sang aux joues.

Et elle parle trop vite, rie trop haut, a trop envie de bien faire.

M. Lepic s'installe le premier, dénoue sa serviette, pousse son assiette vers le plat qu'il voit devant lui, prend de la viande, de la sauce et ramÚne l'assiette. Il se sert à boire, et le dos courbé, les yeux baissés, il se nourrit sobrement aujourd'hui comme chaque jour, avec indifférence.

Quand on change le plat, il se penche sur sa chaise et remue la cuisse.

Madame Lepic sert elle-mĂȘme les enfants, d'abord grand frĂšre FĂ©lix parce que son estomac crie la faim, puis sƓur Ernestine pour sa qualitĂ© d'aĂźnĂ©e, enfin Poil de Carotte qui se trouve au bout de la table.

Il n'en redemande jamais, comme si c'était formellement défendu. Une portion doit suffire. Si on lui fait des offres, il accepte, et sans boire, se gonfle de riz qu'il n'aime pas, pour flatter madame Lepic, qui, seule de la famille, l'aime beaucoup.

Plus indĂ©pendants, grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine veulent-ils une seconde portion ; ils poussent, selon la mĂ©thode de M. Lepic, leur assiette du cĂŽtĂ© du plat.

Mais personne ne parle.

— Qu'est-ce qu'ils ont donc ? se dit Agathe.

Ils n'ont rien. Ils sont ainsi, voilĂ  tout. Elle ne peut s'empĂȘcher de bĂąiller, les bras Ă©cartĂ©s, devant l'un et devant l'autre.

M. Lepic mange avec lenteur, comme s'il mùchait du verre pilé.

Madame Lepic, pourtant plus bavarde, entre ses repas, qu'une agace, commande Ă  table par gestes et signes de tĂȘte.

SƓur Ernestine lùve les yeux au plafond.

Grand frÚre Félix sculpte sa mie de pain, et Poil de Carotte, qui n'a plus de timbale, ne se préoccupe que de ne pas nettoyer son assiette, trop tÎt, par gourmandise, ou trop tard, par lambinerie. Dans ce but, il se livre à des calculs compliqués.

Soudain M. Lepic va remplir une carafe d'eau.

— J'y serais bien allĂ©e, moi, dit Agathe.

Ou plutĂŽt, elle ne dit pas, elle le pense seulement. DĂ©jĂ  atteinte du mal de tous, la langue lourde, elle n'ose parler, mais se croyant en faute, elle redouble d'attention.

M. Lepic n'a presque plus de pain. Agathe cette fois ne se laissera pas devancer. Elle le surveille au point d'oublier les autres et que madame Lepic d'un sec

— Agathe, est-ce qu'il vous pousse une branche ?

la rappelle Ă  l'ordre.

— VoilĂ , madame, rĂ©pond Agathe.

Et elle se multiplie sans quitter de l'Ɠil M. Lepic. Elle veut le conquĂ©rir par ses prĂ©venances et tĂąchera de se signaler.

Il est temps.

Comme M. Lepic mord sa derniĂšre bouchĂ©e de pain, elle se prĂ©cipite au placard et rapporte une couronne de cinq livres, non entamĂ©e, qu'elle lui offre de bon cƓur, tout heureuse d'avoir devinĂ© les dĂ©sirs du maĂźtre.

Or, M. Lepic noue sa serviette, se lĂšve de table, met son chapeau et va dans le jardin fumer une cigarette.

Quand il a fini de déjeuner, il ne recommence pas.

Clouée, stupide, Agathe tenant sur son ventre la couronne qui pÚse cinq livres, semble la réclame en cire d'une fabrique d'appareils de sauvetage.

Le Programme

— Ça vous la coupe, dit Poil de Carotte, dĂšs qu'Agathe et lui se trouvent seuls dans la cuisine. Ne vous dĂ©couragez pas, vous en verrez d'autres. Mais oĂč allez-vous avec ces bouteilles ?

— À la cave, monsieur Poil de Carotte.

Poil de Carotte : Pardon, c'est moi qui vais Ă  la cave. Du jour oĂč j'ai pu descendre l'escalier si mauvais que les femmes glissent et risquent de s'y casser le cou, je suis devenu l'homme de confiance. Je distingue le cachet rouge du cachet bleu. Je vends les vieilles feuillettes pour mes petits bĂ©nĂ©fices, de mĂȘme que les peaux de liĂšvres, et je remets l'argent Ă  maman. Entendons-nous, s'il vous plaĂźt, afin que l'un ne gĂȘne pas l'autre dans son service. Le matin j'ouvre au chien et je lui fais manger sa soupe. Le soir je lui siffle de venir se coucher. Quand il s'attarde par les rues, je l'attends. En outre, maman m'a promis que je fermerais toujours la porte des poules. J'arrache les herbes qu'il faut connaĂźtre, dont je secoue la terre sur mon pied pour reboucher leur trou, et que je distribue aux bĂȘtes. Comme exercice, j'aide mon pĂšre Ă  scier du bois. J'achĂšve le gibier qu'il rapporte vivant et vous le plumez avec sƓur Ernestine. Je fends le ventre des poissons, je les vide et fais pĂ©ter leurs vessies sous mon talon. Par exemple c'est vous qui les Ă©caillez et qui tirez les seaux du puis. J'aide Ă  dĂ©vider les Ă©cheveaux de fil. Je mouds le cafĂ©. Quand M. Lepic quitte ses souliers sales, c'est moi qui les porte dans le corridor, mais sƓur Ernestine ne cĂšde Ă  personne le droit de rapporter les pantoufles qu'elle a brodĂ©es elle-mĂȘme. Je me charge des commissions importantes, des longues trottes, d'aller chez le pharmacien ou le mĂ©decin. De votre cĂŽtĂ©, vous courez le village aux menues provisions. Mais vous devrez, deux ou trois heures par jour et par tous les temps, laver Ă  la riviĂšre. Ce sera le plus dur de votre travail, ma pauvre fille ; je n'y peux rien. Cependant je tĂącherai quelquefois, si je suis libre, de vous donner un coup de main, quand vous Ă©tendrez le linge sur la haie. J'y pense : un conseil. N'Ă©tendez jamais votre linge sur les arbres fruitiers. Monsieur Lepic, sans vous adresser d'observation, d'une chiquenaude le jetterait par terre, et madame Lepic, pour une tache, vous renverrait le laver. Je vous recommande les chaussures. Mettez beaucoup de graisse sur les souliers de chasse et trĂšs peu de cirage sur les bottines. Çà les brĂ»le. Ne vous acharnez pas aprĂšs les culottes crottĂ©es. Monsieur Lepic affirme que la boue les conserve. Il marche au milieu de la terre labourĂ©e sans relever le bas de son pantalon. Je prĂ©fĂšre relever le mien, quand monsieur Lepic m'emmĂšne et que je porte le carnier.

— Poil de Carotte, me dit-il, tu ne deviendras jamais un chasseur sĂ©rieux.

Et madame Lepic me dit :

-Gare Ă  tes oreilles si tu te salis.

C'est une affaire de goĂ»t. En somme vous ne serez pas trop Ă  plaindre. Pendant mes vacances nous nous partagerons la besogne et vous en aurez moins, ma sƓur, mon frĂšre et moi rentrĂ©s Ă  la pension. Ça revient au mĂȘme. D'ailleurs personne ne vous semblera bien mĂ©chant. Interrogez nos amis : ils vous jureront tous que ma sƓur Ernestine a une douceur angĂ©lique, mon frĂšre FĂ©lix, un cƓur d'or, monsieur Lepic l'esprit droit, le jugement sĂ»r, et madame Lepic un rare talent de cordon bleu. C'est peut-ĂȘtre Ă  moi que vous trouverez les plus difficile caractĂšre de la famille. Au fond j'en vaux un autre. Il suffit de savoir me prendre. Du reste, je me raisonne, je me corrige ; sans fausse modestie, je m'amĂ©liore et si vous y mettez un peu du vĂŽtre, nous vivrons en bonne intelligence. Non, ne m'appelez plus monsieur, appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde. C'est moins long que monsieur Lepic fils. Seulement je vous prie de ne pas me tutoyer, Ă  la façon de votre grand'mĂšre Honorine que je dĂ©testais, parce qu'elle me froissait toujours.

L'Aveugle

Du bout de son bĂąton, il frappe discrĂštement Ă  la porte.

Madame Lepic : Qu'est-ce qu'il veut encore celui-lĂ  ?

Monsieur Lepic : Tu ne le sais pas ? Il veut ses dix sous, c'est son jour. Laisse-le entrer.

Madame Lepic, maussade, ouvre la porte, tire l'aveugle par le bras, brusquement, Ă  cause du froid.

— Bonjour, tous ceux qui sont là ? dit l'aveugle.

Il s'avance. Son bĂąton court Ă  petits pas sur les dalles comme pour chasser des souris et rencontre une chaise. L'aveugle s'assied et tend au poĂȘle ses mains transies.

M. Lepic prend une piĂšce de dix sous et dit :

— Voilà !

Il ne s'occupe plus de lui ; il continue la lecture d'un journal.

Poil de Carotte s'amuse. Accroupi dans son coin, il regarde les sabots de l'aveugle : ils fondent, et, tout autour, des rigoles se dessinent déjà.

Madame Lepic s'en aperçoit.

— PrĂȘtez-moi vos sabots, vieux, dit-elle.

Elle les porte sous la cheminée, trop tard ; ils ont laissé une mare, et les pieds de l'aveugle inquiet sentent l'humidité, se lÚvent, tantÎt l'un, tantÎt l'autre, écartent la neige boueuse, la répandent au loin.

D'un ongle, Poil de Carotte gratte le sol, fait signe Ă  l'eau sale de couler vers lui, indique des crevasses profondes.

— Puis qu'il a ses dix sous, dit madame Lepic, sans crainte d'ĂȘtre entendue, que demande-t-il ?

Mais l'aveugle parle politique, d'abord timidement, ensuite avec confiance. Quand les mots ne viennent pas, il agite son bĂąton, se brĂ»le le poing au tuyau du poĂȘle, le retire vite et, soupçonneux, roule son blanc d'Ɠil au fond de ses larmes intarissables.

Parfois M. Lepic, qui tourne le journal, dit :

— Sans doute, papa Tissier, sans doute, mais en ĂȘtes-vous sĂ»r ?

— Si j'en suis sĂ»r ! s'Ă©crie l'aveugle. Ça, par exemple, c'est fort ! Ecoutez-moi, monsieur Lepic, vous allez voir comment je m'ai aveuglĂ©.

— Il ne dĂ©marrera plus, dit madame Lepic.

En effet, l'aveugle se trouve mieux. Il raconte son accident, s'Ă©tire et fond tout entier. Il avait dans les veines des glaçons qui se dissolvent et circulent. On croirait que ses vĂȘtements et ses membres suent de l'huile. Par terre, la mare augmente ; elle gagne Poil de Carotte elle arrive :

C'est lui le but. BientĂŽt il pourra jouer avec.

Cependant madame Lepic commence une manƓuvre habile. Elle frĂŽle l'aveugle, lui donne des coups de coude, lui marche sur les pieds, le fait reculer, le force Ă  se loger entre le buffet et l'armoire oĂč la chaleur ne rayonne pas. L'aveugle, dĂ©routĂ©, tĂątonne, gesticule et ses doigts grimpent comme des bĂȘtes. Il ramone sa nuit. De nouveau les glaçons se forment ; voici qu'il regĂšle.

Et l'aveugle termine son histoire d'une voix pleurarde.

— Oui, mes bons amis, fini, plus d'zieux, plus rien, un noir de four.

Son bĂąton lui Ă©chappe. C'est ce qu'attendait madame Lepic. Elle se prĂ©cipite, ramasse le bĂąton et le rend Ă  l'aveugle, — sans le lui rendre.

Il croit le tenir, il ne l'a pas.

Au moyen d'adroites tromperies, elle le déplace encore, lui remet ses sabots et le guide du cÎté de la porte.

Puis elle le pince légÚrement, afin de se venger un peu ; elle le pousse dans la rue, sous l'édredon du ciel gris qui se vide de toute sa neige, contre le vent qui grogne ainsi qu'un chien oublié dehors.

Et, avant de refermer la porte, madame Lepic crie Ă  l'aveugle, comme s'il Ă©tait sourd :

— Au revoir ; ne perdez pas votre piĂšce ; Ă  dimanche prochain s'il fait beau et si vous ĂȘtes toujours de ce monde. Ma foi ! vous avez raison, mon vieux papa Tissier, on ne sait jamais ni qui vit ni qui meurt. Chacun ses peines et Dieu pour tous !

Le Jour de l'An

Il neige. Pour que le jour de l'an réussisse, il faut qu'il neige.

Madame Lepic a prudemment laissĂ© la porte de la cour verrouillĂ©e. DĂ©jĂ  des gamins secouent le loquet, cognent au bas, discrets d'abord, puis hostiles, Ă  coups de sabots, et, las d'espĂ©rer, s'Ă©loignent Ă  reculons, les yeux encore vers la fenĂȘtre d'oĂč madame Lepic les Ă©pie. Le bruit de leurs pas s'Ă©touffe dans la neige.

Poil de Carotte saute du lit, va se dĂ©barbouiller, sans savon, dans l'auge du jardin. Elle est gelĂ©e. Il doit en casser la glace, et ce premier exercice rĂ©pand par tout son corps une chaleur plus saine que celle des poĂȘles. Mais il feint de se mouiller la figure, et, comme on le trouve toujours sale, mĂȘme lorsqu'il a fait sa toilette Ă  fond, il n'ĂŽte que le plus gros.

Dispos et frais pour la cĂ©rĂ©monie, il se place derriĂšre son grand frĂšre FĂ©lix, qui se tient derriĂšre sƓur Ernestine, l'aĂźnĂ©e. Tous trois entrent dans la cuisine. Monsieur et madame Lepic viennent de s'y rĂ©unir, sans en avoir l'air. SƓur Ernestine les embrasse et dit :

— Bonjour, papa, bonjour, maman, je vous souhaite une bonne annĂ©e, une bonne santĂ© et le paradis Ă  la fin de vos jours.

Grand frĂšre FĂ©lix dit la mĂȘme chose, trĂšs vite, courant au bout de la phrase, et embrasse pareillement.

Mais Poil de Carotte sort de sa casquette une lettre. On lit sur l'enveloppe fermée :

"À mes Chers Parents." Elle ne porte pas d'adresse. Un oiseau d'espùce rare, riche en couleurs, file, d'un trait, dans un coin.

Poil de Carotte la tend à madame Lepic, qui la décachette. Des fleurs écloses ornent abondamment la feuille de papier, et une telle dentelle en fait le tour que souvent la plume de Poil de Carotte est tombée dans les trous, éclaboussant le mot voisin.

Monsieur Lepic : Et moi, je n'ai rien !

Poil de Carotte : C'est pour vous deux ; maman te la prĂȘtera.

Monsieur Lepic : Ainsi, tu aimes mieux ta mĂšre que moi. Alors, fouille-toi pour voir si cette piĂšce de dix sous neuve est dans ta poche.

Poil de Carotte : Patiente un peu, maman a fini.

Madame Lepic : Tu as du style, mais une si mauvaise Ă©criture que je ne peux pas lire.

— Tiens, papa, dit Poil de Carotte empressĂ©, Ă  toi, maintenant.

Tandis que Poil de Carotte, se tenant droit, attend la réponse, M. Lepic lit la lettre une fois, deux fois, l'examine longuement, selon son habitude, fait "Ah ! ah !" et la dépose sur la table.

Elle ne sert plus Ă  rien, son effet entiĂšrement produit. Elle appartient Ă  tout le monde. Chacun peut voir, toucher. SƓur Ernestine et grand frĂšre FĂ©lix la prennent Ă  leur tour et y cherchent des fautes d'orthographe. Ici Poil de Carotte a dĂ» changer de plume, on lit mieux. Ensuite ils la lui rendent.

Il la tourne et la retourne, sourit laidement, et semble demander :

— Qui en veut ?

Enfin il la resserre dans sa casquette. On distribue les Ă©trennes. SƓur Ernestine a une poupĂ©e aussi haute qu'elle, plus haute, et grand frĂšre FĂ©lix une boĂźte de soldats en plomb prĂȘts Ă  se battre.

— Je t'ai rĂ©servĂ© une surprise, dit madame Lepic Ă  Poil de Carotte.

Poil de Carotte : Ah, oui !

Madame Lepic : Pourquoi cet : ah, oui ! Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre.

Poil de Carotte : Que jamais je ne voie Dieu, si je la connais.

Il lÚve la main en l'air, grave, sûr de lui. Madame Lepic ouvre le buffet. Poil de Carotte hùlette. Elle enfonce son bras jusqu'à l'épaule, et, lente, mystérieuse, ramÚne sur un papier jaune une pipe en sucre rouge.

Poil de Carotte, sans hĂ©sitation, rayonne de joie. Il sait ce qu'il lui reste Ă  faire. Bien vite, il veut fumer en prĂ©sence de ses parents, sous les regards envieux (mais on ne peut pas tout avoir !) de grand frĂšre FĂ©lix et de sƓur Ernestine. Sa pipe de sucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambre, incline la tĂȘte du cĂŽtĂ© gauche. Il arrondit la bouche, rentre les joues et aspire avec force et bruit.

Puis, quand il a lancé jusqu'au ciel une énorme bouffée :

— Elle est bonne, dit-il, elle tire bien.

Aller et Retour

Messieurs Lepic et mademoiselle Lepic viennent en vacances. Au saut de la diligence, et du plus loin qu'il voit ses parents, Poil de Carotte se demande :

— Est-ce le moment de courir au-devant d'eux ?

Il hésite :

— C'est trop tĂŽt, je m'essoufflerais, et puis il ne faut rien exagĂ©rer.

Il diffĂšre encore :

— Je courrai à partir d'ici
, non, à partir de là


Il se pose des questions :

— Quand faudra-t-il îter ma casquette ? Lequel des deux embrasser le premier ?

Mais grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine l'ont devancĂ© et se partagent les caresses familiales. Quand Poil de Carotte arrive, il n'en reste plus.

— Comment, dit madame Lepic, tu appelles encore monsieur Lepic "papa", Ă  ton Ăąge ? dis-lui : "mon pĂšre" et donne-lui une poignĂ©e de main ; c'est plus viril.

Ensuite elle le baise, une fois, au front, pour ne pas faire de jaloux.

Poil de Carotte est tellement content de se voir en vacances, qu'il en pleure. Et c'est souvent ainsi ; souvent il manifeste de travers.

Le jour de la rentrĂ©e (la rentrĂ©e est fixĂ©e au lundi matin, 2 octobre ; on commencera par la messe du Saint-Esprit), du plus loin qu'elle entend les grelots de la diligence, madame Lepic tombe sur ses enfants et les Ă©treint d'une seule brassĂ©e. Poil de Carotte ne se trouve pas dedans. Il espĂšre patiemment son tour, la main dĂ©jĂ  tendue vers les courroies de l'impĂ©riale, ses adieux tout prĂȘts, Ă  ce point triste qu'il chantonne malgrĂ© lui.

— Au revoir, ma mùre, dit-il d'un air digne.

— Tiens, dit madame Lepic, pour qui te prends-tu, pierrot ? Il t'en coĂ»terait de m'appeler "maman" comme tout le monde ? A-t-on jamais vu ? C'est encoure blanc de bec et sale de nez et ça veut faire l'original !

Cependant elle le baise, une fois, au front, pour ne pas faire de jaloux.

Le Porte-plume

L'institution Saint-Marc, ou M. Lepic a mis grand frĂšre FĂ©lix et Poil de Carotte, suit les cours du lycĂ©e. Quatre fois par jour les Ă©lĂšves font la mĂȘme promenade, trĂšs agrĂ©able dans la belle saison, et, quand il pleut, si courte que les jeunes gens se rafraĂźchissent plutĂŽt qu'ils ne se mouillent, elle leur est hygiĂ©nique d'un bout Ă  l'autre.

