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Rouletabille chez Krupp

audiobook & e-book


Gaston Leroux

ROULETABILLE CHEZ KRUPP

Les Aventures extraordinaires de Rouletabille, reporter

(1920)

I

LE CAPORAL ROULETABILLE

Quand le caporal Rouletabille débarqua sur le coup de 5 heures du soir à la gare de l'Est, il portait encore sur lui la boue de la tranchée. Et il s'efforçait plus vainement que jamais non point de se débarrasser d'une glaise glorieuse qui ne le préoccu-pait guÚre, mais de deviner par quel sortilÚge il avait été soudain arraché à ses devoirs multiples de chef d'escouade, en plein boyau avancé, devant Verdun.

Il avait reçu l'ordre de gagner Paris au plus vite et, sitĂŽt dans la capitale, de se rendre Ă  son journal : L'Époque. Toute cette affaire lui apparaissait non seulement bien mystĂ©rieuse, mais encore si « antimilitaire », qu'il n'y comprenait goutte.

Tout de mĂȘme, si pressĂ© qu'il fĂ»t de connaĂźtre la raison de son singulier voyage, le reporter Ă©tait heureux de marcher un peu, aprĂšs les longues heures passĂ©es dans le train.

Depuis le commencement de la guerre, c'Ă©tait la premiĂšre fois qu'il revoyait Paris. On Ă©tait Ă  la mi-septembre. La journĂ©e avait Ă©tĂ© belle. Sous les rayons obliques du soleil, les feuillages du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta se do-raient, s'enflammaient, glissaient leur double coulĂ©e rousse vers le cƓur de Paris. Le mouvement de la ville, lĂ -dessous, Ă©tait plein de lumiĂšre et de tranquillité  comme avant ! comme avant !
 Le jeune reporter en recevait une joie infinie.

D'autres, avant lui, étaient revenus et avaient montré une peine égoïste de revoir la ville dans sa splendeur sereine d'avant-guerre, à quelques kilomÚtres des tranchées. Ceux-là auraient voulu lui trouver un visage de souffrance en rapport avec leurs inquiétudes à eux, leurs angoisses, leur sacrifice. Rouletabille, lui, en concevait un singulier orgueil. « C'est parce que je suis là-bas, se disait-il, qu'ils sont comme cela, ici ! Eh bien, ça fait plaisir, au moins ! Ils ont confiance ! »

Et il se redressait dans sa crotte, dans ses vĂȘtements boueux.

On ne le regardait mĂȘme pas.

Et l'on ne regardait pas davantage tous les poilus qui des-cendaient le boulevard de Strasbourg, revenant du front en trimbalant autour d'eux tout un fourbi de guerre tintinnabu-lant ; pas plus que l'on ne prĂȘtait attention Ă  ceux qui remon-taient vers la gare de l'Est, la permission achevĂ©e, prĂȘts Ă  aller reprendre leur faction mortelle, derriĂšre laquelle la ville avait retrouvĂ© sa respiration, le rythme puissant et calme de sa vie de reine du monde.

Au coin des grands boulevards, Rouletabille, un instant, s'arrĂȘta, se souvenant des tumultes affreux, des scĂšnes d'apaches qui avaient dĂ©solĂ© tout ce coin de Paris, dans les der-niers jours de juillet 1914 quand une population Ă©nervĂ©e croyait voir des espions partout, et que quelques voyous se ruaient Ă  de furieuses mises Ă  sac.

Maintenant, sur les terrasses, autour des tables correc-tement alignĂ©es, des groupes paisibles, aprĂšs le travail du jour, prenaient l'apĂ©ritif dans la douceur du soir
 « C'est Ă©patant ! faisait Rouletabille, c'est Ă©patant !
 et, comme dit Clemenceau, les Allemands sont Ă  Noyon ! »

Soudain, il se rappela qu'il n'Ă©tait pas venu Ă  Paris pour perdre son temps en aperçus plus ou moins philosophiques. Il hĂąta le pas vers son journal, et bientĂŽt il franchissait le seuil du grand hall de L'Époque.

« 
 Rouletabille ! Rouletabille !
 » Avec quelle joie on l'accueillait toujours dans cette vieille maison oĂč il ne comptait que des camarades ! HĂ©las ! quelques-uns Ă©taient dĂ©jĂ  restĂ©s sur les champs de bataille, et la liste des hĂ©roĂŻques victimes s'allongeait sur le livre d'or orgueilleusement ouvert dans le hall mĂȘme, Ă  l'ombre du fameux groupe de Mercier : Gloria victis !

Ceux que l'ùge ou les infirmités avaient retenus dans les salles de rédaction en sortaient pour venir embrasser Rouleta-bille ou lui serrer la main. On le félicitait. On lui trouvait une mine superbe sous sa carapace de boue. C'est tout juste si on ne lui disait pas que « la guerre lui avait fait du bien » !

Cependant, un vieux serviteur, à la poitrine toute chamar-rée de médailles, avertissait déjà le jeune homme que le patron le demandait


Le reporter fut introduit tout de suite dans le bureau de la direction.

Ce ne fut pas sans une certaine Ă©motion que Rouletabille pĂ©nĂ©tra dans cette piĂšce oĂč il allait certainement apprendre la raison, peut-ĂȘtre redoutable, pour laquelle on l'avait fait voyager d'une façon aussi inattendue


Les portes avaient été refermées. Le patron était seul.

Cet homme avait toujours eu pour Rouletabille une grande amitiĂ©. Il le considĂ©rait un peu comme l'enfant de la maison. À l'ordinaire, quand il le revoyait aprĂšs une longue absence ou aprĂšs un reportage sensationnel, il l'accueillait avec de joyeuses paroles. Pourquoi cette longue pression de main ?
 Qu'y avait-il ? Que signifiait cette sorte de solennitĂ© Ă  laquelle Rouletabille n'Ă©tait pas accoutumĂ© ?


Le reporter examina brusquement son Ă©tat d'Ăąme :

« Patron, vous me faites peur !

– Ça n'est pourtant pas le moment d'avoir peur de quel-qu'un ou de quelque chose, mon ami, et lorsque je vous aurai dit pourquoi on vous a fait venir, vous serez tout à fait de mon avis !


– Vous allez donc me demander une chose bien terrible ?


– Oui !


– Parlez, monsieur ! Je vous Ă©coute. »

À ce moment, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se fit entendre et le directeur dĂ©crocha l'appareil placĂ© sur son bureau.

« AllĂŽ ! allĂŽ !
 Ah ! trĂšs bien ! c'est vous, mon cher minis-tre ?
 Oui !
 il est lĂ  !
 en bonne santĂ©, parfaitement ! Non, je ne lui ai encore rien dit !
 Il sait seulement qu'il a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas revenir de sa mission, voilĂ  tout !
 Qu'est-ce qu'il dit ?
 Mais rien !
 Bien sĂ»r qu'il ac-cepte !
 Si je crois toujours ?
 Mais bien sĂ»r que je crois !
 Il n'y a que lui qui puisse nous tirer de lĂ  !
 AllĂŽ ! allĂŽ ! c'est tou-jours entendu pour ce soir ?
 Bien ! bien !
 Hein ? Cromer est arrivĂ© de Londres ? Eh bien, qu'est-ce qu'il dit ? AllĂŽ !
 Hein !
 Effrayant !
 Bien !
 bien !
 parfait !
 oui, cela vaut mieux ainsi !
 À ce soir ! »

Le directeur raccrocha l'appareil :

« Vous avez entendu, nous avons parlĂ© de vous !


– Avec quel ministre ? demanda Rouletabille.

– Vous le saurez ce soir, car nous avons rendez-vous avec lui, à 10 heures et demie


– OĂč ?


– Au ministĂšre de l'IntĂ©rieur, oĂč se rĂ©uniront Ă©galement certains autres grands personnages


– Ah çà ! mais c'est un vrai conseil de cabinet ?


– Oui, Rouletabille, oui, un conseil de cabinet, mais un conseil si secret qu'il doit rester ignorĂ© de tous ceux qui n'y auront pas pris part ; un conseil oĂč vous apprendrez ce que l'on espĂšre de vous, mon jeune ami ! En attendant


– En attendant, je vais aller prendre un bain ! dĂ©clara Rou-letabille, tout Ă  fait enchantĂ© de la couleur extraordinaire des Ă©vĂ©nements


– Allez prendre un bain et revenez-nous frais et dispos. Nous avons besoin de toutes vos forces, Rouletabille, de tout votre courage et de toute votre intelligence !
 »

Le jeune homme était déjà sur le pas de la porte. Mais la voix de son chef avait pris tout à coup une valeur si singuliÚre pour prononcer les derniÚres paroles qu'il se retourna. Il vit le patron de plus en plus ému :

« Ah çà ! mais patron ! jamais je ne vous ai vu dans un Ă©tat pareil !
 Vous, ordinairement si calme. De quoi, mon Dieu ! peut-il bien s'agir !
 »

Alors le directeur lui reprit les deux mains et, penché sur son reporter, le fixant dans les yeux :

« Il s'agit tout simplement de sauver Paris !
 mon petit ami !
 Vous entendez, Rouletabille !
 Sauver Paris !
 Et maintenant, Ă  ce soir, 10 heures et demie !
 »

II

CONSEIL DE CABINET SECRET

Le reporter disparut dans un ascenseur, se sauva par un es-calier de service. Il voulait ĂȘtre seul. Il avait besoin de rĂ©flĂ©chir. Enfin, il contenait difficilement sa joie.

Depuis le commencement de la guerre, il avait, comme tant d'autres, rempli obscurĂ©ment son devoir, risquĂ© cent fois sa vie dans une besogne anonyme de dĂ©fense nationale qui Ă©tait pleine de grandeur, certes ! mais qu'il eĂ»t voulue plus
 disons le mot qui Ă©tait au fond de la pensĂ©e du reporter, « plus amusante ».

Combien de fois n'avait-il pas désiré que l'on fit appel à ses dons d'initiative, d'invention, pour remplir quelque mission ex-ceptionnellement difficile à laquelle il se fût donné de toute son ùme, de toute son imagination !

Eh bien ! aujourd'hui, il Ă©tait servi ! On le faisait venir pour sauver Paris !
 Les plus hauts personnages de l'État atten-daient le caporal Rouletabille pour sauver Paris !
 Tout sim-plement !
 Ah çà ! mais qu'est-ce que cela signifiait : sauver Paris ?


C'Ă©taient ces deux mots-lĂ  qui le bousculaient, l'aveu-glaient, l'empĂȘchaient de comprendre quoi que ce fĂ»t Ă  une aus-si prodigieuse aventure !


Il savait bien, lui qui revenait des tranchĂ©es, que les autres ne passeraient plus !
 Et avec lui tout le monde le savait aussi !
 Et eussent-ils pu passer qu'il ne pouvait avoir la prĂ©tention de les arrĂȘter Ă  lui tout seul !
 Et cependant, il rĂ©sultait bien de la conversation qu'il venait d'avoir avec son patron que c'Ă©tait lui qui allait sauver Paris !
 que l'on comptait sur lui pour sauver Paris ! Alors ? alors ? alors ?


« Mince alors ! » jeta-t-il tout haut sur le boulevard qu'il Ă©tait en train de traverser pour se jeter dans une auto qui le conduisit au hammam



 Une heure plus tard, quand il sortit de lĂ , aprĂšs un fu-rieux exercice hygiĂ©nique et de solides massages, il se retrouva trĂšs calme, trĂšs maĂźtre de lui, prĂȘt Ă  tous les Ă©vĂ©nements, parĂ© pour toutes les aventures. Il dĂźna dans un discret restaurant des Champs-ÉlysĂ©es, dans l'ombre d'un bosquet, seul avec sa pen-sĂ©e et avec son impatience qu'il travaillait Ă  maĂźtriser. Il eĂ»t voulu montrer aux plus hauts personnages un Rouletabille de marbre que rien ne pouvait Ă©mouvoir.

À 10 heures, il franchissait la grille de la place Beauvau. Il Ă©tait introduit tout de suite dans le bureau du chef de cabinet, oĂč se trouvait dĂ©jĂ  le directeur de L'Époque.

« On est allĂ© prĂ©venir le ministre », lui dit le patron en lui serrant la main, et tous deux restĂšrent assis en face l'un de l'au-tre, en silence


Soudain, une porte s'ouvre. Un huissier fait passer ces messieurs dans le bureau du ministre. Un haut personnage est lĂ  que Rouletabille reconnaĂźt. Politesses.

« Ça va chez les poilus ?

– Ça va !

– Asseyez-vous donc, je vous en prie
 »

Arrivée d'un second haut personnage, présentation de Rou-letabille.

« EnchantĂ© de faire votre connaissance, jeune homme. Vo-tre directeur nous a dit qu'on pouvait vous demander des choses impossibles. Nous allons voir
 »

Rouletabille n'a pas le temps de rĂ©pondre. Un troisiĂšme haut personnage fait son entrĂ©e. C'est Ă  celui-ci que le directeur de L'Époque tĂ©lĂ©phonait tantĂŽt devant Rouletabille.

Tous demandent :

« Eh bien, vous avez vu Cromer ?

– Cromer, rĂ©pond le dernier arrivĂ©, doit ĂȘtre lĂ -haut ; je lui ai donnĂ© rendez-vous Ă  10 heures et demie. Ce qu'il raconte est effrayant !
 »

Encore une porte qui s'ouvre, et le directeur de la Sûreté générale est annoncé.

« Messieurs, fait-il en entrant, j'ai tout mon monde lĂ -haut. Si vous voulez monter, je suis Ă  votre disposition !
 »

Ainsi, c'est Ă  la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale que l'on va : ce conseil extraordinaire, on n'a pas voulu le tenir au ministĂšre mĂȘme, mais dans un endroit plus discret, plus fermĂ©.

Par des escaliers intĂ©rieurs, par des corridors dont Roule-tabille connaĂźt bien le labyrinthe, on se rend au cabinet mĂȘme du chef de la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale.

Dans le petit vestibule qui précÚde les bureaux, un homme à figure énergique, face entiÚrement rasée, type d'Anglo-Saxon, attend debout, les bras croisés, cependant qu'au fond d'un fau-teuil une vieille honorable dame à bonnet noir montre une fi-gure pleine d'angoisse et empreinte d'une tristesse infinie. Les hauts personnages saluent.

L'un d'eux va Ă  l'homme.

« Mr Cromer, voulez-vous entrer avec nous, je vous prie ?
 »

La vieille dame n'a pas bougé. Elle reste seule dans le vestibule, avec l'huissier qui referme sur les autres la porte du bureau de son chef. Dans le bureau, tous se sont assis.

Nous avons dĂ©signĂ© avec une discrĂ©tion nĂ©cessaire les hauts personnages qui sont rĂ©unis lĂ  par les soins du directeur de la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale. Et pour prĂ©ciser leur individualitĂ©, nous userons des termes mĂȘmes dont se servait Rouletabille quand il avait Ă  rappeler dans ses notes le rĂŽle que chacun assuma dans cette mystĂ©rieuse sĂ©ance.

D'abord, il y avait celui que tous appelaient « monsieur le Président » et quelquefois « monsieur le Premier », expression dont on se sert à la fois pour adresser la parole au Premier mi-nistre, président du Conseil, et aussi au président de la cour d'appel de Paris.

Le second haut personnage, celui-lĂ  mĂȘme qui avait intro-duit Mr Cromer, se distinguait par un Ă©norme binocle Ă  garni-ture d'Ă©caille qui lui mettait deux vĂ©ritables hublots sur sa face glabre, chaque fois qu'il avait Ă  lire quelque feuille ou qu'il trou-vait intĂ©ressant d'Ă©tudier les jeux de physionomie de son inter-locuteur. Rouletabille, en parlant de lui, disait « le Binocle d'Ă©caille ».

Enfin, le troisiÚme ne cessait de fumer des cigares énormes dont il avait une profusion dans un portefeuille grand comme une petite valise. Rouletabille l'avait surnommé depuis long-temps déjà « le Bureau de tabac ».

En entrant, le reporter s'Ă©tait glissĂ© dans un coin obscur d'oĂč il pouvait tout voir et oĂč il espĂ©rait se faire oublier.

« Faut-il introduire Nourry ? » demanda d'abord le chef de la Sûreté. Mais le Binocle d'écaille, sortant des papiers de son maroquin :

« Non, pas encore ! je vais vous lire la lettre de Fulber que le Service des inventions a retrouvĂ©e !


– Vous m'avouerez, mon cher ami, qu'il est tout de mĂȘme incroyable que le Service ait pu Ă©garer une piĂšce pareille ! fait alors entendre celui que l'on appelle le PrĂ©sident.

– Ces messieurs du Service vous rĂ©pondront, rĂ©pliqua le Binocle, qu'ils en reçoivent une centaine dans le mĂȘme genre tous les mois. Elles sont toutes classĂ©es, du reste. On a fini par retrouver la missive de Fulber dans la quantitĂ© de celles qui sont mises au rebut comme ayant Ă©tĂ© Ă©crites par des fous ! »

À l'exception de Rouletabille, tous ceux qui Ă©taient lĂ  s'exclamĂšrent, et le directeur de L'Époque tout particuliĂšre-ment.

« Mais Fulber n'était pourtant pas le premier venu ! fit-il. Ses travaux sur les vertus curatives du radium commençaient à faire sensation quelques mois avant la guerre.

– Bah ! il ne faut rien exagĂ©rer, rĂ©pliqua le Binocle d'Ă©caille. Rappelons-nous que, dĂ©jĂ  Ă  cette Ă©poque, la science officielle traitait Fulber de poĂšte et de rĂȘveur ! Et puisque vous vous sou-venez de la prĂ©tention qu'il avait Ă©mise, de guĂ©rir un jour, avec son radium, tous les maux de l'humanitĂ©, jugez de l'Ă©tonnement de ces messieurs des inventions en recevant une lettre dans la-quelle le mĂȘme inventeur affirmait avoir trouvĂ© le moyen de dĂ©truire en cinq sec une portion convenable de cette mĂȘme hu-manitĂ© !
 Je vous fais juge ; je lis :

« À Monsieur le
, etc. Monsieur le
, etc.

J'ai l'honneur de vous faire savoir que je suis Ă  mĂȘme de mettre Ă  la disposition du bureau des inventions les plans d'une machine infernale susceptible de dĂ©truire en quelques minutes une ville de l'importance de Berlin, et cela sans sortir de nos frontiĂšres. Veuillez me croire, Monsieur le Ministre, votre trĂšs dĂ©vouĂ© serviteur. »

THÉODORE FULBER

III

LES TRIBULATIONS D'UN INVENTEUR

« Eh bien, vous m'avouerez, fit le Binocle d'Ă©caille en repla-çant la singuliĂšre lettre dans son portefeuille, que l'on est fort excusable aprĂšs la lecture d'un pareil document, de le croire Ă©manĂ© d'un cerveau malade ! Que voulez-vous ? Il a beau ĂȘtre signĂ© THÉODORE FULBER, la tranquille simplicitĂ© avec la-quelle ce savant, qui a toujours passĂ© pour un peu excentrique, nous annonce qu'il tient Ă  notre disposition la destruction de Berlin, aurait inclinĂ© les moins prĂ©venus Ă  Ă©mettre de fĂącheux pronostics sur le prochain avenir d'une aussi belle intelli-gence
 »

C'est alors que l'on entendit pour la premiĂšre fois la voix de Mr Cromer.

Ce personnage parlait français avec un accent d'outre-Manche trÚs accentué : Il s'exprimait difficilement mais avec force ; et quand il avait trouvé le terme dont il avait besoin, il le lançait contre son interlocuteur avec une brutalité qui semblait destinée à anéantir toute velléité de discussion ou de contro-verse.

« Pardon ! Vos Excellences ? Il faut savoĂąr que ThĂ©odore Foulber n'a pas reçou mĂȘme oune rĂ©ponse dĂ© rien di toute !
 Indeed ! cela n'ĂȘtre pas assez, je dis !
 I say ! le pauvre vieux savant a Ă©tĂ© traitĂ© chez vous comme un pĂ©tite joune homme Ă  son premiĂšre expĂ©rience de la physique. Je dis les inventeurs chez vous, ils sont trĂšs forts mais toujours regardĂ©s comme trĂšs fous, yes ! I say ! Il existe certainement, j'avoue, des Ă©tablissements de recherches tels CollĂšge de la France et la MusĂ©um, mais en dehors de cela officiel, rienne di toute, No ! Et en dehors de Pastor Institute pour biologiques travails, rienne di toute pour autres inventions. No ! I say ! Mais, en Allemagne, existe une institute pour recherches gĂ©nĂ©rales, trĂšs bien dotĂ© de grosse argent et trĂšs intĂ©ressĂ© par l'empereur, yes ! En AmĂ©rique, en Angleterre, de trĂšs gĂ©nĂ©roux milliardaires ils ont crĂ©Ă© des institutes pour recherches ! Et tous vos inventeurs s'en allaient dans la Angleterre ou AmĂ©rique. I say ! Carrel, Français Ă  l'Institute Rockfeller amĂ©ricain et aussi, ils vont, avant la guerre, enrichir l'Allemagne because les brivets sont garantis par gouvernement allemand, yes ! »

Sous ce dĂ©bordement de phrases roides, tout le monde avait d'abord baissĂ© la tĂȘte, mais le PrĂ©sident ayant fait un geste d'impatience, le Binocle d'Ă©caille osa interrompre le terrible Mr Cromer :

« Je crois qu'il est un peu tard pour nous attarder Ă  des cri-tiques, peut-ĂȘtre trĂšs justes


– Yes !
 je critique ! I beg pardon !
 c'est pour critique que je suis vĂ©nou ! En France, Ă  Paris, I say : les inventeurs sont comme petits enfants abandonnĂ©s sur le chemin de la science ! ThĂ©odore Foulber m'a Ă©crit cela, et alors moa, j'ai lu sa lettre Ă  mon institute ! moa, j'ai rĂ©pondu ! Et alors il est vĂ©nou
 et moa j'ai vou en Ă©coutant loui combien cela qu'il disait Ă©tait sĂ©rious et terribeule !
 »

Le Président interrompit encore l'Anglais :

« ProcĂ©dons par ordre ! avant d'aller trouver Mr Cromer, Fulber ne s'Ă©tait-il pas adressĂ© Ă  M. le directeur de L'Époque ?

– C'est exact ! rĂ©pliqua immĂ©diatement celui-ci, et en ce qui me concerne, j'ai fait comme devait faire Mr Cromer : j'ai priĂ© Fulber de venir chez moi et je l'ai questionnĂ© et j'ai trouvĂ© que tout ce qu'il me disait Ă©tait moins ridicule que terribeule, comme dit Mr Cromer, si bien que je l'ai invitĂ© Ă  dĂźner le soir mĂȘme avec le gĂ©nĂ©ral D


– Le gĂ©nĂ©ral D
 est Ă  Salonique, fit entendre le Binocle d'Ă©caille. J'ai eu l'occasion de le voir quelques jours avant son dĂ©part. Il ne m'a parlĂ© de rien qui pĂ»t se rapporter Ă  Fulber


– Il est probable qu'il l'avait dĂ©jĂ  oubliĂ© ! Ă©mit le directeur de L'Époque.

– Fulber n'avait donc pas produit une grande sensation sur lui ? demanda le Bureau de tabac.

– Tous les dĂ©tails de ce dĂźner sont parfaitement restĂ©s dans ma mĂ©moire, rĂ©pondit le directeur de L'Époque.

– Vous seriez tout Ă  fait aimable de nous les faire connaĂź-tre, monsieur ! exprima le PrĂ©sident.

– Eh bien, ce soir-lĂ , dĂšs le potage, Fulber, sans nous dĂ©voiler son secret, naturellement, nous entretint de la puissance formidable de son engin
 et je me rappelle qu'il ne parlait pas depuis plus de cinq minutes que dĂ©jĂ  le gĂ©nĂ©ral D
 s'Ă©criait : « Mais c'est une histoire de Jules Verne que vous nous racontez lĂ , mon cher savant
 Je l'ai lue quand j'Ă©tais au collĂšge : cela s'appelle Les cinq cents millions de la BĂ©gum !
 Attendez ! voici le sujet dont je me souviens trĂšs bien : un Fritz de ce temps-lĂ  avait fabriquĂ© un canon prodigieux qui envoyait sur une citĂ© construite en AmĂ©rique par des Français un projectile naturellement colossal et capable de tout anĂ©antir en quelques minutes !
 »

« Le gĂ©nĂ©ral D
, pour dire cela, avait pris un ton si parfai-tement ironique que je crus devoir intervenir.

« – Mon cher gĂ©nĂ©ral, interrompis-je, nous vivons Ă  une Ă©poque oĂč toutes les imaginations de Jules Verne, sur la terre, dans les airs et sous les eaux, se rĂ©alisent si bien et si complĂšte-ment, qu'il ne faudrait point s'Ă©tonner que celle-ci finĂźt par en-trer comme les autres dans le domaine de la rĂ©alitĂ© !

« Pendant que je parlais ainsi, Fulber, qui était assis en face de nous, nous fixait, le général et moi, avec une expression de mépris incommensurable.

« – Si imaginatif qu'ait Ă©tĂ© Jules Verne, s'exclama-t-il, il n'eĂ»t jamais osĂ© rĂȘver ce que la science actuelle est susceptible de matĂ©rialiser. Dans mon affaire Ă  moi, il ne s'agit pas d'un obus, mais d'une torpille. Et d'une torpille qu'aucun canon au monde ne pourrait contenir et qu'aucune charge d'explosif connue ne pourrait envoyer bien loin ! Ma torpille est plus grande que le Titanic ! Entendez-vous, je dis plus grande que le Titanic ! Elle a trois cents mĂštres de long. Elle est douĂ©e d'une vitesse de quatre cents kilomĂštres Ă  l'heure ! rien ne saurait l'arrĂȘter ! Elle ruine tout, brĂ»le tout, anĂ©antit tout, dans un cer-cle de plusieurs lieues ! On ne peut rien contre elle, une fois lan-cĂ©e ! Rien au monde n'est capable de l'empĂȘcher d'atteindre exactement son but, ni d'Ă©clater Ă  l'heure fixĂ©e et Ă  l'endroit fixĂ© ! Elle s'appelle Titania !