Comme ils reviennent du lycĂ©e ce matin, traĂźnant les pieds et moutonniers, Poil de Carotte, qui marche la tĂȘte basse, entend dire :

— Poil de Carotte, regarde ton pùre là-bas !

M. Lepic aime surprendre ainsi ses garçons. Il arrive sans écrire, et on l'aperçoit soudain, planté sur le trottoir d'en face, au coin de la rue, les mains derriÚre le dos, une cigarette à la bouche.

Poil de Carotte et grand frĂšre FĂ©lix sortent des rangs et courent Ă  leur pĂšre.

— Vrai ! dit Poil de Carotte, si je pensais Ă  quelqu'un, ce n'Ă©tait pas Ă  toi.

— Tu penses à moi quand tu me vois, dit M. Lepic.

Poil de Carotte voudrait rĂ©pondre quelque chose d'affectueux. Il ne trouve rien, tant il est occupĂ©. HaussĂ© sur la pointe des pieds, il s'efforce d'embrasser son pĂšre. Une premiĂšre fois il lui touche la barbe du bout des lĂšvres. Mais M. Lepic, d'un mouvement machinal, dresse la tĂȘte, comme s'il se dĂ©robait. Puis il se penche et de nouveau recule, et Poil de Carotte, qui cherchait sa joue, le manque. Il n'effleure que le nez. Il baise le vide. Il tĂąche de s'expliquer cet accueil Ă©trange.

— Est-ce que mon papa ne m'aimerait plus ? se dit-il. Je l'ai vu embrasser grand frĂšre FĂ©lix. Il s'abandonnait au lieu de se retirer. Pourquoi m'Ă©vite-t-il ? Veut-on me rendre jaloux ? RĂ©guliĂšrement je fais cette remarque. Si je reste trois mois loin de mes parents, j'ai une grosse envie de les voir. Je me promets de bondir Ă  leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons de caresses. Mais les voici, et ils me glacent.

Tout à ses pensées tristes, Poil de Carotte répond mal aux questions de M. Lepic qui lui demande si le grec marche un peu.

Poil de Carotte : Ça dĂ©pend. La version va mieux que le thĂšme, parce que dans la version on peut deviner.

Monsieur Lepic : Et l'allemand ?

Poil de Carotte : C'est trĂšs difficile Ă  prononcer, papa.

Monsieur Lepic : Bougre ! Comment, la guerre déclarée, battras-tu les Prussiens, sans savoir leur langue vivante ?

Poil de Carotte : Ah ! d'ici là, je m'y mettrai. Tu me menaces toujours de la guerre. Je crois décidément qu'elle attendra, pour éclater, que j'aie fini mes études.

Monsieur Lepic : Quelle place as-tu obtenu dans la derniĂšre composition ? J'espĂšre que tu n'es pas Ă  la queue.

Poil de Carotte : Il en faut bien un.

Monsieur Lepic : Bougre ! moi qui voulais t'inviter à déjeuner. Si encore c'était dimanche ! Mais en semaine, je n'aime guÚre vous déranger de votre travail.

Poil de Carotte : Personnellement je n'ai pas grand'chose Ă  faire ; et toi, FĂ©lix ?

Grand frÚre Félix : Juste, ce matin le professeur a oublié de nous donner notre devoir.

Monsieur Lepic : Tu étudieras mieux ta leçon.

Grand frĂšre FĂ©lix : Ah ! je la sais d'avance, papa. C'est la mĂȘme qu'hier.

Monsieur Lepic : Malgré tout, je préfÚre que vous rentriez. Je tùcherai de rester jusqu'à dimanche et nous nous rattraperons.

Ni la moue de grand frÚre Félix, ni le silence affecté de Poil de Carotte ne retardent les adieux et le moment est venu de se séparer.

Poil de Carotte l'attendait avec inquiétude.

— Je verrai, se dit-il, si j'aurai plus de succĂšs ; si, oui ou non, il dĂ©plaĂźt maintenant Ă  mon pĂšre que je l'embrasse.

Et résolu, le regard droit, la bouche haute, il s'approche.

Mais M. Lepic, d'une main défensive, le tient encore à distance et lui dit :

— Tu finiras par me crever les yeux avec ton porte-plume sur ton oreille. Ne pourrais-tu le mettre ailleurs quand tu m'embrasses ? Je te prie de remarquer que j'îte ma cigarette, moi.

Poil de Carotte : Oh ! mon vieux papa, je te demande pardon. C'est vrai, quelque jour un malheur arrivera par ma faute. On m'a déjà prévenu, mais mon porte-plume tient si à son aise sur mes pavillons que j'y laisse tout le temps et que je l'oublie. Je devrais au moins Îter ma plume ! Ah ! pauvre vieux papa, je suis content de savoir que mon porte-plume te faisait peur.

Monsieur Lepic : Bougre ! tu ris parce que tu as failli m'Ă©borgner.

Poil de Carotte : Non, mon vieux papa, je ris pour autre chose : une idĂ©e sotte Ă  moi que je m'Ă©tais encore fourrĂ©e dans la tĂȘte.

Les Joues rouges.

Son inspection habituelle terminĂ©e, M. le Directeur de l'Institution Saint-Marc quitte le dortoir. Chaque Ă©lĂšve s'est glissĂ© dans ses draps, comme dans un Ă©tui, en se faisant tout petit, afin de ne pas se dĂ©border. Le maĂźtre d'Ă©tude, Violone, d'un tour de tĂȘte, s'assure que tout le monde est couchĂ©, et, se haussant sur la pointe du pied, doucement baisse le gaz. AussitĂŽt, entre voisins, le caquetage commence. De chevet en chevet, les chuchotements se croisent, et des lĂšvres en mouvement monte, par tout le dortoir, un bruissement confus, oĂč, de temps en temps, se distingue le sifflement bref d'une consonne.

C'est sourd, continu, agaçant à la fin, et il semble vraiment que tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris, s'occupent à grignoter du silence.

Violone met des savates, se promĂšne quelque temps entre les lits, chatouillant çà le pied d'un Ă©lĂšve, lĂ  tirant le pompon du bonnet d'un autre, et s'arrĂȘte prĂšs de Marseau, avec lequel il donne, tous le soirs, l'exemple des longues causeries prolongĂ©es bien avant dans la nuit. Le plus souvent, les Ă©lĂšves ont cessĂ© leur conversation, par degrĂ©s Ă©touffĂ©e, comme s'ils avaient peu Ă  peu tirĂ© leur drap sur leur bouche, et dorment, que le maĂźtre d'Ă©tude est encore penchĂ© sur le lit de Marseau, les coudes durement appuyĂ©s sur le fer, insensible Ă  la paralysie de ses avant-bras et au remue-mĂ©nage des fourmis courant Ă  fleur de peau jusqu'au bout de ses doigts.

Il s'amuse de ses rĂ©cits enfantins, et le tient Ă©veillĂ© par d'intimes confidences et des histoires de cƓur. Tout de suite, il l'a chĂ©ri pour la tendre et transparente enluminure de son visage, qui paraĂźt Ă©clairĂ© en dedans. Ce n'est plus une peau, mais une pulpe, derriĂšre laquelle, Ă  la moindre variation atmosphĂ©rique, s'enchevĂȘtrent visiblement les veinules, comme des lignes d'une carte d'atlas sous une feuille de papier Ă  dĂ©calquer. Marseau a d'ailleurs une maniĂšre sĂ©duisante de rougir sans savoir pourquoi et Ă  l'improviste, qui le fait aimer comme une fille. Souvent, un camarade pĂšse du bout du doigt sur l'une de ses joues et se retire avec brusquerie, laissant une tache blanche, bientĂŽt recouverte d'une belle coloration rouge, qui s'Ă©tend avec rapiditĂ©, comme du vin dans de l'eau pure, se varie richement et se nuance depuis le bout du nez rose jusqu'aux oreilles lilas. Chacun peut opĂ©rer soi-mĂȘme. Marseau se prĂȘte complaisamment aux expĂ©riences. On l'a surnommĂ© Veilleuse, Lanterne, Joue Rouge. Cette facultĂ© de s'embraser Ă  volontĂ© lui fait bien des envieux.

Poil de Carotte, son voisin de lit, le jalouse entre tous. Pierrot lymphatique et grĂȘle, au visage farineux, il pince vainement, Ă  se faire mal, son Ă©piderme exsangue, pour y amener quoi ! et encore pas toujours, quelque point d'un roux douteux. Il zĂ©brerait volontiers, haineusement, Ă  coups d'ongles et Ă©corcerait comme des oranges les joues vermillonnĂ©es de Marseau.

Depuis longtemps trĂšs intriguĂ©, il se tient aux Ă©coutes ce soir-lĂ , dĂšs la venue de Violone, soupçonneux avec raison peut-ĂȘtre, et dĂ©sireux de savoir la vĂ©ritĂ© sur les allures cachottiĂšres du maĂźtre d'Ă©tude. Il met en jeu toute son habiletĂ© de petit espion, simule un ronflement pour rire, change avec affection de cĂŽtĂ©, en ayant soin de faire le tour complet, pousse un cri perçant comme s'il avait le cauchemar, ce qui rĂ©veille en peur le dortoir et imprime un fort mouvement de houle Ă  tous les draps ; puis, dĂšs que Violone s'est Ă©loignĂ©, il dit Ă  Marseau, te torse hors du lit, le souffle ardent :

— Pistolet ! Pistolet !

On ne lui répond rien. Poil de Carotte se met sur les genoux, saisit le bras de Marseau, et, le secouant avec force.

— Entends-tu ? Pistolet !

Pistolet ne semble pas entendre. Poil de Carotte exaspéré reprend :

— C'est du propre !
Tu crois que je ne vous ai pas vu. Dis voir un peu qu'il ne t'a pas embrassĂ© ! dis-le voir un peu que tu n'es pas son Pistolet.

Il se dresse, le col tendu, pareil à un jars blanc qu'on agace, les poings fermés au bord du lit.

Mais, cette fois, on lui répond :

— Eh bien ! aprùs ?

D'un seul coup de reins, Poil de Carotte rentre dans ses draps.

C'est le maĂźtre d'Ă©tude qui revient en scĂšne, apparu soudainement !

II

— Oui, dit Violone, je l'ai embrassĂ©, Marseau ; tu peux l'avouer, car tu n'as fait aucun mal. Je l'ai embrassĂ© sur le front, mais Poil de Carotte ne peut pas comprendre, dĂ©jĂ  trop dĂ©pravĂ© pour son Ăąge, que c'est lĂ  un baiser pur et chaste, un baiser de pĂšre Ă  enfant, et que je t'aime comme un fils, ou si tu veux comme un frĂšre, et demain il ira rĂ©pĂ©ter partout je ne sais quoi, le petit imbĂ©cile !

À ces mots, tandis que la voix de Violone vibre sourdement, Poil de Carotte feint de dormir. Toutefois, il soulĂšve sa tĂȘte pour entendre encore.

Marseau écoute le maßtre d'étude, le souffle ténu, ténu, car tout en trouvant ses paroles trÚs naturelles, il tremble comme s'il redoutait la révélation de quelque mystÚre. Violone continue, le plus bas qu'il peut. Ce sont des mots inarticulés, lointains, des syllabes à peine localisées. Poil de Carotte qui, sans oser se retourner, se rapproche insensiblement, au moyen de légÚres oscillations de hanches, n'entend plus rien. Son attention est à ce point surexcitée que ses oreilles lui semblent matériellement se creuser et s'évaser en entonnoir ; mais aucun son n'y tombe.

Il se rappelle avoir Ă©prouvĂ© parfois une sensation d'effort pareille en Ă©coutant aux portes, en collant son Ɠil Ă  la serrure, avec le dĂ©sir d'agrandir le trou et d'attirer Ă  lui, comme avec un crampon, ce qu'il voulait voir. Cependant il le parierait. Violone rĂ©pĂšte encore :

— Oui, mon affection est pure, pure, et c'est que ce petit imbĂ©cile ne comprend pas !

Enfin le maßtre d'étude se penche avec la douceur d'une ombre sur le front de Marseau, l'embrasse, le caresse de sa barbiche comme d'un pinceau, puis se redresse pour s'en aller, et Poil de Carotte le suit des yeux, glissant entre les rangées de lits. Quand la main de Violone frÎle un traversin, le dormeur dérangé change de cÎté avec un fort soupir.

Poil de Carotte guette longtemps. Il craint un nouveau retour brusque de Violone. DĂ©jĂ  Marseau fait la boule dans son lit, la couverture sur ses yeux, bien Ă©veillĂ© d'ailleurs, et tout au souvenir de l'aventure dont il ne sait que penser. Il n'y voit rien de vilain qui puisse le tourmenter, et cependant, dans la nuit des draps, l'image de Violone flotte lumineusement, douce comme ces images de femmes qui l'ont Ă©chauffĂ© en plus d'un rĂȘve.

Poil de Carotte se lasse d'attendre. Ses paupiÚres, comme aimantées, se rapprochent. Il s'impose de fixer le gaz, presque éteint ; mais, aprÚs avoir compté trois éclosions de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec, il s'endort.

III

Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes des serviettes, trempĂ©es dans un peu d'eau froide, frottent lĂ©gĂšrement les pommettes frileuses, Poil de Carotte regarde mĂ©chamment Marseau, et, s'efforçant d'ĂȘtre bien fĂ©roce, il l'insulte de nouveau, les dents serrĂ©es sur les syllabes sifflantes.

— Pistolet ! Pistolet !

Les joues de Marseau deviennent pourpres, mais il répond sans colÚre, et le regard presque suppliant :

— Puisque je te dis que ce n'est pas vrai, ce que tu crois !

Le maĂźtre d'Ă©tude passe la visite des mains. Les Ă©lĂšves, sur deux rangs, offrent machinalement d'abord le dos, puis la paume de leurs mains, en les retournant avec rapiditĂ©, et les remettent aussitĂŽt bien au chaud, dans les poches oĂč sous la tiĂ©deur de l'Ă©dredon le plus proche. D'ordinaire, Violone s'abstient de les regarder. Cette fois, mal Ă  propos, il trouve que celles de Poil de Carotte ne sont pas nettes. Poil de Carotte, priĂ© de les repasser sous le robinet, se rĂ©volte. On peut, Ă  vrai dire, y remarquer une tache bleuĂątre, mais il soutient que c'est un commencement d'engelure. On lui en veut, sĂ»rement.

Violone doit le faire conduire chez M. le Directeur.

Celui-ci, matinal, prĂ©pare, dans son cabinet vieux vert, un cours d'histoire qu'il fait aux grands, Ă  ses moments perdus. Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses doigts Ă©pais, il pose les principaux jalons : ici la chute de l'empire romain ; au milieu, la prise de Constantinople par les Turcs ; plus loin l'Histoire moderne, qui commence on ne sait oĂč et n'en finit plus.

Il a une ample robe de chambre dont les galons brodĂ©s cerclent sa poitrine puissante, pareils Ă  des cordages autour d'une colonne. Il mange visiblement trop, cet homme ; ses traits sont gros et toujours un peu luisants. Il parle fortement, mĂȘme aux dames, et les plis de son cou ondulent sur le col d'une maniĂšre lente et rythmique. Il est encore remarquable pour la rondeur de ses yeux et l'Ă©paisseur de ses moustaches.

Poil de Carotte se tient debout devant lui, sa casquette entre les jambes, afin de garder toute sa liberté d'action.

D'une voix terrible, le Directeur demande :

— Qu'est-ce que c'est ?

— Monsieur, c'est le maĂźtre d'Ă©tude qui m'envoie vous dire que j'ai les mains sales, mais c'est pas vrai !

Et de nouveau, consciencieusement, Poil de Carotte montre ses mains en les retournant : d'abord le dos, ensuite la paume. Il fait la preuve : d'abord la paume, ensuite le dos.

— Ah ! c'est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours de sĂ©questre, mon petit !

— Monsieur, dit Poil de Carotte, le maĂźtre d'Ă©tude, il m'en veut ! — Ah ! il t'en veut ! huit jours, mon petit !

Poil de Carotte connaßt son homme. Une telle douceur ne le surprend point. Il est bien décidé à tout affronter. Il prend une pose raide, serre ses jambes et s'enhardit, au mépris d'une gifle.

Car c'est, chez monsieur le Directeur, une innocente manie d'abattre, de temps en temps, un élÚve récalcitrant du revers de la main : vlan !

L'habiletĂ© pour l'Ă©lĂšve visĂ© consiste Ă  prĂ©voir le coup et Ă  se baisser, et le directeur se dĂ©sĂ©quilibre, au rire Ă©touffĂ© de tous. Mais il ne recommence pas, sa dignitĂ© l'empĂȘchant d'user de ruse Ă  son tour. Il devait arriver droit sur la joue choisie, ou alors ne se mĂȘler de rien.

— Monsieur, dit Poil de Carotte rĂ©ellement audacieux et fier, le maĂźtre d'Ă©tude et Marseau, ils font des choses !

AussitĂŽt les yeux du Directeur se troublent comme si deux moucherons s'y Ă©taient prĂ©cipitĂ©s soudain. Il appuie ses deux poings fermĂ©s au bord de la table, se lĂšve Ă  demi, la tĂȘte en avant, comme s'il allait cogner Poil de Carotte en pleine poitrine, et demande par sons gutturaux :

— Quelles choses ?

Poil de Carotte semble pris au dĂ©pourvu. Il espĂ©rait (peut-ĂȘtre que ce n'est que diffĂ©rĂ©) l'envoi d'un tome massif de M. Henri Martin, par exemple, lancĂ© d'une main adroite, et voilĂ  qu'on lui demande des dĂ©tails.

Le Directeur attend. Tous ses plis du cou se joignent pour ne former qu'un bourrelet unique, un Ă©pais rond de cuir, oĂč siĂšge, de guingois, sa tĂȘte.

Poil de Carotte hĂ©site, le temps de se convaincre que les mots ne lui viennent pas, puis, la mine tout Ă  coup confuse, le dos rond, l'attitude apparemment gauche et penaude, il va chercher sa casquette entre ses jambes, l'en retire aplatie, se courbe de plus en plus, se ratatine, et l'Ă©lĂšve doucement, Ă  hauteur du menton, et lentement, sournoisement, avec des prĂ©cautions pudiques, il enfouit sa tĂȘte simiesque dans la doublure ouatĂ©e, sans dire un mot.

IV

Le mĂȘme jour, Ă  la suite d'une courte enquĂȘte, Violone reçoit son congĂ© ! C'est un touchant dĂ©part, presque une cĂ©rĂ©monie.

— Je reviendrai, dit Violone, c'est une absence.

Mais il n'en fait accroire Ă  personne. L'institution renouvelle son personnel, comme si elle craignait pour lui la moisissure. C'est un va-et-vient de maĂźtres d'Ă©tude. Celui-ci part comme les autres, et meilleur, il part plus vite. Presque tous l'aiment. On ne lui connaĂźt pas d'Ă©gal dans l'art d'Ă©crire des en-tĂȘtes pour cahiers, tels que : « Cahiers d'exercices grecs appartenant à
 » Les majuscules sont moulĂ©es comme des lettres d'enseigne. Les bancs se vident. On fait cercle autour de son bureau. Sa belle main, oĂč brille la pierre verte d'une bague, se promĂšne Ă©lĂ©gamment sur le papier. Au bas de la page, il improvise une signature. Elle tombe, comme une pierre dans l'eau dans une ondulation et un remous de lignes Ă  la fois rĂ©guliĂšres et capricieuses, qui forment le paraphe, un petit chef-d'Ɠuvre. La queue du paraphe s'Ă©gare, se perd dans le paraphe lui-mĂȘme. Il faut regarder de trĂšs prĂšs, chercher longtemps pour le retrouver. Inutile de dire que le tout est fait d'un seul trait de plume. Une fois, il a rĂ©ussi un enchevĂȘtrement de lignes nommĂ© cul-de-lampe. Longuement, les petits s'Ă©merveillĂšrent.

Son renvoi les chagrine fort.

Ils conviennent qu'ils devront bourdonner le Directeur à la premiÚre occasion, c'est-à-dire enfler les joues et imiter avec les lÚvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement. Quelque jour, ils n'y manqueront pas.

En attendant, ils s'attristent les uns les autres. Violone qui se sent regrettĂ©, a la coquetterie de partir pendant une rĂ©crĂ©ation. Quand il paraĂźt dans la cour, suivi d'un garçon qui porte sa malle, tous les petits s'Ă©lancent. Il serre des mains, tapote des visages, et s'efforce d'arracher les pans de sa redingote sans les dĂ©chirer, cernĂ©, envahi et souriant, Ă©mu. Les uns, suspendus Ă  la barre fixe, s'arrĂȘtent au milieu d'un renversement et sautent Ă  terre, la bouche ouverte, le front en sueur, leurs manches de chemise retroussĂ©es et les doigts Ă©cartĂ©s Ă  cause de la colophane. D'autres, plus calmes, qui tournaient monotonement dans la cour, agitent les mains, en signe d'adieu. Le garçon, courbĂ© sous la malle, s'est arrĂȘtĂ© afin de conserver ses distances, ce dont profite un tout petit pour plaquer sur son tablier blanc ses cinq doigts trempĂ©s dans du sable mouillĂ©. Les joues de Marseau se sont rosĂ©es Ă  paraĂźtre peintes. Il Ă©prouve sa premiĂšre peine de cƓur sĂ©rieuse ; mais, troublĂ© et contraint de s'avouer qu'il regrette le maĂźtre d'Ă©tude un peu comme une petite cousine, il se tient Ă  l'Ă©cart, inquiet, presque honteux. Sans embarras, Violone se dirige vers lui, quand on entend un fracas de carreaux.

Tous les regards montent vers la petite fenĂȘtre grillĂ©e du sĂ©questre. La vilaine et sauvage tĂȘte de Poil de Carotte paraĂźt. Il grimace, blĂȘme petite bĂȘte mauvaise en cage, les cheveux dans les yeux et ses dents blanches toutes Ă  l'air. Il passe sa main droite entre les dĂ©bris de la vitre qui le mord, comme animĂ©e, et il menace Violone de son poing saignant.

— Petit imbĂ©cile ! dit le maĂźtre d'Ă©tude, te voilĂ  content !

— Dame ! crie Poil de Carotte, tandis qu'avec entrain, il casse d'un second coup de poing un autre carreau, pourquoi que vous l'embrassiez et que vous ne m'embrassiez pas, moi ?

Et il ajoute, se barbouillant la figure avec le sang qui coule de sa main coupée :

— Moi aussi, j'ai des joues rouges, quand j'en veux !

Les Poux

DÚs que grand FrÚre Félix et Poil de Carotte arrivent de l'institution Saint-Marc, madame Lepic leur fait prendre un bain de pieds. Ils en ont besoin depuis trois mois, car jamais on ne les lave à la pension. D'ailleurs, aucun article de prospectus ne prévoit le cas.

— Comme les tiens doivent ĂȘtre noirs, mon pauvre Poil de Carotte ! dit madame Lepic.

Elle devine juste. Ceux de Poil de Carotte sont toujours plus noirs que ceux de grand frĂšre FĂ©lix ? Et pourquoi ? Tous deux vivent cĂŽte Ă  cĂŽte, du mĂȘme rĂ©gime, dans le mĂȘme air. Certes, au bout de trois mois, grand frĂšre FĂ©lix ne peut montrer pied blanc, mais Poil de Carotte, de son propre aveu, ne reconnaĂźt plus les siens.

Honteux, il les plonge dans l'eau avec l'habiletĂ© d'un escamoteur. On ne les voit pas sortir des chaussettes et se mĂȘler aux pieds de grand frĂšre FĂ©lix qui occupent dĂ©jĂ  tout le fond du baquet, et bientĂŽt, un couche de crasse s'Ă©tend comme un linge sur ces quatre horreurs.

M. Lepic se promĂšne, selon sa coutume, d'une fenĂȘtre Ă  l'autre. Il relit les bulletins trimestriels de ses fils, surtout les notes Ă©crites par M. le proviseur lui-mĂȘme : celle de grand frĂšre FĂ©lix :

"Étourdi, mais intelligent. Arrivera." et celle de Poil de Carotte :

"Se distingue dĂšs qu'il veut, mais ne veut pas toujours."

L'idĂ©e que Poil de Carotte est quelquefois distinguĂ© amuse la famille. En ce moment, les bras croisĂ©s sur ses genoux, il laisse ses pieds tremper et se gonfler d'aise. Il se sent examinĂ©. On le trouve plutĂŽt enlaidi sous ses cheveux trop longs et d'un rouge sombre. M. Lepic, hostile aux effusions, ne tĂ©moigne sa joie de le revoir qu'en le taquinant. À l'aller il lui dĂ©tache une chiquenaude sur l'oreille. Au retour, il le pousse du coude, et Poil de Carotte rit de bon cƓur.

Enfin, M. Lepic lui passe la main dans les "bourraquins" et fait crépiter ses ongles comme s'il voulait tuer des poux. C'est sa plaisanterie favorite.

Or, du premier coup, il en tue un.

— Ah ! bien visĂ©, dit-il, je ne l'ai pas manquĂ©.

Et tandis qu'un peu dégoûté il s'essuie à la chevelure de Poil de Carotte, madame Lepic lÚve les bras au ciel :

— Je m'en doutais, dit-elle accablĂ©e. Mon dieu ! nous sommes propres ! Ernestine, cours chercher une cuvette, ma fille, voilĂ  de la besogne pour toi.

SƓur Ernestine apporte une cuvette, un peigne fin, du vinaigre dans une soucoupe, et la chasse commence.

— Peigne-moi d'abord ! crie grand frĂšre FĂ©lix. Je suis sĂ»r qu'il m'en a donnĂ©.

Il se racle furieusement la tĂȘte avec les doigts et demande un seau d'eau pour tout noyer.

— Calme-toi, FĂ©lix, dit sƓur Ernestine qui aime Ă  se dĂ©vouer, je ne te ferai pas du mal.

Elle lui met une serviette autour du cou et montre une adresse, une patience de maman. Elle écarte les cheveux d'une main, tient délicatement le peigne de l'autre, et elle cherche, sans moue dédaigneuse, sans peur d'attraper des habitants.

Quand elle dit : Un de plus ! grand frÚre Félix trépigne dans le baquet et menace du doigt Poil de Carotte qui, silencieux, attend son tour.

— C'est fini pour toi, FĂ©lix, dit sƓur Ernestine, tu n'en avais que sept ou huit ; compte-les. On comptera ceux de Poil de Carotte, mais elle n'a que ramassĂ© au hasard dans une fourmiliĂšre.

On entoure Poil de Carotte. SƓur Ernestine s'applique. M. Lepic, les mains derriĂšre le dos, suit le travail, comme un Ă©tranger curieux. Madame Lepic pousse des exclamations plaintives.

— Oh ! oh ! dit-elle, il faudrait une pelle et un rñteau.

Grand frÚre Félix accroupi remue la cuvette et reçoit les poux. Ils tombent enveloppés de pellicules. On distingue l'agitation de leurs pattes menues comme des cils coupés. Ils obéissent au roulis de la cuvette, et rapidement le vinaigre les fait mourir.

Madame Lepic : Vraiment, Poil de Carotte, nous ne te comprenons plus. À ton Ăąge et grand garçon, tu devrais rougir. Je te passe tes pieds que peut-ĂȘtre tu ne vois qu'ici. Mais les poux te mangent, et tu ne rĂ©clames ni la surveillance de tes maĂźtres, ni les soins de ta famille. Explique-nous, je te prie, quel plaisir tu Ă©prouves Ă  te laisser ainsi dĂ©vorer tout vif. Il y a du sang dans ta tignasse.

Poil de Carotte : C'est le peigne qui m'Ă©gratigne.

Madame Lepic : Ah ! c'est le peigne. VoilĂ  comme tu remercies ta sƓur. Tu l'entends, Ernestine ? Monsieur, dĂ©licat, se plaint de sa coiffeuse. Je te conseille, ma fille, d'abandonner tout de suite ce martyr volontaire Ă  sa vermine. SƓur Ernestine : J'ai fini pour aujourd'hui, maman. J'ai seulement ĂŽtĂ© le plus gros et je ferai demain une seconde tournĂ©e. Mais j'en connais une qui se parfumera d'eau de Cologne.

Madame Lepic : Quant à toi, Poil de Carotte, emporte ta cuvette et va l'exposer sur le mur du jardin. Il faut que tout le village défile devant, pour ta confusion.

Poil de Carotte prend la cuvette et sort ; et l'ayant déposée au soleil, il monte la garde prÚs d'elle.

C'est la vieille Marie Nanette qui s'approche la premiĂšre. Chaque fois qu'elle rencontre Poil de Carotte, elle s'arrĂȘte, l'observe de ses petits yeux myopes et malins et, mouvant son bonnet noir, semble deviner des choses.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-elle. Poil de Carotte ne rĂ©pond rien. Elle se penche sur la cuvette.

— C'est-il des lentilles ? Ma foi, je n'y vois plus clair. Mon garçon Pierre devrait bien m'acheter une paire de lunettes.

Du doigt, elle touche, comme afin de goûter. Décidément, elle ne comprend pas.

— Et toi, que fais-tu lĂ , boudeur et les yeux troubles ? Je parie qu'on t'a grondĂ© et mis en pĂ©nitence. Écoute, je ne suis pas ta grand'maman, mais je pense ce que je pense, et je te plains, mon pauvre petit, car j'imagine qu'ils te rendent la vie dure.

Poil de Carotte s'assure d'un coup d'Ɠil que sa mùre ne peut l'entendre, et il dit à la vieille Marie Nanette.

— Et aprĂšs ? Est-ce que ça vous regarde ? MĂȘlez-vous donc de vos affaires et laissez-moi tranquille.

Comme Brutus

Monsieur Lepic : Poil de Carotte, tu n'as pas travaillĂ© l'annĂ©e derniĂšre comme j'espĂ©rais. Tes bulletins disent que tu pourrais beaucoup mieux faire. Tu rĂȘvasses, tu lis des livres dĂ©fendus. DouĂ© d'une excellente mĂ©moire, tu obtiens d'assez bonnes notes de leçons, et tu nĂ©gliges tes devoirs. Poil de Carotte, il faut songer Ă  devenir sĂ©rieux.

Poil de Carotte : Compte sur moi, papa. Je t'accorde que je me suis un peu laissĂ© aller l'annĂ©e derniĂšre. Cette fois, je me sens la bonne volontĂ© de bĂ»cher ferme. Je ne te promets pas d'ĂȘtre le premier de ma classe en tout.

Monsieur Lepic : Essaie quand mĂȘme.

Poil de Carotte : Non, papa, tu m'en demandes trop. Je ne rĂ©ussirai ni en gĂ©ographie, ni en allemand, ni en physique et chimie, oĂč les plus forts sont deux ou trois types nuls pour le reste et qui ne font que ça. Impossible de les dĂ©goter ; mais je veux, — Ă©coute, mon papa,— je veux, en composition française, bientĂŽt tenir la corde et la garder, et si malgrĂ© mes efforts elle m'Ă©chappe, du moins je n'aurai rien Ă  me reprocher et je pourrai m'Ă©crier fiĂšrement comme Brutus : Ô vertu ! tu n'es qu'un nom.

Monsieur Lepic : Ah ! mon garçon, je crois que tu les manieras.

Grand frĂšre FĂ©lix : Qu'est-ce qu'il dit, papa ?

SƓur Ernestine : Moi, je n'ai pas entendu.

Madame Lepic : Moi non plus. RĂ©pĂšte voir, Poil de Carotte ?

Poil de Carotte : Oh ! rien maman.

Madame Lepic : Comment ? Tu ne disais rien, et tu pérorais si fort, rouge et le poing menaçant le ciel, que ta voix portait jusqu'au bout du village ! RépÚte cette phrase, afin que tout le monde en profite.

Poil de Carotte : Ce n'est pas la peine, va, maman.

Madame Lepic : Si, si, tu parlais de quelqu'un ; de qui parlais-tu ?

Poil de Carotte : Tu ne le connais pas, maman.

Madame Lepic : Raison de plus. D'abord ménage ton esprit, s'il te plaßt, et obéis.

Poil de Carotte : Eh bien ! maman, nous causions avec mon papa qui me donnait des conseils d'ami, et par hasard, je ne sais quelle idée m'est venue, pour le remercier, de prendre l'engagement, comme ce Romain qu'on appelait Brutus, d'invoquer la vertu


Madame Lepic : Turlututu, tu barbotes. Je te prie de rĂ©pĂ©ter, sans y changer un mot, et sur le mĂȘme ton, ta phrase de tout Ă  l'heure. Il me semble que je ne te demande pas le PĂ©rou et que tu veux bien faire ça pour ta mĂšre.

Grand frÚre Félix : Veux-tu que je te répÚte, moi, maman ?

Madame Lepic : Non, lui le premier, toi ensuite, et nous comparerons. Allez, Poil de Carotte, dĂ©pĂȘchez.

Poil de Carotte : « Il balbutie, d'une voie pleurarde » Ve-ertutu-u n'es qu'un-un nom.

Madame Lepic : Je dĂ©sespĂšre. On ne peut rien tirer de ce gamin. Il se laisserait rouer de coups, plutĂŽt que d'ĂȘtre agrĂ©able Ă  sa mĂšre.

Grand frĂšre FĂ©lix : Tiens, maman, voilĂ  comme il a dit : « Il roule les yeux et lance des regards de dĂ©fi. » Si je ne suis pas premier en composition française. « Il gonfle ses joues et frappe du pied. » Je m'Ă©crierai comme Brutus : « Il lĂšve les bras au plafond. » Ô Vertu ! « Il les laisse tomber sur ses cuisses, » tu n'es qu'un nom ! VoilĂ  comme il a dit.

Madame Lepic : Bravo, superbe ! Je te fĂ©licite, Poil de Carotte, et je dĂ©plore d'autant plus ton entĂȘtement qu'une imitation ne vaut jamais l'original.

Grand frÚre Félix : Mais, Poil de Carotte, est-ce bien Brutus qui a dit ça ? Ne serait-ce pas Caton ?

Poil de Carotte : Je suis sûr de Brutus. "Puis il se jeta sur une épée que lui tendit un de ses amis et mourut."

SƓur Ernestine : Poil de Carotte a raison. Je me rappelle mĂȘme que Brutus simulait la folie avec de l'or dans une canne.

Poil de Carotte : Pardon, sƓur, tu t'embrouilles. Tu confonds mon Brutus avec un autre.

SƓur Ernestine : Je croyais. Pourtant je te garantis que mademoiselle Sophie nous dicte un cours d'histoire qui vaut bien celui de ton professeur au lycĂ©e.

Madame Lepic : Peu importe. Ne vous disputez pas. L'essentiel est d'avoir un Brutus dans sa famille, et nous l'avons. Que grĂące Ă  Poil de Carotte, on nous envie ! Nous ne connaissons point notre honneur. Admirez le nouveau Brutus. Il parle latin comme un Ă©vĂȘque et refuse de dire deux fois la messe pour les sourds. Tournez-le : vu de face, il montre les taches d'une veste qu'il Ă©trenne aujourd'hui, et vu de dos son pantalon dĂ©chirĂ©. Seigneur, oĂč s'est-il encore fourrĂ© ? Non,mais regardez-moi la touche de Poil de Carotte Brutus ! EspĂšce de petite brute, va !

Lettres choisies

de Poil de Carotte Ă  M. Lepic

ET QUELQUES RÉPONSES

de M. Lepic Ă  Poil de Carotte

« De Poil de Carotte à M. Lepic »

Institution Saint-Marc.

Mon cher papa,

Mes parties de pĂȘche des vacances m'ont mis l'humeur en mouvement. De gros clous me sortent des cuisses. Je suis au lit. Je reste couchĂ© sur le dos et madame l'infirmiĂšre pose des cataplasmes. Tant que le clou n'a pas percĂ©, il me fait mal. AprĂšs je n'y pense plus. Mais ils se multiplient comme des petits poulets. Pour un de guĂ©ri, trois reviennent. J'espĂšre d'ailleurs que ce ne sera rien.

Ton fils affectionné.

« Réponse de M. Lepic. »

Mon cher Poil de Carotte,

Puisque tu prépares ta premiÚre communion et que tu vas au catéchisme, tu dois savoir que l'espÚce humaine ne t'a pas attendu pour avoir des clous. Jésus-Christ en avait aux pieds et aux mains. Il ne se plaignait pas et pourtant les siens étaient vrais. Du courage !

Ton pĂšre qui t'aime.

« De Poil de Carotte à M. Lepic. »

Mon cher papa,

Je t'annonce avec plaisir qu'il vient de me pousser une dent. Bien que je n'aie pas l'ùge, je crois que c'est une dent de sagesse précoce. J'ose espérer qu'elle ne sera point la seule et que je te satisferai toujours par ma bonne conduite et mon application.

Ton fils affectionné.

« Réponse de M. Lepic. »

Mon cher Poil de Carotte,

Juste comme ta dent poussait, une des miennes se mettait Ă  branler. Elle s'est dĂ©cidĂ©e Ă  tomber hier matin. De telle sorte que si tu possĂšdes une dent de plus, ton pĂšre en possĂšde une de moins. C'est pourquoi il n'y a rien de changĂ© et le nombre des dents de la famille reste le mĂȘme,

Ton pĂšre qui t'aime.

« De Poil de Carotte à M. Lepic. »

Mon cher papa,

Imagine-toi que c'Ă©tait hier la fĂȘte de M. JĂąques, notre professeur de latin, et que, d'un commun accord, les Ă©lĂšves m'avaient Ă©lu pour lui prĂ©senter les vƓux de toute la classe. FlattĂ© de cet honneur, je prĂ©pare longuement le discours oĂč j'intercale Ă  propos quelques citations latines. Sans fausse modestie j'en suis satisfait. Je le recopie au propre sur une grande feuille de papier ministre, et, le jour venu, excitĂ© par mes camarades qui murmuraient : — "Vas-y, vas-y donc !" — je profite d'un moment oĂč M. JĂąques ne nous regarde pas et je m'avance vers sa chaire. Mais Ă  peine ai-je dĂ©roulĂ© ma feuille et articulĂ© d'une voix forte :

VÉNÉRÉ MAITRE

que M. JĂąques se lĂšve furieux et s'Ă©crie :

— Voulez-vous filer à votre place plus vite que ça !

Tu penses si je me sauve et cours m'asseoir, tandis que mes amis se cachent derriĂšre leurs livres et que M. JĂąques m'ordonne avec colĂšre :

— Traduisez la version.

Mon cher papa, qu'en dis-tu ?

« Réponse de M. Lepic »

Mon cher Poil de Carotte,

Quand tu seras député tu en verras bien d'autres. Chacun son rÎle. Si on a mis ton professeur dans une chaire, c'est apparemment pour qu'il prononce des discours et non pour qu'il écoute les tiens.

« Poil de Carotte à M. Lepic »

Mon cher papa,

Je viens de remettre ton liĂšvre Ă  M. Legris, notre professeur d'histoire et de gĂ©ographie. Certes, il me parut que ce cadeau lui faisait plaisir. Il te remercie vivement. Comme j'Ă©tais entrĂ© avec mon parapluie mouillĂ©, il me l'ĂŽta lui-mĂȘme des mains pour le reporter au vestibule. Puis nous causĂąmes de choses et d'autres. Il me dit que je devais enlever, si je voulais, le premier prix d'histoire et de gĂ©ographie Ă  la fin de l'annĂ©e. Mais croirais-tu que je restai sur mes jambes tout le temps que dura notre entretien, et que M. Legris, qui, Ă  part cela, fut trĂšs aimable, je le rĂ©pĂšte, ne me dĂ©signa mĂȘme pas un siĂšge. Est-ce oubli ou impolitesse ? Je l'ignore et serais curieux, mon cher papa, de savoir ton avis.