« Je ne sais si vous avez vu quelquefois ThĂ©odore Fulber, continua le directeur de L'Époque. Il a des yeux d'une clartĂ©, d'une puretĂ© enfantines, une figure de petit ange inspirĂ©, dans un cadre farouche de mĂšches blanches qui se tordent comme des flammes autour de son front phĂ©nomĂ©nal !
 et le tout cons-titue un mĂ©lange des plus curieux qui Ă©tonne et inquiĂšte.

« Ce soir-lĂ , il Ă©tait trĂšs, trĂšs inquiĂ©tant. Quand il se leva de table, aprĂšs nous avoir lancĂ© sa formidable tirade, il avait littĂ©ralement l'air d'un fou !
 et j'ai pu croire qu'il allait tomber devant nous, d'une attaque d'apoplexie.

« C'est tout juste s'il n'oublia pas de me serrer la main et s'il se rendit compte que c'était dans mon auto que je le faisais reconduire chez lui.

« Quand il fut parti, le gĂ©nĂ©ral D
 me dit : « Ce n'est pas le premier que la guerre a rendu fou ! N'importe ! Nous avons pas-sĂ© une bonne soirĂ©e ! Il est amusant avec sa torpille ! » Puis nous parlĂąmes d'autre chose.

« Le lendemain, je recevais un mot de Fulber me disant qu'il Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  aller proposer sa machine infernale aux An-glais et me demandant si je ne pouvais pas lui faciliter le voyage et lui faire parvenir les permis nĂ©cessaires. Je m'en occupai aus-sitĂŽt, simplement pour ne pas le chagriner. Et c'est ainsi qu'il passa le dĂ©troit. Il avait dĂ©jĂ  Ă©crit Ă  Mr Cromer Ă  son institut Scarborough. Et j'appris bientĂŽt que Mr Cromer, lui, avait pris au sĂ©rieux ce qui nous avait simplement amusĂ©s, le gĂ©nĂ©ral D
 et moi !
 »

Ayant dit, le directeur de L'Époque se tut, et, dans le cabi-net du chef de la SĂ»retĂ©, tout le monde maintenant regardait Mr Cromer
 et, certes, il y eut une certaine Ă©motion dans le groupe des hauts personnages quand on entendit l'Anglais pro-noncer ces mots :

« Perfectly well ! ThĂ©odore Foulber n'ĂȘtre point fou di toute
 JĂ© dis : il pĂŽvait dĂ©trouire Berline, yes !
 »

IV

UNE TORPILLE GÉANTE

AprÚs un court silence, le Président, penché sur Mr Cro-mer, lui dit :

« Mr Cromer, je désirerais savoir exactement si l'opinion que vous venez d'émettre relativement à l'invention intéressante en tout état de cause de Théodore Fulber est le résultat direct des expériences qui ont été faites sous vos yeux ?

– Well ! rĂ©soultat direct !

– Et Fulber n'a pas exagĂ©rĂ© l'incroyable puissance de son engin ?

– No ! pas exagĂ©rĂ© !


– VoilĂ  qui est tout Ă  fait affirmatif ! Mr Cromer, nous en-visagerons toute la vĂ©ritĂ© avec courage. Pouvez-vous nous dire comment vous ĂȘtes arrivĂ©, en ce qui vous concerne, Ă  une conclusion aussi nette
 et aussi
 redoutable ?


– Il y a des chaoses que jĂ© peux dire sur cette machinerie et des chaoses que jĂ© ne peux pas dire, no !


– Dites-nous donc tout ce que vous pouvez dire, Mr Cro-mer !

– All right ! Je veux d'abord dire que j'ai reçou ThĂ©odore Foulber avec lĂ© respect que l'on doit Ă  oune vieil savant malhoureux et qui s'est si fort distinguĂ© dans la partie mĂ©dicinale de radium ! Et, tout de souite, quand il m'a dit il avait inventĂ© oune machine pour dĂ©trouire Berline, jĂ© loui dis alors que cela n'Ă©tait pas dans sa maniĂšre mĂ©dicinale ! Et il m'a rĂ©pondou cela Ă©tait dans sa maniĂšre mĂ©dicinale, parcĂ© quĂ© son machinerie en dĂ©trouisant Berline allait trouer la guerre
 »

MalgrĂ© la difficultĂ© que Mr Cromer avait Ă  s'exprimer et l'effort que ses auditeurs devaient soutenir pour le suivre dans sa narration, l'intĂ©rĂȘt de celle-ci Ă©tait tel qu'il n'y eut de place ni pour une interruption, ni pour un sourire.

Mr Cromer raconta que Fulber était venu le trouver avec ses plans. AprÚs deux jours d'explications, Cromer était convaincu. Il n'était point cependant en possession du secret final qui assurait le fonctionnement mathématique du formida-ble appareil, mais Fulber n'avait pas hésité à confier à un allié de la valeur scientifique et morale de Mr Cromer le principal du secret de l'explosif nouveau dont était chargée la torpille et qui servait également à sa propulsion.

Enfin, la nouveautĂ© de la disposition des turbines, des hĂ©li-ces de suspension et des hĂ©lices de direction et d'un certain gouvernail « compensĂ© spĂ©cial Ă  ailerons », lequel gouvernail avait pour fonction de ramener l'engin automatiquement dans la ligne tracĂ©e idĂ©alement entre le point de dĂ©part et le point d'arrivĂ©e, et cela en dĂ©pit de toutes les perturbations possibles de l'atmosphĂšre, tous ces dĂ©tails techniques avaient amplement prouvĂ©, dĂšs l'abord, Ă  Mr Cromer qu'il se trouvait en face d'une Ɠuvre longuement mĂ»rie par un homme auquel n'Ă©tait Ă©tranger aucun des problĂšmes de l'aviation nouvelle et de la balistique.

Mr Cromer avait donc Ă©tĂ©, tout de suite, extrĂȘmement sĂ©-duit par la terrible Titania dont nul n'avait voulu entendre par-ler en France.

Et ici, Mr Cromer jugea nécessaire de s'expliquer entiÚre-ment sur les intentions qui furent alors les siennes.

« JĂ© doas dire to dĂ© souite Ă  Vos Excellences, et Ă  vos, messieurs, jĂ© doas dire quĂ© jamais dans mon pensĂ©e jĂ© nĂ© volais dĂ©trouire Berline, car nous nĂ© sommes pas des sauvages, mais dans mon pensĂ©e jĂ© volais mĂ© rendre compte si, Ă  la place dĂ© cette machinerie qui devait coĂ»ter, au petit mot, 60 millions, on nĂ© pourrait pas faire de petites Titanias moins chĂšres et tout Ă  fait bien rĂ©glĂ©es pour dĂ©trouire des citadelles, des forts, Ă  des distances colossales et d'oune façon assourĂ©e, et sans risquer rien di toute, pas mĂȘme la peau d'un Tommy ! Seulement, jĂ© nĂ© dis pas mon intention Ă  Foulber qui tenait absouloument Ă  dĂ©trouire Berline pour le Ă©pouvante de Allemagne et le fin de guerre soubite sur toute la terre ! Dans la conversationne, ThĂ©odore, il Ă©tĂ© tout Ă  fait enragĂ© sur son fabricatione d'oune Titania dĂ© 60 millions de francs ! Mais vous pensez, ce n'Ă©tait pas mon rĂȘve di tout Ă  moa ! No ! Et jĂ© lui dis qu'il fallait d'abord, avant toute, fabriquer ounĂ© pĂ©tite modĂšle de pĂ©tite Titania dĂ© vingt-cinq mĂštres de long et je lui demandais combien cela serait cher ? Il m'a rĂ©pondu qu'il pensait cela serait cher de au moins 5 millions de francs ! JĂ© parlĂ© alors de la chaose Ă  mon institute dans le conseil privĂ©. MalgrĂ© tout ce que je ai pu dire, on disĂ© c'Ă©tait cher, pour une chaose problĂ©matique !

« Alors, jé souis allé à London et jé ramené oune patriote anglais trÚs richissime qui veut pas dire son nom et qui, lui aus-si, a été trÚs intéressé, et il a dit il donnerait tout argent il fau-drait !

« Foulber ne vÎlait aucun argent por lui ni por son family, mais il pleurait de la joie avec idée il était allant travailler pour petite Titania en attendant le grande ! »

Sur quoi Mr Cromer raconta comment, en trois mois, mor-ceau par morceau, la petite Titania fut construite dans des ate-liers différents et comment les morceaux en furent finalement réunis pour le montage, dans une installation secrÚte édifiée ad hoc à l'extrémité nord de l'ßle de Man, en pleine mer d'Irlande, sur des terres appartenant au richissime Anglais patriote.

Là travaillait une équipe spéciale de l'institut de Scarbo-rough sous la direction de Fulber, et sous la surveillance de Cromer.

L'inventeur avait fait venir sa femme et sa fille Nicole, plus le fiancé de sa fille, un Polonais qui partageait les travaux du pÚre depuis cinq ans et qui, dans l'affaire, était chargé plus par-ticuliÚrement de la fabrication de l'explosif.

« Voilà ce qué je pouis dire à vÎ pour le explosif ! précisa Cromer. C'est ouné explosif à air liquide, admirable pour le ex-plosion et pour le propulsion ! »

Et il donna quelques dĂ©tails, plein de rĂ©ticence. Il trouvait certainement qu'il y avait autour de lui trop d'oreilles incon-nues. Plusieurs fois, il jeta un coup d'Ɠil avec mĂ©fiance sur le coin sombre oĂč s'Ă©tait enseveli Rouletabille.

Il expliqua d'une façon assez embarrassĂ©e et peut-ĂȘtre vo-lontairement confuse que la fabrication industrielle Ă©conomique de l'air liquide permettait maintenant de prendre l'oxygĂšne sous cette forme simple pour servir de comburant Ă  des mĂ©langes explosifs. Fulber, lui, avait trouvĂ© un procĂ©dĂ© personnel lui permettant d'utiliser directement l'oxygĂšne liquide, dans des conditions trĂšs spĂ©ciales et se rapprochant de la fabrication de l'oxylignite. On sait que l'on obtient l'oxylignite, brevetĂ©e en Al-lemagne dĂšs 1898, en trempant pendant quelques minutes dans de l'air liquide une cartouche qui contient soit du charbon de bois ou du charbon de liĂšge pulvĂ©risĂ©, soit de la terre fossile kie-selguhr imbibĂ©e de pĂ©trole, soit mĂȘme de la poudre noire ; Ful-ber, lui, ajoutait dans la cartouche qui devait tremper dans l'air liquide et qui contenait dĂ©jĂ  du charbon de liĂšge pulvĂ©risĂ© un Ă©lĂ©ment nouveau pour lequel il n'avait pas pris de brevet, et dont il avait confiĂ© le secret Ă  la bonne foi de Mr Cromer.

De tout ceci, il résultait une puissance brisante plus forte incomparablement que la mélinite ou le trinitrotoluÚne mais surtout une puissance asphyxiante et brûlante surprenante à concevoir sous un aussi petit volume.

Le seul inconvĂ©nient du mĂ©lange Ă©tait d'ĂȘtre extrĂȘmement inflammable et de perdre une grande partie de sa puissance si un incident permettait Ă  l'air liquide de s'Ă©vaporer. Or, rien n'Ă©tait Ă  craindre dans ce genre avec la Titania dont le gĂ©nie de Fulber avait fait « ounĂ© merveille ! » pour nous servir de l'expression enthousiaste de Mr Cromer.

« LĂ  est la merveille des merveilles, s'exclamait-il
 plus encore que dans le explosif, indeed ! et je vais dire tout de suite la grande merveille dĂ© la grande Titania ! Vo savez dĂ© quelle maniĂšre le zeppelin emporte dans sa ventre des pĂ©tites ballon-nets ; eh bien ! la grande Titania cache dans ses entrailles qua-rante petites Titanias !
 Well ! I say quarante petites comme des petits torpilleurs
 Et quand la grande Titania Ă©clate Ă  des-tination, les petites Titanias emportĂ©es par des mouvements de l'horlogerie, rĂ©glĂ©es exactly, se dispersent autour du centre et vont Ă©clater Ă  leur tour sur des points fixĂ©s dĂ© la façon quĂ© tout le cercle dĂ© plousieurs lioues di diamĂštre soit couverte dĂ© roui-nes !
 et dĂ© morts ! Yes !
 tout plein dĂ© morts ! I say ! Mettez ounĂ© ville dans lĂ© cercle et oune million ou deux de habitants dans le ville
 oune heure aprĂšs le arrivĂ©e du Titania, il n'y a plous rien di tout ! No !
 What admirable work !
 ».

Un nouveau silence plus impressionnant encore que les au-tres suivit les derniÚres paroles de Mr Cromer. Puis le Bureau de tabac, qui avait laissé éteindre son cigare (ce qui témoignait de l'énormité de son émotion), demanda du feu et quelques expli-cations.

« Je crois que, Ă  mon avis, Mr Cromer s'avance beaucoup en concluant de la petite expĂ©rience qu'il a faite Ă  la pleine rĂ©us-site d'une aussi vaste entreprise que celle de la Titania rĂȘvĂ©e par Fulber, et dont la rĂ©alisation rencontrerait inĂ©vitablement des difficultĂ©s, et peut-ĂȘtre des impossibilitĂ©s


– No !
 Votre Excellence ! No ! pas d'impossibilitĂ©s !
 Elle est trĂšs possible ! Yes ! I say ! la petite Titania a Ă©tĂ© construite exactly comme devait l'ĂȘtre la grande dans son entraille des petites torpilles, chargĂ©es du explosif Foulber, et dirigĂ©es exactly par le vrai horlogerie Foulber ! Je pĂŽvais dire ceci Ă  vĂŽ : le ventre de Titania ĂȘtre divisĂ© en trois parties ; le plus grande beaucoup est pour enfermer les quarante torpilles chargĂ©es du explosif ; la seconde partie est occupĂ©e par la propulsive chargement et la troisiĂšme par tout le machinerie qui est trĂšs complikĂšte et mithodical !
 Quant Ă  la disposichionne des hĂ©lices dĂ© suspensionne et tourbines de propulsionne, comprenez, tout est pour le mieux ! Indeed ! Mais lĂ© secret, exactly, de impossibilitĂ© du changement de directionne et parfaite automatique intelligence du engin pour revenir dans son droit chemin, malgrĂ© lĂ© plous terrible houragan et perturbationne, cela je ne lĂ© dirai jamais parce que jĂ© nĂ© lĂ© saurai peut-ĂȘtre jamais ! ThĂ©odore Foulber a emportĂ© ce secret avec lui, hĂ©las !
 what a pity !
 »

Le Binocle d'Ă©caille prit alors la parole :

« Mr Cromer, j'ai fait connaĂźtre en quelques mots Ă  ces messieurs les rĂ©sultats extraordinaires de l'expĂ©rience qui s'est passĂ©e sous vos yeux, mais ils seraient heureux d'en entendre le dĂ©tail de votre bouche !
 »

Mr Cromer s'inclina et raconta alors que, lorsque la torpille avait Ă©tĂ© achevĂ©e dans les ateliers de l'Ăźle de Man, Fulber, aidĂ© de son Polonais, avait, Ă  la derniĂšre minute, introduit dans l'engin la boĂźte enfermant le mystĂ©rieux mĂ©canisme qui s'adaptait au gouvernail compensateur Ă  ailerons. Puis le si-gnal du dĂ©part de la torpille avait Ă©tĂ© donnĂ© par le bailleur de fonds mĂȘme de cette coĂ»teuse expĂ©rience.

Ce richissime Anglais s'était rendu acquéreur, pour l'occasion, d'une petite ßle située à environ deux cents kilomÚ-tres au nord, nord-ouest, de l'ßle de Man, à la hauteur du cap Fair.

La torpille, avant d'arriver à sa destination, qui était cette petite ßle-là, devait passer au-dessus de la presqu'ßle qui ter-mine, à l'ouest, les Highlands du Sud. L'Amirauté avait été aver-tie et toutes les précautions avaient été prises, sur mer comme sur terre.

La petite Ăźle contenait un village et trois hameaux de pĂȘcheurs qui avaient Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©s, cependant que l'on dĂ©barquait une cinquantaine de bĂȘtes Ă  cornes et trois cents moutons.

AussitĂŽt aprĂšs le dĂ©part de la torpille qui quitta son tube sans autre bruit que celui d'un furieux sifflement, le Polonais, Mlle Fulber, Cromer, le riche Anglais et un dĂ©lĂ©guĂ© du War Of-fice Ă©taient montĂ©s en chaloupe automobile
 Ils entendaient bientĂŽt l'Ă©cho lointain de l'explosion qui avait dĂ» ĂȘtre formida-ble.

Quand, une heure et demie plus tard environ, ils arrivĂšrent en vue de l'Ăźle oĂč avait eu lieu l'explosion, celle-ci n'Ă©tait plus qu'un brasier.

Ils durent attendre encore deux heures avant de pouvoir l'aborder, Ă  cause des gaz asphyxiants dont les lourdes nuĂ©es les poursuivaient jusque sur les eaux. Enfin, quand ils mirent pied Ă  terre, ils furent renseignĂ©s tout de suite sur la valeur du dĂ©sas-tre. Il n'y avait plus rien, absolument plus rien sur cette Ăźle en-core si vivante quelques minutes auparavant. Les villages, les bois, les bĂȘtes Ă  cornes, les moutons, tout Ă©tait calcinĂ©, tout Ă©tait mort !
 Ils marchaient sur un immense rocher noir !


Devant ce résultat effroyable, Théodore Fulber s'était frotté les mains


« Comment voulez-vous, avait-il dit, que quelque chose rĂ©-siste Ă  ma thermite ? Elle explose Ă  la tempĂ©rature de 10 000 degrĂ©s !
 Avec ma thermite et ma Titania, c'est la fin de la guerre ! »

Et ce vieillard s'Ă©tait pris Ă  danser de joie comme un en-fant, sur les ruines fumantes qu'il avait faites !

Mr Cromer, pour rendre l'aspect dantesque sous lequel lui était apparu ce coin de la terre sacrifié au génie de la destruction, avait trouvé des termes si évocateurs dans leur rugosité que ses auditeurs ne purent se défendre à nouveau de ce frisson qui devait correspondre avec une certaine idée qu'ils avaient, mais que Rouletabille n'était pas encore parvenu à préciser. En effet, on ne voyait encore rien, dans tout cela, qui menaçùt Paris.

Le reporter devait ĂȘtre bientĂŽt renseignĂ©.

Les quelques phrases suivantes prononcĂ©es avec une Ă©mo-tion particuliĂšre par Mr Cromer mirent dĂ©finitivement Rouleta-bille sur la voie redoutable oĂč il allait peut-ĂȘtre laisser son intel-ligence et ses os.

« Le soar mĂȘme de cette terribeule expĂ©rience, nous som-mes revenus tous ensemble Ă  l'Ăźle de Man, bien contents, en vĂ©-rity ! Et nous avons dĂźnĂ© et nous avons fĂȘtĂ© le expĂ©rience avec le champagne. Or, voilĂ  quĂ© lĂ© lendemain matin, ThĂ©odore Foul-ber ne Ă©tait pas au rendez-vous avec moa dans les ateliers. No ! Je pense il est malade lĂ© pauvre homme Ă  cause du champa-gne
 Et jĂ© souis allĂ© Ă  sa petite maison de l'Ăźle de Man. Et j'ai trouvĂ© son femme Ă©vanouie et attachĂ©e sur le lit et la bouche bouchĂ©e avec le mouchoir !
 Et je n'ai pas trouvĂ© Foulber ni miss Foulber, et je n'ai pas trouvĂ© le Polonais fiancĂ© non plous ! et dans lĂ© bureau particulier Ă  Foulber jĂ© n'ai pas trouvĂ© non plous les plans originaux de Titania, ni aucun papier particulier Ă  Foulber ! Tout il avait Ă©tĂ© emportĂ©, dĂ©mĂ©nagĂ© pendant le nuit !
 Et le enquĂȘte a dĂ©montrĂ© tout de suite que les Fritz avaient passĂ© par lĂ  et avaient enlevĂ© les trois personnages et raflĂ© tous les plans et papiers dans oune embarcation qui avait rejoint oune soubmersible. Governement aussitĂŽt averti ! Ami-rautĂ© donnait des ordres ! Cent destroyers en chasse contre sous-marin ! Mais le rĂ©soultat aucoune. Nous Ă©tions stioupide-ment volĂ©s ! Yes !
 It is terribeule ! »

V

MADAME FULBER

Le Binocle d'écaille, le Bureau de tabac, le Patron, le direc-teur de la Sûreté générale s'agitaient. Le Président alluma une cigarette au cigare du Bureau de tabac, en aspira légÚrement la fumée, regarda un instant celle-ci monter en volutes bleuùtres vers le plafond, et prononça :

« Et maintenant c'est contre nous que se tourne l'Ă©pouvan-table expĂ©rience !


– Devons-nous vraiment le craindre ? demanda d'une voix hĂ©sitante le Bureau de tabac.

– Comment, si nous devons le craindre ! s'exclama le Bino-cle d'Ă©caille
 on voit bien mon cher collĂšgue, que vous n'avez pas entendu Nourry !

– Dois-je faire entrer Nourry ? interrogea le directeur de la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale.

– Non ! rĂ©pondit le PrĂ©sident, faites introduire d'abord Mme Fulber. »

Tout le monde se leva à l'entrée de Mme Fulber.

Le Président lui adressa quelques bonnes paroles réconfor-tantes, lui confirmant la nouvelle qui lui avait été déjà commu-niquée que son mari et sa fille étaient prisonniers en Allemagne, mais en bonne santé, ne courant apparemment aucun danger et qu'il fallait, dÚs lors, ne pas désespérer de les voir bientÎt sortir de cette affreuse aventure.

AprÚs quoi, Mme Fulber fut priée de s'asseoir.

Elle s'assit en remuant doucement la tĂȘte. C'Ă©tait cette bonne vieille dame que Rouletabille avait remarquĂ©e dans le vestibule. Elle avait un visage flĂ©tri et douloureux, et toute la tristesse qui Ă©tait rĂ©pandue en elle semblait aussi vieille qu'elle.

« Pourriez-vous, madame, demanda le Président, nous donner quelques détails sur les conditions dans lesquelles s'est produit l'enlÚvement de votre mari et de votre fille ?

– J'ai dĂ©jĂ  rĂ©pondu Ă  cette question, fit la vieille dame, d'une voix douce comme celle d'une petite fille : je n'ai rien vu ni rien entendu. Qu'ajouterai-je de plus ? J'ai Ă©tĂ© ligotĂ©e, bĂąil-lonnĂ©e dans l'obscuritĂ©, et je me suis Ă©vanouie de terreur.

– Pendant la soirĂ©e, le Polonais est-il restĂ© tout le temps avec vous ? Est-il rentrĂ© avec vous ? S'est-il couchĂ© Ă  la mĂȘme heure que vous ?

– J'ai tout lieu de le croire, monsieur !
 Il nous a souhaitĂ© une bonne nuit Ă  tous et il s'est enfermĂ© dans sa chambre.

– Vous ne vous doutiez de rien ?
 Vous vous ĂȘtes tous en-dormis pleins d'espoir


– Oh ! pleins d'espoir ! interrompit la vieille
, en ce qui me concerne, je n'en ai plus depuis longtemps !
 Mon mari n'a ja-mais Ă©tĂ© heureux en rien ! Tout ce qu'il a entrepris s'est toujours tournĂ© contre lui, contre nous ! Cela devait finir ainsi ! Ses in-ventions nous ont ruinĂ©s et lui ont valu des tracas sans nombre. La dot de ma fille aprĂšs la mienne s'est fondue dans le creuset de ses coĂ»teuses expĂ©riences. Cependant, ni ma fille ni moi ne nous sommes plaintes et ne nous plaindrons jamais. Nous ai-mons cet homme comme Dieu l'a fait.

– Est-ce que votre fille, madame, n'Ă©tait pas fiancĂ©e Ă  l'aide de M. Fulber ? demanda le PrĂ©sident.

– Oui, monsieur ! et cela aussi Ă  mes yeux fut un malheur ! Je savais ce que j'avais souffert avec un inventeur et j'aurais voulu que ma fille pĂ»t jouir d'une autre existence que celle qui m'avait Ă©tĂ© faite ! Mais, tout de suite, je m'avouai vaincue. Ni-cole va sur ses vingt-cinq ans. Elle a beau ĂȘtre jolie, elle n'a pas le sou ! Enfin, elle aime son Polonais.

– Pourriez-vous nous donner quelques dĂ©tails sur l'aide de M. Fulber ? questionna alors le Binocle d'Ă©caille. Dans les cir-constances prĂ©sentes, ils pourraient nous ĂȘtre trĂšs prĂ©cieux. Nous ne voulons pas vous surprendre. La premiĂšre idĂ©e qui nous est venue a Ă©tĂ© que dans l'affaire d'enlĂšvement et du vol des plans de la Titania, cet Ă©tranger vous avait peut-ĂȘtre desser-vis


– Cela, monsieur le ministre, je ne le pense pas ! rĂ©pondit la vieille dame sans Ă©lever la voix
, non, je ne le pense vraiment pas !
 Je mettrais ma main au feu que Serge Rejitzky est inca-pable de nous trahir !


– En tout cas, s'il l'avait voulu, il aurait pu le faire, n'est-ce pas ?

– Certes ! il Ă©tait au courant de tous les secrets et de toutes les imaginations de mon mari auxquelles il ajoutait les siennes !

– Il n'ignorait rien du mĂ©canisme le plus cachĂ© de la Tita-nia ?

– Rien, monsieur !

– MĂȘme ce que votre mari avait jugĂ© bon de ne pas dĂ©voiler Ă  Mr Cromer, son aide le connaissait ?

– Oui, monsieur, il savait tout !


– VoilĂ  qui est catĂ©gorique ! fit observer le Binocle d'Ă©caille en regardant les deux autres hauts personnages. Le Polonais sait tout, et il peut tout ! »

Il y eut un silence, puis le Président reprit :

« Pour que vous nous affirmiez, madame, d'une façon aussi nette, que cet homme est incapable d'abuser des secrets qu'il possĂšde, c'est sans doute que vous le croyez entiĂšrement dĂ©vouĂ© Ă  la France ?
 ou tout au moins Ă  la cause des AlliĂ©s ?


– Non, monsieur, non !
 Ce n'est point pour une raison patriotique quelconque que je le crois incapable d'une infamie
 si j'ai parlĂ© ainsi, c'est que je connais son caractĂšre et aussi son amour pour ma fille ! »

Ici, le directeur de la Sûreté générale demanda la permis-sion de poser une question :

« Savez-vous, madame, que Serge Rejitzky n'est pas le vrai nom du fiancé de Mlle Fulber ?

– Nous le savons, monsieur le directeur, il s'appelle Serge Kaniewsky, de son vrai nom, et, sous ce nom-lĂ , a Ă©tĂ© traquĂ© en Pologne et en Russie, poursuivi en France lors du procĂšs des anarchistes, condamnĂ© Ă  cinq annĂ©es de prison, qu'il a faites bien qu'on n'ait rien pu prouver contre lui de bien prĂ©cis


– Bref, interrompit le chef de la SĂ»retĂ©, c'est un homme qui a beaucoup souffert et qui croit avoir Ă©tĂ© injustement condamnĂ© par la France. C'est un homme qui ne doit pas beaucoup aimer la France ?

– C'est possible, monsieur ! mais ma fille l'aime, elle, la France, et vous pouvez ĂȘtre sĂ»r que son Serge fera comme s'il l'aimait, lui aussi, car dans cet ordre d'idĂ©es, Serge sait parfaitement que ma fille ne lui pardonnerait point (sans parler de trahison) une simple dĂ©faillance
 Or, pour Serge je le rĂ©pĂšte, il n'y a plus au monde que ma fille !
 Il est arrivĂ© chez nous, mourant de faim, mis Ă  l'index par toutes les polices de la terre, avec des idĂ©es formidables de vengeance contre le genre humain
 cet homme n'avait encore connu que la haine ! Il Ă©tait laid, moralement et physiquement. Vous entendez, messieurs ! physiquement !
 plutĂŽt trĂšs laid que laid !
 Il a suffi que ma fille se penchĂąt sur cette Ă©pave
 Et un autre homme est nĂ© !
 Maintenant Serge connaĂźt ce que c'est que d'ĂȘtre aimĂ©, car ma fille l'aime, Ă  cause de son Ăąme de feu, sƓur de la sienne
 Maintenant, Serge connaĂźt l'amour ! Le reste : le passĂ©, le prĂ©sent, l'avenir, en dehors de cet amour, n'existe plus !
 Il ferait sauter le monde pour un sourire de ma fille, il ne tuera pas une mouche pour ne pas lui faire de chagrin
 vous pouvez ĂȘtre tranquilles, messieurs, bien tranquilles
 »

Et la bonne triste vieille, hochant la tĂȘte, semblait vouloir rassurer tout le monde


Ces messieurs la remerciÚrent, lui adressÚrent encore quel-ques bonnes paroles. Le directeur de la Sûreté la reconduisit jusque dans le vestibule.

Quand il revint, ces messieurs étaient tous d'accord pour proclamer que les propos de la vieille, loin de les tranquilliser, avaient augmenté leur inquiétude d'une façon considérable.

« Mon avis, dĂ©clara carrĂ©ment le directeur de L'Époque, c'est que maintenant nous devons tout redouter !

– En tout cas, exprima le Binocle d'Ă©caille, nous devons agir comme si nous avions tout Ă  redouter.

– Et agir sans perdre une minute ! ajouta le Bureau de ta-bac.

– Faites entrer Nourry ! » ordonna le PrĂ©sident.

AussitÎt, le silence fut rétabli. Le chef de la Sûreté ouvrit une porte qui donnait sur un petit salon particulier et un homme fut introduit.

VI

NOURRY

Il Ă©tait jeune encore, de physionomie trĂšs intelligente, et paraissait avoir beaucoup souffert physiquement. Il avait un bras en Ă©charpe. Il Ă©tait vĂȘtu d'un costume assez hĂ©tĂ©roclite de poilu convalescent. On le fit asseoir ; le directeur de la SĂ»retĂ© lui dit :

« Nourry, vous allez nous conter tout ce qui vous est arrivĂ© Ă  Essen depuis le jour oĂč vous avez connu Malet
 puis com-ment vous vous ĂȘtes Ă©vadĂ©s tous deux, et comment Malet fut tuĂ© Ă  la frontiĂšre hollandaise. »

L'homme commença aussitÎt :

« Messieurs, j'ai été fait prisonnier sur l'Yser. J'ai été dirigé aussitÎt sur le camp de Rastadt. Il n'y avait pas huit jours que j'étais là que l'on me demandait si je ne voulais pas aller travail-ler de mon état à Essen, chez Krupp.

« Je sors de l'École des arts et mĂ©tiers. Depuis cinq ans, j'Ă©tais Ă  la tĂȘte d'une grande maison de coutellerie de GuĂ©ret. Mes papiers avaient appris ces dĂ©tails aux Fritz. Je leur ai rĂ©-pondu : « Si c'est pour fabriquer des baĂŻonnettes ou travailler aux munitions, il n'y a rien de fait. » Ils m'ont dit : « Non ! c'est pour fabriquer des ciseaux, des ciseaux pour coudre, pour les femmes. » Je croyais qu'ils se payaient ma tĂȘte. Mais je me suis dit : « On verra toujours bien » et je leur ai rĂ©pondu : « Ça va ! »

« Et je suis arrivé à Essen. Il y a là, en dehors des usines, des camps de prisonniers militaires.

« La plupart de ces prisonniers sont simplement réquisitionnés pour le service de la voirie, mais il en est quelques centaines que l'on emmÚne du camp le matin pour les faire travailler aux usines et que l'on ramÚne le soir.

« On n'exige pas d'eux qu'ils travaillent aux munitions
 C'est une erreur de croire, comme je l'ai cru longtemps moi-mĂȘme, que les usines d'Essen ne fabriquent que des canons, des obus, des cuirassĂ©s et tous autres engins de guerre ; en effet, une partie assez grande mĂȘme des ateliers produit des articles des genres les plus variĂ©s, destinĂ©s Ă  ĂȘtre Ă©changĂ©s contre des vic-tuailles ou des objets de premiĂšre nĂ©cessitĂ© dans les pays neu-tres.

« J'ai vu moi-mĂȘme entassĂ©s sur les quais de la Ruhr, Ă  Duisbourg, des produits fabriquĂ©s Ă  Essen, des machines et des assemblages mĂ©caniques qui allaient partir pour la SuĂšde, la-quelle expĂ©die en Ă©change de l'huile, du poisson, du papier et du bois.

« Les usines Krupp envoient en Hollande des couteaux, des ciseaux, des machines à coudre, des ustensiles de tout genre. ParticuliÚrement, tous les prisonniers français qui ont été em-ployés avant la guerre dans une fabrique de machines à coudre sont sûrs qu'on leur proposera de travailler à Essen.

« S'ils acceptent, ils sont bien traitĂ©s et reçoivent mĂȘme un salaire raisonnable. S'ils refusent, il n'est pire misĂšre qu'on ne leur fasse.

« Ce n'est pas dans les ateliers que j'ai connu Malet, mais au camp, un soir, en prenant un verre de Munich Ă  la cantine. Lui, il ne travaillait pas dans l'acier mais dans la radiologie. Du-rant des mois, il avait Ă©tĂ© employĂ© Ă  la section de fabrication des voitures radiologiques militaires ; c'Ă©tait sa partie. Quand ils surent qu'il avait travaillĂ© avant la guerre Ă  la Sorbonne, dans le laboratoire du professeur Laval, ils le firent entrer dans le labo-ratoire d'Énergie que l'ingĂ©nieur en chef des inventions avait assez rĂ©cemment crĂ©Ă© dans le grand pavillon des recherches.

« Plus d'une fois, Malet m'a dit qu'Ă  son idĂ©e ce n'Ă©tait point toujours dans le but de guĂ©rir des plaies que, dans le labo-ratoire d'Énergie, on se livrait Ă  certaines expĂ©riences autour du radium. Quoi qu'il en soit, c'est lĂ  que Malet eut la surprise d'apercevoir, un jour, une figure qu'il connaissait bien, celle de l'inventeur ThĂ©odore Fulber.

« Que faisait-il là ? Comment se trouvait-il prisonnier ? Voilà ce que Malet fut un certain temps à se demander, sans pouvoir trouver de réponse. Fulber était trÚs surveillé. Il ne fai-sait que traverser le laboratoire pour s'enfermer dans un petit cabinet de travail qui lui avait été spécialement réservé ; mais, un jour, Fulber aperçut Malet et le reconnut. Il lui signe qu'il avait besoin de lui parler. Huit jours plus tard, je vis arriver à la cantine un Malet tout pùle et tout à fait incapable de déguiser son émotion. « Allons faire un tour », me souffla-t-il, et il me conduisit tout doucement, sans avoir l'air de rien, jusqu'à la boulangerie Kullmann qui est située à l'extrémité nord-ouest du camp. On nous y servait clandestinement du café et des liqueurs dans l'arriÚre-boutique.

« La mĂšre Kullmann nous y laissait pĂ©nĂ©trer assez souvent, parce que nous lui payions bien ces quelques minutes de soli-tude. Elle fermait, en effet, la porte sur nous, et c'Ă©tait le seul moment de la journĂ©e oĂč nous ne voyions plus nos geĂŽliers. C'Ă©tait trĂšs apprĂ©ciable.

« L'arriĂšre-boutique avait une fenĂȘtre qui donnait sur le quartier nord des usines. Depuis quelque temps, par cette fenĂȘ-tre, nous voyions s'Ă©lever au-dessus du mur du chemin de ronde, un Ă©norme bĂątiment en planches, d'une longueur que nous ne pouvions mĂȘme pas apprĂ©cier, car elle nous Ă©tait cachĂ©e par d'autres constructions et par l'accumulation des magasins provisoires qui avaient Ă©tĂ© dressĂ©s lĂ  depuis la guerre. Ce bĂąti-ment avait ceci de singulier qu'il n'Ă©tait point construit dans l'alignement des autres ni parallĂšle aux autres ; il Ă©tait orientĂ© nord-est, sud-ouest, en oblique, comme posĂ© de travers, et pas-sant Ă  travers tout ; et on avait dĂ», Ă  cause de lui, jeter bas plu-sieurs ateliers.

« S'il n'avait été absurde d'imaginer que l'on eût choisi un endroit aussi impraticable pour l'atterrissage des dirigeables, nous aurions pu croire que l'on était en train d'édifier là quelque hangar pour zeppelins.

De mĂȘme si cette bĂątisse s'Ă©tait dressĂ©e au bord de la mer, nous aurions pu croire qu'elle devait servir Ă  la construction du plus grand vaisseau du monde.

« Malet et moi nous avions donc été fort intrigués par la vi-sion de cet édifice fantastique et d'autant plus bizarre que son toit était beaucoup plus élevé dans la partie sud que dans la par-tie nord.

« Ce jour-lĂ , sitĂŽt que nous fĂ»mes seuls dans l'arriĂšre-boutique de la boulangerie, Malet m'entraĂźna Ă  la fenĂȘtre et me montrant le gigantesque Ă©chafaudage, me dit : « Tout ce que nous avons pu imaginer est au-dessous de la vĂ©ritĂ©. Sais-tu ce qu'ils vont construire lĂ -dedans ?
 Une torpille formidable destinĂ©e Ă  rĂ©duire en cendres Paris en quelques minutes ! »

« Je ne pus m'empĂȘcher tout d'abord de hausser les Ă©pau-les tant ce projet me paraissait dĂ©passer la limite des possibilitĂ©s humaines. Mais Malet n'Ă©tait pas un enfant ; c'Ă©tait, de plus, un savant ; et, au fur et Ă  mesure qu'il parlait, je me sentais gagnĂ© Ă  mon tour par le plus sombre effroi


« Il m'apprit qu'il était arrivé, sans qu'on l'aperçût, à péné-trer quelques minutes dans le cabinet de travail réservé à Ful-ber. C'est là que l'inventeur l'avait mis au courant de la terrible aventure qui lui était survenue.

« Sa fille et lui, et le fiancĂ© de sa fille, le Polonais Serge Kaniewsky, dont il a Ă©tĂ© tant parlĂ© lors du procĂšs des anarchistes, avaient Ă©tĂ© faits prisonniers par les Fritz sur les cĂŽtes d'Angleterre dans le moment que tous trois Ă©taient en train de procĂ©der aux essais, en petit, d'un prodigieux engin capable de dĂ©truire une ville Ă  une distance Ă©norme. En mĂȘme temps qu'ils enlevaient les inventeurs et les jetaient au fond d'un sous-marin, les ravisseurs, bien renseignĂ©s, avaient Ă©galement volĂ© tous les plans, tous les papiers relatifs Ă  l'invention.

« Les captifs, amenés à Essen, avaient été mis en demeure de construire pour le compte de l'Allemagne la torpille aérienne qu'ils avaient imaginée contre elle. Les Fritz, en effet, ne pou-vaient rien sans la bonne volonté des inventeurs, car les plans qu'ils possédaient ne donnaient que le tracé et la disposition de la machinerie générale, mais le secret principal de l'invention et certains chiffres n'étaient connus que de Fulber et de Kaniewsky et n'avaient pas été confiés au papier.

« Les deux hommes avaient déclaré que l'on n'obtiendrait rien d'eux et protesté contre la violence inqualifiable qui leur était faite. Pour venir à bout de leur résistance, les Fritz n'avaient pas hésité à martyriser la fille de Fulber, Mlle Nicole. Ils avaient commencé par la priver de toute nourriture. Quand le Polonais avait vu sa fiancée réduite à un état proche de la tombe, il n'avait pu résister à ce spectacle et avait promis tout ce que les autres lui demandaient. Kaniewsky avait donc livré les formules chimiques de l'explosif et le secret de la machinerie, mais en donnant, pour celle-ci, de faux chiffres. Les Allemands s'étaient mis au travail aussitÎt. Ils avaient reconnu l'exactitude des formules chimiques et ne doutaient point que le Polonais, auquel on avait promis également une fortune, eût dit toute la vérité !

« Fulber pardonnait Ă  Kaniewsky d'avoir livrĂ© la formule de son explosif Ă  air liquide, car Ă  Essen mĂȘme, on lui avait fait constater que l'Allemagne travaillait Ă  un nouveau trinitroto-luĂšne qui n'Ă©tait pas loin d'avoir toutes les qualitĂ©s de sa ther-mite. LĂ  n'Ă©tait pas le danger. Ce que Fulber redoutait, par-dessus tout, c'Ă©tait le moment oĂč les Fritz s'apercevraient que Kaniewsky les avait trompĂ©s quant aux chiffres relatifs Ă  la ma-chinerie secrĂšte de la torpille, ce qui ne manquerait point d'ar-river d'ici quatre ou cinq mois.

« Kaniewsky, Ă©videmment, avait voulu gagner du temps. Peut-ĂȘtre avait-il espĂ©rĂ© que la guerre dans les cinq mois, aurait pris fin, ou tout au moins qu'un Ă©vĂ©nement heureux viendrait sauver les captifs de l'Ă©pouvantable situation dans laquelle ils se trouvaient
 Mais ce que savait bien Fulber, c'est que Kaniewsky Ă©tait incapable de voir souffrir Nicole !

« LĂ  Ă©tait le sujet de l'incessant tourment de l'inventeur, ce qui l'empĂȘchait de dormir, « ce qui lui donnait l'air d'un fou ! » me confia Malet.

« – Chaque minute qui passe, avait rĂąlĂ© Fulber, nous rap-proche inĂ©vitablement du terme fatal ! Une imprudence de Ka-niewsky peut encore prĂ©cipiter les choses ! La raison de Ka-niewsky n'est pas solide depuis qu'il sait qu'ils peuvent faire pĂ©rir Nicole ! La mienne aussi chancelle Ă  cette idĂ©e
 Mais, en ce qui me concerne, je suis sĂ»r que je leur rĂ©sisterai ; pas un mot ne sortira de ma bouche, pas un chiffre de ma plume ; tandis qu'avec Kaniewsky tout est Ă  craindre
 Avec lui, ils peuvent tout avoir s'ils savent s'y prendre !
 Il faut se rappeler que cet homme a vĂ©cu des annĂ©es avec la seule pensĂ©e de la ruine et de la mort du monde !
 Il ne faut pas oublier non plus que Paris lui a Ă©tĂ© aussi cruel que Moscou et PĂ©tersbourg
 et qu'il ne s'est Ă©chappĂ© des cachots de Schlusselbourg que pour retrouver les caveaux de la Conciergerie !
 Enfin, c'est un homme qui brĂ»le-rait sans hĂ©sitation le genre humain pour Ă©viter un bobo Ă  ma fille !

« Malet, ce jour-lĂ , m'apprit encore qu'on avait complĂšte-ment sĂ©parĂ© Fulber de Kaniewsky, lequel avait Ă©tĂ© installĂ© au centre des travaux entrepris immĂ©diatement pour la construc-tion de l'engin. On avait Ă©galement sĂ©parĂ© l'inventeur de sa fille. À part cela, on le traitait bien et on lui permettait de continuer la sĂ©rie de ses Ă©tudes sur les vertus curatives du radium.

« Pendant que Malet me racontait ces choses, je ne pouvais dĂ©tourner mes regards de l'effroyable bĂątiment Ă  la charpente duquel Ă©tait suspendu un peuple d'ouvriers et qui allait bientĂŽt cacher les mystĂ©rieux prĂ©paratifs du plus grand crime du monde. Et je tremblais d'horreur. Car je ne doutais plus !
 Les Fritz Ă©taient gens trop pratiques pour Ă©difier un pareil colosse sur une chimĂšre !
 Malet et moi nous nous serrĂąmes la main fiĂ©vreusement. Notre pensĂ©e Ă©tait la mĂȘme :

« – Mon vieux, lui dis-je, il n'y a pas Ă  chercher ! faut f
 le camp d'ici, et aller les prĂ©venir lĂ -bas !
 Sur les deux il y en a bien un qui arrivera !

« À la minute mĂȘme, notre Ă©vasion fut dĂ©cidĂ©e. Malet ne revit point Fulber ; s'Ă©tait-on aperçu de quelque chose, ou s'Ă©tait-on doutĂ© qu'il avait eu un entretien avec Fulber ? Redou-tait-on qu'il parvĂźnt Ă  communiquer Ă  nouveau avec lui ? Tou-jours est-il que Malet ne rentra plus dans l'usine et fut reversĂ© dans la section de radiologie militaire qui Ă©tait installĂ©e aux en-virons de la ville.

« Cette circonstance nous servit beaucoup. Je n'ai point à raconter ici les détails d'une évasion qui fut minutieusement préparée par nous pendant trois semaines.

« Certaine nuit, nous franchĂźmes, avec assez de bonheur, le double cordon de sentinelles. Mais, dĂšs le lendemain matin, nous fĂ»mes aux prises avec des difficultĂ©s insurmontables. L'alarme avait Ă©tĂ© donnĂ©e trĂšs rapidement et nous Ă©tions tra-quĂ©s partout. On nous rechercha avec un acharnement sans pa-reil. Il nous fut impossible, pendant quinze jours, de quitter l'abri que nous avions gagnĂ© Ă  la nage, sous un vieux pont de Ruhrort, non loin du confluent de la Ruhr et du Rhin. Quand nous reprĂźmes notre route, nous avions Ă©puisĂ© nos provisions depuis six jours et nous Ă©tions mourants de faim. Malet surtout Ă©tait Ă  bout. Il me suppliait de l'abandonner. Je ne pus m'y rĂ©-soudre, malgrĂ© tout ce qu'il put me dire. Enfin, au moment mĂȘme oĂč, par une nuit noire, nous allions franchir la frontiĂšre hollandaise, des coups de feu retentirent derriĂšre nous. Mon compagnon roula Ă  mes pieds tandis que j'Ă©tais moi-mĂȘme bles-sĂ© au bras. « Sauve-toi ! me cria Malet, et souviens-toi ! » Ce furent ses derniĂšres paroles.

« Je me suis sauvĂ©, monsieur, et me suis souvenu autant que possible !
 J'ai souvent pensĂ© aux conversations que j'avais eues avec Malet Ă  propos des rĂ©vĂ©lations de Fulber, et je crois vous avoir rĂ©pĂ©tĂ© d'une façon assez prĂ©cise les paroles qu'il avait entendues dans la bouche de l'inventeur !
 »

Nourry avait terminé sa longue narration. Il avait été écou-té dans le plus religieux et le plus anxieux silence.

Il s'Ă©tait tu qu'on l'Ă©coutait encore.

Soudain, une voix que l'on n'avait pas encore entendue s'Ă©leva dans le coin le plus obscur :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire si les machines à coudre que l'on fabrique à Essen sont à point de chaßnette à un fil ou à double point de chaßnette à deux fils ? »

Nourry, assez étonné de la question, ainsi que tous ceux qui étaient là, du reste, répondit :

« Ils en font de tout genre, monsieur : machines à point de chaßnette à un fil, machines à point de surjet, machines à point de navette à deux fils, machines à double point de chaßnette à deux fils, machines pour chaussures, etc.

– Merci, monsieur, c'est tout ce que je dĂ©sirais savoir


– Vous n'avez pas d'autre question Ă  poser Ă  M. Nourry ? demanda le directeur de la SĂ»retĂ© qui ne pouvait s'empĂȘcher de sourire au reporter malgrĂ© la gravitĂ© des circonstances.

– Aucune ! rĂ©pliqua Rouletabille, le plus sĂ©rieusement du monde
 aucune !
 »

Et comme il s'était légÚrement soulevé, il retomba dans son ombre


Les ministres félicitÚrent Nourry ainsi qu'il convenait, lui recommandÚrent encore la plus complÚte discrétion, puis le laissÚrent partir. Le directeur de la Sûreté l'accompagna.

VII

UNE IDÉE DE ROULETABILLE

AussitĂŽt que la porte fut refermĂ©e, ces messieurs se levĂš-rent et se mirent Ă  parler en mĂȘme temps, Ă  l'exception du PrĂ©-sident, qui paraissait fort soucieux et plongĂ© dans des rĂ©flexions si profondes qu'il ne s'apercevait pas que sa cigarette lui brĂ»lait la moustache.

Mr Cromer n'était pas le moins agité, donnant un démenti à la traditionnelle réputation du flegme britannique ; mais, dans ce fait, il était fort excusable car, ayant déjà fréquenté l'engin, il avait plus de raisons que n'importe qui pour le juger redoutable. Il allongea ses grands bras, les croisa, les décroisa, se prit les mains et se fßt craquer les phalanges, et dit :

« Maintenant vous ĂȘtes dans le convictionne ! quoi allez-vous faire ! Volez-vous essayer le destructionne de Titania en faisant jeter de la bombe par aĂ©roplanes ! »

AussitĂŽt, tous les regards se tournĂšrent vers le Binocle d'Ă©caille
 et le Binocle d'Ă©caille dit :

« Sans doute, on peut toujours essayer cela
 mais outre que le moyen est loin d'ĂȘtre sĂ»r, il n'empĂȘcherait pas les Alle-mands de reconstruire le mĂȘme engin de façon Ă  le mettre, cette fois, Ă  l'abri de toute tentative de ce genre


– Ce serait retarder pour mieux sauter ! » exprima le Bu-reau de tabac, en jetant son cigare, qu'il ne fumait plus depuis longtemps.

– C'est exact ! acquiesça le PrĂ©sident en se dĂ©barrassant, lui aussi, de son bout de cigarette incendiaire
 c'est exact !
 il nous faudrait trouver autre chose ! autre chose d'extraordinaire et sur quoi, nĂ©anmoins, nous puissions absolument compter ! quelque chose qui nous dĂ©barrasse Ă  jamais d'une menace pareille ! car, songez-y, messieurs
 quand ils pourront dĂ©truire Paris, qu'est-ce que les Allemands ne pourront pas nous demander pour ne le pas dĂ©truire ?

– AssurĂ©ment !
 C'est effroyable !
 effroyable !
 »

Le directeur de L'Époque n'avait encore rien dit depuis le dĂ©part de Nourry. Il se contentait de regarder de temps Ă  autre du cĂŽtĂ© de l'ombre oĂč Ă©tait enfoui Rouletabille, et comme le re-porter ne bougeait toujours pas, il finit par lui jeter ces mots, d'une voix impatiente : « Eh bien, vous !
 qu'en dites-vous, Rouletabille ?

– Oui !
 pourrait-on savoir ce qu'en pense monsieur Rou-letabille ? demanda le Binocle d'Ă©caille en se tournant brusque-ment vers le jeune homme
 car enfin, ajouta-t-il, si nous vous avons fait venir, c'est que votre directeur nous a dit que vous connaissiez Essen !


– Oh ! je n'ai fait qu'y passer !
 J'avais risquĂ© ce voyage pour interroger Bertha Krupp, voyage rapide et inutile, car Ber-tha Krupp, sur ordre de l'empereur, refusa de me recevoir !


– Vous n'en ĂȘtes pas moins revenu avec un article qui a fait le tour du monde entier et qui est peut-ĂȘtre le plus amusant de tous ceux que vous avez Ă©crits
 dĂ©clara le directeur de L'Époque.

– Parfaitement ! approuva le Bureau de tabac, je me rap-pelle trĂšs bien. L'article Ă©tait intitulĂ© : « Comment j'ai manquĂ© Bertha Krupp ! »

– Oui, je l'ai manquĂ©e, bien manquĂ©e !
 et je m'en fĂ©licite plus que jamais aujourd'hui ! fit Rouletabille.

– Ah ! ah ! vraiment ! rĂ©pondit le Binocle d'Ă©caille. Vous vous fĂ©licitez aujourd'hui de cela ? Auriez-vous donc une idĂ©e, monsieur Rouletabille ?

– Rouletabille a toujours des idĂ©es ! affirma le directeur de L'Époque


– Oui, rĂ©pondit le reporter, j'ai une idĂ©e
 mais je ne sais si elle vous agrĂ©era
 car j'ai entendu demander tout Ă  l'heure une idĂ©e extraordinaire et la mienne est bien l'idĂ©e la plus ordinaire du monde !

– Voyons donc votre idĂ©e ordinaire, jeune homme
, de-manda le Bureau de tabac.