« Réponse de M. Lepic. »

Mon cher Poil de Carotte,

Tu rĂ©clames toujours. Tu rĂ©clames parce que M. JĂąques t'envoie t'asseoir, et tu rĂ©clames parce que M. Legris te laisse debout. Tu es peut-ĂȘtre encore trop jeune pour exiger des Ă©gards. Et si M. Legris ne t'a pas offert une chaise, excuse-le : c'est sans doute que, trompĂ© par ta petite taille, il te croyait assis.

« De Poil de Carotte à M. Lepic. »

Mon cher papa,

J'apprends que tu dois aller Ă  Paris. Je partage la joie que tu auras en visitant la capitale que je voudrais connaĂźtre et oĂč je serai de cƓur avec toi. Je conçois que mes travaux scolaires m'interdisent ce voyage, mais je profite de l'occasion pour te demander si tu ne pourrais pas m'acheter un ou deux livres. Je sais les miens par cƓur. Choisis n'importe lesquels. Au fond, ils se valent. Toutefois je dĂ©sire spĂ©cialement la « Henriade, » par François-Marie Arouet de Voltaire, et la « Nouvelle HĂ©loĂŻse, » par Jean-Jacques Rousseau. Si tu me les rapportes (les livres ne coĂ»tent rien Ă  Paris), je te le jure que le maĂźtre d'Ă©tude ne me les confisquera jamais.

« Réponse de M. Lepic. »

Mon cher Poil de Carotte,

Les Ă©crivains dont tu me parles Ă©taient des hommes comme toi et moi. Ce qu'ils ont fait, tu peux le faire. Écris des livres, tu les liras ensuite.

« De M. Lepic à Poil de Carotte. »

Mon cher Poil de Carotte,

Ta lettre de ce matin m'étonne fort. Je la relis vainement. Ce n'est plus ton style ordinaire et tu y parles de choses bizarres qui ne me semblent ni de ta compétence ni de la mienne.

D'habitude, tu nous racontes tes petites affaires, tu nous écris les places que tu obtiens, les qualités et les défauts que tu trouves à chaque professeur, les noms de tes nouveaux camarades, l'état de ton linge, si tu dors et si tu manges bien.

VoilĂ  ce qui m'intĂ©resse. Aujourd'hui, je ne comprends plus. À propos de quoi, s'il te plaĂźt, cette sortie sur le printemps quand nous sommes en hiver ? Que veux-tu dire ? As-tu besoin d'un cache-nez ? Ta lettre n'est pas datĂ©e et on ne sait si tu l'adresses Ă  moi ou au chien. La forme mĂȘme de ton Ă©criture me paraĂźt modifiĂ©e, et la disposition des lignes, la quantitĂ© de majuscules me dĂ©concertent. Bref, tu as l'air de te moquer de quelqu'un. Je suppose que c'est de toi, et je tiens Ă  t'en faire non un crime, mais l'observation.

« Réponse de Poil de Carotte. »

Mon cher papa,

Un mot à la hùte pour t'expliquer ma derniÚre lettre. Tu ne t'es pas aperçu qu'elle était « en vers. »

Le Toiton

Ce petit toit oĂč, tour Ă  tour, ont vĂ©cu des poules, des lapins, des cochons, vide maintenant, appartient en toute propriĂ©tĂ© Ă  Poil de Carotte pendant les vacances. Il y entre commodĂ©ment, car le toiton n'a plus de porte. Quelques grĂȘles orties en parent le seuil, et si Poil de Carotte les regarde Ă  plat ventre, elles lui semblent une forĂȘt. Une poussiĂšre fine recouverte le sol. Les pierres des murs luisent d'humiditĂ©. Poil de Carotte frĂŽle le plafond de ses cheveux. Il est lĂ  chez lui et s'y divertit, dĂ©daigneux des jouets encombrants, aux frais de son imagination.

Son principal amusement consiste Ă  creuser quatre nids avec son derriĂšre, un Ă  chaque coin du toiton. Il ramĂšne de sa main, comme d'une truelle, des bourrelets de poussiĂšre et se cale.

Le dos au mur lisse, les jambes pliées, les mains croisées sur ses genoux, gßté, il se trouve bien. Vraiment il ne peut pas tenir moins de place. Il oublie le monde, ne le craint plus. Seul un bon coup de tonnerre le troublerait.

L'eau de vaisselle qui coule non loin de là, par le trou de l'évier, tantÎt a torrents, tantÎt goutte à goutte, lui envoie des bouffées fraßches.

Brusquement, une alerte. Des appels approchent, des pas.

— Poil de Carotte ? Poil de Carotte ?

Une tĂȘte se baisse et Poil de Carotte rĂ©duit en boulette, se poussant dans la terre et le mur, le souffle mort, la bouche grande, le regard mĂȘme immobilisĂ©, sent que des yeux fouillent l'ombre.

— Poil de Carotte, est-tu là ?

Les tempes bosselées, il souffre. Il va crier d'angoisse.

— Il n'y est pas, le petit animal. OĂč diable est-il ?

On s'éloigne, et le corps de Poil de Carotte se dilate un peu, reprend de l'aise. Sa pensée parcourt encore de longues routes de silence.

Mais un vacarme emplit ses oreilles. Au plafond, un moucheron s'est pris dans une toile d'araignée, vibre et se débat. Et l'araignée glisse le long d'un fil. Son ventre a la blancheur d'une mie de pain. Elle reste un instant suspendue, inquiÚte, pelotonnée.

Poil de Carotte, sur la pointe des fesses, la guette, aspire au dénouement, et quand l'araignée tragique fonce, ferme l'étoile de ses pattes, étreint la proie à manger, il se dresse debout, passionné, comme s'il voulait sa part.

Rien de plus.

L'araignĂ©e remonte. Poil de Carotte se rassied, retourne en lui, en son Ăąme de liĂšvre oĂč il fait noir.

BientĂŽt, comme un filet d'eau alourdie par le sable, sa rĂȘvasserie, faute de pente, s'arrĂȘte, forme flaque et croupit.

Le Chat

I

Poil de Carotte l'a entendu dire : rien ne vaut la viande de chat pour pĂȘcher les Ă©crevisses, ni les tripes d'un poulet, ni les dĂ©chets d'une boucherie.

Or il connaßt un chat, méprisé parce qu'il est vieux, malade, et çà et là, pelé. Poil de Carotte l'invite à venir prendre une tasse de lait chez lui, dans son toiton. Ils seront seuls. Il se peut qu'un rat s'aventure hors du mur, mais Poil de Carotte ne promet que la tasse de lait. Il l'a posée dans un coin. Il y pousse le chat et dit :

— RĂ©gale-toi.

Il lui flatte l'Ă©chine, lui donne des noms tendres, observe ses vifs coups de langue, puis s'attendrit.

— Pauvre vieux, jouis de ton reste.

Le chat vide la tasse, nettoie le fond, essuie le bord, et il ne lÚche plus que ses lÚvres sucrées.

— As-tu fini, bien fini ? demande Poil de Carotte, qui le caresse toujours. Sans doute, tu boirais volontiers une autre tasse ; mais je n'ai pu voler que celle-là. D'ailleurs, un peu plus tît, un peu plus tard !


À ces mots, il lui applique au front le canon de sa carabine et fait feu.

La dĂ©tonation Ă©tourdit Poil de Carotte. Il croit que le toiton mĂȘme a sautĂ©, et quand le nuage se dissipe, il voit, Ă  ses pieds, le chat qui le regarde d'un Ɠil.

Une moitiĂ© de la tĂȘte est emportĂ©e, et le sang coule dans la tasse de lait.

— Il n'a pas l'air mort, dit Poil de Carotte. MĂątin, j'ai pourtant visĂ© juste.

Il n'ose bouger, tant l'Ɠil unique, d'un jaune Ă©clat, l'inquiĂšte.

Le chat, par le tremblement de son corps, indique qu'il vit, mais ne tente aucun effort pour se déplacer. Il semble saigner exprÚs dans la tasse, avec le soin que toutes les gouttes y tombent.

Poil de Carotte n'est pas un débutant. Il a tué des oiseaux sauvages, des animaux domestiques, un chien, pour son propre plaisir ou pour le compte d'autrui.

Il sait comment on procĂšde, et que si la bĂȘte a la vie dure, il faut se dĂ©pĂȘcher, s'exciter, rager, risquer, au besoin, une lutte corps Ă  corps. Sinon, des accĂšs de fausse sensibilitĂ© nous surprennent. On devient lĂąche. On perd du temps ; on n'en finit jamais.

D'abord, il essaie quelques agaceries prudentes. Puis il empoigne le chat par la queue et lui assĂšne sur la nuque des coups de carabine si violents, que chacun d'eux paraĂźt le dernier, le coup de grĂące.

Les pattes folles, le chat moribond griffe l'air, se recroqueville en boule, ou se détend et ne crie pas.

— Qui donc m'affirmait que les chats pleurent, quand ils meurent ? dit Poil de Carotte.

Il s'impatiente. C'est trop long. Il jette sa carabine, cercle le chat de ses bras, et s'exaltant à la pénétration des griffes, les dents jointes, les veines orageuses, il l'étouffe.

Mais il s'Ă©touffe aussi, chancelle, Ă©puisĂ©, et tombe par terre, assis, sa figure collĂ©e contre la figure, ses deux yeux dans l'Ɠil du chat.

II

Poil de Carotte est maintenant couchĂ© sur son lit de fer. Ses parents et les amis de ses parents, mandĂ©s en hĂąte, visitent, courbĂ©s sous le plafond bas du toiton, les lieux oĂč s'accomplit le drame.

— Ah ! dit sa mĂšre, j'ai dĂ» centupler mes forces pour lui arracher le chat broyĂ© sur son cƓur. Je vous certifie qu'il ne me serre pas ainsi, moi.

Et tandis qu'elle explique les traces d'une fĂ©rocitĂ© qui plus tard aux veillĂ©es de famille, apparaĂźtra lĂ©gendaire, Poil de Carotte dort et rĂȘve :

Il se promĂšne le long d'un ruisseau, oĂč les rayons d'une lune inĂ©vitable remuent, se croisent comme les aiguilles d'une tricoteuse.

Sur les pĂȘchettes, les morceaux du chat flambaient Ă  travers l'eau transparente.

Des brumes blanches glissent au ras du prĂ©, cachent peut-ĂȘtre de lĂ©gers fantĂŽmes.

Poil de Carotte, ses mains derriĂšre son dos, leur prouve qu'ils n'ont rien Ă  craindre.

Un bƓuf approche, s'arrĂȘte et souffle, dĂ©tale ensuite, rĂ©pand jusqu'au ciel le bruit de ses quatre sabots et s'Ă©vanouit. Quel calme, si le ruisseau bavard ne caquetait pas, ne chuchotait pas, n'agaçait pas autant, Ă  luis seul, qu'une assemblĂ©e de vieilles femmes.

Poil de Carotte, comme s'il voulait le frapper pour le faire taire, lĂšve doucement un bĂąton de pĂȘchette et voici que du milieu des roseaux montent des Ă©crevisses gĂ©antes.

Elles croissent encore et sortent de l'eau, droites, luisantes. Poil de Carotte, alourdi par l'angoisse, ne sait pas fuir.

Et les écrevisses l'entournent. Elles se haussent vers sa gorge. Elles crépitent. Déjà elles ouvrent leurs pinces toutes grandes.

Les Moutons

Poil de Carotte n'aperçoit d'abord que de vagues boules sautantes. Elles poussent des cris Ă©tourdissants et mĂȘlĂ©s, comme des enfants qui jouent sous un prĂ©au d'Ă©cole. L'une d'elle se jette dans ses jambes, et il en Ă©prouve quelque malaise. Une autre bondit en pleine projection de lucarne. C'est un agneau. Poil de Carotte sourit d'avoir eu peur. Ses yeux s'habituent graduellement Ă  l'obscuritĂ©, et les dĂ©tails se prĂ©cisent.

L'époque des naissances a commencé. Chaque matin, le fermier Pajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouves égarés parmi les mÚres, gauches, flageolant sur leurs pattes raides : quatre morceaux de bois d'une sculpture grossiÚre.

Poil de Carotte n'ose pas encore les caresser. Plus hardis, ils suçotent déjà ses souliers, ou posent leurs pieds de devant sur lui, un brin de foin dans la bouche.

Les vieux, ceux d'une semaine, se dĂ©tendent d'un violent effort de l'arriĂšre-train et exĂ©cutent un zig-zag en l'air. Ceux d'un jour, maigres, tombent sur leurs genoux anguleux, pour se relever pleins de vie. Un petit qui vient de naĂźtre se traĂźne, visqueux et non lĂ©chĂ©. Sa mĂšre, gĂȘnĂ©e par sa bourse gonflĂ©e d'eau et ballotante, la repousse Ă  coups de tĂȘte.

— Une mauvaise mùre ! dit Poil de Carotte.

— C'est chez les bĂȘtes comme chez le monde, dit Pajol.

— Elle voudrait, sans doute, le mettre en nourrice.

— Presque, dit Pajol. Il faut à plus d'un donner le biberon, un biberon comme ceux qu'on achùte au pharmacien. Ça ne dure pas, la mùre s'attendrit. D'ailleurs, on les mate.

Il la prend par les épaules et l'isole dans une cage. Il lui moue au coup une cravate de paille pour la reconnaßtre, si elle s'échappe. L'agneau l'a suivie. La brebis mange avec un bruit de rùpe, et le petit, frissonnant, se dresse sur ses membres mous, essaie de téter, plaintif, le museau enveloppé d'une gelée tremblante.

— Et vous croyez qu'elle reviendra à des sentiments plus humains ? dit Poil de Carotte.

— Oui, quand son derriĂšre sera guĂ©ri, dit Pajol : elle a eu des couches dures.

— Je tiens Ă  mon idĂ©e, dit Poil de Carotte. Pourquoi ne pas confier provisoirement le petit aux soins d'une Ă©trangĂšre ?

— Elle le refuserait, dit Pajol.

En effet, des quatre coins de l'Ă©curie, les bĂȘlements des mĂšres se croisent, sonnent l'heure des tĂ©tĂ©es et, monotones aux oreilles de Poil de Carotte, sont nuancĂ©s pour les agneaux, car, sans confusion chacun se prĂ©cipite droit aux tĂ©tines maternelles.

— Ici, dit Pajol, point de voleuse d'enfants.

— Bizarre, dit Poil de Carotte, cet instinct de la famille chez ces ballots de laine. Comment l'expliquer ? Peut-ĂȘtre par la finesse de leur nez.

Il a presque envie d'en boucher un, pour voir.

Il compare profondément les hommes avec des moutons, et voudrait connaßtre les petits noms des agneaux.

Tandis qu'avides ils sucent, leurs mamans, les flancs battus de brusques coups de nez, mangent, paisibles, indifférentes. Poil de Carotte remarque dans l'eau d'une auge des débris de chaßne, des cercles de roues, une pelle usée.

— Elle est propre, votre auge ! dit-il d'un ton fin. AssurĂ©ment, vous enrichissez le sang des bĂȘtes au moyen de cette ferraille !

— Comme de juste, dit Pajol. Tu avales bien des pilules, toi !

Il offre à Poil de Carotte de goûter l'eau. Afin qu'elle devienne encore plus fortifiante, il y jette n'importe quoi.

— Veux-tu un berdin ? dit-il.

— Volontiers, dit Poil de Carotte sans savoir ; merci d'avance.

Pajol fouille l'Ă©paisse laine d'une mĂšre et attrape avec ses ongles un berdin jaune rond, dodu, repu, Ă©norme. Selon Pajol, deux de cette taille dĂ©voraient la tĂȘte d'un enfant comme une prune. Il le met au creux de la main de Poil de Carotte et l'engage, s'il veut rire et s'amuser, Ă  le fourrer dans le cou ou les cheveux de ses frĂšre et sƓur.

Déjà le berdin travaille, attaque la peau. Poil de Carotte éprouve des picotements aux doigts, comme s'il tombait du grésil. BientÎt au poignet, ils gagnent le coude. Il semble que le berdin se multiplie, qu'il va ronger le bras jusqu'à l'épaule. Tant pis, Poil de Carotte le serre ; il l'écrase et essuie sa main sur le dos d'une brebis, sans que Pajol s'en aperçoive.

Il dira qu'il l'a perdu.

Un instant encore, Poil de Carotte Ă©coute, recueilli, les bĂȘlements qui se calment peu Ă  peu. Tout Ă  l'heure, on n'entendra plus que le bruissement sourd du foin broyĂ© entre les mĂąchoires lentes.

Accrochée à un barreau de rùtelier, une limousine aux raies éteintes semble garder les moutons, toute seule.

Parrain

Quelquefois madame Lepic permet Ă  Poil de Carotte d'aller voir son parrain et mĂȘme de coucher avec lui. C'est un vieil homme bourru, solitaire, qui passe sa vie Ă  la pĂȘche ou dans la vigne. Il n'aime personne et ne supporte que Poil de Carotte.

— Te voilà, canard ! dit-il.

— Oui, parrain, dit Poil de Carotte sans l'embrasser, m'as-tu prĂ©parĂ© ma ligne ?

— Nous en aurons assez d'une pour nous deux, dit parrain.

Poil de Carotte ouvre la porte de la grange et voit sa ligne prĂȘte. Ainsi son parrain le taquine toujours, mais Poil de Carotte averti ne se fĂąche plus et cette manie du vieil homme complique Ă  peine leurs relations. Quand il dit oui, il veut dire non et rĂ©ciproquement. Il ne s'agit que de ne pas s'y tromper.

— Si ça l'amuse, ça ne me gĂȘne guĂšre, pense Poil de Carotte.

Et ils restent bons camarades.

Parrain, qui d'ordinaire ne fait de cuisine qu'une fois par semaine pour toute la semaine, met au feu, en l'honneur de Poil de Carotte, un grand pot de haricots avec un bon morceau de lard et, pour commencer la journée, le force à boire un verre de vin pur.

Puis ils vont pĂȘcher.

Parrain s'assied au bord de l'eau et dĂ©roule mĂ©thodiquement son crin de Florence. Il consolide avec de lourdes pierres ses lignes impressionnantes et ne pĂȘche que les gros qu'il roule au frais dans une serviette et lange comme des enfants.

— Surtout, dit-il Ă  Poil de Carotte, ne lĂšve ta ligne que lorsque ton bouchon aura enfoncĂ© trois fois.

Poil de Carotte : Pourquoi trois ?

Parrain : La premiÚre ne signifie rien : le poisson mordille. La seconde, c'est sérieux : il avale. La troisiÚme, c'est sûr : il ne s'échappera plus. On ne tire jamais trop tard.

Poil de Carotte prĂ©fĂšre la pĂȘche aux goujons. Il se dĂ©chausse, entre dans la riviĂšre et avec ses pieds agite le fond sablonneux pour faire de l'eau trouble. Les goujons stupides accourent et Poil de Carotte en sort un Ă  chaque jet de ligne. À peine a-t-il le temps de crier au parrain :

— Seize, dix-sept, dix-huit !


Quand parrain voit le soleil au-dessus de sa tĂȘte, on rentre dĂ©jeuner. Il bourre Poil de Carotte de haricots blancs.

— Je ne connais rien de meilleur, lui dit-il, mais je les veux cuits en bouillie. J'aimerais mieux mordre le fer d'une pioche que manger un haricot qui croque sous la dent, craque comme un grain de plomb dans une aile de perdrix.

Poil de Carotte : Ceux-là fondent sur la langue. D'habitude maman ne les fait pas trop mal. Pourtant ce n'est plus ça. Elle doit ménager la crÚme. Parrain : Canard, j'ai du plaisir à te voir manger. Je parie que tu ne manges point ton content, chez ta mÚre.