– Eh bien, j'ai l'idĂ©e d'aller Ă  Essen faire Ă©vader ThĂ©odore Fulber, sa fille et le fiancĂ© de sa fille, car certainement ils ne consentiraient point Ă  s'en aller s'ils ne peuvent se sauver tous trois
 et cela, bien entendu, avant que l'ennemi ne soit en pos-session du secret de la Titania !

– Eh mais ! vous trouvez cela une idĂ©e ordinaire, vous ? fit le Binocle d'Ă©caille, stupĂ©fait.

– C'est une idĂ©e si ordinaire, monsieur, qu'elle peut ne pas rĂ©ussir


– Si elle ne rĂ©ussit pas, que ferez-vous ?


– Eh ! monsieur, la seule chose qui me reste Ă  faire !
 et qui m'est indiquĂ©e d'une façon tout Ă  fait prĂ©cise par le bon bout de la raison
 Si je ne puis sauver les trois ĂȘtres qui possĂš-dent le secret de Titania, il ne me restera plus, pour nous sauver de ce secret, d'une façon absolue, comme le demande M. le PrĂ©-sident, il ne me restera plus qu'Ă  les tuer tous les trois !
 »

Ceci avait Ă©tĂ© dit d'une voix si nette et si tranchante que tous ceux qui Ă©taient lĂ  s'avancĂšrent vers le jeune reporter, d'un mĂȘme mouvement, sous le coup d'une mĂȘme Ă©motion


Cependant, s'ils ne doutÚrent pas une seconde que Roule-tabille ne fût capable d'accomplir ce qu'il disait, l'occasion s'en présentant
 ils ne furent pas longs à penser justement que cette occasion avait bien des chances de ne point s'offrir et qu'il était à peu prÚs impossible de la faire naßtre
 Ne lui fallait-il pas d'abord se rendre à Essen ?


« 
 Et puis
 Je ne vois point comment vous pourriez, Ă  vous tout seul
 exprima le PrĂ©sident.

– Ceci est son affaire !
 Ceci est son affaire ! fit le directeur de L'Époque
 Quand Rouletabille dit quelque chose


– D'abord, je n'ai point dit que je ferais l'affaire à moi tout seul ! interrompit Rouletabille.

– Je vous avertis, dĂ©clara en souriant le Binocle d'Ă©caille, que je n'ai point trop d'hommes et que si vous me demandez une armĂ©e pour prendre Essen !


– Rouletabille n'a pas besoin d'une armĂ©e, dĂ©clara le direc-teur de L'Époque
 Avec deux de ses camarades, il a soutenu un siĂšge de huit jours, dans une vieille tour de l'Istrandja-Dahg, contre trois mille Pomaks qui avaient du canon !

– Messieurs, dit le reporter, si les deux camarades dont vient de parler le patron consentent Ă  m'accompagner et Ă  m'aider, je vous jure qu'il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que mon projet rĂ©ussisse !


– Autrefois, Rouletabille, grogna le directeur, vous seriez parti tout seul, mon garçon ! et vous n'auriez pas accordĂ© une chance sur cent Ă  la non-rĂ©ussite de votre affaire ! Vous auriez dit simplement : « Je pars ! et je rĂ©ussirai ! »

– Oui, mais autrefois, je n'avais pas affaire Ă  des adversaires si redoutables !
 » rĂ©pliqua le reporter.

À ce moment, une porte s'ouvrit brusquement et la figure bouleversĂ©e du directeur de la SĂ»retĂ© apparut : il paraissait en proie Ă  une Ă©motion tout Ă  fait extraordinaire et il fallait qu'elle le fĂ»t, en effet, car M. le directeur Ă©tait renommĂ© pour le sang-froid qui ne l'abandonnait jamais, mĂȘme dans les circonstances les plus difficiles


« Messieurs !
 Messieurs ! balbutia cet homme, d'une voix Ă©pouvantĂ©e, un malheur !
 un incroyable malheur !
 En sor-tant d'ici
 Nourry, Ă  qui je venais de donner rendez-vous pour demain
 Nourry a Ă©tĂ© abordĂ© au coin de la rue des Saussaies par deux ivrognes
 Nourry a appelĂ© au secours ; les agents sont arrivĂ©s trop tard. Nourry Ă©tait dans le ruisseau. Il perdait son sang Ă  flots
 Il avait la carotide tranchĂ©e par un coup de cou-teau !
 »

Une exclamation d'horreur sortit de toutes les bouches.

– « Est-il mort ? haleta le PrĂ©sident.

– Dans nos bras, sans avoir prononcĂ© un mot !

– Et les ivrognes ? interrogea la voix calme de Rouletabille.

– Ils se sont sauvĂ©s !
 mes agents battent toutes les rues avoisinantes
 tout le quartier !
 mais, je vais vous dire, mon-sieur le PrĂ©sident !
 je vais vous dire une chose terrible
 si je ne les retrouvais pas, cela ne m'Ă©tonnerait pas ! Je crois Ă  un coup montĂ© !


– Il ne faut pas y croire, monsieur le directeur, il faut en ĂȘtre sĂ»r !
 dĂ©clara Rouletabille. (Et, se tournant du cĂŽtĂ© de son patron :) Quand je vous disais que nous ne serions pas trop de trois contre ces gens-là
 chez eux !
 »

VIII

TANGO

Le lendemain de cette séance mémorable, vers les 8 heures du soir, on pouvait voir certain poilu de notre connaissance er-rer, la pipe à la bouche, dans toutes les rues adjacentes des grands boulevards, de la rue du Helder à la rue Royale.

Il entrait à peu prÚs dans tous les bars, tout au moins dans ceux qui étaient fréquentés par une clientÚle soi-disant élégante de « rastas » que la guerre n'avait pas chassés de Paris ou tout au moins qui y étaient revenus depuis la Marne.

Si le poilu en question se faisait servir un glass dans cha-cun de ces Ă©tablissements, il devait avoir une santĂ© peu ordi-naire pour continuer son chemin avec une dĂ©marche aussi assu-rĂ©e que celle qui l'amena finalement dans une petite boĂźte de la rue Caumartin, devant un comptoir oĂč il s'accouda avec mĂ©lan-colie.

Pour la dixiĂšme fois depuis deux heures, il demanda un quart Vittel, car Rouletabille (c'Ă©tait lui) Ă©tait d'un naturel so-bre, surtout quand il travaillait. Et nous le surprenons ici en plein travail.

Il s'adressa Ă  une aimable dame un peu empĂątĂ©e, qui avait dĂ» ĂȘtre jolie quelque vingt ans auparavant et qui surveillait mĂ©-ticuleusement la distribution des cocktails et autres drinks Ă  une clientĂšle mixte dont le sexe faible n'Ă©tait point, tout bien considĂ©rĂ©, le plus bel ornement.

Ces dames, comme la patronne, étaient généralement d'ùge, tandis que leurs cavaliers étaient jeunes. Rouletabille s'imaginait bien en reconnaßtre quelques-uns pour les avoir vus, quelques mois avant la guerre, glisser sur les parquets des thés-tangos avec une grùce qui devait leur rapporter dans les 20 francs à la fin de la journée.

« Pardon, madame, pourriez-vous me dire si Vladimir Féo-dorovitch doit venir ici ce soir ?

– Le professeur Vladimir ? rĂ©pliqua la dame empĂątĂ©e en tapotant les frisettes de sa perruque rousse
, mais il y a des chances, monsieur le poilu !
 Tenez ! hier encore Ă  cette heure-ci, il dĂźnait Ă  cette table.

– Pensez-vous qu'il va revenir düner ce soir ?

– Oh ! c'est fort probable ! Ă  moins qu'il n'ait Ă©tĂ© invitĂ© Ă  dĂźner en ville par sa princesse !


– Ah ! oui ! la princesse Botosani !


– Ah ! vous ĂȘtes au courant


– Je sais que c'est un garçon qui a de belles frĂ©quentations, n'est-ce pas, madame ?

– Tu parles !
 Le professeur Vladimir n'est pas le premier venu ! Il ne donne point ses leçons Ă  tout le monde ! Dans « la haute » on en raffole ! Ah ! la guerre lui a fait bien du mal ! Mais ce n'est pas un ballot, et il s'en tire tout de mĂȘme ! Il faut bien !

– Madame, j'ai justement une affaire magnifique Ă  propo-ser Ă  Vladimir FĂ©odorovitch et je vous serais fort reconnaissant si vous pouviez me donner son adresse !

– Son adresse ? Eh ! monsieur ! c'est ici, son adresse, et dans tous les bars chics du quartier ! c'est lĂ  qu'il se fait envoyer sa correspondance
 »

Rouletabille jeta les yeux sur des lettres qu'elle lui mon-trait. Leur timbre indiquait qu'elles étaient là depuis plusieurs jours. Impatienté, il demanda à brûle-pourpoint :

« OĂč danse Vladimir, ce soir ?

– Eh ! mon petit, vous savez bien que les boĂźtes de tango sont fermĂ©es depuis la guerre !

– Je le sais ! mais je n'ignore pas non plus qu'il y en a de clandestines qui se sont ouvertes. Parlez ! vous pouvez avoir confiance, et puis, je vous le dis, c'est dans l'intĂ©rĂȘt de Vladi-mir !
 une affaire Ă©norme ! OĂč danse-t-il ?

– OĂč qu'il danse, on ne vous laissera point entrer avec vo-tre capote de poilu !

– Ne vous occupez pas de ça, dites vite !


– Eh bien, vous trouverez Vladimir, Ă  partir de dix heures, dans un petit hĂŽtel de la rue de Balzac dont je ne me rappelle pas le numĂ©ro mais que vous reconnaĂźtrez facilement Ă  la quan-titĂ© d'automobiles qui y amĂšnent les amateurs. Tenez ! c'est l'ancien hĂŽtel du peintre ChĂ©ron ! y ĂȘtes-vous ?

– J'y suis ! rĂ©pondit Rouletabille en se levant. Au revoir et merci ! »

Une heure plus tard, il se trouvait devant l'hĂŽtel dĂ©signĂ©. Il avait revĂȘtu sa tenue civile la plus Ă©lĂ©gante, mais il n'avait pas lĂąchĂ© sa pipe.

C'Ă©tait par une nuit noire, dans une rue noire.

L'hĂŽtel lui-mĂȘme ne sortait de l'ombre opaque que lorsque les lanternes d'une auto venaient l'Ă©clairer. L'auto stoppait, un couple en descendait, une petite porte sur la gauche de l'hĂŽtel s'ouvrait, le couple disparaissait et l'auto s'Ă©loignait, allait se garer une centaine de mĂštres plus loin.

Les arrivées se faisaient de plus en plus nombreuses.

En glissant le long du trottoir, le reporter entendit une douce musique ; l'Ă©cho langoureux et traĂźnard des tangos d'antan.

« Ils sont vraiment enragés, pensait le reporter, et puis, on ne doit pas seulement danser là-dedans, on doit jouer. »

Rouletabille rĂ©flĂ©chit qu'il Ă©tait impossible que la police ne fĂ»t pas au courant de ces petites rĂ©unions nocturnes, mais qu'elle avait intĂ©rĂȘt Ă  les laisser quelque temps jouir d'un sem-blant de sĂ©curitĂ© pour y pincer certains personnages intĂ©res-sants qui ne pouvaient manquer de frĂ©quenter un milieu aussi interlope.

Il avait pris soin de remarquer la façon qu'avaient les arri-vants de frapper à la petite porte : trois coups, puis un coup, puis deux coups. Personne ne sonnait. Il frappa à son tour.

La porte s'ouvrit. Une vieille femme, la concierge sans doute, lui demanda ce qu'il voulait. Il rĂ©pondit qu'il Ă©tait venu pour voir M. Vladimir FĂ©odorovitch ; il affirma mĂȘme qu'il avait rendez-vous avec lui !


La concierge le fit entrer dans une petite salle trÚs sommai-rement meublée d'une table et de deux chaises.

Rouletabille n'attendit pas longtemps.

Il vit presque aussitÎt arriver Vladimir qui, en l'apercevant, se mit, selon sa coutume d'autrefois , quand il voulait marquer sa joie, à sauter comme une danseuse de théùtre, et à esquisser avec ses longues jambes ce qu'on appelle, en chorégraphie vul-gaire, une « aile de pigeon ».

« Rouletabille !
 Ça c'est chouette !
 Alors, on n'est plus de tranchĂ©es ?


– Et vous ?
 »

Vladimir cessa de danser. Il regarda Rouletabille « de coin » en lui serrant la main. Il ne savait pas exactement si l'au-tre voulait plaisanter. À tout hasard il rĂ©pondit, en souriant de son grand air niais :

« Oh ! moi, je suis un indésirable !

– Vous n'avez pas eu d'ennuis du cĂŽtĂ© de la Russie ? »

Vladimir toussa :

« Vraiment, mon cher, vous m'avez cru russe ?
 Eh bien, moi aussi, je me croyais russe !
 Mais figurez-vous que dĂšs le dĂ©but des hostilitĂ©s, alors que j'Ă©tais prĂȘt Ă  faire mon devoir comme tout le monde, il m'arriva une chose Ă©trange que je vais vous dire.

– Si c'est cette chose qui vous a empĂȘchĂ© d'ĂȘtre soldat, vous avez bien dĂ» souffrir, Vladimir !


– Ne vous moquez point trop de moi, Rouletabille
 j'ai toujours aimĂ© la guerre, moi !
 Et je ne crains pas les aventu-res, vous le savez bien !
 Tout de mĂȘme je serai d'accord avec vous sur la question militaire et je ne ferai point de difficultĂ© pour vous avouer qu'il ne me plaisait qu'Ă  moitiĂ© de faire la guerre en soldat, moi qui, jusqu'alors, ne l'avais faite qu'en re-porter, ce qui demande moins de discipline !


– Il est vrai, Vladimir, que vous n'avez jamais Ă©tĂ© bien dis-cipliné 

– N'est-ce pas ?
 Je ne vous le fais pas dire !
 Or, quand on est soldat et que l'on n'est pas trĂšs disciplinĂ©, le mĂ©tier, Ă  ce que je me suis laissĂ© raconter, ne va pas sans certain inconvĂ©-nient redoutable


– Bah ! on n'est jamais fusillĂ© qu'une fois ! Ă©mit vaguement Rouletabille qui s'amusait de l'embarras grandissant de Vladi-mir et de l'enchevĂȘtrement de ses explications.

– Vous ĂȘtes bon !
 Je ne tiens pas du tout Ă  ĂȘtre fusillĂ©, moi !
 Aussi, je ne vous cacherai point que lorsque je m'aperçus soudain, en examinant de plus prĂšs mes papiers d'identitĂ© et en Ă©tudiant sĂ©rieusement mon statut personnel


– Votre statut personnel !
 Bigre !
 vous voilĂ  calĂ© en droit international, Vladimir !


– Mon Dieu ! il m'a bien fallu l'Ă©tudier avec quelques juris-consultes complaisants, et c'est alors que j'appris qu'Ă  cause d'une certaine naturalisation incomplĂšte de l'un de mes ascen-dants, je n'avais jamais Ă©tĂ© russe !


– En vĂ©ritĂ© ?
 Et qu'ĂȘtes-vous donc, Vladimir ?

– Je suis roumain, tout simplement !


– Tout simplement ! reprit Rouletabille qui ne pouvait s'empĂȘcher de sourire
 Prenez garde ! Examinez bien vos pa-piers, Vladimir !
 Il y a des bruits qui courent sur l'entrĂ©e en guerre de la Roumanie
 »

Mais Vladimir secoua la tĂȘte :

« Non ! non ! J'ai des renseignements là-dessus ! La Rou-manie restera neutre ! C'est moi qui vous le dis !

– Et qui vous l'a dit, à vous ?


– Une certaine princesse valaque qui est au mieux avec En-ver Pacha !

– Vraiment ? vous frĂ©quentez donc toujours les princesses, Vladimir ? Et, Ă  ce propos, pourrais-je vous demander des nou-velles de la vĂŽtre ? Comment va Mme Vladimir ?

– Elle est morte !


– Comme vous l'aviez prĂ©vu, Ă  ce que je me rappelle, et aussi comme son Ăąge avancĂ© et son goĂ»t pour les liqueurs fortes pouvaient le faire craindre, si j'ai bonne mĂ©moire !


– Ce que je n'avais prĂ©vu, mon cher, c'est que cette femme que je croyais riche comme la reine de Saba mourrait sans me laisser un sou, la gueuse !


– Bah ! Vous ĂȘtes encore jeune !
 Épousez la princesse Bo-tosani


– Ah ! on vous a dit !
 fit Vladimir en se rengorgeant. À propos, je ne vous ai pas demandĂ© des nouvelles de Mme Rouletabille ?
 Toujours auprĂšs de Radko-Dimitrief ? »

Rouletabille ne rĂ©pondit pas. Le monde entier savait que l'illustre Bulgare Ivana Vilitchkof, mariĂ©e aprĂšs des aventures retentissantes au cĂ©lĂšbre reporter de L'Époque , avait abandon-nĂ© la cause du roi fĂ©lon, bien avant la trahison de Ferdinand, et avait suivi en Russie le gĂ©nĂ©ral patriote qui avait mis son Ă©pĂ©e au service du tsar, dans cette guerre de vie ou de mort pour les races slaves. Dans cette tempĂȘte, l'amour de Rouletabille pour sa jeune femme n'avait donc eu Ă  souffrir que de la fatalitĂ© qui sĂ©parait un mĂ©nage tendrement uni.

« Descendons ! fit Rouletabille, on n'a pas l'air de s'embĂȘ-ter ici
 »

Ils descendirent.

Dans une vaste piÚce qui donnait sur les derriÚres de l'hÎtel et qui avait été l'atelier du peintre, on avait disposé une quantité de petites tables sur lesquelles était servi le champagne de ri-gueur (30 francs la bouteille).

Cependant, l'assemblée était joyeuse, sans scandale. Il était convenu qu'on dansait entre gens du monde. Le tango, au surplus, rend grave ; et les plus gaies des jolies soupeuses, dÚs qu'elles se mettaient à la danse, reprenaient cet air inspiré, mais plein d'application, qui caractérise les adeptes de la nouvelle chorégraphie.

Ce dessous tout à fait exceptionnel de Paris pendant la guerre fut loin de séduire, comme on pense bien, notre Rouleta-bille qui cependant n'était point prude.

Les deux jeunes gens s'étaient assis à une table, prÚs de l'orchestre qui était composé d'un pianiste et de trois violoneux. Ceux-ci n'avaient point d'habits rouges, et ne se disaient pas hongrois.

Il fallut boire du champagne, ce qui n'indisposait point Vladimir. On parla d'abord de choses et d'autres.

« Il y a longtemps que vous avez vu La Candeur ? deman-da le Slave ?

– Je n'ai pas eu l'occasion de le voir depuis la guerre, rĂ©-pondit Rouletabille.

– Et il ne vous a pas Ă©crit ?


– Ma foi, je n'ai rien reçu !


– Je vais vous dire la raison de son silence vis-Ă -vis de vous, Rouletabille !
 La Candeur est honteux, tout simple-ment !
 La Candeur s'est fait donner une place de tout repos dans les services automobiles de l'arriĂšre !
 La Candeur n'est ni plus ni moins qu'un embusquĂ© !


– Ça c'est dĂ©goĂ»tant ! exprima Rouletabille, sans sourciller


– Absolument dĂ©goĂ»tant, renchĂ©rit Vladimir avec une in-conscience magnifique de son cas personnel. Je n'ai pas encore eu l'occasion de lui dire ce que je pensais
 mais si je le ren-contre


– Vous aurez bien raison ! dit Rouletabille. Et il ne l'aura pas volĂ© !
 »

Puis ils se turent, regardant vaguement les danses. Roule-tabille était étonné que le Slave ne dansùt pas, et il le lui dit.

« Mon cher, lui souffla Vladimir Ă  l'oreille, j'ai promis Ă  ma princesse de ne plus danser qu'avec elle !
 Et elle n'est pas en-core arrivĂ©e !


Toutes ces dames me boudent ! Mais je puis bien faire un sacrifice pour cette charmante femme qui quitte, du reste, Paris, dans huit jours !


– Ah ! oui ! OĂč va-t-elle ?

– En Roumanie ! Mais, entre nous, elle se rend en Turquie.

– Et elle consent Ă  se sĂ©parer de vous ?

– Oh ! elle reviendra le plus tĂŽt possible
 Et il faut que vous sachiez que l'issue de la guerre est beaucoup plus proche qu'on ne le croit gĂ©nĂ©ralement


– C'est elle qui vous l'a dit ?

– Elle-mĂȘme
 Et toujours, entre nous, je vais vous dire (ici, Vladimir se pencha Ă  l'oreille de Rouletabille), je vais vous dire ce que lui a confiĂ© Enver Pacha
 Enver Pacha lui a affirmĂ© que les Allemands avaient trouvĂ© une invention si extraordi-naire que, d'ici quelques mois, rien, vous entendez, rien, abso-lument, ne pourrait leur rĂ©sister !


– Ah ! bah ! Et c'est sĂ©rieux cette invention-lĂ  ?


– Elle m'en a parlĂ© trĂšs sĂ©rieusement, mon cher !
 »

AprĂšs quoi, il y eut entre eux un assez long silence.

« À quoi pensez-vous ? finit par demander Vladimir.

– Je pense Ă  vous, Vladimir, et Ă  l'erreur oĂč vous ĂȘtes rela-tivement aux desseins de la Roumanie
 Elle va entrer en guerre avant peu : cela, je puis vous l'affirmer et, du moment oĂč je vous le dis, vous savez que l'on peut me croire !


– Diable ! diable ! fit Vladimir, subitement Ă©mu. C'est sĂ©-rieux, cela ?


– L'affaire est trop grave en ce qui vous concerne, rĂ©pondit Rouletabille, pour que je veuille en rire
 Songez donc que si vous ne rentrez pas alors en Roumanie, vous serez considĂ©rĂ© en France comme dĂ©serteur, et traitĂ© comme tel. N'est-ce pas af-freux ?

– C'est-Ă -dire que vous m'Ă©pouvantez !
 Je ne vois pas pourquoi, n'ayant pas pris les armes pour la France ni pour la Russie, je me ferais tuer pour la Roumanie, moi !


– Le raisonnement me paraĂźt assez juste, obtempĂ©ra Rouletabille. Tenez, je suis sĂ»r, Vladimir
 je suis sĂ»r qu'en rentrant chez vous, si vous examiniez vos papiers d'origine


– Certes ! C'est ce que je vais faire dĂšs demain !
 Et j'irai retrouver mon jurisconsulte !
 On ne peut pas se douter de ce que mon statut personnel est compliquĂ© !


– Je suis sĂ»r, continua Rouletabille, que vous dĂ©couvrirez peut-ĂȘtre que vous ĂȘtes turc ! tout simplement
 d'autant plus que vous parlez le turc comme votre langue maternelle


– Pourquoi turc ?
 La Turquie est en guerre !
 Ce seraient encore bien des ennuis de ce cĂŽtĂ©-lĂ  !


– On n'a point d'ennuis de ce cĂŽtĂ©-lĂ , quand on a de l'argent, rĂ©pliqua Rouletabille, car vous savez bien qu'avec de l'argent, on n'est point soldat en Turquie


– Oui, fit Vladimir, mais moi, je n'ai pas d'argent !

– Si ce n'est que cela, je vous en prĂȘterai ! reprit le reporter.

– Vous m'aimez donc un peu, Rouletabille ? demanda avec hĂ©sitation le Slave
 et
 et
 vous ĂȘtes donc riche ?

– J'ai, en vĂ©ritĂ©, beaucoup d'affection pour vous, Vladimir, et je vous le prouve en continuant de vous frĂ©quenter en dĂ©pit de vos dĂ©fauts, qui sont Ă©normes !
 En ce qui concerne la ques-tion argent, je puis vous dire que je suis plus qu'Ă  mon aise, et que vous aurez tout l'argent qu'il vous faudra !


– Pour quoi faire ? demanda Vladimir de plus en plus Ă©tonnĂ©.

– Mais pour passer en Turquie !
 Ne m'avez-vous pas dit que vous alliez vous faire turc et passer en Turquie avec votre princesse Botosani qui connaüt si intimement Enver Pacha ?

– Ah ! vraiment, je vous ai dit cela !
 »

Le Slave fixait le reporter de ses yeux brillants d'intelli-gence. Tout Ă  coup, il se leva, lui mit la main sur l'Ă©paule et lui dit :

« Allons fumer une cigarette dans le jardin ! »

Il y avait, derriÚre le petit hÎtel, un grand jardin qui, sous la clarté de la lune qui venait de se lever, se montrait absolument désert. Les deux jeunes gens s'enfoncÚrent sous la charmille.

« Turc et l'ami d'Enver Pacha ! surenchĂ©rit Rouletabille. Mais mon cher, c'est la fortune !
 Enver est un galant homme qui ne sait rien refuser aux femmes, et puisque la princesse Bo-tosani est si intelligente et si
 intrigante, vous ne saurez tarder d'ĂȘtre chargĂ© de quelque mission de confiance dont on revient Ă  chaque coup, dans ces pays-lĂ , cousu d'or !


– Je voudrais ĂȘtre cousu d'or ! soupira Vladimir. Dites-moi ce qu'il faut faire, Rouletabille, pour ĂȘtre cousu d'or !


– Mais peu de chose, mon ami, je vous assure ! Par exem-ple : se promener dans des trains de luxe Ă  travers le monde, se laisser choyer, dorloter, fĂȘter !
 Car, en vĂ©ritĂ©, y a-t-il une exis-tence plus agrĂ©able que celle d'un monsieur qui arrive en pays Ă©tranger, chargĂ© par son gouvernement de surveiller une com-mande de munitions et ayant le pouvoir d'en augmenter l'importance ! On fait tout pour qu'il soit content, cet homme-lĂ  ! On se met en quatre pour qu'il n'ait aucun dĂ©sir Ă  formu-ler !
 Et comme on tient absolument Ă  ce qu'il garde un excel-lent souvenir de son voyage, on ne le laisse pas partir sans lui avoir donnĂ© ce qui est nĂ©cessaire pour se faire faire toute une garde-robe en or, si, comme vous, il a rĂȘvĂ© de revenir un jour dans sa chĂšre patrie tout cousu de ce prĂ©cieux mĂ©tal !