Poil de Carotte : Tout dépend de son appétit. Si elle a faim, je mange à sa faim. En se servant elle me sert par-dessus le marché. Si elle a fini, j'ai fini aussi.

Parrain : On en redemande, bĂȘta.

Poil de Carotte : C'est facile Ă  dire, mon vieux. D'ailleurs il vaut toujours mieux rester sur sa faim.

Parrain : Et moi qui n'ai pas d'enfants, je lÚcherais le derriÚre d'un singe, si ce singe était mon enfant ! Arrangez ça.

Ils terminent leur journĂ©e dans la vigne, oĂč Poil de Carotte, tantĂŽt regarde piocher son parrain et le suit pas Ă  pas, tantĂŽt, couchĂ© sur des fagots de sarment et les yeux au ciel, suce des brins d'osier.

La Fontaine

Il ne couche pas avec son parrain pour le plaisir de dormir. Si la chambre est froide, le lit de plume est trop chaud, et la plume, douce aux vieux membres du parrain, met vite le filleul en nage. Mais il couche loin de sa mĂšre.

— Elle te fait donc bien peur ? dit parrain.

Poil de Carotte : OĂč plutĂŽt, moi je ne lui fais pas assez peur. Quand elle veut donner une correction Ă  mon frĂšre, il saute sur un manche de balai, se campe devant elle, et je te jure qu'elle s'arrĂȘte court. Aussi elle prĂ©fĂšre le prendre par les sentiments. Elle dit que la nature de FĂ©lix est si susceptible qu'on n'en ferait rien avec des coups et qu'ils s'appliquent mieux Ă  la mienne.

Parain : Tu devrais essayer du balai, Poil de Carotte.

Poil de Carotte : Ah ! si j'osais ! nous nous sommes souvent battus, FĂ©lix et moi, pour de bon ou pour jouer. Je suis aussi fort que lui. Je me dĂ©fendrais comme lui. Mais je me vois armĂ© d'un balai contre maman. Elle croirait que je l'apporte. Il tomberait de mes mains dans les siennes, et peut-ĂȘtre qu'elle me dirait merci, avant de taper.

Parrain : Dors, canard, dors !

Ni l'un ni l'autre ne veut dormir. Poil de Carotte se retourne, étouffe et cherche de l'air, et son vieux parrain en a pitié.

Tout Ă  coup, comme Poil de Carotte va s'assoupir, parrain lui saisit le bras.

— Es-tu lĂ , canard ? dit-il. Je rĂȘvais, je te croyais encore dans la fontaine. Te souviens-tu de la fontaine ?

Poil de Carotte : Comme si j'y Ă©tais, parrain. Je ne te le reproche pas, mais tu m'en parles souvent.

Parrain : Mon pauvre canard, dÚs que j'y pense, je tremble de tout mon corps. Je m'étais endormi sur l'herbe. Tu jouais au bord de la fontaine, tu as glissé, tu es tombé, tu criais, tu te débattais, et moi, misérable, je n'entendais rien. Il y avait à peine de l'eau pour noyer un chat. Mais tu ne te relevais pas. C'était là le malheur, tu ne pensais donc plus à te relever ?

Poil de Carotte : Si tu crois que je me rappelle ce que je pensais dans la fontaine ! Parrain : Enfin ton barbotement me réveille. Il était temps. Pauvre canard ! pauvre canard ! Tu vomissais comme une pompe. On t'a changé, on t'a mis le costume des dimanches du petit Bernard.

Poil de Carotte : Oui, il me piquait. Je me grattais. C'Ă©tait donc un costume de crin.

Parrain : Non, mais le petit Bernard n'avait pas de chemise propre Ă  te prĂȘter. Je ris aujourd'hui, et une minute, une seconde de plus, je te relevais mort.

Poil de Carotte : Je serais loin.

Parrain : Tais-toi. Je m'en suis dit des sottises, et depuis je n'ai jamais passé une bonne nuit. Mon sommeil perdu, c'est ma punition ; je la mérite.

Poil de Carotte : Moi, parrain, je ne la mérite pas et je voudrais bien dormir.

Parrain : Dors, canard, dors.

Poil de Carotte : Si tu veux que je dorme, mon vieux parrain, lĂąche ma main. Je te la rendrai aprĂšs mon somme. Et retire aussi ta jambe, Ă  cause de tes poils. Il m'est impossible de dormir quand on me touche.

Les Prunes

Quelque temps agités, ils remuent dans la plume et le parrain dit :

— Canard, dors-tu ?

Poil de Carotte : Non, parrain.

Parrain : Moi non plus. J'ai envie de me lever. Si tu veux, nous allons chercher des vers.

— C'est une idĂ©e, dit Poil de Carotte.

Ils sautent du lit, s'habillent, allument une lanterne et vont dans le jardin.

Poil de Carotte porte la lanterne, et le parrain une boĂźte de fer-blanc, Ă  moitiĂ© pleine de terre mouillĂ©e. Il y entretient une provision de vers pour se pĂȘche. Il les recouvre d'une mousse humide, de sorte qu'il n'en manque jamais. Quand il a plu toute la journĂ©e, la rĂ©colte est abondante.

— Prends garde de marcher dessus, dit-il Ă  Poil de Carotte, va doucement. Si je ne craignais les rhumes, je mettrais des chaussons. Au moindre bruit, le ver rentre dans son trou. On ne l'attrape que s'il s'Ă©loigne trop de chez lui. Il faut le saisir brusquement, et le serrer un peu, pour qu'il ne glisse pas. S'il est Ă  demi rentrĂ©, lĂąche-le : tu le casserais. Et un ver coupĂ© ne vaut rien. D'abord il pourrit les autres, et les poissons dĂ©licats les dĂ©daignent. Certains pĂȘcheurs Ă©conomisent leurs vers ; ils ont tort. On ne pĂȘche de beaux poissons qu'avec des vers entiers, vivants et qui se recroquevillent au fond de l'eau. Le poisson s'imagine qu'ils se sauvent, court aprĂšs et dĂ©vore tout de confiance.

— Je les rate presque toujours, murmure Poil de Carotte et j'ai les doigts barbouillĂ©s de leur sale bave.

Parrain : Un ver n'est pas sale. Un ver est ce qu'on trouve de plus propre au monde. Il ne se nourrit que de terre, et si on le presse, il ne rend que de la terre. Pour ma part, j'en mangerais.

Poil de Carotte : Pour la mienne, je te la cĂšde. Mange voir.

Parrain : Ceux-ci sont un peu gros. Il faudrait d'abord les faire griller, puis les Ă©carter sur du pain. Mais je mange crus les petits, par exemple ceux des prunes.

Poil de Carotte : Oui, je sais. Aussi tu dĂ©goĂ»tes ma famille, maman surtout, et dĂšs qu'elle pense Ă  toi, elle a mal au cƓur. Moi, je t'approuve sans t'imiter, car tu n'es pas difficile et nous nous entendons trĂšs bien.

Il lÚve sa lanterne, attire une branche de prunier et cueille quelques prunes. Il garde les bonnes et donne les véreuses à parrain qui dit, les avalant d'un coup, toutes rondes, noyau compris ;

— Ce sont les meilleures.

Poil de Carotte : Oh ! je finirai par m'y mettre et j'en mangerai comme toi. Je crains seulement de sentir mauvais et que maman ne le remarque, si elle m'embrasse.

— Ça ne sent rien, dit parrain, et il souffle au visage de son filleul.

Poil de Carotte : C'est vrai. Tu ne sens que le tabac. Par exemple tu le sens Ă  plein nez. Je t'aime bien, mon vieux parrain, mais je t'aimerais davantage, plus que tous les autres, si tu ne fumais pas la pipe.

Parrain : Canard ! canard ! ça conserve.

Mathilde

— Tu sais, maman, dit sƓur Ernestine essoufflĂ©e Ă  madame Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et Ă  la femme avec la petite Mathilde, dans le prĂ©. Grand frĂšre FĂ©lix les habille. C'est pourtant dĂ©fendu, si je ne me trompe.

En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide sous sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d'oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie.

La clĂ©matite, d'abord nattĂ©e en couronne sur la tĂȘte, descend par flots sous le menton, derriĂšre le dos, le long des bras, volubile, enguirlande la taille et forme Ă  terre une queue rampante que grand frĂšre FĂ©lix ne se lasse pas d'allonger.

Il recule et dit :

— Ne bouge plus ! À ton tour, Poil de Carotte.

À son tour, Poil de Carotte est habillĂ© en jeune mariĂ©, Ă©galement couvert de clĂ©matites oĂč, çà et lĂ , Ă©clatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu'on puisse le distinguer de Mathilde. Il n'a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sĂ©rieux. Ils savent quel ton convient Ă  chaque cĂ©rĂ©monie. On doit rester triste aux enterrements, dĂšs le dĂ©but, jusqu'Ă  la fin, et grave aux mariages, jusqu'aprĂšs la messe. Sinon, ce n'est plus amusant de jouer.

— Prenez-vous la main, dit grand frĂšre FĂ©lix. En avant ! doucement.

Ils s'avancent au pas, Ă©cartĂ©s. Quand Mathilde s'empĂȘtre, elle retrousse sa traĂźne et la tient entre ses doigts. Poil de Carotte galamment l'attend, une jambe levĂ©e.

Grand frÚre Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indiquent la cadence. Il se croit monsieur le Maire et les salue, puis monsieur le Curé et les bénit, puis l'ami qui félicite et il les complimente, puis le violoniste et il racle, avec un bùton, un autre bùton.

Il les promĂšne de long en large.

— Halte ! dit-il, ça se dĂ©range. Mais le temps d'aplatir d'une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortĂšge en branle.

— Aie ! fait Mathilde qui grimace.

Une vrille de clématite luit tire les cheveux. Grand frÚre Félix arrache le tout. On continue.

— Ça y est, dit-il, maintenant vous ĂȘtes mariĂ©s, bichez-vous.

Comme ils hésitent :

— Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est mariĂ© on se biche. Faites-vous la cour, une dĂ©claration. Vous avez l'air plombĂ©s.

SupĂ©rieur, il se moque de leur inhabiletĂ© lui qui, peut-ĂȘtre, a dĂ©jĂ  prononcĂ© des paroles d'amour. Il donne l'exemple et biche Mathilde le premier, pour sa peine.

Poil de Carotte s'enhardit, cherche Ă  travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.

— Ce n'est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi.

Mathilde, comme elle l'a reçu, lui rend son baiser. AussitĂŽt, gauches, gĂȘnĂ©s, ils rougissent tous deux.

Grand frĂšre FĂ©lix leur montre les cornes.

— Soleil ! Soleil !

Ils se frotte deux doigts l'un contre l'autre et trépigne, des bousilles aux lÚvres.

— Sont-ils buses ! ils croient que c'est arrivĂ© !

— D'abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane ce n'est pas toi qui m'empĂȘcheras de me marier avec Mathilde, si maman veut.

Mais voici que maman vient rĂ©pondre elle-mĂȘme qu'elle ne veut pas. Elle pousse le barriĂšre du prĂ©. Elle entre suivie d'Ernestine la rapporteuse. En passant prĂšs de la haie, elle casse une rouette dont elle ĂŽte les feuilles et garde les Ă©pines. Elle arrive droit, inĂ©vitable comme l'orage.

— Gare les calottes, dit grand frĂšre FĂ©lix.

Il s'enfuit au bout du pré. Il est à l'abri et peut voir.

Poil de Carotte ne se sauve jamais. D'ordinaire, quoique lùche, il préfÚre en finir vite, et aujourd'hui il se sent brave.

Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets.

Poil de Carotte : Ne crains rien. Je connais maman ; elle n'en a que pour moi. J'attraperai tout.

Mathilde : Oui, mais ta maman va le dire Ă  ma maman, et ma maman va me battre.

Poil de Carotte : Corriger ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu'elle te corrige, ta maman ?

Mathilde : Des fois ; ça dépend.

Poil de Carotte : Pour moi, c'est toujours sûr.

Mathilde : Mais je n'ai rien fait.

Poil de Carotte : Ça ne fait rien. Attention !

Madame Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si prĂšs que sƓur Ernestine, par peur des chocs en retour, s'arrĂȘte au bord du cercle oĂč l'action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant "sa femme", qui sanglote plus fort. Les clĂ©matites sauvages mĂȘlent leurs fleurs blanches. La rouette de madame Lepic se lĂšve, prĂȘte Ă  cingler. Poil de Carotte, pĂąle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds dĂ©jĂ , les mollets lui cuisant d'avance, il a l'orgueil de s'Ă©crier :

— Qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rigole !

Le Coffre-Fort

Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit :

— Ta maman est venue tout rapporter Ă  ma maman et j'ai reçu une bonne fessĂ©e. Et toi ?

Poil de Carotte : Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu ne mĂ©ritais pas d'ĂȘtre battue, nous ne faisions rien de mal.

Mathilde : Non, pour sûr.

Poil de Carotte : Je t'affirme que je parlais sérieusement quand je te disais que je me marierais bien avec toi.

Mathilde : Moi, je me marierais bien avec toi aussi.

Poil de Carotte : Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvre et que je suis riche, mais n'aie pas peur, je t'estime.

Mathilde : Tu es riche Ă  combien, Poil de Carotte ?

Poil de Carotte : Mes parents ont au moins un million.

Mathilde : Combien que ça fait un million ?

Poil de Carotte : Ça fait beaucoup ; les millionnaires ne peuvent jamais dĂ©penser tout leur argent.

Mathilde : Souvent, mes parents se plaignent de n'en avoir guĂšre.

Poil de Carotte : Oh ! les miens aussi. Chacun se plaint pour qu'on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que nous sommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seul dans sa chambre. J'entends grincer la serrure du coffre-fort. Elle grince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personne ne connaĂźt, ni maman, ni mon frĂšre, ni ma sƓur, personne, exceptĂ© lui et moi, et la porte du coffre-fort s'ouvre. Papa y rend de l'argent et va le dĂ©poser sur la table de la cuisine. Il ne dit rien, il fait seulement sonner les piĂšces, afin que maman, occupĂ©e au fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramasse vite l'argent. Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuis longtemps, preuve qu'il y a plus d'un million dans le coffre-fort.

Mathilde :

Et pour l'ouvrir, il dit un mot. Quel mot ?

Poil de Carotte : Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te le dirai quand nous serons mariés, à la condition que tu me promettras de ne jamais le répéter.

Mathilde : Dis-le-moi tout de suite. Je te promets tout de suite de ne jamais le répéter.

Poil de Carotte : Non, c'est notre secret Ă  papa et Ă  moi.

Mathilde : Tu ne le sais pas. Si tu le savais, tu me le dirais.

Poil de Carotte : Pardon, je le sais.

Mathilde : Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C'est bien fait, c'est bien fait.

— Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement.

— Parions quoi ? dit Mathilde hĂ©sitante.

— Laisse-moi te toucher oĂč je voudrais, dit Poil de Carotte, et tu sauras le mot.

Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien. Elle ferme presque ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenant deux curiosités au lieu d'une.

— Dis le mot d'abord, Poil de Carotte.

Poil de Carotte : Tu me jures qu'aprĂšs tu te laisseras toucher oĂč je voudrai.

Mathilde : Maman me défend de jurer.

Poil de Carotte : Tu ne sauras pas le mot.

Mathilde : Je m'en fiche bien de ton mot. Je l'ai deviné, oui, je l'ai deviné.

Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses.

— Écoute, Mathilde, tu n'as rien devinĂ© du tout. Mais je me contente de ta parole d'honneur. Le mot que papa prononce avant d'ouvrir son coffre-fort, c'est "Lustucru". À prĂ©sent, je peux toucher oĂč je veux.

— Lustucru ! Lustucru ! dit Mathilde qui recule avec le plaisir de connaütre un secret et la peur qu'il ne vaille rien. Vraiment, tu ne t'amuses pas de moi !

Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s'avance, décidé, la main tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu'elle rie sec.

Et elle a disparu qu'il entend qu'on ricane derriĂšre lui.

Il se retourne. Par la lucarne d'une Ă©curie, un domestique du chĂąteau sort la tĂȘte et montre les dents.

— Je t'ai vu, Poil de Carotte, s'Ă©crie-t-il, je rapporterai tout Ă  ta mĂšre.

Poil de Carotte : Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulais attraper la petite. Lustucru est un faux nom que j'ai inventé. D'abord, je ne connais point le vrai.

Pierre : Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque de Lustucru et je n'en parlerai pas Ă  ta mĂšre. Je lui parlerai du reste.

Poil de Carotte : Du reste ?

Pierre : Oui, du reste. Je t'ai vu, je t'ai vu, Poil de Carotte ; dis voir un peu que je ne t'ai pas vu. Ah ! tu vas bien pour ton Ăąge. Mais tes plats Ă  barbe s'Ă©largiront ce soir !

Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure au point que la couleur naturelle de ses cheveux semble s'éteindre, il s'éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, en reniflant.

Les TĂȘtards

Poil de Carotte joue seul dans la cour au milieu, afin que madame Lepic puisse le surveiller par la fenĂȘtre, et il s'exerce Ă  jouer comme il faut, quand le camarade RĂ©my paraĂźt. C'est un garçon du mĂȘme Ăąge, qui boite et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traĂźne derriĂšre l'autre et ne la rattrape jamais. Il porte un panier et dit :

— Viens-tu, Poil de Carotte ? Papa me le chanvre dans la riviĂšre. Nous l'aiderons et nous pĂȘcherons des tĂȘtards avec des paniers.

— Demande le à maman, dit Poil de Carotte.

RĂ©my : Pourquoi moi ?

Poil de Carotte : Parce qu'Ă  moi elle ne me donnera pas la permission. Juste, madame Lepic se montre Ă  la fenĂȘtre.

— Madame, dit RĂ©my, voulez-vous, s'il vous plaĂźt, que j'emmĂšne Poil de Carotte pĂȘcher des tĂȘtards ?

Madame Lepic colle son oreille au carreau. RĂ©my rĂ©pĂšte en criant. Madame Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Les deux amis n'entendent rien et se regardent indĂ©cis. Mais madame Lepic agite la tĂȘte et fait clairement signe que non.

— Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aura besoin de moi, tout à l'heure.

Rémy : Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas, elle ne veut pas.

Poil de Carotte : Reste. Nous jouerons ici.

RĂ©my : Ah non, par exemple. J'aime mieux pĂȘcher des tĂȘtards. Il fait doux. J'en ramasserai des pleins paniers.

Poil de Carotte : Attends un peu. Maman refuse toujours pour commencer. Puis, des fois, elle se ravise.

RĂ©my : J'attendrai un petit quart, mais pas plus.

Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observent sournoisement l'escalier, et bientÎt Poil de Carotte pousse Rémy du coude.

— Qu'est-ce que je te disais ?

En effet, la porte s'ouvre et madame Lepic, tenant Ă  la main un panier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elle s'arrĂȘte, dĂ©fiante.

— Tiens, te voilĂ  encore, RĂ©my ! Je te croyais parti. J'avertirai ton papa que tu musardes et il te grondera.

RĂ©my : Madame, c'est Poil de Carotte qui m'a dit d'attendre.

Madame Lepic : — Ah ! vraiment, Poil de Carotte ?

Poil de Carotte n'approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus. Il connaßt madame Lepic sur le bout du doigt. Il l'avait devinée une fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille les choses, gùte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement. Il écrase de l'herbe sous son pied et regarde ailleurs.

— Il me semble pourtant, dit madame Lepic, que je n'ai pas l'habitude de me rĂ©tracter.

Elle n'ajoute rien.

Elle remonte l'escalier. Elle rentre avec le panier que devait emporter Poil de Carotte pour pĂȘcher des tĂȘtards et qu'elle avait vidĂ© de ses noix fraĂźches, exprĂšs.

Rémy est déjà loin.

Madame Lepic ne badine guĂšre et les enfants des autres s'approchent d'elle prudemment et la redoutent presque autant que le maĂźtre d'Ă©cole.

RĂ©my sauve lĂ -bas vers la riviĂšre. Il galope si vite que son pied gauche, toujours en retard, raie la poussiĂšre de la route, danse et sonne comme une casserole.

Sa journée perdue. Poil de Carotte n'essaie plus de se divertir. Il a manqué une bonne partie. Les regrets sont en chemin. Il les attend.

Solitaire, sans dĂ©fense, il laisse venir l'ennui et la punition s'appliquer d'elle-mĂȘme.

Coup de théùtre

ScĂšne PremiĂšre

Madame Lepic : OĂč vas-tu ?

Poil de Carotte : « Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer »

Je vais me promener avec papa.

Madame Lepic : Je te dĂ©fends d'y aller, tu m'entends ? Sans ça
 « Sa main droite recule comme pour prendre son Ă©lan. »

Poil de Carotte, bas : Compris.

ScĂšne II

Poil de Carotte : En méditation prÚs de l'horloge.

Qu'est-ce que je veux, moi ? Éviter les calottes. Papa m'en donne moins que maman. J'ai fait le calcul. Tant pire pour lui !

ScĂšne III

Monsieur Lepic : Il chérit Poil de Carotte, mais ne s'en occupe jamais, toujours courant la prétentaine pour affaires. Allons ! partons.

Poil de Carotte : Non, mon papa.

Monsieur Lepic : Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?

Poil de Carotte : Oh ! si ! mais je ne peux pas.

Monsieur Lepic : Explique-toi. Qu'est-ce qu'il y a ?

Poil de Carotte : Y a rien, mais je reste. Monsieur Lepic : Ah ! oui ! encore une de tes lubies. Que petit animal tu fais ! On ne sait par quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche Ă  ton aise.

ScĂšne IV

Madame Lepic : Elle a toujours la précaution d'écouter aux portes, pour mieux entendre.

Pauvre chéri ! Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux et les tire. Le voilà tout en larmes, parce que son pÚre
 Elle regarde en dessous M. Lepic
 voudrait l'emmener malgré lui. Ce n'est pas ta mÚre qui te tourmenterait avec cette cruauté. Les Lepic pÚre et mÚre se tournent le dos.

ScĂšne V

Poil de Carotte : Au fond d'un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul.

Tout le monde ne peut pas ĂȘtre orphelin.

En Chasse

M. Lepic emmĂšne ses fils Ă  la chasse alternativement. Ils marchent derriĂšre lui, un peu sur sa droite, Ă  cause de la direction du fusil, et portent le carnier. M. Lepic est un marcheur infatigable. Poil de Carotte met un entĂȘtement passionnĂ© Ă  le suivre, sans se plaindre. Ses souliers se blessent, il n'en dit mot, et ses doigts se cordellent ; le bout de ses orteils enfle, ce qui leur donne la forme de petits marteaux.

Si M. Lepic tue un liÚvre au début de la chasse, il dit :

— Veux-tu le laisser à la premiùre ferme ou le cacher dans une haie, et nous le reprendrons ce soir ?

— Non, papa, dit Poil de Carotte, j'aime mieux le garder.

Il lui arrive de porter une journée entiÚre deux liÚvres et cinq perdrix.

Il glisse sa main ou son mouchoir sous la courroie du carnier, pour reposer son Ă©paule endolorie. S'il rencontre quelqu'un, il montre son dos avec affection et oublie un moment sa charge.

Mais il est las, surtout quand on ne tue rien et que la vanité cesse de le soutenir.

— Attends-moi ici, dit parfois M. Lepic. Je vais battre ce labourĂ©.

Poil de Carotte, irritĂ©, s'arrĂȘte debout au soleil. Il regarde son pĂšre piĂ©tiner le champ, sillon par sillon, motte Ă  motte, le fouler, l'Ă©galiser comme avec une herse, frapper de son fusil les haies, les buissons, les chardons, tandis que Pyrame mĂȘme, n'en pouvant plus, cherche l'ombre, se couche un peu et halĂšte, toute sa langue dehors.

— Mais il n'y a rien lĂ , pense Poil de Carotte. Oui, tape, casse des orties, fourrage. Si j'Ă©tais liĂšvre gĂźtĂ© au creux d'un fossĂ©, sous les feuilles, c'est moi qui me retiendrais de bouger, par cette chaleur !

Et en sourdine il maudit M. Lepic ; il lui adresse de menues injures.

Et M. Lepic saute un autre Ă©chalier, pour battre une luzerne d'Ă  cĂŽtĂ©, oĂč, cette fois, ils serait bien Ă©tonnĂ© de ne pas trouver quelque gars de liĂšvre.

— Il me dit de l'attendre, murmure Poil de Carotte, et il faut que je coure aprĂšs lui, maintenant. Une journĂ©e qui commence mal finit mal. Trotte et sue, papa, Ă©reinte le chien, courbature-moi, c'est comme si on s'asseyait. Nous rentrerons bredouilles, ce soir.

Car Poil de Carotte est naĂŻvement superstitieux.

« Chaque fois qu'il touche le bord de sa casquette, » voilĂ  Pyrame en arrĂȘt, le poil hĂ©rissĂ©, la queue raide. Sur la pointe du pied, M. Lepic s'approche le plus prĂšs possible, la crosse au dĂ©faut de l'Ă©paule. Poil de Carotte s'immobilise, et un premier jet d'Ă©motion le fait suffoquer.

Il soulÚve sa casquette Des perdrix partent, ou un liÚvre déboule. Et selon que Poil de Carotte laisse retomber la casquette ou qu'il simule un grand salut, M. Lepic manque ou tue.

Poil de Carotte l'avoue, ce systĂšme n'est pas infaillible. Le geste trop souvent rĂ©pĂ©tĂ© ne produit plus d'effet, comme si la fortune se fatiguait de rĂ©pondre aux mĂȘmes signes. Poil de Carotte les espace discrĂštement, et Ă  cette condition, ça rĂ©ussit presque toujours.

— As-tu vu le coup ? demande M. Lepic qui soupĂšse un liĂšvre chaud encore dont il presse le ventre blond, pour lui faire faire ses suprĂȘmes besoins. Pourquoi ris-tu ?

— Parce que tu l'as tuĂ©, grĂące Ă  moi, dit Poil de Carotte.

Et fier de ce nouveau succÚs, il expose avec aplomb sa méthode.

— Tu parles sĂ©rieusement ? dit M. Lepic.

Poil de Carotte : Mon Dieu ! je n'irai pas jusqu'à prétendre que je ne me trompe jamais.

Monsieur Lepic : Veux-tu bien te taire tout de suite, nigaud. Je ne te conseille guĂšre, si tu tiens Ă  ta rĂ©putation de garçon d'esprit, de dĂ©biter ces bourdes devant des Ă©trangers. On t'Ă©claterait au nez. À moins que, par hasard, tu ne te moques de ton pĂšre.

Poil de Carotte : Je te jure que non, papa. Mais tu as raison, pardonne-moi, je ne suis qu'un serin.

La Mouche

La chasse continue, et Poil de Carotte qui hausse les Ă©paules de remords, tant il se trouve bĂȘte, emboĂźte le pas de son pĂšre avec une nouvelle ardeur, s'applique Ă  poser exactement le pied gauche lĂ  ou M. Lepic a posĂ© son pied gauche, et il Ă©carte les jambes comme s'il fuyait un ogre. Il ne se repose que pour attraper une mĂ»re, une poire sauvage et des prunelles qui resserrent la bouche, blanchissent les lĂšvres et calment la soif. D'ailleurs, il a dans une des poches du carnier le flacon d'eau-de-vie. GorgĂ©e par gorgĂ©e, il boit presque tout Ă  lui seul, car M. Lepic, que la chasse grise, oublie d'en demander.

— Une goutte, papa ?

Le vent n'apporte qu'un bruit de refus. Poil de Carotte avale la goutte qu'il offrait, vide le flacon, et la tĂȘte tournante, repart Ă  la poursuite de son pĂšre. Soudain, il s'arrĂȘte, enfonce un doigt au creux de son oreille, l'agite vivement, le retire, puis feint d'Ă©couter, et il crie Ă  M. Lepic :

— Tu sais, papa, je crois que j'ai une mouche dans l'oreille.

Monsieur Lepic : Ote-la, mon garçon.

Poil de Carotte : Elle y est trop avant, je ne peux pas la toucher. Je l'entends qu'elle bourdonne.

Monsieur Lepic : Laisse-la mourir toute seule.

Poil de Carotte : Mais si elle pondait, papa, si elle faisait son nid ? Monsieur Lepic : TĂąche de la tuer avec une corne de mouchoir.

Poil de Carotte : Si je versais un peu d'eau-de-vie pour la noyer ? Me donnes-tu la permission ?

— Verse ce que tu voudras, lui crie M. Lepic. Mais dĂ©pĂȘche-toi.

Poil de Carotte applique sur son oreille le goulot de la bouteille, et il la vide une deuxiĂšme fois, pour le cas oĂč M. Lepic imaginerait de rĂ©clamer sa part.

Et bientĂŽt, Poil de Carotte s'Ă©crie allĂšgre, en courant :

— Tu sais, papa, je n'entends plus la mouche. Elle doit ĂȘtre morte. Seulement, elle a tout bu.

La PremiĂšre BĂ©casse

— Mets-toi lĂ , dit M. Lepic. C'est la meilleure place. Je me promĂšnerai dans le bois avec le chien ; nous ferons lever les bĂ©casses, et quand tu entendras : pit, pit, dresse l'oreille et ouvre l'Ɠil. Les bĂ©casses passeront sur la tĂȘte.

Poil de Carotte tient le fusil couché entre son bras. C'est la premiÚre fois qu'il va tirer une bécasse. Il a déjà tué une caille, déplumé une perdrix et manqué un liÚvre avec le fusil de M. Lepic.

Il a tuĂ© la caille par terre, sous le nez du chien en arrĂȘt. D'abord il regardait, sans la voir, cette petite boule ronde, couleur du sol.

— Recule-toi, lui dit M. Lepic, tu es trop prùs.

Mais Poil de Carotte, instinctif, fit un pas de plus en avant, épaula, déchargea son arme à bout portant et rentra dans la terre la boulette grise. Il ne put retrouver de sa caille broyée, disparue, que quelques plumes et un bec sanglant. Toutefois, ce qui consacre la renommée d'un jeune chasseur, c'est de tuer une bécasse, et il faut que cette soirée marque dans la vie de Poil de Carotte.

Le crĂ©puscule trompe, comme chacun sait. Les objets remuent leurs lignes fumeuses. Le vol d'un moustique trouble autant que l'approche du tonnerre. Aussi Poil de Carotte, Ă©mu, voudrait bien ĂȘtre Ă  tout Ă  l'heure.

Les grives, de retour des prĂ©s, fusent avec rapiditĂ© entre les chĂȘnes. Il les ajuste pour se faire l'Ɠil. Il frotte de sa manche la buĂ©e qui ternit le canon du fusil. Des feuilles sĂšches trottinent çà et lĂ .

Enfin, deux bécasses, dont les longs becs alourdissent le vol, se lÚvent, se poursuivent amoureuses et tournoient au-dessus du bois frémissant.

Elles font pit, pit, pit, comme M. Lepic l'avait promis, mais si faiblement que Poil de Carotte doute qu'elles viennent de son cĂŽtĂ©. Ses yeux se meuvent vivement. Il voit deux ombres passer sur sa tĂȘte, et la crosse du fusil contre son ventre, il tire au juger, en l'air.

Une des deux bécasses tombe, bec en avant, et l'écho disperse la détonation formidable aux quatre coins du bois.

Poil de Carotte ramasse la bécasse dont l'aile est cassée, l'agite glorieusement et respire l'odeur de la poudre.

Pyrame accourt, précédant M. Lepic, qui ne s'attarde ni ne se hùte plus que d'ordinaire.

— Il n'en reviendra pas, pense Poil de Carotte prĂȘt aux Ă©loges.

Mais M. Lepic Ă©carte les branches, paraĂźt, et dit d'une voix calme Ă  son fils encore fumant :

— Pourquoi donc que tu ne les as pas tuĂ©es toutes les deux ?

L'Hameçon

Poil de Carotte est en train d'Ă©cailler ses poissons, des goujons, des ablettes et mĂȘme des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait Ă©clater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il rĂ©unit les vidures pour le chat. Il travaille, se hĂąte, absorbĂ©, penchĂ© sur le seau blanc d'Ă©cume, et prend garde de se mouiller.

Madame Lepic vient donner un coup d'Ɠil.

— À la bonne heure, dit-elle, tu nous as pĂȘchĂ© une belle friture, aujourd'hui. Tu n'es pas maladroit, quand tu veux.

Elle lui caresse le cou et les Ă©paules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse des cris de douleur.

Elle a un hameçon piqué au bout du doigt.

SƓur Ernestine accourt. Grand frĂšre FĂ©lix la suit, et bientĂŽt M. Lepic lui-mĂȘme arrive.

— Montre voir, disent-ils.

Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l'hameçon s'enfonce plus profondĂ©ment. Tandis que grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, le lĂšve en l'air, et chacun peut voir le doigt. L'hameçon l'a traversĂ©.

M. Lepic tente de l'ĂŽter.

— Oh non ! pas comme ça ! dit madame Lepic d'une voix aiguĂ«.

En effet, l'hameçon est arrĂȘtĂ© d'un cĂŽtĂ© par son dard et de l'autre cĂŽtĂ© par sa bouche.

M. Lepic met son lorgnon.

— Diable, dit-il, il faut casser l'hameçon !

Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n'a pas de prise, madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le cƓur, la vie ? D'ailleurs l'hameçon est d'un acier de bonne trempe.

— Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair. Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisĂ©e, si faiblement, qu'elle ne pĂ©nĂštre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraĂźt.

— Oh ! là ! oh ! là ! crie madame Lepic, et tout le groupe tremble.

— Plus vite, papa ! dit sƓur Ernestine.

— Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! dit grand frĂšre FĂ©lix Ă  sa mĂšre.

M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et madame Lepic aprÚs avoir murmuré : "Boucher ! boucher !" se trouve mal, heureusement.

M. Lepic en profite. Blanc, affolĂ©, il charcute, fouit la chair, et le doigt n'est plus qu'une plaie sanglante d'oĂč l'hameçon tombe.

Ouf !

Pendant cela, Poil de Carotte n'a servi Ă  rien. Au premier cri de sa mĂšre, il s'est sauvĂ©. Assis sur l'escalier, la tĂȘte en ses mains, il s'explique l'aventure. Sans doute, une fois qu'il lançait sa ligne au loin, son hameçon lui est restĂ© dans le dos.

— Je ne m'Ă©tonne plus que ça ne mordait pas, dit-il.

Il écoute les plaintes de sa mÚre, et d'abord n'est guÚre chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l'heure, non moins fort qu'elle, aussi fort qu'il pourra, jusqu'à l'enrouement, afin qu'elle se croie plus tÎt vengée et le laisse tranquille ?

Des voisins attirés le questionnent :

— Qu'est-ce qu'il y a donc, Poil de Carotte ?

Il ne rĂ©pond rien ; il bouche ses oreilles, et sa tĂȘte rousse disparaĂźt. Les voisins se rangent au bas de l'escalier et attendent les nouvelles.

Enfin madame Lepic s'avance. Elle est pùle comme une accouchée, et, fiÚre d'avoir couru un grand danger, elle porte devant elle son doigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d'un reste de souffrance. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte :

— Tu m'as fait mal, va, mon cher petit. Oh ! je ne t'en veux pas ; ce n'est pas de ta faute.

Jamais elle n'a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lÚve le front. Il voit le doigt de sa mÚre enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d'enfant pauvre. Ses yeux secs s'emplissent de larmes.

Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s'abriter derriÚre son coude. Mais, généreuse, elle l'embrasse devant tout le monde.

Il ne comprend plus. Il pleure Ă  pleins yeux.

— Puisqu'on te dit que c'est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien mĂ©chante ?

Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.

— Est-il bĂȘte ? On jurerait qu'on l'Ă©gorge, dit madame Lepic aux voisins attendris par sa bontĂ©.

Elle leur passe l'hameçon, qu'ils examinent curieusement. L'un d'eux affirme que c'est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d'une langue volubile.

— Ah ! sur le moment, je l'aurais tuĂ©, si je ne l'aimais tant. Est-ce malin, ce petit outil d'hameçon ! J'ai cru qu'il m'enlevait au ciel.

SƓur Ernestine propose d'aller l'encroter loin, au bout du jardin, dans un trou, et de piĂ©tiner la terre.

— Ah ! mais non ! dit grand frĂšre FĂ©lix, moi je le garde. Je veux pĂȘcher avec. Bigre ! un hameçon trempĂ© dans le sang Ă  maman, c'est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse !

Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d'avoir échappé au chùtiment, exagÚre encore son repentir, rend par la gorge les gémissements rauques et lave à grande eau les taches de sa laide figure à claques.

La PiĂšce d'Argent

I

Madame Lepic : Tu n'as rien perdu, Poil de Carotte ?

Poil de Carotte : Non, maman.

Madame Lepic : Pourquoi dis-tu non, tout de suite, sans savoir ? Retourne d'abord tes poches.

Poil de Carotte : Il tire les doublures de ses poches et les regarde pendre comme des oreilles d'Ăąne.

Ah ! oui, maman ! Rends-le-moi.

Madame Lepic : Rends-moi quoi ? Tu as donc perdu quelque chose ? Je te questionnais au hasard et je devine ! Qu'est-ce que tu as perdu ?

Poil de Carotte : Je ne sais pas.

Madame Lepic : Prends garde ! tu vas mentir. DĂ©jĂ  tu divagues comme une ablette Ă©tourdie. RĂ©ponds lentement. Qu'as-tu perdu ? Est-ce ta toupie ?

Poil de Carotte : Juste. Je n'y pensais plus. C'est ma toupie, oui, maman.

Madame Lepic : Non, maman. Ce n'est pas ta toupie. Je te l'ai confisquée la semaine derniÚre.

Poil de Carotte : Alors, c'est mon couteau.

Madame Lepic : Quel couteau ? Qui t'a donné un couteau ?

Poil de Carotte : Personne.

Madame Lepic : Mon pauvre enfant, nous n'en sortirons plus. On dirait que je t'affole. Pourtant nous sommes seuls. Je t'interroge doucement. Un fils qui aime sa mÚre lui confie tout. Je parie que tu as perdu ta piÚce d'argent. Je n'en sais rien, mais j'en suis sûre. Ne nie pas. Ton nez remue.

Poil de Carotte : Maman, cette piÚce m'appartenait. Mon parrain me l'avait donnée dimanche. Je la perds ; tant pis pour moi. C'est contrariant, mais je me consolerai. D'ailleurs je n'y tenais guÚre. Une piÚce de plus ou de moins !

Madame Lepic : Voyez-vous ça, péroreur ! Et je t'écoute moi, bonne femme. Ainsi tu comptes pour rien la peine de ton parrain qui te gùte tant et qui sera furieux ?

Poil de Carotte : Imaginons, maman, que j'ai dépensé ma piÚce, à mon goût. Fallait-il seulement la surveiller toute ma vie !

Madame Lepic : Assez, grimacier ! Tu ne devais ni perdre cette piĂšce, ni la gaspiller sans permission. Tu ne l'as plus ; remplace-la, trouve-la, fabrique-la, arrange-toi. Trotte et ne raisonne pas.

Poil de Carotte : Oui, maman.

Madame Lepic : Et je te dĂ©fends de dire « oui, maman », de faire l'original ; et gare Ă  toi, si je t'entends chantonner, siffler entre tes dents, imiter le charretier sans souci. Ça ne prend jamais avec moi.

II

Poil de Carotte se promÚne à petits pas dans les allées du jardin. Il gémit. Il cherche un peu et renifle souvent. Quand il sent que sa mÚre l'observe, il s'immobilise ou se baisse et fouille du bout des doigts l'oseille, le sable fin. Quand il pense que madame Lepic a disparu, il ne cherche plus. Il continue de marcher, pour la forme, le nez en l'air.