– Taisez-vous si vous ne parlez pas sĂ©rieusement, Rouleta-bille
 Car vous m'ouvrez des horizons !
 des horizons !
 Je me vois dĂ©jĂ  chez Krupp ! comme reprĂ©sentant de la jeune Tur-quie !
 Avec la princesse Botosani, Rouletabille, tout est possi-ble !


– Et avec vous, Vladimir, tout est-il possible ? »

Le Slave fut un instant sans rĂ©pondre, puis, brusquement, il jeta : « Non ! pas ça !
 Non ! ça, je ne le pourrais pas !
 Servir les Turcs c'est servir les « autres », Rouletabille !
 Et ça, je ne le ferai jamais !
 Ça n'est peut-ĂȘtre pas bien Ă©patant ce que je vais vous dire : figurez-vous tout de mĂȘme qu'aux premiers jours de septembre 1914, quand les premiĂšres patrouilles de uhlans n'Ă©taient plus trĂšs loin de la tour Eiffel
 Eh bien ! figurez-vous que j'ai pleurĂ© ! Oui ! j'ai pleurĂ© Ă  l'idĂ©e que les Fritz allaient abĂźmer Paris !
 J'aime votre Paris Ă  un point que vous ne pouvez pas imaginer, vous, qui me connaissez sous un aspect plutĂŽt « je-m'en-fichiste », et que seuls peuvent comprendre certains Ă©trangers qui y sont venus une fois et qui sont repartis bien loin et qui y pensent toujours !
 J'aime Paris pour tout le plaisir de le voir qu'il m'a donnĂ© !
 J'aime Paris parce que c'est ce qu'il y a de plus chic au monde !
 Et je ne ferai jamais rien contre Paris ! VoilĂ  ! »

Vladimir se tut. Rouletabille lui serra la main dans l'om-bre :

« C'est bien, ça !
 Mais est-ce que vous feriez quelque chose
 pour Paris ?

– Certes !
 Et avec quelle joie, quel enthousiasme !
 Et surtout
 surtout, Rouletabille
 si je devais travailler avec vous !
 »

Le reporter entraßna Vladimir plus profondément sous la charmille


Vingt minutes plus tard, quand ils revinrent sur le seuil de la lumiĂšre, dĂ©versĂ©e par les salons oĂč l'on dansait, la figure de Vladimir Ă©tait particuliĂšrement grave. Les deux jeunes gens Ă©changĂšrent une solide poignĂ©e de main puis, tout Ă  coup, Vla-dimir dit : « Elle est lĂ  ! » et il entra vivement dans le salon.

Rouletabille rentra, lui aussi, dans la salle de danse, pour voir le Slave esquisser les premiers pas d'un two-step en com-pagnie d'une jeune femme d'une beauté un peu étrange et trÚs fardée. Le couple avait un succÚs de curiosité marqué. Rouleta-bille demanda à une voisine :

« C'est la princesse Botosani, n'est-ce pas ?

– Oui, elle est folle de Vladimir FĂ©odorovitch ! Ces grandes dames, vraiment, ne se gĂȘnent pas
 »

Le reporter resta quelques instants à considérer la princesse avec une grande attention, puis il paya l'addition et sortit de l'hÎtel.

Il rentra Ă  pied chez lui, dans un petit appartement qui donnait sur les jardins du Luxembourg.

Il travailla toute la nuit, se coucha Ă  5 heures, fut rĂ©veillĂ© Ă  9 par Vladimir. Les deux jeunes gens restĂšrent enfermĂ©s jusqu'Ă  midi. À midi, ils se sĂ©parĂšrent.

Rouletabille descendit de chez lui, dans son uniforme de poilu, sauta dans une auto et se fit conduire à un restaurant de quartier de l'avenue de Clichy renommé pour ses tripes à la mode de Caen.

IX

EMBUSQUAGE

Devant la porte, une superbe limousine d'Ă©tat-major sta-tionnait. Rouletabille jeta un coup d'Ɠil sur cette auto magnifi-que, constata que le chauffeur n'Ă©tait ni sur son siĂšge, ni sur le trottoir, pĂ©nĂ©tra dans l'Ă©tablissement, passa devant les fameuses chaudiĂšres fumantes, gravit un escalier, entra dans une grande salle et aperçut tout de suite, Ă  une petite table placĂ©e contre une fenĂȘtre donnant sur l'avenue de Clichy, un militaire de taille et de corpulence imposantes, habillĂ© d'un bleu horizon immacu-lĂ©, et dont la manche s'adornait d'un brassard avec un bel A ma-juscule.

Cet Ă©norme guerrier Ă©tait tellement occupĂ© Ă  faire passer dans son assiette le contenu des plats qui avaient Ă©tĂ© placĂ©s prĂšs de lui sur un rĂ©chaud qu'il ne leva mĂȘme pas la tĂȘte lorsque le nouveau venu vint s'emparer de la chaise vacante Ă  sa table.

Ce ne fut que lorsque ce convive inattendu se fut carrément assis en face de son assiette qu'il daigna se préoccuper de cette présence insolite.

« Rouletabille ! » s'Ă©cria-t-il
 et, aussitĂŽt, se levant si brusquement qu'il faillit tout renverser, il saisit le reporter dans ses bras et le serra sur sa puissante poitrine.

« Prends garde, La Candeur ! dit Rouletabille, tu m'Ă©touf-fes !


– Ah ! laisse-moi t'embrasser ! Il y a si longtemps
 Laisse-moi te regarder !
 Mon Dieu ! tu as bonne mine !
 moi qui craignais que la tranchĂ©e
 mais asseyons-nous
 ne laissons pas refroidir les tripes !
 Tu vas dĂ©jeuner avec moi ! Mais par quel miracle es-tu lĂ  ? »

Rouletabille, libéré de l'étreinte du bon géant, déclara qu'il avait une faim de loup et que l'on bavarderait au dessert


« Mange, mon vieux, mange !
 Tu sais ! moi ! j'en suis Ă  ma troisiĂšme portion et Ă  ma troisiĂšme bouteille de cidre bou-chĂ© !
 Ah ! mon bon Rouletabille ! tu ne sais pas combien le mĂ©tier que je fais donne de l'appĂ©tit !


– Oui, oui ! je sais que l'on est trĂšs occupĂ© dans les auto-mobiles d'Ă©tat-major !


– Oh ! tu n'en as pas idĂ©e !
 On est en course tout le temps, mon vieux !
 Et il faut ĂȘtre trĂšs dĂ©brouillard, tu sais ! et Ă  la coule pour tout !
 car, dans ce mĂ©tier-lĂ , on vous fait tout faire, mĂȘme des achats pour la colonelle dans les grands maga-sins
 Je te dis que tu n'as pas idĂ©e !
 »

Et le géant soupira, faisant disparaßtre le reste de sa por-tion
 et en commanda deux autres !


« Au fond, je vois que tu es trĂšs malheureux, mon pauvre La Candeur !
 Et, en vĂ©ritĂ©, je te plains !
 Mais tout ceci n'est-il pas un peu de ta faute !
 Pourquoi n'es-tu pas venu avec nous dans la tranchĂ©e ?
 On a des loisirs dans la tranchĂ©e !
 Sans compter qu'on n'est pas mal nourri du tout !
 Et on a le temps de jouer aux cartes : ta passion !


– Oui, je me suis laissĂ© dire qu'on y jouait pas mal Ă  la ma-nille !
 À propos de cartes, fit tout de suite La Candeur, qui Ă©tait visiblement gĂȘnĂ© par le tour que Rouletabille faisait pren-dre Ă  la conversation, est-ce que tu as des nouvelles de cet ani-mal de Vladimir ?


– Aucune !
 Il y a des siĂšcles que je ne l'ai vu !
 Je n'ai pas eu plus de nouvelles de lui que je n'en ai eu de toi ! Et vous prĂ©-tendiez que vous m'aimiez !
 »

La Candeur devint cramoisi. Il leva, au-dessus de la table, un poing Ă©norme :

« Moi ! je ne t'aime pas !
 »

Rouletabille arrĂȘta le poing qui allait tout briser.

« Calme-toi, La Candeur, et rĂ©ponds-moi !


– Je vais te rĂ©pondre tout de suite, fit La Candeur qui bal-butiait et qui paraissait prĂȘt Ă  suffoquer
 Quand la guerre a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©e, les choses ont Ă©tĂ© si prĂ©cipitĂ©es que nous n'avons pas eu le temps seulement de nous voir
 nous avons Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s tout de suite
 moi, j'Ă©tais dans les services du train
 je te jure, Rouletabille, que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour te rejoindre !
 Enfin, je me suis renseigné  C'est quand j'ai Ă©tĂ© bien persuadĂ© qu'il m'Ă©tait impossible, par n'importe quel moyen, d'aller com-battre Ă  tes cĂŽtĂ©s que, ayant eu quelques difficultĂ©s avec mes chefs Ă  cause de deux chevaux qui avaient Ă©tĂ© tuĂ©s sous moi
 !

– Comment ! s'exclama Rouletabille, tu as eu deux chevaux tuĂ©s sous toi
 Et tu n'as pas la croix de guerre ?


– Mon Dieu ! c'Ă©taient deux petits chevaux qui n'avaient pas de rĂ©sistance
 tu comprends ? Je n'ai eu qu'Ă  m'asseoir dessus et il n'y avait plus personne !


– Oui, oui, ils sont morts aplatis


– Quelque chose comme ça. Enfin, il n'y avait pas de quoi me donner la croix de guerre
 C'est alors que j'ai eu l'idĂ©e que, puisque je ne pouvais monter un cheval sans qu'il lui arrivĂąt malheur, il serait prĂ©fĂ©rable pour tout le monde que je montasse en automobile !
 J'avais quelques relations
 j'en ai usé  et voilĂ  toute l'histoire !
 Maintenant, je te dirai entre nous, car je ne suis pas un foudre de guerre, loin de lĂ  !
 et tu le sais bien !
 Et je ne crĂąnerai pas avec toi !
 je te dirai donc que je ne suis pas autrement fĂąchĂ© que les choses se soient arrangĂ©es de la sorte
 du moment que je ne pouvais pas partir avec toi !
 »

Rouletabille regarda bien en face La Candeur dont le trou-ble ne fit que grandir
 Et, tout Ă  coup, le premier reporter de L'Époque se dĂ©cida Ă  parler :

« La Candeur, je suis venu pour te dire : toutes les diffi-cultĂ©s sont levĂ©es, tu peux venir maintenant avec moi !
 »

Le géant reçut le coup bravement. Il ne s'évanouit point, car enfin, il aimait tellement Rouletabille qu'il aurait pu se trou-ver mal de joie. Cependant, il fut quelque temps sans pouvoir parler. Et il se reprit tout à coup à rougir et à pùlir, signe mani-feste d'une émotion souveraine ! Enfin, il put prononcer :

« Tu ne blagues pas ?


– Ai-je l'air de blaguer ?
 »

De fait, Rouletabille n'avait jamais paru aussi sérieux. Il re-gardait maintenant La Candeur le plus gravement du monde


« Il ne faut point, dit Rouletabille, que cela t'empĂȘche de manger !


– Non ! merci ! c'est fini !
 tu m'as
 tu m'as
 coupĂ© l'appĂ©tit
 je m'attendais si peu !
 je suis si surpris
 si
 content !


– Tu es sĂ»r que tu es content ?


– J'en mettrais ma main au feu !
 Évidemment, je suis tout bouleversé  mais ce doit ĂȘtre de contentement
 Je t'aime tant, Rouletabille !
 »

Celui-ci ne sourit point. Il se rendait parfaitement compte de ce qui se passait dans l'esprit du bon gĂ©ant. Il ne doutait point de l'immense amitiĂ© que le bon gĂ©ant avait pour lui, mais il savait aussi que son incroyable timiditĂ© avait fait de La Candeur un ĂȘtre peu
 combatif, malgrĂ© son aspect redoutable
 Certes ! La Candeur, dans les moments critiques, Ă©tait brave, et il l'avait prouvĂ© bien souvent
 Mais, hors de ces moments critiques, La Candeur ne croyait pas Ă  sa propre bravoure !
 Aussi, le combat qui se livrait dans le cƓur de son vaste ami et dont Rouletabille dĂ©mĂȘlait fort bien les pĂ©ripĂ©ties intimes, l'attendrissait rĂ©ellement. Il savait que l'amitiĂ© sortirait victorieuse de la lutte
 et la victoire Ă©tait dĂ©jĂ  acquise
 Rouletabille n'en pouvait qu'apprĂ©cier davantage le dĂ©vouement de La Candeur


La fin du repas fut calme, d'autant plus calme que La Can-deur ne mangeait plus, ne buvait plus !
 De temps en temps, sur un ton grave, il demandait des détails sur l'existence qui est faite aux poilus dans la tranchée, sur les dangers qu'ils courent, sur l'intensité du marmitage, et aussi sur la science des cuistots.

Rouletabille lui répondait posément, inlassablement.

Cependant, quand le moment fut venu de se lever de table, il dit Ă  son ami :

« Ça t'intĂ©resse donc bien la vie que l'on mĂšne dans les tranchĂ©es, La Candeur ?

– Comment ! si ça m'intĂ©resse ?
 Mais n'est-il pas entendu que je vais dĂ©sormais mener cette vie-lĂ  avec toi ?

– Avec moi ?
 Mais je ne retourne pas dans la tranchĂ©e, moi !

– Et oĂč allons-nous donc ?

– Mon cher La Candeur, nous allons entrer tous deux dans une fabrique de machines à coudre !


– Une fabrique de machines Ă  coudre !
 »

Ils étaient arrivés sur le trottoir, devant la magnifique auto d'état-major. La Candeur, planté devant Rouletabille, restait là, la bouche ouverte, marquant le plus complet ahurissement


« Eh bien ! quoi, La Candeur ? ça ne te va pas d'entrer dans une fabrique de machines à coudre ?

– Si, si
 ! diable !
 mais je me demande bien pourquoi, par exemple ?
 »

Rouletabille se pencha à l'oreille du géant


« Il paraĂźt que l'État a un trĂšs grand besoin, en ce moment, de machines Ă  coudre !

– Vraiment ?


– C'est comme je te le dis !

– Mais je n'en ai jamais fabriquĂ©, moi, des machines Ă  cou-dre !

– Eh bien, tu apprendras !
 »

La Candeur fit entendre un rire Ă©norme et administra une tape si solide sur l'Ă©paule de Rouletabille que celui-ci dut se re-tenir Ă  l'auto pour ne pas basculer dans le ruisseau.

« Machines Ă  coudre ! Machines Ă  coudre !
 Nous voilĂ  dans les machines Ă  coudre !
 Ah ! mon vieux ! quelle nou-velle !
 Tiens ! il n'y aura encore qu'une bonne promenade au bois pour me remettre de tant d'Ă©motion ! Allons faire notre persil, Rouletabille !
 »

Et il fit monter le reporter Ă  cĂŽtĂ© de lui. AussitĂŽt, il dĂ©mar-rait Ă  toute allure, rĂ©pĂ©tant comme une litanie joyeuse : « Ma-chines Ă  coudre ! Machines Ă  coudre !
 » Au coin de l'avenue du Bois, ils faillirent accrocher une trĂšs belle voiture dont le chauf-feur fut copieusement
 interpellĂ© par La Candeur


Tout Ă  coup, celui-ci s'Ă©cria :

« Rouletabille, regarde dans la voiture !
 »

Rouletabille avait déjà vu et reconnu la princesse Botosani et, à cÎté d'elle, se prélassant sur les coussins, le beau Vladi-mir


La Candeur se souleva sur son siĂšge et jeta Ă  son ancien compagnon d'aventures :

« Eh va donc ! embusqué ! »

X

ESSEN

Essen ! Essen ! Rouletabille aperçut enfin Essen !

Depuis plus d'une heure déjà, le train qui l'amenait traver-sait un pays qu'il connaissait bien, mais qu'il ne reconnaissait plus !
 Il se rappelait ses étonnements d'autrefois devant la prodigieuse activité de cet enfer humain. Qu'eût-il pu dire, au-jourd'hui ?


LĂ  oĂč il avait vu une ville, il trouvait un monde ! Le feldwe-bel, derriĂšre lui, qui veillait sur lui et qui lui avait permis de mettre le nez Ă  la portiĂšre, lui donnait des dĂ©tails


Avant la guerre, Essen avait moins de 300 000 habitants
 Elle en comptait aujourd'hui plus de 1 million ; et 120 000 de ses concitoyens travaillaient dans les usines nuit et jour
 Cel-les-ci occupaient maintenant un minimum de 300 000 ouvriers, dont 60 000 femmes, répartis en équipes de nuit et équipes de jour !

Le feldwebel contait tout cela tout haut avec orgueil et cer-tainement par ordre, pour « aplatir » sans doute le moral des prisonniers dont il avait la garde
 mais le moral de Rouletabille est solide.

Le reporter n'a pas perdu de temps depuis le jour oĂč, Ă  Pa-ris, on lui a dit : Allez !


Il a surmonté des difficultés de tout ordre. D'abord, l'assassinat de Nourry avait été un véritable désastre pour Rou-letabille.

Nourry aurait pu lui fournir cent dĂ©tails prĂ©cieux, le ren-seigner sur la vie des prisonniers Ă  Essen et sur les conditions de leurs travaux dans les usines. Rouletabille aurait puisĂ© dans ses souvenirs tout neufs toute chose utile Ă  son entreprise ; il aurait peut-ĂȘtre trouvĂ© lĂ  le point de dĂ©part de l'une de ces ima-ginations avec lesquelles le reporter avait coutume d'aborder des obstacles matĂ©riels infranchissables pour tant d'autres.

Nourry n'étant plus là pour le documenter, Rouletabille avait dû s'instruire chez certains personnages, ingénieurs ou autres, qui, eux, n'avaient fait que passer chez Krupp avant la guerre, et à qui l'on n'avait fait voir que ce que l'on avait voulu.

Quelques conversations, qu'il eut fort mystĂ©rieusement avec Mme Fulber, ne lui apprirent rien de nouveau relativement Ă  l'invention mĂȘme de la Titania, mais il sut (ce qui lui impor-tait particuliĂšrement), que Mlle Fulber (Nicole) travaillait cou-ramment avec son pĂšre et qu'elle n'ignorait rien de tout le se-cret de l'inventeur.

Enfin, avant d'entrer avec La Candeur dans une fabrique de machines à coudre, Rouletabille s'était fait une autre figure, un autre personnage. Maintenant, il laissait pousser toute sa barbe et portait lunettes. Cette sommaire transformation de sa phy-sionomie le rendait tout à fait méconnaissable, en faisait un au-tre homme.

Cet homme s'appelait Michel Talmar et était en possession de papiers d'identité attestant qu'il avait été cinq ans chef d'atelier dans l'une des premiÚres maisons de machines à cou-dre française, chez Blin et Cie.

Rouletabille travailla trois semaines nuit et jour dans cette maison. Nous verrons bientÎt pourquoi il l'avait choisie et, en vérité, il n'y perdit point son temps.

Naturellement, La Candeur l'avait suivi chez Blin. Le bon géant avait été attaché à la fabrication de piÚces spéciales, assez délicates, dont il avait commencé par briser comme fétus un certain nombre, avant de parvenir à mener à bien son travail.

Il ne comprenait, du reste, rien à son changement subit de situation, mais il était avec Rouletabille et cette considération primait tout !


On imagine facilement quels furent sa stupéfaction, son ahurissement et son désespoir lorsque, le moment venu, Roule-tabille lui expliqua qu'on ne l'avait introduit dans une fabrique de machines à coudre que pour l'envoyer à Essen et quand il sut quel chemin il devait prendre pour se rendre plus sûrement chez Krupp : d'abord le chemin de la tranchée


Ensuite
 Ah ! ensuite ! Eh bien, ensuite, dans un petit combat d'avant-garde, arrangĂ© tout exprĂšs pour lui, il devait ĂȘtre assez adroit pour se faire faire prisonnier
 DĂ©fense d'ĂȘtre tuĂ© ou blessĂ© !


« Si tu suis bien le programme, lui avait dit Rouletabille pour le consoler, notre sĂ©paration sur laquelle tu te lamentes ne sera que de courte durĂ©e. N'oublie pas de dire au premier feld-webel auquel tu auras affaire que tu as travaillĂ© toute ta vie dans les machines Ă  coudre. Il paraĂźt que c'est le plus sĂ»r moyen d'ĂȘtre envoyĂ© Ă  Essen oĂč nous nous retrouverons !

– Pourquoi ne pas nous y faire envoyer ensemble ? Pour-quoi nous sĂ©parer ? avait encore gĂ©mi ce gros entĂȘtĂ© de La Can-deur !

– Pour n'Ă©veiller aucun soupçon ! Moi, je me ferai prendre sur un autre point du front. Ne t'occupe pas de moi !

– Et qu'est-ce que nous allons faire à Essen ? pourrais-tu me le dire ?


– Mais je te l'ai dĂ©jĂ  dit, mon bon La Candeur ; nous allons fabriquer des machines Ă  coudre !


– Oui ! Oui ! compris ! encore quelque coup de ta façon ! »

L'affaire, bien montĂ©e et dirigĂ©e par Rouletabille, avait parfaitement rĂ©ussi. La Candeur avait Ă©tĂ© fait prisonnier sans qu'apparemment il en eĂ»t rĂ©sultĂ© pour lui trop de dommage. Il n'en avait pas Ă©tĂ© de mĂȘme pour Rouletabille.

Le reporter s'Ă©tait fait prendre devant Verdun dans un boyau qu'il avait choisi lui-mĂȘme comme le plus propre Ă  servir son entreprise ; cette tranchĂ©e Ă©tait dĂ©nommĂ©e boyau interna-tional, car il appartenait en partie aux deux camps.

Vers le milieu, on avait jeté quelques sacs de terre derriÚre lesquels, à quelques pas l'une de l'autre, veillaient les sentinel-les. La sentinelle française et l'allemande causaient quelquefois entre elles. Rouletabille parlait maintenant couramment l'allemand, qu'il avait appris depuis son mariage, Ivana étant à peu prÚs polyglotte.

Le reporter avait fait entendre Ă  son vis-Ă -vis qu'il y avait, pour eux deux, une façon assez simple et trĂšs intĂ©ressante de mettre fin aux dangers de la guerre ; ils n'avaient qu'Ă  se consti-tuer prisonniers, lui, des Fritz, l'autre, des Français. Franchis-sant les sacs, ils se croiseraient en route, et s'avanceraient en criant : « Kamerad !
 »

La sentinelle adverse avait acquiescé d'enthousiasme. Et Rouletabille avait commencé d'exécuter le programme accepté par les deux parties. Mais il n'avait pas plus tÎt dépassé la senti-nelle que celle-ci, revenant sur ses pas, lui lançait une grenade.

Le reporter fut renversĂ© et blessĂ© Ă  l'Ă©paule. Fait prison-nier, il avait Ă©tĂ© Ă©vacuĂ© sur le camp de Rastadt oĂč il Ă©tait restĂ© quinze jours.

La blessure n'était pas grave. Mais ce qui était le plus grave, c'était le temps perdu
 Quand il fut guéri ou à peu prÚs, son anxiété ne fit que croßtre car, en dépit de tous les renseigne-ments qui lui avaient été fournis, le fameux truc des machines à coudre ne semblait pas du tout devoir réussir.

On ne lui faisait, du reste, aucune offre de travail.

Huit jours s'Ă©tant encore Ă©coulĂ©s de la sorte, le reporter avait commencĂ© d'imaginer un tout autre plan, qui consistait Ă  s'Ă©vader de Rastadt et Ă  se rapprocher d'Essen par Ă©tapes de nuit
 mais alors quelle diffĂ©rence de travail entre ce qui lui res-tait Ă  faire et ce qu'il avait pu espĂ©rer si ses geĂŽliers eux-mĂȘmes l'avaient introduit dans la place !


Et puis, tout Ă  coup, un soir oĂč, dĂ©sespĂ©rĂ©, il allait mettre le projet d'Ă©vasion Ă  exĂ©cution, l'affaire de la machine Ă  coudre avait Ă©tĂ© rĂ©glĂ©e !
 On venait lui demander s'il voulait travailler dans sa partie, on lui offrait un salaire de 3 marks par jour, il acceptait et on le faisait monter dans un train pour Essen ! Le renseignement de Nourry Ă©tait bon !
 Et l'imagination qu'avait eue Rouletabille excellente !


Maintenant, le reporter se disait : « Pourvu que La Can-deur ait eu autant de rĂ©ussite que moi et que je le retrouve lĂ -bas ! Avec le bon gĂ©ant, l'aide de Dieu et celle de cet aimable petit voyou de Vladimir, on pourrait se mettre au travail sĂ©rieu-sement !
 »

Essen ! Essen ! Vision gigantesque ! Vision fantastique, in-fernale !
 Maintenant, le train qui amĂšne Rouletabille pĂ©nĂštre au cƓur mĂȘme de l'enfer
 Ce qu'il a traversĂ© jusqu'alors ne pouvait que le prĂ©parer Ă  ce cauchemar. Des centaines de che-minĂ©es Ă©normes crachent vers le ciel une fumĂ©e innombrable qui voile la face du soleil et arrĂȘte ses rayons et dĂ©verse sur la ville une pluie de cendres et de scories, comme le ferait un vol-can en Ă©ruption. Seulement, si le volcan s'arrĂȘte quelquefois, Essen ne s'arrĂȘte jamais ! Le dieu Krupp est plus puissant que Vulcain et les maĂźtres de forges de la mythologie sont de bien petits messieurs Ă  cĂŽtĂ© de nos fabricants d'armes modernes


Au moment oĂč le train entre en gare, le bruit de la ville de-vient de plus en plus assourdissant ; au sifflet des locomotives et au tocsin des tramways se sont joints tout Ă  coup des hurle-ments de sirĂšne, et puis les coups de canon lointains venus du polygone.

Comme base à ce prodigieux vacarme, le bruit puissant et continu, le halùtement formidable des usines, la respiration monstrueuse de l'hydre aux cinq cents gueules de flammes !


Rouletabille en est comme étourdi. Il s'attendait bien à quelque chose de formidable, mais ce qu'il voit, ce qu'il entend dépasse toute imagination. La vingtaine de prisonniers français qui ont fait le voyage avec lui, dans leur ahurissement, se lais-sent pousser, bousculer, injurier par leurs gardiens.