OĂč diable peut-elle ĂȘtre, cette piĂšce d'argent ? LĂ -haut, sur l'arbre, au creux d'un vieux nid ?

Parfois des gens distraits qui ne cherchent rien, trouvent des piĂšces d'or. On l'a vu. Mais Poil de Carotte se traĂźnerait par terre, userait des genoux et ses ongles, sans ramasser une Ă©pingle.

Las d'errer, d'espĂ©rer il ne sait quoi, Poil de Carotte jette sa langue au chat et se dĂ©cide Ă  rentrer dans la maison, pour prendre l'Ă©tat de sa mĂšre. Peut-ĂȘtre qu'elle se calme, et que si la piĂšce reste introuvable, on y renoncera.

Il ne voit pas madame Lepic. Il l'appelle, timide :

— Maman, eh ! maman !

Elle ne répond point. Elle vient de sortir et elle a laissé ouvert le tiroir de sa table à ouvrage. Parmi les laines, les aiguilles, les bobines blanches, rouges ou noires, Poil de Carotte aperçoit quelques piÚces d'argent.

Elles semblent vieillir lĂ . Elles ont l'air d'y dormir, rarement Ă©veillĂ©es, poussĂ©es d'un coin Ă  l'autre, mĂȘlĂ©es et sans nombre.

Il y en a aussi bien trois que quatre, aussi bien huit. On les compterait difficilement. Il faudrait renverser le tiroir, secouer des pelotes. Et puis comment faire la preuve ?

Avec cette présence d'esprit qui ne l'abandonne que dans les grandes occasions, Poil de Carotte, résolu, allonge le bras, vole une piÚce et se sauve.

Le peur d'ĂȘtre surpris lui Ă©vite des hĂ©sitations, des remords, un retour pĂ©rilleux vers la table Ă  ouvrage.

Il va droit, trop lancĂ© pour s'arrĂȘter, parcourt les allĂ©es, choisit sa place, y "perd" la piĂšce, l'enfonce d'un coup de talon, se couche Ă  plat ventre et, le nez chatouillĂ© par les herbes, il rampe selon sa fantaisie, il dĂ©crit des cercles irrĂ©guliers, comme on tourne, les yeux bandĂ©s, autour de l'objet cachĂ©, quand la personne qui dirige les jeux innocents se frappe anxieusement les mollets et s'Ă©crie :

— Attention ! ça brĂ»le, ça brĂ»le !

III

Poil de Carotte :

Maman, maman, je l'ai.

Madame Lepic : Moi aussi.

Poil de Carotte : Comment ? la voilĂ .

Madame Lepic : La voici.

Poil de Carotte : Tiens ! fais voir.

Madame Lepic : Fais voir, toi.

Poil de Carotte Il montre sa piĂšce. Madame Lepic montre la sienne. Poil de Carotte les manie, les compare et apprĂȘte sa phrase. C'est drĂŽle. OĂč l'as-tu retrouvĂ©e, toi, maman ? Moi, le l'ai retrouvĂ©e dans cette allĂ©e, au pied du poirier. J'ai marchĂ© vingt fois dessus, avant de la voir. Elle brillait. J'ai cru d'abord que c'Ă©tait un morceau de papier, ou une violette blanche. Je n'osais pas la prendre. Elle sera tombĂ©e de ma poche, un jour que je me roulais sur l'herbe, faisant le fou. Penche-toi, maman, remarque l'endroit oĂč la sournoise se cachait, son gĂźte. Elle peut se vanter de m'avoir causĂ© du tracas.

Madame Lepic : Je ne dis pas non. Moi je l'ai trouvée dans ton autre paletot. Malgré mes observations, tu oublies encore de vider tes poches, quand tu changes d'effets. J'ai voulu te donner une leçon d'ordre. Je t'ai laissé chercher pour t'apprendre. Or, il faut croire que celui qui cherche trouve toujours, car maintenant tu possÚdes deux piÚces d'argent au lieu d'une seule. Te voilà cousu d'or. Tout est bien qui finit bien, mais je te préviens que l'argent ne fait pas le bonheur.

Poil de Carotte : Alors, je peux aller jouer, maman ?

Madame Lepic : Sans doute. Amuse-toi, tu ne t'amuseras jamais plus jeune. Emporte tes deux piĂšces.

Poil de Carotte : Oh ! maman, une me suffit, et mĂȘme je te prie de me la serrer jusqu'Ă  ce que j'en aie besoin. Tu serais gentille.

Madame Lepic : Non, les bons comptes font les bons amis. Garde tes piĂšces. Les deux t'appartiennent, celle de ton parrain et l'autre, celle du poirier, Ă  moins que le propriĂ©taire ne la rĂ©clame. Qui est-ce ? Je me creuse la tĂȘte. Et toi, as-tu une idĂ©e ?

Poil de Carotte : Ma foi non et je m'en moque, j'y songerai demain. À tout à l'heure, maman, et merci.

Madame Lepic : Attends ! si c'Ă©tait le jardinier ?

Poil de Carotte : Veux-tu que j'aille vite le lui demander ?

Madame Lepic : Ici, mignon, aide-moi. RĂ©flĂ©chissons. On ne saurait soupçonner ton pĂšre de nĂ©gligence, Ă  son Ăąge. Ta sƓur met ses Ă©conomies dans sa tirelire. Ton frĂšre n'a pas le temps de perdre son argent, un sou fond entre ses doigts. AprĂšs tout, c'est peut-ĂȘtre moi.

Poil de Carotte : Maman, cela m'Ă©tonnerait ; tu ranges si soigneusement tes affaires.

Madame Lepic : Des fois les grandes personnes se trompent comme les petites. Bref, je verrai. En tout cas ceci ne concerne que moi. N'en parlons plus. Cesse de t'inquiĂ©ter ; cours jouer, mon gros, pas trop loin, tandis que je jetterai un coup d'Ɠil dans le tiroir de ma table Ă  ouvrage.

Poil de Carotte, qui s'élançait déjà, se retourne, il suit des yeux un instant sa mÚre qui s'éloigne. Enfin, brusquement, il la dépasse, se campe devant elle et, silencieux, offre une joue.

Madame Lepic : Sa main droite levĂ©e, menace ruine. Je te savais menteur, mais je ne te croyais pas de cette force. Maintenant, tu mens double. Va toujours. On commence par voler un Ɠuf. Ensuite on vole un bƓuf. Et puis on assassine sa mĂšre. La premiĂšre gifle tombe.

Les Idées personnelles.

M. Lepic, grand frĂšre FĂ©lix, sƓur Ernestine et Poil de Carotte veillent prĂšs de la cheminĂ©e oĂč brĂ»le une souche avec ses racines, et les quatre chaises se balancent sur leurs pieds de devant. On discute et Poil de Carotte, pendant que madame Lepic n'est pas lĂ , dĂ©veloppe ses idĂ©es personnelles.

— Pour moi, dit-il, les titres de famille ne signifient rien. Ainsi, papa, tu sais comme je t'aime ! Or, je t'aime, non parce que tu es mon pĂšre ; je t'aime, parce que tu es mon ami. En effet, tu n'as aucun mĂ©rite Ă  ĂȘtre mon pĂšre, mais je regarde ton amitiĂ© comme une haute faveur que tu ne me dois pas et que tu m'accordes gĂ©nĂ©reusement.

— Ah ! rĂ©pond M. Lepic.

— Et moi, et moi ? demandent grand frĂšre FĂ©lix et sƓur Ernestine.

— C'est la mĂȘme chose, dit Poil de Carotte. Le hasard vous a faits mon frĂšre et ma sƓur. Pourquoi vous en serais-je reconnaissant ? À qui la faute, si nous sommes tous trois des Lepic ? Vous ne pouviez l'empĂȘcher. Inutile que je vous sache grĂ© d'une parentĂ© involontaire. Je vous remercie seulement, toi, frĂšre, de ta protection, et toi, sƓur, de tes soins efficaces.

— À ton service, dit grand frĂšre FĂ©lix.

— OĂč va-t-il chercher ces rĂ©flexions de l'autre monde ? dit sƓur Ernestine.

— Et ce que je dis, ajoute Poil de Carotte, je l'affirme d'une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, j'Ă©vite les personnalitĂ©s, et si maman Ă©tait lĂ , je le rĂ©pĂ©terais en sa prĂ©sence.

— Tu ne le rĂ©pĂ©terais pas deux fois, dit grand frĂšre FĂ©lix.

— Quel mal vois-tu Ă  mes propos ? rĂ©pond Poil de Carotte. Gardez-vous de dĂ©naturer ma pensĂ©e ! Loin de manquer de cƓur, je vous aime plus que je n'en ai l'air. Mais cette affection, au lieu d'ĂȘtre banale, d'instinct et de routine, est voulue, raisonnĂ©e, logique. Logique, voilĂ  le terme que je cherchais.

— Quand perdras-tu la manier d'user de mots dont tu ne connais pas le sens, dit M. Lepic qui se lĂšve pour aller se coucher, et de vouloir, Ă  ton Ăąge, en remontrer aux autres. Si dĂ©funt votre grand-pĂšre m'avait entendu dĂ©biter le quart de tes balivernes, il m'aurait vite prouvĂ© par un coup de pied et une claque que je n'Ă©tais toujours que son garçon.

— Il faut bien causer pour passer le temps, dit Poil de Carotte dĂ©jĂ  inquiet.

— Il vaut encore mieux te taire, dit M. Lepic, une bougie à la main.

Et il disparaĂźt. Grand frĂšre FĂ©lix le suit.

— Au plaisir, vieux camarade à la grillade ! dit-il à Poil de Carotte.

Puis sƓur Ernestine se dresse et grave :

— Bonsoir, cher ami ! dit-elle.

Poil de Carotte reste seul, dérouté.

Hier, M. Lepic lui conseillait d'apprendre à réfléchir :

— Qui ça, on ? lui disait-il. On n'existe pas. Tout le monde, ce n'est personne. Tu rĂ©cites trop ce que tu Ă©coutes. TĂąche de penser un peu par toi-mĂȘme. Exprime des idĂ©es personnelles, n'en aurais-tu qu'une pour commencer.

La premiĂšre qu'il risque Ă©tant mal accueillie, Poil de Carotte couvre le feu, range les chaises le long du mur, salue l'horloge, et se retire dans la chambre oĂč donne l'escalier d'une cave et qu'on appelle la chambre de la cave. C'est une chambre fraĂźche et agrĂ©able en Ă©tĂ©. Le gibier s'y conserve facilement une semaine. Le dernier liĂšvre tuĂ© saigne du nez dans une assiette. Il y a des corbeilles pleines de grain pour les poules et Poil de Carotte ne se lasse jamais de le remuer avec ses bras nus qu'il plonge jusqu'au coude.

D'ordinaire les habits de toute la famille accrochés au porte-manteau l'impressionnent. On dirait des suicidés qui viennent de se pendre aprÚs avoir eu la précaution de poser leurs bottines, en ordre, là-haut, sur la planche.

Mais, ce soir, Poil de Carotte n'as pas peur. Il ne glisse pas un coup d'Ɠil sous le lit. Ni la lune ni les ombres ne l'effraient, ni le puit du jardin comme creusĂ© lĂ  exprĂšs pour qui voudrait s'y jeter par la fenĂȘtre.

Il aurait peur, s'il pensait Ă  avoir peur, mais il n'y pense plus. En chemise, il oublie de ne marcher que sur les talons afin de moins sentir le froid du carreau rouge.

Et dans le lit, les yeux aux ampoules du plùtre humide, il continue de développer ses idées personnelles, ainsi nommées parce qu'il faut les garder pour soi.

La TempĂȘte de Feuilles

Il y a longtemps que Poil de Carotte, rĂȘveur, observe la plus haute feuille du grand peuplier.

Il songe creux et attend qu'elle remue. Elle semble détachée de l'arbre, vivre à part, seule, sans queue, libre.

Chaque jour, elle se dore au premier et au dernier rayon du soleil.

Depuis midi, elle garde une immobilité de morte, plutÎt tache que feuille, et Poil de Carotte perd patience, mal à son aise, lorsque enfin, elle fait un signe.

Au-dessous d'elle, une feuille proche fait le mĂȘme signe. D'autres feuilles le rĂ©pĂštent, le communiquent aux feuilles voisines qui le passent rapidement.

Et c'est un signe d'alarme, car, Ă  l'horizon, paraĂźt l'ourlet d'une calotte brune. Le peuplier dĂ©jĂ  frissonne ! Il tente de se mouvoir, de dĂ©placer les pesantes couches d'air qui le gĂȘnent.

Son inquiĂ©tude gagne le hĂȘtre, un chĂȘne, des marronniers, et tous les arbres du jardin s'avertissent, par gestes, qu'au ciel la calotte s'Ă©largit, pousse en avant sa bordure nette et sombre.

D'abord, ils excitent leurs branches minces et font taire les oiseaux, le merle qui lançait une note au hasard, comme un pois cru, la tourterelle que Poil de Carotte voyait tout à l'heure verser, par saccades, les roucoulements de sa gorge peinte, et la pie insupportable avec sa queue de pie.

Puis ils mettent leurs grosses tentacules en branle pour effrayer l'ennemi.

La calotte livide continue son invasion lente.

Elle voĂ»te peu Ă  peu le ciel. Elle refoule l'azur, bouche les trous qui laisseraient pĂ©nĂ©trer l'air, prĂ©pare l'Ă©touffement de Poil de Carotte. Parfois, on dirait qu'elle faiblit sous son propre poids et va tomber sur le village ; mais elle s'arrĂȘte Ă  la pointe du clocher, dans la crainte de s'y dĂ©chirer.

La voilĂ  si prĂšs que, sans autre provocation, la panique commence, les clameurs s'Ă©lĂšvent.

Les arbres mĂȘlent leurs masses confuses et courroucĂ©es au fond desquelles Poil de Carotte imagine des nids pleins d'yeux ronds et de becs blancs. Les cimes plongent et se redressent comme des tĂȘtes brusquement rĂ©veillĂ©es. Les feuilles s'envolent par bandes, reviennent aussitĂŽt, peureuses, apprivoisĂ©es, et tĂąchent de se raccrocher. Celles de l'acacia, fines, soupirent ; celles du bouleau Ă©corchĂ© se plaignent ; celles du marronnier sifflent, et les aristoloches grimpantes clapotent en se poursuivant sur le mur.

Plus bas, les pommiers trapus secouent leurs pommes, frappant le sol de coups sourds.

Plus bas, les groseilliers saignent des gouttes rouges, et les cassis des gouttes d'encre.

Et plus bas, les choux ivres agitent leurs oreilles d'ùne et les oignons montés se cognent entre eux, cassent leurs boules gonflées de graines.

Pourquoi ? Qu'ont-ils donc ? Et qu'est-ce que cela veut dire ? Il ne tonne pas. Il ne grĂȘle pas. Ni un Ă©clair, ni une goutte de pluie. Mais c'est le noir orageux d'en haut, cette nuit silencieuse au milieu du jour qui les affole, qui Ă©pouvante Poil de Carotte.

Maintenant, la calotte s'est toute déployée sous le soleil masqué.

Elle bouge, Poil de Carotte le sait ; elle glisse et, faite de nuages mobiles, elle fuira ; il reverra le soleil. Pourtant, bien qu'elle plafonne le ciel entier, elle lui serre la tĂȘte, au front. Il ferme les yeux et elle lui bande douloureusement les paupiĂšres.

Il fourre aussi ses doigts dans ses oreilles. Mais la tempĂȘte entre chez lui, du dehors, avec ses cris, son tourbillon. Elle ramasse son cƓur comme un papier de rue.

Elle le froisse, le chiffonne, le roule, le réduit.

Et Poil de Carotte n'a bientît plus qu'une boulette de cƓur.

La RĂ©volte

I

Madame Lepic : Mon petit Poil de Carotte chéri, je t'en prie, tu serais bien mignon d'aller me chercher une livre de beurre au moulin. Cours vite. On t'attendra pour se mettre à table.

Poil de Carotte : Non, maman.

Madame Lepic : Pourquoi réponds-tu : non, maman ? Si, nous t'attendrons.

Poil de Carotte : Non, maman, je n'irai pas au moulin.

Madame Lepic : Comment ! tu n'iras pas au moulin ? Que dis-tu ? Qui te demande ?
 Est-ce que tu rĂȘves ?

Poil de Carotte : Non, maman.

Madame Lepic : Voyons, Poil de Carotte, je n'y suis plus. Je t'ordonne d'aller tout de suite chercher une livre de beurre au moulin.

Poil de Carotte : J'ai entendu. Je n'irai pas.

Madame Lepic : C'est donc moi qui rĂȘve ? Que se passe-t-il ? Pour la premiĂšre fois de ta vie, tu refuses de m'obĂ©ir.

Poil de Carotte : Oui, maman.

Madame Lepic : Tu refuses d'obéir à ta mÚre.

Poil de Carotte : À ma mùre, oui, maman.

Madame Lepic : Par exemple, je voudrais voir ça. Fileras-tu ?

Poil de Carotte : Non, maman.

Madame Lepic : Veux-tu te taire et filer ?

Poil de Carotte : Je me tairai sans filer.

Madame Lepic : Veux-tu te sauver avec cette assiette ?

II

Poil de Carotte se tait, et il ne bouge pas.

— VoilĂ  une rĂ©volution ! s'Ă©crie madame Lepic sur l'escalier, levant les bras.

C'est, en effet la premiĂšre fois que Poil de Carotte lui dit non. Si encore elle le dĂ©rangeait ! S'il avait Ă©tĂ© en train de jouer. Mais, assis par terre, il tournait ses pouces, le nez au vent, et il fermait les yeux pour les tenir au chaud. Et maintenant il la dĂ©visage, tĂȘte haute. Elle n'y comprend rien. Elle appelle du monde, comme au secours.

— Ernestine, FĂ©lix, il y a du neuf ! Venez voir avec votre pĂšre et Agathe aussi. Personne ne sera de trop.

Et mĂȘme, les rares passants de la rue peuvent s'arrĂȘter.

Poil de Carotte se tient au milieu de la cour, à distance, surpris de s'affermir en face du danger, et plus étonné que madame Lepic oublie de le battre. L'instant est si grave qu'elle perd ses moyens. Elle renonce à ses gestes habituels d'intimidation, au regard aigu et brûlant comme une pointe rouge. Toutefois, malgré ses efforts, les lÚvres se décollent à la pression d'une rage intérieure qui s'échappe avec un sifflement.

— Mes amis, dit-elle, je priais poliment Poil de Carotte de me rendre un lĂ©ger service, de pousser, en se promenant, jusqu'au moulin. Devinez ce qu'il m'a rĂ©pondu ; interrogez-le, vous croiriez que j'invente.

Chacun devine et son attitude dispense Poil de Carotte de répéter. La tendre Ernestine s'approche et lui dit bas à l'oreille :

— Prends garde, il t'arrivera malheur. ObĂ©is, Ă©coute ta sƓur qui t'aime.

Grand frÚre Félix se croit au spectacle. Il ne céderait sa place à personne. Il ne réfléchit point que si Poil de Carotte se dérobe désormais, une part des commissions reviendra de droit au frÚre aßné ; il l'encouragerait plutÎt. Hier, il le méprisait, le traitait de poule mouillée. Aujourd'hui il l'observe en égal et le considÚre. Il gambade et s'amuse beaucoup.

— Puisque c'est la fin du monde renversĂ©, dit madame Lepic atterrĂ©e, je ne m'en mĂȘle plus. Je me retire. Qu'un autre prenne la parole et se charge de dompter la bĂȘte fĂ©roce. Je laisse en prĂ©sence le fils et le pĂšre. Qu'ils se dĂ©brouillent.

— Papa, dit Poil de Carotte, en pleine crise et d'une voix Ă©tranglĂ©e, car il manque encore d'habitude, si tu exiges que j'aille chercher cette livre de beurre au moulin, j'irai pour toi, pour toi seulement. Je refuse d'y aller pour ma mĂšre.