Rouletabille s'attendait Ă  ĂȘtre conduit d'abord au camp dont lui avait parlĂ© Nourry, mais il s'aperçut bientĂŽt qu'on lui faisait prendre la direction de l'ouest, c'est-Ă -dire des usines.

Ses compagnons et lui avançaient entre les soldats qui avaient mis baïonnette au canon, sous la direction d'un feldwe-bel de la territoriale dont les prisonniers n'avaient pas eu trop à se plaindre, pendant tout le voyage.

Bien que l'on fĂ»t un dimanche, et Ă  une heure matinale, les rues Ă©taient pleines d'ouvriers qui se dirigeaient tous du mĂȘme cĂŽtĂ©, vers l'ouest. Ils allaient certainement relever les Ă©quipes de nuit. Des hommes dĂ©bouchaient de toutes parts et semblaient sortir de terre.

Tout ce noir fourmillement marchait sans un cri, sans mĂȘme un chuchotement. On entendait les pas innombrables sur le pavĂ©. La petite troupe dans laquelle se trouvait le reporter Ă©tait comme entraĂźnĂ©e dans ce muet tourbillon.

L'impression était sinistre de cette sombre armée se ren-dant en silence à son effroyable besogne, entre les façades noi-res et enfumées des maisons devant lesquelles s'étalait, comme des morceaux de linge sale, le carré lamentable des petits jar-dins déguenillés.

À mesure que l'on approchait des usines, le regard Ă©tait ar-rĂȘtĂ© par d'Ă©normes conduites de fonte qui traversaient les rues, d'un mur Ă  l'autre, reliant les ateliers, barrant l'horizon Ă  la hau-teur du deuxiĂšme Ă©tage


Enfin, voici le mur, et l'une des cent portes gardĂ©es par les pompiers Ă  casquette rouge qui font sentinelle et qui dĂ©visagent ceux qui entrent avec la plus active vigilance. La troupe s'Ă©tait arrĂȘtĂ©e prĂšs de la loge du portier.

Le fleuve des ouvriers glisse, s'engouffre sous le portique.

Rouletabille s'est placĂ© de façon Ă  ne rien perdre de ce qui se passe lors de l'entrĂ©e des ouvriers. Chacun d'eux dĂ©croche en entrant, d'une immense table noire, un jeton de mĂ©tal qui porte son numĂ©ro. Sans doute, l'ouvrier doit-il, en arrivant dans l'ate-lier, le remettre au chef d'atelier ; puis il le lui reprendra en sor-tant le soir et le jettera ici, dans cette caisse qui a la forme d'une Ă©norme boĂźte aux lettres et dans laquelle, en effet, une Ă©quipe sortante prĂ©cipite Ă  l'instant mĂȘme ses jetons
 Le lendemain, chacun retrouve son jeton Ă  la mĂȘme place que la veille, et ainsi nul ne saurait Ă©chapper au contrĂŽle.

Enfin, le feldwebel fait un signe. Et les prisonniers se re-mettent en marche. À ce moment, l'Ă©motion de Rouletabille est Ă  son comble. Il va pĂ©nĂ©trer dans ce monde si jalousement gar-dĂ© des usines, et ce sont les Allemands eux-mĂȘmes qui vont l'y introduire.

Une si parfaite rĂ©alisation de son plan l'enivre d'une telle joie qu'il doit songer Ă  la dissimuler ! Il avait tant redoutĂ© d'ĂȘtre forcĂ© finalement de travailler pendant la nuit, ou dans l'ombre, en se dissimulant, au prix de mille pĂ©rils, dans ce pays du brouillard, et du charbon, et du fer qui va de DĂŒsseldorf Ă  Dortmund en passant par Elberfeld, Duisbourg, MĂŒlheim, So-lingen, Oberhausen, et dont Essen n'est qu'un quartier, et dont les usines d'Essen sont le centre formidable !

Or, voilĂ  que l'ennemi prenait soin de l'aller dĂ©poser, lui, Rouletabille, dans l'ombre mĂȘme de la Titania !


Ils passent sous la porte !
 Ils sont dans l'antre de la bĂȘte !


On les fait pĂ©nĂ©trer tout de suite dans une petite piĂšce oĂč ils doivent subir une visite minutieuse ; c'est la cinquiĂšme de ce genre depuis que Rouletabille est un pauvre prisonnier. Mais cette fois les privautĂ©s, les exigences des prĂ©posĂ©s Ă  cette redou-table inquisition n'eurent point le don d'irriter le jeune homme.

La premiĂšre phrase qu'il lit sur les murs de Krupp est celle-ci, rĂ©pĂ©tĂ©e sur de multiples Ă©criteaux : HĂŒttet euch vor Spionen und Spioninnen


« Entendu ! se dit en apartĂ© le reporter !
 On y fera atten-tion aux espions et aux espionnes !
 Pouvez regarder, allez ! rien dans les mains ! rien dans les poches !
 »

Et les voilà maintenant qui traversent l'usine


C'est d'abord un préau immense tout sillonné de rails, en-combré d'engins, de débris, couvert de barres d'acier et de ma-chines.

Et puis, ce fut une déambulation dans un tintamarre de plus en plus assourdissant, le long des murs interminables
 Puis, il y eut des cours à traverser, des conduites de fonte à en-jamber, des voies à éviter, des machines monstrueuses à contourner
 pendant que ronflaient les feux d'enfer dans les cheminées géantes et que, de temps à autre, surgissaient des visions de démons dans des fleuves de flammes, quand la porte d'un atelier était poussée


Enfin, tout au centre, ou tout au moins au beau milieu des Ă©tablissements Krupp, la petite troupe s'arrĂȘta devant une grande caserne de briques noircies par la fumĂ©e


On la fit entrer dans un vestibule branlant, dont les murs crevassés étaient étayés par des poutres neuves.

Un escalier sordide. Le feldwebel s'y engagea, appela quel-qu'un et un autre sous-officier apparut sur les marches grasses et noires.

Ils échangÚrent des feuilles et procédÚrent à l'appel des pri-sonniers.

Michel Talmar a rĂ©pondu le premier : « PrĂ©sent ! »  Il est aussitĂŽt dirigĂ© par un vieux soldat vers un dortoir lugubre.

Il y a là une succession considérable de chambres qui ser-vaient autrefois de dortoirs aux ouvriers célibataires (explique le vieux territorial bavard), ces chambres ont été derniÚrement consacrées au logement des prisonniers militaires qui travail-laient à l'usine.

Ainsi Rouletabille va coucher Ă  l'usine mĂȘme !


Ah ! comme il est rĂ©compensĂ© de cet Ă©clair de gĂ©nie qu'il a eu en saisissant tout Ă  coup le parti qu'il pouvait tirer de ce pas-sage du rĂ©cit de Nourry oĂč celui-ci avait parlĂ© de la fabrication des machines Ă  coudre Ă  Essen ! Si seulement il pouvait aperce-voir La Candeur ! Quel coup d'Ɠil il jette sur toutes les cham-bres dont la porte est entrouverte ! Mais ces chambres sont vi-des. Les prisonniers, Ă  cette heure, sont aux ateliers


C'est tout à l'extrémité du couloir, à la derniÚre porte de droite que l'on conduit Rouletabille. Son territorial lui fait signe qu'il est arrivé. Il doit cependant attendre ses compagnons de captivité dans le couloir avant d'entrer dans la chambre.

Ceux-ci arrivent et s'arrĂȘtent Ă  tour de rĂŽle devant des por-tes qui leur sont dĂ©signĂ©es par le feldwebel. Le couloir est gardĂ© aux deux extrĂ©mitĂ©s. Sur un ordre, tout le monde disparaĂźt dans les chambres. Il y a une fenĂȘtre par chambre. Le jour qui pĂ©nĂš-tre par lĂ  est des plus pauvres ; Rouletabille constate, en effet, que la cour au centre de laquelle s'Ă©lĂšve sa caserne est ceinte de hauts bĂątiments noirs.

Ce n'est pas encore par lĂ  qu'il apercevra quelque chose de l'Ă©difice monstrueux dans les flancs duquel les Allemands ca-chent la Titania !


Depuis qu'il est à Essen, il ne songe qu'à elle, mais en vain, à tous les angles de rues, sur toutes les places, au-dessus des murs, son regard a-t-il cherché quelque chose de la gigantesque bùtisse. Rien n'est venu lui rappeler la silhouette bizarre du mo-nument fantastique dont a parlé Nourry.

Il se retourne et considÚre attentivement ce petit coin dans lequel il va vivre et se reposer entre les heures de travail. Il y a là dix lits de fer, peints en vert, bas et recouverts d'une limousine grise. Des lits ! Décidément, on les soigne, on les gùte, ceux qui consentent à travailler chez Krupp.

Contre les murs, sept armoires Ă©troites, des portraits, celui de l'empereur et de l'impĂ©ratrice, celui des deux Krupp : le pĂšre, barbe blanche, nez fin, Ɠil Ă©nergique, traits fermes et anguleux : le fils, le dernier, gras, l'air indĂ©cis, sans volontĂ©, triste et doux, le nez portant des lunettes. Entre les portraits, des pancartes oĂč se lit l'Ă©ternelle inscription :

HĂŒttet euch vor Spionen und Spioninnen !


Ce conseil, qui s'adressait autrefois aux prisonniers alle-mands et qui s'adresse maintenant à des prisonniers français, fait encore sourire le jeune homme.

Les lits se touchent presque. Comme ameublement, c'est tout. Il se répÚte exactement dans toutes les chambres comme a pu le constater Rouletabille à travers les vitres des portes. Tou-tes les portes sont vitrées et la surveillance, ainsi, est rendue des plus faciles.

Le feldwebel qui a la responsabilité de l'étage, comme une gouvernante d'étage dans un caravansérail à la mode, est un gros bonhomme d'une cinquantaine d'années, à figure de brique barrée d'une énorme moustache blanche qu'il relÚve inlassa-blement en roulant des yeux terribles.

Pas mĂ©chant homme, doit ĂȘtre bon pĂšre de famille, veut en imposer aux prisonniers : ainsi le juge au premier abord Rouletabille qui le voit entrer dans sa chambre et l'entend Ă©numĂ©rer en termes retentissants et comminatoires les principaux points du rĂšglement intĂ©rieur. Rouletabille reçoit le numĂ©ro 284.

Il occupera la couchette n° 9. On se lùve à 5 heures, on se couche à 9. À partir de 9 heures, le silence le plus absolu est de rigueur. Naturellement, le prisonnier fait son lit et lave son linge. Il reçoit, moyennant 80 pfennigs par jour, le logis, le cou-vert, et une paire de draps toutes les trois semaines ! On les gñte !
 On les gñte !


Un coup de sifflet retentit dans le corridor. Il paraßt que la soupe est servie pour les nouveaux arrivés. DerriÚre le feldwe-bel, les jeunes gens pénÚtrent dans une salle assez grande ; il y en a une de cette sorte pour cinq dortoirs ou chambres telles que celle qu'habite Rouletabille


LĂ  encore, les quatre inĂ©vitables portraits, l'inscription re-lative aux espions et une longue table entourĂ©e d'escabeaux. C'est la salle Ă  manger. Un dĂ©jeuner assez rudimentaire va ĂȘtre servi aux voyageurs qui n'ont pas mangĂ© depuis la veille Ă  midi et qui meurent de faim. Une table ! des chaises, dĂ©cidĂ©ment, on ne les traite pas en prisonniers mais en ouvriers ! Le couvert est mis !
 une assiette profonde de fer Ă©maillĂ©, une fourchette et une cuiller de fer battu !
 Quel luxe !


La soupe, servie par de vieilles femmes qui arrivent des cuisines, est une espĂšce de rata oĂč flottent quelques morceaux de viande qu'on ne saurait dĂ©nommer. 500 grammes de pain pour la journĂ©e. De l'eau Ă  discrĂ©tion. Mais on a la ressource de faire venir de la biĂšre de la cantine. À la fin du repas, un peu d'eau chaude au goĂ»t de gland qui a la prĂ©tention d'ĂȘtre du ca-fĂ© !
 Mais qu'importe Ă  Rouletabille. Il se prĂ©occupe bien, lui, de la nourriture !

Le feldwebel au teint couleur de brique, qui est heureux d'entendre un Français parler l'allemand, se pique, lui aussi, d'entendre et de parler un peu le français. Il dit Ă  Rouletabille qui, tout en pensant Ă  autre chose, semble considĂ©rer sans enthousiasme son assiette : « Ja, ja, triste ! aber, c'est la guerre !
 »

AprĂšs le dĂ©jeuner, on leur montre, toujours au mĂȘme Ă©tage, une salle avec quelques cuvettes crasseuses, et une autre salle, avec une auge centrale oĂč les prisonniers peuvent nettoyer eux-mĂȘmes leur linge ; c'est le lavoir. Rouletabille profite de ce qu'il se trouve Ă  cĂŽtĂ© du feldwebel pour lui demander : « On fait donc tout ici ?
 On ne sort jamais d'ici ?


– Jamais ! Ă  moins que ce ne soit pour aller aux ateliers ou pour la promenade dans le prĂ©au
 Mais jamais on ne sort de l'usine !
 nie und nimmer ! (Au grand jamais !)


– Eh bien, me voilĂ  renseignĂ© ! »

On les laissa procĂ©der Ă  leur toilette. Chacun pouvait aller dans les salles communes : lavabo, lavoir, salle Ă  manger, mais chacun ne pouvait pĂ©nĂ©trer que dans sa chambre, sans risquer le Conseil de guerre. Sur l'ordre du feldwebel, Rouletabille dut expliquer cette partie du rĂšglement Ă  ses compagnons de capti-vité 

AprÚs les ablutions, le reporter regagna donc sa chambre ou plutÎt son dortoir. Il se jeta sur son lit non pour dormir, mais pour réfléchir


XI

ROULETABILLE S'ORIENTE

Depuis le récit de Nourry, deux mois s'étaient écoulés ; Fulber, à cette époque, considérait que cinq mois ne se passe-raient point sans que les Fritz fussent amenés à s'apercevoir qu'ils avaient été en partie trompés par le Polonais et, par conséquent, sans que celui-ci ne fût sommé de livrer tout le se-cret de l'inventeur !


Il resterait donc à peu prÚs trois mois à Rouletabille pour sauver Paris de la terrible Titania. Mais ce laps de temps ne lui était nullement assuré ; depuis deux mois, des événements avaient pu se passer et le réduire considérablement.

VoilĂ  ce qu'il fallait savoir avant tout ! Et, pour le savoir, il fallait joindre l'un de ces trois ĂȘtres sur la tĂȘte desquels se jouait l'un des plus formidables drames que le monde eĂ»t connus : Fulber, sa fille Nicole, Serge Kaniewsky !

Pour les joindre, il fallait savoir s'ils habitaient tous trois dans l'usine ! ou hors de l'usine !
 l'endroit précis qu'ils oc-cupaient, l'espace qui les séparait les uns des autres et chacun de Rouletabille.

Pour agir hors de l'usine, Rouletabille avait engagĂ© Vladi-mir ; pour travailler dans l'usine, il s'Ă©tait adjoint La Candeur. Ces deux aides, les trouverait-il Ă  leur poste ? Seconde question, importante Ă  rĂ©gler le plus tĂŽt possible ; car Rouletabille, Ă©vi-demment, ne travaillerait pas de la mĂȘme façon s'il avait huit jours devant lui ou deux mois, s'il devait faire tout seul, ou s'il devait faire Ă  trois.

Il se donna trois jours pour se renseigner lĂ -dessus.

AprĂšs cette rĂ©solution, la fatigue sembla un instant le do-miner. Un demi-sommeil le gagna et il laissa tomber sur le plancher sa pipe Ă©teinte. Le bruit qu'elle fit en tombant le rĂ©veil-la tout Ă  fait. Il eut honte de lui-mĂȘme, se jeta au bas de sa cou-che, se baissa pour ramasser sa pipe et, tout Ă  coup, resta en arrĂȘt devant un objet extraordinaire dont la vue avait failli lui arracher une exclamation de joie.

Sous le lit, Ă  cĂŽtĂ© du sien, il y avait un soulier ! un Ă©norme soulier ! Il y en avait mĂȘme deux, l'autre Ă©tant cachĂ© par celui qu'il voyait ! Et ce soulier suffisait au bonheur de Rouletabille ! Ah ! la belle chaussure ! il la reconnaissait !
 le beau cuir !
 et soignĂ© ! et brillant, reluisant, magnifique ! et il y en avait !
 Certainement le propriĂ©taire de ce soulier-lĂ  devait chausser quelque chose comme du quarante-sept ! et encore !


Le cƓur battant, Rouletabille allongea une main trem-blante sous le lit n° 8 et ramena un soulier d'abord, puis l'autre
 Quelque temps il considĂ©ra cette Ă©norme paire de ri-bouis sans pouvoir retenir des petits soupirs de satisfaction. « C'est lui ! se disait-il, ce ne peut ĂȘtre que lui qui se promĂšne ici dans d'aussi superbes godilles ! »

Le reporter ne pouvait plus douter que le destin favorable l'eĂ»t fait le compagnon de chambrĂ©e de La Candeur ! Certes, Rouletabille avait un peu aidĂ© la fortune par ses combinaisons, et il Ă©tait tout Ă  fait normal que fussent rĂ©unis dans un mĂȘme groupe les prisonniers militaires qui travaillaient dans un mĂȘme atelier ; cependant les imaginations les plus parfaites ne sont point toujours rĂ©compensĂ©es par une rĂ©alisation aussi mathĂ©-matique ! et le cƓur du jeune homme en fut tout rĂ©chauffĂ©. Il eut confiance en un prochain avenir.

Il Ă©tait midi et demi environ, quand il y eut dans le couloir un grand remue-mĂ©nage. C'Ă©taient les ouvriers prisonniers qui rentraient. Ce jour du dimanche, les autoritĂ©s leur accordaient tout l'aprĂšs-midi pour se dĂ©lasser, se promener dans leur prĂ©au ou Ă©crire. Ils pouvaient mĂȘme jouer aux dominos et aux dames dans la salle commune.

Quand l'Ă©quipe de son dortoir fit irruption dans la piĂšce, Rouletabille Ă©tait Ă©tendu sur son lit, les yeux grands ouverts.

Huit prisonniers dĂ©filĂšrent devant lui, le saluant d'un bon-jour amical tout en retirant leurs vĂȘtements de travail. Les uns s'en furent au lavabo. Les autres lui posĂšrent quelques ques-tions. Il rĂ©pondit vaguement, affichant une fatigue extrĂȘme
 et fermant les yeux.

Il n'avait pas vu La Candeur et il ne voulait interroger per-sonne


Soudain, le plancher du corridor se mit Ă  gĂ©mir sous des pas puissants ; le cƓur de Rouletabille battit Ă  coups plus prĂ©ci-pitĂ©s et le reporter rouvrit les yeux. La Candeur entra !

D'abord La Candeur ne vit pas Rouletabille. Il jeta sa ca-pote sur son lit en criant : « Ouf ! fini l'emballage de la se-maine !
 » Et puis il s'affaissa sur le sommier qui craqua ; aprĂšs quoi, La Candeur se dĂ©chaussa en poussant des « han ! » lamentables


« Qu'est-ce qu'il y a encore, Pichenette ?
 demanda l'un des prisonniers


– Bonsoir de bonsoir ! je te dĂ©fends de m'appeler comme ça ! t'entends bien, l'EnflĂ© ?

– Tu m'appelles bien l'EnflĂ©, moi qui n'ai pas deux sous de lard sous la peau, je peux bien t'appeler Pichenette, toi qu'as un poing Ă  assommer un bƓuf !


– Possible, mais j'ai un vrai nom qui ne faut pas oublier !
 J'm'appelle
 RenĂ© Duval !
 tout simplement !
 Ouf ! je ne m'en souvenais plus ! » grogna en apartĂ© La Candeur qui se re-dressa aprĂšs avoir dĂ©posĂ© prĂ©cieusement ses godilles au pied de son lit.

En se relevant, il aperçut tout à coup Rouletabille


D'abord, il vacilla
 Son grand corps eut une oscillation de pendule, puis sa bouche s'ouvrit, Ă©norme
 puis se referma sur le cri qui ne fut plus entendu que comme un lointain grogne-ment.

De ses yeux fixes, Rouletabille foudroyait M. René Duval !

« Eh bien, Pichenette, reprit l'Enflé, qu'est-ce qu'il te prend ?

– Je grogne Ă  l'idĂ©e du mauvais dĂ©jeuner que nous allons faire ! rĂ©pondit La Candeur en dĂ©tournant avec effort son regard de celui de Rouletabille
 SĂ»r ! ils ne vont pas nous servir des tripes Ă  la mode de Caen !

– Te faudrait-il aussi une bolĂ©e de cidre de Normandie ?

– HĂ©las !

– Tiens, v'lĂ  la cloche !
 »

Deux coups de sifflet stridents appelaient les hommes à ta-ble. Le petit dortoir se vida. Seul, restÚrent La Candeur et Rou-letabille. Celui-ci avait refermé les yeux. Quand il les rouvrit, il revit La Candeur qui le contemplait dans une immobilité de sta-tue, sans oser dire un mot.

« Veux-tu ficher le camp dĂ©jeuner avec les autres ! Je ne te connais pas, moi, monsieur RenĂ© Duval !
 »

La Candeur fit demi-tour et quitta la chambre en se heur-tant de joie aux meubles ! Rouletabille Ă©tait enfin arrivĂ© !
 Il y avait quinze jours que La Candeur l'attendait !
 ou plutĂŽt qu'il n'espĂ©rait plus le voir arriver !
 Rouletabille ne lui avait-il pas dit : « Je serai avant toi Ă  Essen. »

Le géant ne mangea pas et revint le premier dans le dor-toir.

Rouletabille lui tourna le dos et feignit un profond som-meil.

La Candeur poussait des soupirs à attendrir un tigre. Il ne réussit qu'à se faire donner à la dérobée un solide coup de pied dans le ventre par Rouletabille qui semblait continuer tranquil-lement son somme.

Ce ne fut que vers les 5 heures, quand Rouletabille se fut assurĂ© par lui-mĂȘme que nul ne pouvait l'entendre, qu'il permit Ă  La Candeur de profiter de la solitude oĂč on les avait laissĂ©s tous deux, pour soulager le trop-plein de son Ăąme aimante, dĂ©-vouĂ©e, mais nullement hĂ©roĂŻque.

Du reste, le reporter de L'Époque eut tĂŽt fait de mettre fin Ă  un bavardage sentimental et il fit subir Ă  La Candeur un inter-rogatoire trĂšs serrĂ© qui lui permit d'apprendre le plus possible de choses utiles dans le moindre espace de temps.

C'est ainsi qu'il sut que les prisonniers militaires qui tra-vaillaient à l'usine et qui couchaient autrefois dans un camp hors la ville avaient été installés définitivement à l'intérieur des usines dont ils ne franchissaient plus jamais les portes, et cela depuis l'évasion de deux prisonniers ouvriers qui s'était pro-duite quelques mois auparavant.

De cette façon, on ne craignait plus aucune fuite, ni aucune indiscrétion relative aux usines Krupp, tant que durerait la guerre !

Il en était résulté, du reste, un meilleur traitement pour les prisonniers. Ceux-ci avaient bénéficié des anciens casernements des ouvriers célibataires de l'usine, dont quelques centaines tra-vaillaient maintenant sur le front.

Ces locaux affectĂ©s en mĂȘme temps aux prisonniers militaires et aux ouvriers Ă©trangers des nations neutres Ă©taient appelĂ©s Arbeiterheime ! Prisonniers et ouvriers Ă©trangers Ă©taient traitĂ©s Ă  peu prĂšs de mĂȘme sorte, avec la mĂȘme surveillance
 Partout oĂč il y avait des ouvriers Ă©trangers dans un atelier, il y avait des sentinelles, baĂŻonnette au canon, et ces ouvriers Ă©taient aussi souvent fouillĂ©s et espionnĂ©s que les prisonniers eux-mĂȘmes !

Un salaire particuliÚrement élevé les faisait passer par-dessus ces légers inconvénients.

Dans l'Arbeiterheim oĂč couchaient Rouletabille et La Can-deur, il y avait six cents ouvriers Ă©trangers et une centaine de prisonniers français. Ces derniers travaillaient tous Ă  la fabrica-tion des aciers de commerce ou des machines Ă  coudre, seule besogne qu'ils pussent accepter.

« Et combien de soldats pour surveiller une Arbeiterheim comme la nÎtre ?

– Une vingtaine de territoriaux qui reviennent avec nous au poste de notre casernement particulier quand les repas ou le repos nous y appellent et qui nous suivent dans les diffĂ©rents ateliers oĂč nous travaillons, sans cesser de nous surveiller ja-mais !

– Vingt ! Ça n'est pas beaucoup, Ă©mit Rouletabille.

– Bah ! c'est trop pour ce qu'ils ont Ă  craindre ! rĂ©pliqua La Candeur. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse contre eux ! Songe qu'ils ont des mitrailleuses, et puis, de toute façon, nous serions bouffĂ©s en cinq sec, mon vieux !
 Nous aurions les quatre cent mille ouvriers boches sur le dos, avant mĂȘme que le gĂ©nĂ©ral qui a la responsabilitĂ© de l'ordre ait pris le temps de faire tĂ©lĂ©phoner Ă  tous les postes et de rassembler sa lĂ©gion !
 Ah ! on est sĂ»r de nous ! si sĂ»r que, parfois, nous jouissons d'une libertĂ© relative


– Vraiment ?
 Mais je croyais que vos gardiens ne vous lñ-chaient jamais !


– Dans les ateliers, au moment du travail, mais ils nous fichent la paix Ă  peu prĂšs ici
 On peut descendre Ă  la cantine, Ă  certaines heures
 et, en glissant la piĂšce, on peut prolonger son sĂ©jour, la nuit, Ă  la cantine, si on sait s'arranger avec le pĂšre Bachstein ?


– Qui est-ce ça, le pùre Bachstein ?


– C'est comme ça qu'ils l'appellent ici !
 le pĂšre Brique
 ParaĂźt que Bachstein en allemand veut dire brique
 T'as dĂ©jĂ  dĂ» le voir


– Ah ! le feldwebel qui a la surveillance de l'Ă©tage !

– Parfaitement !

– Mais il a l'air terrible !


– Il n'en a que l'air. Il se fait des sous, va ! avec nous au-tres !
 En voilà un à qui la guerre rapporte !
 Tiens, mon vieux ! les amoureux se ruinent pour lui


– Les amoureux ?


– Ben oui ! y en a toujours qui ont besoin d'aller raconter des histoires aux dames !
 Notre cantinier a deux filles fraĂźches comme le blĂ© nouveau, qui, elles-mĂȘmes, ont quelquefois des amies pas trop fanĂ©es


– Faire la cour à des demoiselles allemandes ! tu penses que c'est digne, toi, en temps de guerre, La Candeur ?


– S'agit pas de savoir ce que j'en pense, s'agit de savoir que pour 5 marks il y a un feldwebel qui ferme l'Ɠil si vous n'ĂȘtes pas dans votre plumard Ă  l'heure exacte oĂč la consigne est de ronfler !
 Ça pourrait peut-ĂȘtre t'intĂ©resser, toi, Rouletabille, mĂȘme si les demoiselles du cantinier ne t'intĂ©ressent pas !
 Parce que, Ă©coute bien, faut pas oublier que tu ne m'as encore rien expliqué  et que je pense bien que nous ne sommes pas venus ici simplement pour
 »

Il s'arrĂȘta, hĂ©sitant devant un certain froncement de sour-cils de Rouletabille


Puis il reprit, timidement :

« Tu me fais frĂ©mir !
 Qu'est-ce qu'il va encore se passer ici, mon vieux ?
 maintenant que tu y es !
 T'as tout de mĂȘme pas l'idĂ©e de leur dĂ©clarer la guerre comme au ChĂąteau noir , dis ?
 Ici, tu sais, ça ne prendrait pas !
 C'est pas seulement les mitrailleuses !
 Il y a des canons partout !
 Sais-tu ce qu'ils viennent de sortir, en fait de canon, pour la marine ? Un canon de 12 mĂštres de long, mon vieux !
 rien que ça !
 tirant des obus de 1,50 m de haut !
 Tu ne vas pas te battre contre des canons pareils, hein ? »

Rouletabille, impatienté, se pencha vers le bon La Can-deur :

« Tu vas tout savoir : je suis venu
 ou plutĂŽt nous sommes venus pour nous battre contre un canon de 300 mĂštres de long !
 »

La Candeur sursauta :

« T'as toujours pas perdu l'habitude de te ficher du monde !
 gĂ©mit-il.

– La ferme ! On vient !
 »

Et Rouletabille se remit Ă  ronfler et La Candeur Ă  cirer ses chaussures.

XII

LE MONSTRE EST LÀ

La nuit se passa sans incident. Rouletabille dormit d'un sommeil de plomb. La Candeur, lui, ne ferma pas l'Ɠil.

Avec Rouletabille il fallait s'attendre à tout et La Candeur avait été payé plusieurs fois pour savoir que les aventures les plus extravagantes, et aussi, hélas ! les plus dangereuses étaient généralement celles qui tentaient surtout le premier reporter du monde.

Le lendemain matin, Ă  la sortie de l'Arbeiterheim, pour se rendre aux ateliers, Rouletabille vint se placer tout doucement dans le rang Ă  cĂŽtĂ© de La Candeur et comme ils avaient le droit de causer et que les gardiens qui les accompagnaient ne leur prĂȘtaient point attention, ils causĂšrent.

La Candeur apprit à Rouletabille que le Kommando de l'industrie civile et étrangÚre était sous la direction d'un neutre qui travaillait à l'usine Krupp depuis de nombreuses années.

Ce neutre Ă©tait un ingĂ©nieur suisse d'origine allemande (il avait tous ses parents teutons employĂ©s Ă  l'usine) et il Ă©tait sorti de l'École polytechnique de Zurich.

Il s'appelait Richter, devait avoir dans les quarante ans, et Ă©tait sur le point de se marier avec la fille de l'ingĂ©nieur Hans, directeur du laboratoire d'Énergie
 Cette fille, Helena, Ă©tait la niĂšce, par sa mĂšre (mais elle avait perdu sa mĂšre) du gĂ©nĂ©ral von Berg, lequel Ă©tait Ă  la tĂȘte du General kommando, organisa-tion centrale et directrice de toute l'usine au point de vue tech-nique.

« Tout ce monde se tient, expliqua La Candeur, case au mieux ses parents et ses crĂ©atures et s'entend comme larrons, paraĂźt-il, pour exploiter la mine de guerre, qui n'aura pas ruinĂ© tout le monde, je t'assure


– Je vois que tu aimes toujours les potins, monsieur RenĂ© Duval.

– Oui, j'ai toujours Ă©tĂ© un peu pipelet ! avoua La Candeur. Ça ne fait de mal Ă  personne, et j'ai pensĂ© que ça pourrait te ser-vir


– Et comment as-tu appris tout cela ?

– Entre deux coups d'emballage, mon cher monsieur Tal-mar, on bavarde et l'EnflĂ©, qui est emballeur avec moi, a appris bien des choses, car il sait l'allemand


– Tu es donc emballeur ? Qu'est-ce que tu emballes ?

– Eh bien ! des machines Ă  coudre ! C'est mĂȘme moi qui prĂ©side l'emballage du dimanche, quand il n'y a plus qu'Ă  mettre les machines dans les caisses
 La semaine, je travaille Ă  la di-rection des matiĂšres premiĂšres
 Au fond, ils ont fait de moi un portefaix et j'aime autant ça
 ça me permet d'aller un peu par-tout
 Ils m'avaient d'abord mis Ă  la fabrication des manettes et des navettes, mais c'Ă©tait de l'ouvrage trop dĂ©licat ; j'y allais trop brutalement, je cassais trop souvent
 Il y a eu des explications ! J'ai craint qu'on ne s'aperçût de mon inexpĂ©rience et je leur ai dit tout de suite qu'Ă  la fabrique oĂč je travaillais on m'employait aux gros travaux. Ça s'est arrangĂ©, comme tu vois


– Oui, pas trop mal !
 Alors, tu me disais que, entre em-balleurs, on bavarde un peu ?
 Qu'est-ce qu'on dit encore ?

– Ah ! Ah ! tu prends goĂ»t Ă  la conversation !
 Eh bien ! sache qu'il y a pas mal de sozialdĂ©mocrates avec qui on peut causer si on sait la langue. L'EnflĂ© en a tĂątĂ© quelques-uns. C'est comme ça qu'il a appris qu'il existe, paraĂźt-il, chez Krupp une administration occulte de contrĂŽle et de surveillance rĂ©ciproque entre tous les chefs, comme qui dirait dans l'ordre des jĂ©suites. Chacun se mĂ©fie des autres et croit voir des espions partout ! On intrigue, on complote, on se ligue, on se trahit !
 On parle toujours de leur organisation
 Possible ! mais certains chefs, paraĂźt-il, savent surtout s'entendre pour l'organisation du coulage !
 Tu penses s'il doit y en avoir un de coulage, dans une affaire pareille !
 Mon vieux, quand je vois tout ce qui se fabrique ici, tu sais ! je ne peux pas m'empĂȘcher de sourire en pensant Ă  l'idĂ©e qu'on se faisait qu'au bout de six mois de guerre ils manqueraient de munitions !
 »

De fait, dans cette traversée de l'usine, forcément lente à cause des obstacles rencontrés à chaque instant, on pouvait se rendre compte de l'apport formidable des matiÚres premiÚres et
 de la rapide transformation de celles-ci en projectiles de toutes sortes, en armes de tous calibres.

Des trains glissaient, interminablement, se croisaient en tous sens, portant le fer et l'acier, emportant canons, obusiers, dans une atmosphĂšre Ă©paisse, brĂ»lante et asphyxiante de four-naise, derriĂšre les locomotives crachant une fumĂ©e noire, parmi le piĂ©tinement de milliers et de milliers d'ouvriers qui n'avaient pris que le temps du repos pour retrouver leurs places devant les brasiers, d'oĂč fuyaient, par troupeaux, les Ă©quipes de nuit, avec des figures de fantĂŽmes.

Un coup de coude de La Candeur faisait retourner Roule-tabille :

« Tiens !
 ici
 ce bĂątiment
 c'est le dĂ©pĂŽt de munitions pour les 420
 Regarde !
 VoilĂ  encore des obus qui arrivent !
 N'est-ce pas que c'est effrayant !
 Ils ne cessent d'en fabriquer, tu sais ?
 Tu blaguais hier avec ton canon de trois cents mĂš-tres ?
 »

Un terrible coup de pied de Rouletabille sur l'énorme bro-dequin de La Candeur faisait faire une grimace au géant qui fut stupéfait de voir la figure bouleversée de son compagnon


« Je te dĂ©fends, tu entends !
 Je te dĂ©fends de jamais me reparler de ce canon-lĂ  ! lui sifflait Rouletabille entre ses dents
 Je te le dĂ©fends, sous peine de mort !
 »

Et comme La Candeur, pĂąle, effarĂ©, ne savait plus oĂč il en Ă©tait


« Mais continue donc, idiot !
 Tu disais qu'ils avaient des dĂ©pĂŽts


– Oui, un dĂ©pĂŽt de munitions pour tous les calibres, balbu-tiait le pauvre La Candeur, de plus en plus ahuri. Il y en a pour le 77, le 120, le 105, le 150, le 210, le 420, le 280, le 350 et tu viens de voir celui du 420


– On disait qu'ils en Ă©taient revenus de leurs 420


– Je t'en fiche, paraüt que rien qu'en ce moment, ils en ont sept à la fois à la fonderie !
 Ainsi
 Ah ! tiens, regarde ça


– Ah ! bien, ça vaut la peine de se dĂ©ranger ! » exprima Rouletabille en considĂ©rant deux prodigieuses caisses qui ve-naient d'apparaĂźtre sur leur gauche, entre les innombrables pi-liers de fer qui les entouraient
 C'Ă©taient les deux Ă©normes rĂ©-servoirs Krupp Ă  gaz, les plus grands du monde


« Et puis, tu sais, ils sont toujours pleins Ă  crever ! Tu pen-ses ! avec une bombe d'aĂ©roplane lĂ -dessus
 Quel soupir !


– Tais-toi !
 Je te dis, tais-toi !
 »

Ce fut au tour de La Candeur de constater la pĂąleur de Rou-letabille.

Celui-ci ne regardait plus les réservoirs, mais par-delà leur rotondité formidable, quelque chose de plus formidable en-core


Dans l'atmosphÚre de fumées déchirées par un coup de vent brusque, un monument qui tenait du cauchemar, et qui paraissait bùti sur des nuées d'enfer, dressait sa silhouette kolossale


C'était bien là la hideuse et terrible carapace pour machine de guerre que Nourry avait évoquée avant de mourir


Rouletabille en reconnaissait les dimensions fantastiques, l'inclinaison inexplicable au premier abord d'un toit gigantes-que qui Ă©tait beaucoup plus haut dans la partie sud que dans la partie nord, et enfin Rouletabille reconnut l'orientation du monstre
 nord-est-sud-ouest, l'orientation sur Paris !


« Ah ! tu regardes le hangar de leur nouveau zeppelin !
 souffla La Candeur. ParaĂźt que c'est un nouveau modĂšle plus Ă©patant que les autres, celui-lĂ  !
 Oui, une nouvelle invention d'un ingĂ©nieur polonais qui a trouvĂ© un truc pour transporter dans les airs comme une vĂ©ritable forteresse !
 Crois-tu qu'ils sont acharnĂ©s, hein ! avec leurs zeppelins !
 Ils ont beau en perdre, il faut qu'ils en reconstruisent tout le temps !
 Et de plus en plus grands !
 Celui-ci aura dans les trois cents met
 »

Un autre coup de pied terrible sur la chaussure de La Can-deur arracha au pauvre garçon une sourde exclamation


« Je te dĂ©fends ! Tu entends, lui sifflait Ă  nouveau un Rou-letabille aux yeux foudroyants, je te dĂ©fends de prononcer ce chiffre-lĂ  !


– Bien ! bien ! soupira l'autre. Entendu !
 D'autant plus que si je m'entĂȘtais, je finirais par attraper des cors aux pieds !
 »

On n'apercevait du bùtiment que sa superstructure. Comme l'avait dit Nourry, il était curieusement placé entre des ateliers dont certains avaient été réduits de moitié pour le lais-ser passer. Le tout était entouré d'un trÚs haut et interminable mur de planches gardé par un cordon de troupes.

« Crois-tu qu'ils prennent des prĂ©cautions !
 On dit que travaillent lĂ  des ouvriers spĂ©ciaux, spĂ©cialement surveillĂ©s !
 On dit aussi que leur nouveau zeppelin va ĂȘtre bientĂŽt prĂȘt ! ajouta La Candeur. On verra bien alors ce que c'est !
 Moi, je ne suis pas pressĂ© !
 Ça doit ĂȘtre encore un de ces trucs Ă  la manque avec lesquels ils ont toujours essayĂ© de bluffer le monde !
 Mais qu'est-ce que tu as, mon vieux ? Tu as l'air tout chose
 »

Les oreilles de Rouletabille lui sonnaient alors de furieuses cloches, non point seulement parce que cette phrase l'avait frappĂ© douloureusement : « on dit que leur nouveau zeppelin va ĂȘtre bientĂŽt prĂȘt », mais encore parce qu'il entendait alors, tout le long de ce mur de planches que les prisonniers suivaient derriĂšre leurs gardiens l'Ă©cho innombrable du travail qui se fai-sait derriĂšre !


Un tumulte de moteurs et de marteaux qui donnait la sen-sation terrible de la hĂąte avec laquelle un peuple d'ouvriers prĂ©-cipite joyeusement et furieusement la fin d'une gigantesque be-sogne
 Chaque coup broyait le cƓur du reporter. « Aurai-je encore le temps ? » se demandait-il dans un Ă©moi de tout son ĂȘtre


XIII

ROULETABILLE TRAVAILLE

Rouletabille parvint cependant Ă  se dominer et, rĂ©solu Ă  ne plus s'Ă©mouvoir ni s'Ă©tonner de rien avant d'avoir triomphĂ©, il Ă©couta plus attentivement les explications de La Candeur, le-quel, quelques minutes plus tard, lui dĂ©signait de nouveaux bĂą-timents : « VoilĂ  notre usine Ă  nous !
 Tiens
 tout ce que tu vois lĂ , c'est notre Kommando de Richter !
 »

Et puis tout à coup La Candeur fit : « Eh ben ! mon vieux ! elle est matinale aujourd'hui !

– Qui donc ?

– Tu ne vois pas ? LĂ , dans la petite auto qui s'arrĂȘte de-vant la porte de Richter !
 la Fraulein, Ă  droite, qui conduit : c'est sa fiancĂ©e, pardi !


– Ah ! oui, Helena !
 Elle est jolie !


– Tu parles ! Mais j'aime encore mieux l'amie qui l'accompagne, elle est moins filasse ! tu sais, des goĂ»ts et des couleurs, il n'y a pas Ă  discuter !
 l'autre est presque chĂątaine ! Elle est plus de chez nous ! quoi ! si on peut dire !
 »

D'une voix changĂ©e, Rouletabille, qui cependant venait de jurer de ne plus s'Ă©mouvoir de rien, demanda : « Tu
 Tu ne sais pas qui est son amie ?


– Ma foi non !
 Ce n'est pas la premiùre fois que je la vois avec Helena Hans
 Helena vient voir Richter tous les jours
 C'est une amie qui doit habiter avec elle dans l'usine, sans quoi on ne les verrait pas si souvent ensemble !


– Et quand elles viennent ensemble, il y a toujours derriĂšre cette espĂšce d'ordonnance qui se tient les bras croisĂ©s dans l'auto ?


– Oui ! Toujours !
 Ça doit ĂȘtre le chauffeur !
 Mais c'est toujours Helena qui conduit !
 Tiens ! Elles descendent toutes les deux et entrent chez Richter


– Oui, et l'ordonnance les accompagne ! Tu vois bien que ça n'est pas le chauffeur !

– Possible ! Ça t'intĂ©resse ?


– Moi ?
 Pas le moins du monde !
 »

Rouletabille dévorait des yeux la silhouette féminine qui disparaissait sur le perron de Richter, entre Helena et l'ordonnance
 Il avait reconnu Nicole !

Oui, c'Ă©tait bien Nicole Fulber telle qu'il l'avait vue sur des portraits prĂȘtĂ©s par la mĂšre, telle qu'elle lui avait Ă©tĂ© dĂ©crite avec sa haute taille onduleuse, sa chevelure chĂątaine Ă  reflets cuivrĂ©s, sa belle tĂȘte, toujours un peu penchĂ©e, son profil bus-quĂ© et fin, ses grands yeux d'un bleu trĂšs sombre, toute cette physionomie qui lui donnait un air tout Ă  fait Ă  part de mĂ©lanco-lie hostile


« Nous sommes arrivés ! » dit La Candeur.

En effet, ils pĂ©nĂ©traient dans une grande cour entourĂ©e d'ateliers. Ces ateliers Ă©taient partagĂ©s en trois sĂ©ries : la pre-miĂšre dans laquelle on fabriquait les piĂšces les plus lourdes : les plateaux, les pĂ©dales, les leviers, les arbres et les roues Ă  volant, les cylindres Ă  rainures, etc. ; la seconde oĂč se faisaient les piĂš-ces les plus dĂ©licates : presse-Ă©toffe, bobines, aiguilles, manet-tes, navettes, et mĂȘme les ressorts ; la troisiĂšme oĂč se pratiquait l'assemblage et s'achevait la machine. Le tout Ă©tait disposĂ© au-tour d'une vaste cour au fond de laquelle se trouvaient le maga-sinage et l'emballage.

On pĂ©nĂ©trait dans ce quartier des machines Ă  coudre par une vaste porte Ă  double battant par oĂč entraient et sortaient toutes marchandises. Au fond de la cour une petite porte don-nait directement sur les bĂątiments du Kommando dirigĂ© par l'ingĂ©nieur Richter.

C'est là que celui-ci avait ses bureaux au centre d'une véri-table usine particuliÚre consacrée presque exclusivement au commerce extérieur et aux échanges avec l'étranger.

SitĂŽt entrĂ©s dans l'enceinte, Rouletabille et les prisonniers nouvellement arrivĂ©s furent soumis par un contremaĂźtre mili-taire Ă  un interrogatoire en rĂšgle ; aprĂšs quoi, le reporter et deux autres de ses compagnons furent conduits dans les bureaux mĂȘmes de l'ingĂ©nieur.

LĂ , ils attendirent une dizaine de minutes, et alors le repor-ter put se rendre compte de la raison de cette attente. À travers les vitres de la piĂšce dans laquelle on les avait conduits, Roule-tabille vit apparaĂźtre successivement sur le perron Helena, puis sa compagne, puis celui qui Ă©tait certainement chargĂ© de sur-veiller Nicole, enfin un homme qui pouvait avoir dans les qua-rante ans, plutĂŽt gras, mais bel homme quand mĂȘme parce qu'il Ă©tait grand. Ce devait ĂȘtre une solide fourchette et un beau bu-veur de biĂšre.

Il portait toute sa barbe blonde, trÚs soignée. Figure épa-nouie, trÚs intelligente, éclairée par deux petits yeux gris per-çants qui, en ce moment, souriaient à Helena qu'il accompa-gnait jusqu'à l'auto. Il serra la main des deux jeunes femmes.

Rouletabille n'avait jetĂ© qu'un coup d'Ɠil sur celui qu'il pensait ĂȘtre Richter, mais toute son attention Ă©tait pour Nicole. Ah ! le doute n'Ă©tait plus possible. C'Ă©tait bien lĂ  la fille de Ful-ber. La malheureuse paraissait avoir beaucoup souffert et sem-blait indiffĂ©rente Ă  tout.

L'auto s'Ă©loigna doucement, et l'homme rentra dans les bu-reaux.

Deux minutes plus tard, il interrogeait les prisonniers. C'était Richter, en effet. Les deux compagnons de Rouletabille furent vite expédiés et dirigés sur les ateliers. Quand ce fut le tour du reporter, l'ingénieur donna l'ordre à un secrétaire de lui passer le dossier Blin et Cie.

L'employé fit jouer les serrures d'une vaste armoire et chercha parmi des dossiers disposés selon l'ordre alphabétique. Quand Richter eut le dossier, il ouvrit une porte et pria Roule-tabille de passer devant lui.

Ils suivirent un corridor et pénétrÚrent dans une assez grande piÚce déserte qui était occupée par de hautes tables glis-sées sur des tréteaux. Sur ces tables étaient étalés des dessins au lavis, des profils de machines, etc. Richter s'assit sur un des hauts tabourets qui se trouvaient devant les tables, feuilleta un instant le dossier Blin et Cie, s'attarda à lire une sorte de rap-port, puis, se retournant vers Rouletabille :

« Michel Talmar, vous sortez de l'École des arts et mĂ©tiers. Vous Ă©tiez employĂ© dans la maison Blin et Cie depuis cinq ans. Vous ĂȘtes travailleur et d'une intelligence remarquable. Dans les diffĂ©rents ateliers oĂč vous ĂȘtes passĂ©, vous avez toujours trouvĂ© l'occasion et le moyen de rĂ©aliser des amĂ©liorations non seule-ment au point de vue du travail, mais encore au point de vue mĂ©canique. Quand la guerre a Ă©clatĂ©, vous travailliez chez Blin, dans le plus grand secret, Ă  dresser les plans d'une nouvelle ma-chine Ă  coudre dont vous aviez eu l'idĂ©e lors d'un voyage que vous fĂźtes en AmĂ©rique en 1907. La maison Blin fondait les plus grandes espĂ©rances sur cette machine qui devait ĂȘtre de cin-quante aiguilles.

– De soixante-quinze !
 interrompit Rouletabille.

– C'est possible ! Le secret de votre affaire a Ă©tĂ© bien gardĂ©, du moins autant qu'il pouvait l'ĂȘtre
 Aviez-vous traitĂ© avec la maison Blin ?

– Non, monsieur, pas encore
 C'est aprĂšs examen des plans que j'Ă©tais en train de dresser quand la guerre a Ă©clatĂ© que la maison Blin et Cie devait me faire des offres fermes


– Pouvez-vous me dire quelque chose de votre nouvelle machine ?
 Vous comprenez que cela m'intĂ©resse
 En somme, vous n'ĂȘtes liĂ© en aucune façon avec la maison Blin et c'est Ă  un ingĂ©nieur suisse que vous parlez !

– Qui travaille pour l'Allemagne


– Et qui correspond avec les premiĂšres maisons de machi-nes Ă  coudre du monde. Tout en restant ici, je puis vous faire faire une affaire magnifique ailleurs
 Seulement il faudrait que j'aie quelque idĂ©e non point du secret de cette invention, mais du rendement qu'on en peut espĂ©rer, du rĂ©sultat auquel vous prĂ©tendez arriver
 Enfin, je vous le rĂ©pĂšte, pouvez-vous me dire quelque chose ? »

Silence méditatif de Rouletabille.

L'autre, pour l'exciter :

« Le mĂ©canisme des machines est assez variable, lorsqu'on passe d'un modĂšle Ă  un autre, mais le principe demeure cons-tant, et je ne pense point qu'en tout Ă©tat de cause, vous puissiez apporter dans ce mĂ©canisme dĂ©jĂ  si perfectionnĂ© une vĂ©ritable rĂ©volution !


– Si ! rĂ©pondit sĂšchement Rouletabille.

– Vous m'Ă©tonnez ! reprit Richter en se balançant sur son tabouret, un genou dans les mains : voyons un peu. Les fonctions gĂ©nĂ©rales d'une machine Ă  coudre peuvent se dĂ©finir par trois mouvements : le premier est le mouvement par lequel l'aiguille plonge dans l'Ă©toffe, en entraĂźnant le fil pour fermer la boucle Ă  travers laquelle viendra passer la navette ; le deuxiĂšme est le mouvement qui fait passer la navette ou un crochet circulaire dans la boucle fermĂ©e par le fil de l'aiguille ; le troisiĂšme est le mouvement de translation de l'Ă©toffe aprĂšs chaque point fait, et qui varie par consĂ©quent suivant la longueur du point. Ce dernier mouvement s'appelle l'entraĂźnement. Ces trois mouvements sont indispensables. Ils existent dans toutes les machines, en variant suivant le goĂ»t et l'ingĂ©niositĂ© des inventeurs, et quand ils sont produits convenablement, toutes les machines cousent bien, si les tensions du fil, de l'aiguille et de la navette sont bien rĂ©glĂ©es
 Vous pouvez toujours me dire sur lequel de ces trois mouvements, en dehors de l'Ă©tablissement extraordinaire de vos soixante-quinze aiguilles, porte votre
 amĂ©lioration.

– Je ne vois aucun inconvĂ©nient, monsieur, Ă  vous dire que mon invention porte sur ces trois mouvements-lĂ  et que cette amĂ©lioration, comme vous dites, des trois mouvements est d'une importance telle qu'elle les transforme tout Ă  fait
 Vous avez vu, naturellement, des machines de vingt-cinq aiguilles ; la mienne, qui est de soixante-quinze, et qui peut piquer des Ă©tof-fes, des coiffes de casquettes, tous les cuirs, etc., n'a plus rien Ă  faire, je vous assure, avec celles de vingt-cinq
 Son travail est inouĂŻ et le parallĂ©lisme entre les coutures est parfait


– Oui ! Mais est-il toujours bon ? Dans les machines Ă  vingt-cinq, par exemple, quand un fil vient Ă  se rompre, on continue l'opĂ©ration et l'on donne ensuite la rĂ©paration Ă  faire Ă  une machine ordinaire
 Avec soixante-quinze aiguilles, j'imagine que les ruptures de fil


– Avec ma machine Ă  moi, interrompit nettement Rouleta-bille qui paraissait de plus en plus s'Ă©chauffer, les ruptures de fil n'ont plus aucune importance ! Dans vos machines, vous avez un organe qui forme un nƓud tous les huit points, de telle sorte que lorsque le fil se rompt, l'ouvrage n'est dĂ©fait que sur la lon-gueur de ces huit points-là
 Ma machine Ă  moi fait un nƓud Ă  chaque point !
 Et chaque aiguille travaille plus vite qu'une aiguille de vos machines !


– Diable !
 s'exclama Richter, en descendant de son ta-bouret et en allumant un cigare. Diable ! c'est en effet une rĂ©vo-lution !
 Fumez-vous, monsieur ?