Il semble que M. Lepic soit plus ennuyĂ© que flattĂ© de cette prĂ©fĂ©rence. Ça le gĂȘne d'exercer ainsi son autoritĂ©, parce qu'une galerie l'y invite, Ă  propos d'une livre de beurre.

Mal Ă  l'aise, il fait quelques pas dans l'herbe, hausse les Ă©paules, tourne le dos et rentre Ă  la maison.

Provisoirement l'affaire en reste lĂ .

Le Mot de la fin

Le soir, aprĂšs le dĂźner oĂč madame Lepic, malade et couchĂ©e, n'a point paru, oĂč, chacun s'est tu, non seulement par habitude, mais encore par gĂȘne, M. Lepic noue sa serviette qu'il jette sur la table et dit : — Personne ne vient se promener avec moi jusqu'au biquignon, sur la vieille route ?

Poil de Carotte comprend que M. Lepic a choisi cette maniĂšre de l'inviter. Il se lĂšve aussi, porte sa chaise vers le mur comme toujours, et il suit docilement son pĂšre.

D'abord ils marchent silencieux. La question inĂ©vitable ne vient pas tout de suite. Poil de Carotte, en son esprit, s'exerce Ă  la deviner et Ă  lui rĂ©pondre. Il est prĂȘt. Fortement Ă©branlĂ©, il ne regrette rien. Il a eu dans sa journĂ©e une telle Ă©motion qu'il n'en craint pas de plus forte. Et le son de voix mĂȘme de M. Lepic qui se dĂ©cide, le rassure.

Monsieur Lepic :

Qu'est-ce que tu attends pour m'expliquer ta derniĂšre conduite qui chagrine ta mĂšre ?

Poil de Carotte :

Mon cher papa, j'ai longtemps hésité mais il faut en finir. Je l'avoue : je n'aime plus maman.

Monsieur Lepic :

Ah ! À cause de quoi ? Depuis quand ?

Poil de Carotte :

À cause de tout. Depuis que je la connais.

Monsieur Lepic :

Ah ! c'est malheureux, mon garçon ! Au moins, raconte-moi ce qu'elle t'a fait.

Poil de Carotte :

Ce serait long. D'ailleurs, ne t'aperçois-tu de rien ?

Monsieur Lepic :

Si. J'ai remarqué que tu boudais souvent.

Poil de Carotte :

Ça m'exaspĂšre qu'on me dise que je boude. Naturellement, Poil de Carotte ne peut garder une rancune sĂ©rieuse. Il boude. Laissez-le. Quand il aura fini, il sortira de son coin, calmĂ©, dĂ©ridĂ©. Surtout n'ayez pas l'air de vous occuper de lui. C'est sans importance.

Je te demande pardon, mon papa, ce n'est sans importance que pour les pĂšres et mĂšre et les Ă©trangers. Je boude quelquefois, j'en conviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t'assure, que je rage Ă©nergiquement de tout mon cƓur, et je n'oublie plus l'offense.

Monsieur Lepic :

Mais si, mais si, tu oublieras ces taquineries.

Poil de Carotte :

Mais non, mais non. Tu ne sais pas tout, toi, tu restes si peu Ă  la maison.

Monsieur Lepic :

Je suis obligé de voyager.

Poil de Carotte, avec suffisance : Les affaires sont les affaires, mon papa. Tes soucis t'absorbent, tandis que maman, c'est le cas de te le dire, n'a pas d'autre chien que moi à fouetter. Je me garde de m'en prendre à toi. Certainement je n'aurais qu'à moucharder, tu me protégerais. Peu à peu, puisque tu l'exiges, je te mettrai au courant du passé. Tu verras si j'exagÚre et si j'ai de la mémoire. Mais déjà, mon papa, je te prie de me conseiller. Je voudrais me séparer de ma mÚre. Quel serait, à ton avis, le moyen le plus simple ?

Monsieur Lepic :

Tu ne la vois que deux mois par an, aux vacances.

Poil de Carotte :

Tu devrais me permettre de les passer Ă  la pension. J'y progresserais.

Monsieur Lepic :

C'est une faveur réservée aux élÚves pauvres. Le monde croirait que je t'abandonne. D'ailleurs, ne pense pas qu'à toi. En ce qui me concerne, ta société me manquerait.

Poil de Carotte :

Tu viendras me voir, papa.

Monsieur Lepic :

Les promenades pour le plaisir coûtent cher, Poil de Carotte.

Poil de Carotte :

Tu profiterais de tes voyages forcés. Tu ferais un petit détour.

Monsieur Lepic :

Non. Je t'ai traitĂ© jusqu'ici comme ton frĂšre et ta sƓur, avec le soin de ne privilĂ©gier personne. Je continuerai.

Poil de Carotte :

Alors, laissons mes études. Retire-moi de la pension, sous prétexte que j'y vole ton argent, et je choisirai un métier.

Monsieur Lepic :

Lequel ? Veux-tu que je te place comme apprenti chez un cordonnier, par exemple ?

Poil de Carotte :

LĂ  ou ailleurs. Je gagnerais ma vie et je serais libre.

Monsieur Lepic :

Trop tard, mon pauvre Poil de Carotte. Me suis-je imposé pour ton instruction de grands sacrifices, afin que tu cloues des semelles ?

Poil de Carotte :

Si pourtant je te disais, papa, que j'ai essayé de me tuer.

Monsieur Lepic :

Tu charges ! Poil de Carotte.

Poil de Carotte :

Je te jure que pas plus tard qu'hier, je voulais encore me pendre.

Monsieur Lepic :

Et te voilĂ . Donc tu n'en avais guĂšre envie. Mais au souvenir de ton suicide manquĂ©, tu dresses fiĂšrement la tĂȘte. Tu t'imagines que la mort n'a tentĂ© que toi. Poil de Carotte, l'Ă©goĂŻsme te perdra. Tu tires toute la couverture. Tu te crois seul dans l'univers.

Poil de Carotte :

Papa, mon frĂšre est heureux, ma sƓur est heureuse, et si maman n'Ă©prouve aucun plaisir Ă  me taquiner, comme tu dis, je donne ma langue au chat. Enfin, pour ta part, tu domines et on te redoute, mĂȘme ma mĂšre. Elle ne peut rien contre ton bonheur. Ce qui prouve qu'il y a des gens heureux parmi l'espĂšce humaine.

Monsieur Lepic :

Petite espĂšce humaine Ă  tĂȘte carrĂ©e, tu raisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des cƓurs ? Comprends-tu dĂ©jĂ  toutes les choses ?

Poil de Carotte :

Mes choses Ă  moi, oui, papa ; du moins je tĂąche.

Monsieur Lepic :

Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais.

Poil de Carotte :

Ça promet.

Monsieur Lepic :

RĂ©signe-toi, blinde-toi, jusqu'Ă  ce que majeur et ton maĂźtre, tu puisses t'affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractĂšre et d'humeur. D'ici lĂ , essaie de prendre le dessus, Ă©touffe ta sensibilitĂ© et observe les autres, ceux mĂȘmes qui vivent le plus prĂšs de toi ; tu t'amuserais ; je te garantis des surprises consolantes.

Poil de Carotte :

Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd'hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J'ai une mÚre. Cette mÚre ne m'aime pas et je ne l'aime pas.

— Et moi, crois-tu donc que je l'aime ? dit avec brusquerie M. Lepic impatientĂ©.

À ces mots, Poil de Carotte lĂšve les yeux vers son pĂšre. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe Ă©paisse oĂč la bouche est rentrĂ©e comme honteuse d'avoir trop parlĂ©, son front plissĂ©, ses pattes d'oie et ses paupiĂšres baissĂ©es qui lui donnent l'air de dormir en marche.

Un instant Poil de Carotte s'empĂȘche de parler. Il a peur que sa joie secrĂšte et cette main qu'il saisit et qu'il garde presque de force, tout ne s'envole.

Puis il ferme le poing, menace le village qui s'assoupit là-bas dans les ténÚbres et il lui crie avec emphase :

— Mauvaise femme ! te voilĂ  complĂšte. Je te dĂ©teste.

— Tais-toi, dit M. Lepic, c'est ta mùre aprùs tout.

— Oh ! rĂ©pond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je ne dis pas ça parce que c'est ma mĂšre.

L'Album de Poil de Carotte

I

Si un Ă©tranger feuillette l'album de photographies des Lepic, il ne manque pas de s'Ă©tonner. Il voit sƓur Ernestine et grand frĂšre FĂ©lix sous divers aspects, debout, assis, bien habillĂ©s ou demi-vĂȘtus, gais ou renfrognĂ©s, au milieu de riches dĂ©cors.

— Et Poil de Carotte ?

— J'avais des photographies de lui tout petit, rĂ©pond madame Lepic, mais il Ă©tait si beau qu'on me l'arrachait, et je n'ai pu en garder une seule.

La vérité c'est qu'on ne fait jamais tirer Poil de Carotte.

II

Il s'appelle Poil de Carotte au point que la famille hĂ©site avant de retrouver son vrai nom de baptĂȘme.

— Pourquoi l'appelez-vous Poil de Carotte ? À cause de ses cheveux jaunes ?

— Son ñme est encore plus jaune, dit madame Lepic.

III

Autres signes particuliers :

La figure de Poil de Carotte ne prévient guÚre en sa faveur.

Poil de Carotte a le nez creusé en taupiniÚre.

Poil de Carotte a toujours, quoiqu'on en Îte, des croûtes de pain dans les oreilles.

Poil de Carotte tette et fait fondre de la neige sur la langue.

Poil de Carotte bat le briquet et marche si mal qu'on le croirait bossu.

Le cou de Poil de Carotte se teinte d'une crasse bleue comme s'il portait un collier.

Enfin Poil de Carotte a un drÎle de goût et ne sent pas le muse.

IV

Il se lĂšve le premier, en mĂȘme temps que la bonne. Et les matins d'hiver, il saute du lit avant le jour, et regarde l'heure avec ses mains, en tĂątant les aiguilles du bout du doigt.

Quand le cafĂ© et le chocolat sont prĂȘts, il mange un morceau de n'importe quoi sur le pouce.

V

Quand on le prĂ©sente Ă  quelqu'un, il tourne la tĂȘte, tend la main par derriĂšre, se rase, les jambes ployĂ©es, et il Ă©gratigne le mur.

Et si on lui demande : — Veux-tu m'embrasser, Poil de Carotte ?

Il rĂ©pond : — Oh ! ce n'est pas la peine !

VI

Madame Lepic :

Poil de Carotte réponds donc, quand on te parle.

Poil de Carotte :

Boui, banban.

Madame Lepic :

Il me semble t'avoir déjà dit que les enfants ne doivent jamais parler la bouche pleine.

VII

Il ne peut s'empĂȘcher de mettre ses mains dans ses poches. Et si vite qu'il les retire, Ă  l'approche de madame Lepic, il les retire trop tard. Elle finit par coudre un jour les poches, avec les mains.

VIII

— Quoi qu'on te fasse, lui dit amicalement parrain, tu as tort de mentir. C'est un vilain dĂ©faut, et c'est inutile, car toujours tout se sait.

— Oui, rĂ©pond Poil de Carotte, mais on gagne du temps.

IX

Le paresseux grand frÚre Félix vient de terminer péniblement ses études. Il s'étire et soupire d'aise.

— Quels sont tes goĂ»ts ? lui demande M. Lepic. Tu es Ă  l'Ăąge qui dĂ©cide de la vie. Que vas-tu faire ?

— Comment ! Encore ! dit grand frĂšre FĂ©lix.

X

On joue aux jeux innocents. Mademoiselle Berthe est sur la sellette.

— Parce qu'elle a des yeux bleus, dit Poil de Carotte ;

On se récrie :

— Trùs joli ! Quel galant poùte !

— Oh ! rĂ©pond Poil de Carotte, je ne les ai pas regardĂ©s. Je dis cela comme je dirais autre chose. C'est une formule de convention, une figure de rhĂ©torique.

XI

Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotte forme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputation s'étend au loin parce qu'il met des pierres dans les boules.

Il vise Ă  la tĂȘte : c'est plus court.

Quand il gÚle et que les autres glissent, il s'organise une petite glissoire, à part, à cÎté de la glace, sur l'herbe.

À saut de mouton, il prĂ©fĂšre rester dessous, une fois pour toutes.

Aux barres, il se laisse prendre tant qu'on veut, insoucieux de sa liberté.

Et Ă  cache-cache, il se cache si bien qu'on l'oublie.

XII

Les enfants se mesurent leur taille. À vue d'Ɠil, grand frĂšre FĂ©lix, hors concours, dĂ©passe les autres de la tĂȘte. Mais Poil de Carotte et sƓur Ernestine, qui pourtant n'est qu'une fille, doivent se mettre l'un Ă  cĂŽtĂ© de l'autre. Et tandis que sƓur Ernestine se hausse sur la pointe du pied, Poil de Carotte, dĂ©sireux de ne contrarier personne, triche et se baisse lĂ©gĂšrement, pour ajouter un rien Ă  la petite idĂ©e de diffĂ©rence.

XIII

Poil de Carotte donne ce conseil Ă  la servante Agathe :

— Pour vous mettre bien avec madame Lepic, dites-lui du mal de moi.

Il y a une limite. Ainsi madame Lepic ne supporte pas qu'une autre qu'elle touche Ă  Poil de Carotte.

Une voisine se permettant de le menacer, madame Lepic accourt, se fùche et délivre son fils qui rayonne déjà de gratitude.

— Et maintenant, à nous deux ! lui dit-elle.

XIV

— Faire cñlin ! Qu'est-ce que ça veut dire ? demande Poil de Carotte au petit Pierre que sa maman gñte.

Et renseigné à peu prÚs, il s'écrie :

— Moi, ce que je voudrais, c'est picoter une fois des pommes frites, dans le plat, avec mes doigts, et sucer la moitiĂ© de la pĂȘche oĂč se trouve le noyau.

Il réfléchit :

— Si madame Lepic me mangeait de caresses, elle commencerait par le nez.

XV

Quelquefois, fatiguĂ©s de jouer, sƓur Ernestine et grand frĂšre FĂ©lix prĂȘtent volontiers leurs joujoux Ă  Poil de Carotte qui, prenant ainsi une petite part du bonheur de chacun, se compose modestement la sienne.

Et il n'a jamais trop l'air de s'amuser, par crainte qu'on ne les lui redemande.

XVI

Poil de Carotte :

Alors, tu ne trouves pas mes oreilles trop longues ?

Mathilde :

Je les trouve drĂŽles. PrĂȘte-les-moi ? J'ai envie d'y mettre du sable pour faire des pĂątĂ©s.

Poil de Carotte :

Ils y cuiraient si maman les avait d'abord allumées.

XVII

— Veux-tu t'arrĂȘter ! Que j'entende encore ! Alors tu aimes mieux ton pĂšre que moi ? dit, çà et lĂ , madame Lepic.

— Je reste sur place, je ne dis rien, et je te jure que je ne vous aime pas mieux l'un que l'autre, rĂ©pond Poil de Carotte de sa voix intĂ©rieure.

XVIII

Madame Lepic :

Qu'est-ce que tu fais, Poil de Carotte ?

Poil de Carotte :

Je ne sais pas, maman.

Madame Lepic :

Cela veut dire que tu fais encore une bĂȘtise. Tu le fais donc toujours exprĂšs.

Poil de Carotte :

Il ne manquerait plus que cela.

XIX

Croyant que sa mÚre lui sourit, Poil de Carotte, flatté, sourit aussi.

Mais madame Lepic, qui ne souriait qu'Ă  elle-mĂȘme, dans le vague, fait subitement sa tĂȘte de bois noir aux yeux de cassis. Et Poil de Carotte, dĂ©contenancĂ©, ne sait oĂč disparaĂźtre.

XX

— Poil de Carotte, veux-tu rire poliment, sans bruit ? dit madame Lepic.

— Quand on pleure, il faut savoir pourquoi, dit-elle.

Elle dit encore :

— Qu'est-ce que vous voulez que je devienne ? Il ne pleure mĂȘme plus une goutte quand on le gifle.

XXI

Elle dit encore :

— S'il y une tache dans l'air, une crotte sur la route, elle est pour lui.

— Quand il a une idĂ©e dans la tĂȘte, il ne l'a pas dans le derriĂšre.

— Il est si orgueilleux qu'il se suiciderait pour se rendre intĂ©ressant.

XXII

En effet Poil de Carotte tente de se suicider dans un seau d'eau fraĂźche, oĂč il maintient hĂ©roĂŻquement son nez et sa bouche, quand une calotte renverse le seau d'eau sur ses bottines et ramĂšne Poil de Carotte Ă  la vie.

XXIII

TantĂŽt madame Lepic dit de Poil de Carotte :

— Il est comme moi, sans malice, plus bĂȘte que mĂ©chant et trop cul de plomb pour inventer la poudre.

TantÎt elle se plait à reconnaßtre que, si les petits cochons ne le mangent pas, il fera, plus tard, un gars huppé.

XXIV

— Si jamais, rĂȘve Poil de Carotte, on me donne, comme Ă  grand frĂšre FĂ©lix, un cheval de bois pour mes Ă©trennes, je saute dessus et je file.

XXV

Dehors, afin de se prouver qu'il se fiche de tout, Poil de Carotte siffle. Mais la vue de madame Lepic, qui le suivait, lui coupe le sifflet. Et c'est douloureux comme si elle lui cassait, entre les dents, un petit sifflet d'un sou.

Toutefois, il faut convenir que dĂšs qu'il a le hoquet, rien qu'en surgissant, elle le lui fait passer.

XXVI

Il sert de trait d'union entre son pĂšre et sa mĂšre. M. Lepic dit :

— Poil de Carotte, il manque un bouton à cette chemise.

Poil de Carotte porte la chemise Ă  madame Lepic, qui dit :

— Est-ce que j'ai besoin de tes ordres, pierrot ?

Mais elle prend sa corbeille Ă  ouvrage et coud le bouton.

XXVII

Si ton pĂšre n'Ă©tait plus lĂ , s'Ă©crie madame Lepic, il y a longtemps que tu m'aurais donnĂ© un mauvais coup, plongĂ© ce couteau dans le cƓur, et mise sur la paille !

XXVIII

— Mouche donc ton nez, dit madame Lepic à chaque instant.

Poil de Carotte se mouche, inlassable, du cÎté de l'ourlet. Et il se trompe, il réarrange.

Certes, quand il s'enrhume, madame Lepic le graisse de chandelle, le barbouille Ă  rendre jaloux sƓur Ernestine et grand frĂšre FĂ©lix. Mais elle ajoute exprĂšs pour lui :

— C'est plutĂŽt un bien qu'un mal. Ça dĂ©gage le cerveau de la tĂȘte.

XXIX

Comme M. Lepic le taquine depuis ce matin, cette énormité échappe à Poil de Carotte :

— Laisse-moi donc tranquille, imbĂ©cile !

Il lui semble aussitÎt que l'air gÚle autour de lui, et qu'il a deux sources brûlantes dans les yeux.

Il balbutie, prĂȘt Ă  rentrer dans la terre, sur un signe. Mais M. Lepic le regarde longuement, longuement, et ne fait pas le signe.

XXX

SƓur Ernestine va bientĂŽt se marier. Et madame Lepic permet qu'elle se promĂšne avec son fiancĂ©, sous la surveillance de Poil de Carotte.

— Passe devant, dit-elle, et gambade !

Poil de Carotte passe devant. Il s'efforce de gambader, fait des lieues de chien, et s'il s'oublie à ralentir, il entend, malgré lui, des baisers furtifs.

Il tousse.

Cela l'énerve, et soudain, comme il se découvre devant la croix du village, il jette sa casquette par terre, l'écrase sous son pied et s'écrie :

— Personne ne m'aimera jamais, moi !

Au mĂȘme instant, madame Lepic, qui n'est pas sourde, se dresse derriĂšre le mur, un sourire aux lĂšvres, terrible.

Et Poil de Carotte ajoute, Ă©perdu :

— ExceptĂ© maman.

FIN

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