– La pipe ! dit Rouletabille. Si vous permettez !

– Mais je vous en prie
 Et serait-il indiscret de vous de-mander ce que les Blin vous avaient offert pour


– Nullement !
 50 000 francs Ă  l'adoption de mes plans et 20 pour 100 sur les bĂ©nĂ©fices


– Voulez-vous du feu ?


– Merci, j'ai mon briquet


– Monsieur Talmar, je suis enchantĂ© d'avoir fait votre connaissance


– Moi aussi, monsieur !


– Monsieur Talmar, vous ne connaissez pas l'usine Krupp ?

– Non ! Et je le regrette


– Eh bien, permettez-moi de vous faire faire un petit tour dans cette usine que vous dĂ©sirez connaĂźtre !
 J'ai justement besoin de me rendre ce matin au Generalkommando ! »

Les deux hommes se regardĂšrent un instant en silence. Ils s'Ă©taient compris.

« Vous permettez que je donne quelques ordres ? Vous par-lez l'allemand Ă  ce que j'ai vu sur votre dossier


– Oui, monsieur


– Je vais tĂ©lĂ©phoner qu'on mette un gardien Ă  votre dispo-sition. C'est le rĂšglement. Vous ne pouvez sortir d'ici sans gar-dien. Vous m'excuserez
 »

Cinq minutes plus tard, ils traversaient tous deux l'usine avec ce gardien derriÚre eux. L'ingénieur donnait trÚs aimablement des détails à Rouletabille sur tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Il parlait de l'usine avec enthousiasme.

« Quant au Generalkommando, lui dit-il, c'est une organi-sation directrice hors ligne affectĂ©e tout d'abord spĂ©cialement Ă  la fonderie et composĂ©e d'officiers du gĂ©nie ou d'artillerie com-mandĂ©s par un gĂ©nĂ©ral, tous experts dans les questions de fabri-cation d'obus et de canons. Ce sont eux qui font tous les essais et les expertises, et ce sont eux aussi qui travaillent inlassable-ment Ă  l'amĂ©lioration du matĂ©riel, Ă  de nouvelles dĂ©couvertes pouvant ĂȘtre utiles Ă  la DĂ©fense nationale. Les services rendus Ă  l'industrie de guerre de l'empire par ce petit noyau d'hommes sont tout simplement effarants. Tout est leur Ɠuvre : les nou-veaux canons, les nouveaux obus, les nouveaux aciers, les nou-veaux engins de tranchĂ©es, tout ! tout !
 Et maintenant, on vient de leur adjoindre le Service des inventions de tout genre qui, hors de la fonderie, peuvent modifier le travail de l'usine pour sa production purement industrielle et commerciale


– Qu'est-ce donc que cette tour Ă©norme ? demanda Roule-tabille sans paraĂźtre attacher une importance quelconque Ă  la derniĂšre phrase que Richter venait de prononcer avec une in-tention Ă©vidente et en le regardant du coin de l'Ɠil


– Mais, c'est notre tour Ă  eau !
 Savez-vous qu'avant la guerre, la consommation d'eau annuelle, pour les aciĂ©ries d'Essen seulement, dĂ©passait celle de la ville de Dresde de 225 000 mĂštres cubes ! Le chiffre total Ă©tait de 14 millions et demi de mĂštres cubes annuellement
 Le rĂ©seau des conduites d'eau comprenait 222 kilomĂštres de distribution souterraine et 143 kilomĂštres de distribution intĂ©rieure. Depuis la guerre, la longueur de distribution d'eau a Ă©tĂ© plus que triplĂ©e ! C'est vous dire l'importance du rĂŽle jouĂ© par notre tour Ă  eau.

– Je n'en ai jamais vu d'aussi haute


– Elle a 60 mĂštres de la base Ă  la lanterne ! Voulez-vous y monter ? Vous pourrez dĂ©couvrir de lĂ  toute l'usine avec ses nouvelles annexes et une grande partie de la ville d'Essen ! Le coup d'Ɠil est unique, et, justement, il fait un temps superbe ! »

Rouletabille jeta un coup d'Ɠil sur sa montre, qu'on lui avait prise Ă  Rastadt et qu'on lui avait rendue lors de son dĂ©part pour Essen


« Ça me fera certainement plaisir, dit-il, mais allons Ă  votre rendez-vous d'abord car je ne voudrais pas vous dĂ©ranger, et en revenant du Generalkommando, nous pourrons nous livrer Ă  l'ascension en question !

– Comme vous voudrez !
 »

Presque aussitĂŽt, Rouletabille vit Richter s'incliner profon-dĂ©ment devant un officier supĂ©rieur qui causait Ă  une fenĂȘtre avec une jeune personne qui leva prĂ©cipitamment la tĂȘte et qui envoya Ă  l'ingĂ©nieur son plus gracieux sourire. Le reporter avait reconnu Helena et, dans la pĂ©nombre, derriĂšre elle, la silhouette de Nicole ! « C'est vrai qu'elles ne se quittent pas, pensa-t-il ; parbleu, elles doivent habiter ensemble
 »

« C'est ici la demeure d'usine, depuis la guerre, du direc-teur de notre laboratoire d'Énergie, dit Richter. Et le comman-dant que nous venons de saluer n'est autre que le directeur lui-mĂȘme, le cĂ©lĂšbre ingĂ©nieur Hans. Et, tenez, lĂ -bas, cette bĂątisse avec ses trois larges cheminĂ©es si caractĂ©ristiques, c'est le labo-ratoire d'Énergie lui-mĂȘme. On s'y livre, en ce moment, paraĂźt-il, Ă  de trĂšs intĂ©ressants travaux sur le radium
 »

Pendant ce temps, Richter et Helena n'avaient cessé de se sourire le plus aimablement du monde. « M'est avis, pensait Rouletabille qui remerciait la Providence de l'avoir fait tomber sur un ingénieur suisse amoureux, m'est avis que cet excellent M. Richter nous a fait faire un petit détour par la tour à eau pour avoir l'occasion de revoir sa belle ! Ce n'est pas moi qui m'en plaindrai ! »

Ce qui se passa au Generalkommando fut assez rapide. Rouletabille fut laissĂ© dans une petite salle d'attente en compagnie du gardien qui n'avait cessĂ© de le suivre. Dix minutes s'Ă©coulĂšrent. Richter vint chercher notre hĂ©ros et le conduisit dans un bureau oĂč il se trouva en face de deux hauts personnages qu'il sut par la suite ĂȘtre le gĂ©nĂ©ral von Berg et l'ingĂ©nieur en chef des inventions pour le commerce intĂ©rieur et extĂ©rieur et l'industrie. Il fut priĂ© de rĂ©pĂ©ter ce qu'il avait dĂ©jĂ  dit de sa machine et cela assez brutalement ou tout au moins dans des termes qui Ă©taient destinĂ©s Ă  le mettre en Ă©moi et Ă  lui faire comprendre qu'on ne lui permettrait pas longtemps de garder son secret pour lui tout seul.

Il trouva bon de marcher dans le sens du jeu de ces mes-sieurs et se mit Ă  rougir, et Ă  balbutier avec un naturel qui aurait fait la joie de La Candeur.

Il répéta tout ce qu'on voulut.

Finalement, l'ingénieur en chef lui dit :

« Herr Richter, qui est sujet suisse, nous charge de vous faire la proposition suivante : 200 000 francs Ă  l'admission de vos plans et 30 pour 100 pour vous sur les bĂ©nĂ©fices ! RĂ©flĂ©chis-sez ! Blin vous vole ! Nous connaissons Herr Richter depuis quinze ans. C'est un honnĂȘte homme ! Allez !
 »

Richter et Rouletabille sortirent du Generalkommando, toujours suivis par le soldat.

Richter paraissait avoir complĂštement oubliĂ© la conversa-tion que l'on venait d'avoir au Kommando, mais il n'oublia pas de repasser par le laboratoire d'Énergie et la maison de Hans et de sa fille. Mais, cette fois, il n'eut pas la joie d'apercevoir Hele-na.

Devant la nouvelle tour Ă  eau, Rouletabille regarda de nou-veau sa montre.

« Si nous montions ? fit-il.

– À votre disposition ! » dit Richter.

Et ils montÚrent. Cette tour était une construction octogone, et Richter expliquait en montant qu'elle renfermait à son sommet un réservoir de cent cinquante tonnes. L'eau, qui est amenée au pied de la tour par des canaux de six kilomÚtres, provient des grands lacs artificiels formés par l'épuisement des mines de houille dans le bassin de la Ruhr. Des pompes à va-peur font monter cette eau dans la tour et, une fois dans le ré-servoir, elle est chassée par son propre poids dans toutes les directions de l'usine.

Rouletabille et Richter arrivĂšrent un peu soufflant Ă  la lan-terne de la tour. Il faisait beau. Toutefois l'horizon Ă©tait bru-meux comme celui de la mer.

Et comme Rouletabille regardait au lointain :

« L'intĂ©rĂȘt n'est pas au loin, lui dit Richter ; il n'est mĂȘme pas devant vous, il est tout Ă  vos pieds ! Vous n'avez qu'Ă  baisser la tĂȘte pour embrasser d'un seul coup d'Ɠil ce monde des usi-nes, d'oĂč l'Empire allemand est sorti comme d'une caverne in-fernale et avec lequel il tient tĂȘte aujourd'hui Ă  tout l'univers !
 Ce qui frappe avant tout, c'est le chemin de fer de ceinture ; il trace comme un cercle magique autour de l'usine aux cent por-tes ! Il jette de tous cĂŽtĂ©s de grands rayonnements de rails
 Ces bĂątiments qui s'Ă©tendent du cĂŽtĂ© de la ville, sont les ateliers pour la fabrication des canons
 Écoutez !


– Quel est ce bruit ?
 On fait des essais ? s'enquit Rouleta-bille.

– Non !
 C'est le gros marteau de cinquante mille kilos qui fonctionne
 Il a coĂ»tĂ© 2 millions et demi
 Il est soutenu par trois fondations gigantesques : une en maçonnerie, une en troncs de chĂȘnes venant de la forĂȘt de Teutoburg, et une autre en bronze, formĂ©e de cylindres solidement reliĂ©s entre eux
 Il forge des blocs de quatre cents quintaux ! Ça s'entend ! »

Rouletabille se laissait conduire autour de la lanterne. À un moment, il demanda tranquillement :

« Mais quelle est donc cette énorme construction bizarre qui a un toit si curieux et devant laquelle nous sommes déjà passés ce matin ?

– Cela, c'est le berceau du nouveau zeppelin ! rĂ©pondit Richter. Quelque chose d'Ă©tonnant, paraĂźt-il ! Mais entre nous il vaut mieux ne pas en parler pour ne pas avoir de dĂ©sagrĂ©ments avec l'administration qui sait tout ce qui se fait ici, qui sait tout ce qui se dit !

– Bah !


– Oui, j'aime mieux vous avertir ! La police est bien faite !


– Je m'en doute ! continua Rouletabille d'une voix indiffĂ©-rente. Et lĂ -bas, dans la ville, en face, tenez ! Dans la direction de cette flĂšche, qu'est-ce que c'est que ce magnifique hĂŽtel ?


– Eh ! c'est l'hĂŽtel de la fabrique ! C'est l'Essener-Hof. C'est lĂ  que M. Krupp loge ses amis et qu'il reçoit ses hĂŽtes couron-nĂ©s. L'empereur Guillaume y vient souvent passer un jour ou deux. On expĂ©rimente alors devant lui, dans le polygone qui est cachĂ© par ce toit et qui s'Ă©tend jusqu'Ă  l'horizon, les nouvelles piĂšces dont l'existence est tenue secrĂšte
 »

Mais Rouletabille n'avait plus l'air de suivre les explica-tions de Richter. Et celui-ci finit par s'en apercevoir :

« Qu'est-ce que vous regardez donc comme cela ? deman-da-t-il.

– Mais l'Essener-Hof, que vous me montriez tout Ă  l'heure ! C'est extraordinaire ce que l'on voit bien d'ici !
 Te-nez ! il y a du monde au balcon !
 Ce serait Ă©patant, dites donc, si c'Ă©tait l'empereur ! »

Richter se mit Ă  rire.

« Pourquoi pas ? Puisque vous disiez qu'il y vient quelque-fois
 »

Richter, toujours riant, frappa Ă  une petite cabane qui s'appuyait contre la lanterne. La porte en fut ouverte et un homme se montra, vĂȘtu d'une tunique spĂ©ciale et d'une cas-quette rouge que Rouletabille avait dĂ©jĂ  remarquĂ©es dans ses dĂ©ambulations de la matinĂ©e. Richter demanda Ă  l'homme une lorgnette prismatique avec laquelle il se mit Ă  fixer le point dĂ©si-gnĂ© par son nouvel employĂ©, le balcon de l'Essener-Hof !

« Non ! Ce n'est pas l'empereur !
 Voyez vous-mĂȘme ! »

Rouletabille regarda et rendit presque aussitÎt la lorgnette à l'ingénieur.

« Non ! Ce n'est pas l'empereur !
 Ça ne ressemble pas Ă  ses portraits ! » fit-il en riant Ă  son tour. Et il ajouta in petto : « Ce n'est pas lui puisque c'est Vladimir FĂ©odorovitch ! fidĂšle Ă  son poste, Ă  heure fixe, sur le balcon de l'Essener-Hof attendant qu'un message lui tombe du ciel envoyĂ© par Rouletabille
 Il est arrivĂ© ! C'est tout ce que je voulais savoir !
 »

Et, se tournant vers Richter qui déjà le faisait redescendre :

« Quel est donc cet homme qui est ici dans cette cabane avec cette tunique et cette casquette rouge ?


– C'est le pompier de service ! rĂ©pondit l'ingĂ©nieur. C'est lui qui lance les premiers avertissements dĂšs qu'il y a un incen-die. Il est en communication tĂ©lĂ©phonique et aussi par signaux lumineux avec toute l'usine.

– Quelle organisation ! c'est merveilleux !


– Et dire que tout cela est sorti de cette petite chose que vous voyez lĂ , expliqua l'ingĂ©nieur, cette pauvre petite forge prĂšs de la porte d'entrĂ©e principale ! C'est lĂ -dedans que le pĂšre Krupp a Ă©tĂ© lui-mĂȘme simple et misĂ©rable ouvrier, et a travaillĂ© longtemps auprĂšs de son pĂšre qui n'Ă©tait qu'un pauvre forgeron allant vendre lui-mĂȘme aux environs les divers objets qu'il fabriquait ! On comprend que le fils ait tenu Ă  conserver prĂ©cieusement ce curieux tĂ©moignage des humbles dĂ©buts d'une des plus puissantes organisations du monde !
 »

Sortis de la tour, les deux hommes ne se dirent plus rien jusqu'à ce qu'ils fussent revenus dans la salle de dessin de l'in-génieur. Là, comme Richter se taisait toujours, Rouletabille qui avait pris un air assez préoccupé, dit enfin :

« Écoutez, monsieur, j'ai rĂ©flĂ©chi : j'accepte les proposi-tions que vous me faites. Il n'y a aucune raison pour que je re-fuse de traiter avec un ingĂ©nieur suisse. Je ne suis, en effet, liĂ© en aucune façon avec la maison Blin et Cie qui ne m'a fait que de vagues promesses, et, de toute façon, beaucoup moins impor-tantes que les vĂŽtres. Vous pouvez donc dresser notre contrat, et je vais me mettre, moi, si vous m'en donnez les moyens, en me-sure de dresser mes plans ! »

Richter lui tendit la main et Rouletabille la lui serra.

« C'est donc entendu ! conclut l'ingénieur. Et vous m'en voyez enchanté et pour moi et pour vous ! Vous avez bien fait de vous décider !

Moi, je ne vous aurais plus reparlé de cette affaire. Nous ne tenons à forcer personne, mais nous savons reconnaßtre toutes les bonnes volontés ! Vous verrez ! Vous n'aurez rien à regret-ter ! »

Puis il se dirigea vers une petite piĂšce qui Ă©tait une annexe de la salle de dessin et qui n'avait qu'une porte, celle qui la fai-sait communiquer avec cette piĂšce. Elle servait surtout, dans le moment, de dĂ©barras et de portemanteau. Une grande fenĂȘtre versait un jour trĂšs clair sur une grande table Ă©levĂ©e sur des trĂ©-teaux et qui Ă©tait faite pour qu'on y dessinĂąt debout.

« Vous serez ici comme chez vous ! dit Richter. Et jamais dĂ©rangĂ© ! Personne, en effet, ne vient dans ma salle de dessin que je ne l'y introduise moi-mĂȘme
 DĂšs aujourd'hui, vous pourrez vous mettre au travail !
 »

Ce soir-là, quand Rouletabille se retrouva seul, un instant, dans le dortoir, avec La Candeur et que celui-ci lui demanda s'il était content de sa journée :

« Oui, dit le reporter, j'ai bien travaillé. »

Il pouvait ĂȘtre satisfait avec raison. Il s'Ă©tait donnĂ© trois jours pour rĂ©soudre deux problĂšmes primordiaux. DĂ©jĂ  il savait qu'il pouvait compter sur La Candeur et sur Vladimir ; il avait appris Ă  connaĂźtre l'usine dans ses grandes lignes et l'endroit oĂč se construisait la Titania et oĂč se tenait, par consĂ©quent, le Po-lonais, le laboratoire d'Énergie oĂč travaillait Fulber, la demeure de l'ingĂ©nieur Hans oĂč devait habiter Nicole ; il avait vu Nicole. Il Ă©tait dans les bonnes grĂąces de Richter et travaillait dans son bureau oĂč Nicole venait quelquefois avec Helena, la fille de Hans. Et il lui restait deux jours pour savoir de combien de temps il disposait encore pour sauver Paris de la terrible Tita-nia.

XIV

UNE ENTREVUE DRAMATIQUE

Ce n'Ă©tait point par hasard que Rouletabille avait pris la personnalitĂ© de Michel Talmar chez Blin et Cie : Talmar, lui-mĂȘme, qui avait Ă©tĂ© mis au courant de ce que venait chercher Rouletabille dans ses ateliers, n'avait point trouvĂ© de meilleur passeport Ă  donner au reporter que ses propres papiers et de lui faire Ă©tudier Ă  fond les plans d'une invention dont les Prussiens avaient dĂ©jĂ , en temps de paix, tentĂ© de surprendre le secret.

Tout marchait donc Ă  souhait pour Rouletabille qui avait naturellement promis Ă  Talmar de ne livrer de ses plans que ce qui serait utile Ă  sa propre entreprise, et le lendemain mĂȘme du jour oĂč le reporter avait acceptĂ© les offres de l'ingĂ©nieur suisse, nous le trouvons en train de tracer les premiĂšres lignes d'un important dessin, sous les yeux de Richter, dans le petit cabinet qui lui Ă©tait rĂ©servĂ©.

Le bruit d'une auto s'arrĂȘtant devant le perron attira l'attention des deux hommes. Richter quitta aussitĂŽt Rouleta-bille. Par la fenĂȘtre, celui-ci aperçut Helena qui descendait et qui entrait dans les bureaux.

Il y eut, dans la piĂšce Ă  cĂŽtĂ©, une rapide entrevue entre elle et Richter oĂč il fut question d'un somptueux dĂ©jeuner de fiançailles qui devait ĂȘtre donnĂ©, quelques jours plus tard, Ă  l'Essener-Hof, sous la prĂ©sidence du gĂ©nĂ©ral von Berg lui-mĂȘme, directeur du Generalkommando et oncle de la fiancĂ©e. Cette haute parentĂ© devait donner au dĂ©jeuner un lustre exceptionnel, et les reprĂ©sentants des États alliĂ©s, qui Ă©taient les hĂŽtes de l'Essener-Hof et tous en affaires avec le gĂ©nĂ©ral von Berg, allaient y ĂȘtre conviĂ©s. Puis il y eut quelques propos Ă©changĂ©s d'une voix sourde dans lesquels on put dĂ©mĂȘler les noms de Nicole et de Fulber et ces mots : « la volontĂ© de l'empereur ! »  et enfin ces phrases trĂšs nettes : « Non ! Je n'ai pas eu Ă  sortir Nicole aujourd'hui ! Le gĂ©nĂ©ral, avant de retourner au Kommando, a voulu la voir en particulier. Je crois qu'il y a quelque chose de nouveau dans l'air !
 »

On imagine facilement avec quel intĂ©rĂȘt Rouletabille Ă©cou-tait ce qui se passait de l'autre cĂŽtĂ© de sa porte, et combien il regrettait que Nicole ne fĂ»t point venue avec Helena.

Mais, le jour suivant, les deux jeunes filles arrivÚrent en-semble, toujours suivies du fameux gardien qui les attendit dans le vestibule. Cet homme avait un uniforme spécial, mi-militaire, mi-domestique de grande maison, et on pouvait le prendre au choix pour quelque ordonnance ou pour un majordome.

Rouletabille apprit plus tard que l'administration de l'usine disposait ainsi d'un certain nombre de ces domestiques d'apparat qui étaient mis à la disposition des plus hauts person-nages étrangers en visite à Essen et qui, au fond, ne cessaient jamais d'exercer sur eux une surveillance assidue. Ils apparte-naient à la police occulte dont avait parlé La Candeur.

Helena et Nicole avaient pénétré, selon leur habitude, dans la salle de dessin particuliÚre de l'ingénieur, et bientÎt celui-ci fit derriÚre elles une entrée assez précipitée.

Son premier geste fut d'aller Ă  la porte qui ouvrait sur le petit cabinet oĂč travaillait Rouletabille. Il regarda dans ce bu-reau et constata qu'il Ă©tait vide.

Le reporter, en effet, venait de se jeter dans une armoire oĂč pendaient des blouses Ă  dessin. Richter referma la porte, satis-fait, et voici la scĂšne qui se passa.

Elle devait avoir sur la suite du rĂ©cit une telle influence que nous croyons ne pouvoir mieux faire que de donner ici le texte mĂȘme de Rouletabille qui en a retracĂ© scrupuleusement les ra-pides pĂ©ripĂ©ties :

« J'avais compris tout de suite (raconte le reporter), en apercevant, Ă  travers la fenĂȘtre de mon cabinet de travail, le vi-sage Ă©trangement bouleversĂ© de Mlle Fulber, qu'il devait y avoir, en effet, « du nouveau », dans son cas, comme l'avait dit, la veille, Fraulein Hans, et que ma bonne fortune et aussi l'heureux rĂ©sultat de mes combinaisons allaient sans doute me permettre d'assister Ă  un Ă©vĂ©nement du plus haut intĂ©rĂȘt pour ce que j'Ă©tais venu faire Ă  Essen !

« Quand les jeunes filles furent dans la salle adjacente Ă  mon cabinet et que j'entendis les pas prĂ©cipitĂ©s de l'ingĂ©nieur se dirigeant vers ma porte, je n'hĂ©sitai point Ă  me dissimuler et j'eus la joie de le voir refermer cette porte, persuadĂ© que le cabi-net Ă©tait vide. Richter devait me croire en train de travailler dans l'atelier n° 3 oĂč j'avais Ă  copier certains modĂšles en cours pour en faire valoir ensuite la diffĂ©rence, Ă  certains points de vue techniques, avec mon modĂšle Ă  moi. Si bien que je pus en-tendre en toute sĂ©curitĂ© ce qui se passait dans la piĂšce Ă  cĂŽtĂ© et mĂȘme apercevoir de temps Ă  autre, par le trou de la serrure, les personnages du drame.

« Richter se promenait de long en large, assez agité. Des deux jeunes filles, qui étaient assises au bout de la piÚce, je n'apercevais bien que le visage de Nicole qui reflétait dans l'ins-tant les sentiments les plus hostiles du monde. Jusqu'alors, j'avais été frappé surtout par une physionomie de douleur : ce jour-là, elle exprimait une fureur concentrée contre ses bour-reaux. Autant que j'en pus juger, la pauvre enfant devait avoir bien souffert et ses forces paraissaient à bout.

« – Mademoiselle, lui dit Richter, vous savez combien Helena vous aime. Elle vous traite comme une sƓur. Si vous n'ĂȘtes ni plus souriante, ni mieux portante, ce n'est point de sa faute. Helena vous a annoncĂ© que vous alliez vous trouver en face de Serge Kaniewsky. Je vous serais reconnaissant particuliĂšrement de ne point lui cacher les soins dont vous ĂȘtes entourĂ©e et mĂȘme l'affection qu'on vous porte. Vous ne vous trouvez pas ici chez un ennemi, vous le savez bien, et j'ai toujours eu le plus grand respect pour vos malheurs. Vous ĂȘtes ici sur un terrain neutre, chez un ami ; j'espĂšre que vous apprĂ©cierez Ă©galement la dĂ©licatesse du procĂ©dĂ© qui a fait, en haut lieu, choisir ma maison pour une entrevue qui a Ă©tĂ© accordĂ©e aux priĂšres instantes de votre fiancĂ©. Vous avez toute facilitĂ© et toute libertĂ© pour Ă©changer avec lui ces propos qui sont chers Ă  deux ĂȘtres qui s'aiment ; mais, par cela mĂȘme que vous ĂȘtes en terrain neutre, vous comprendrez facilement qu'il nous serait impossible de supporter la moindre allusion Ă  des sujets qui auraient un rapport quelconque avec la guerre ! Je suis sĂ»r, mademoiselle, que vous m'avez compris et que je n'aurai pas Ă  me repentir des bontĂ©s que nous avons toujours eues, Helena et moi, pour vous !

« AprÚs quoi, il y eut un silence, puis la voix d'Helena se fit entendre :

« – Nicole sera raisonnable !
 N'est-ce pas, Nicole ?
 RĂ©-pondez-nous, Nicole ?
 Il le faut !
 Il le faut pour nous tous !
 qui craignons tant pour vous !
 Il le faut pour votre pĂšre !
 Il le faut pour votre fiancĂ© !
 Qu'est-ce que nous vous deman-dons ? De dire Ă  Serge que nous vous traitons comme une amie et que nous vous soignons de tout notre cƓur ?
 Ça n'est pas difficile de dire une chose pareille qui est vraie et qui nous fera plaisir Ă  tous ! On ne vous demande pas autre chose !

« Mais Nicole restait toujours silencieuse. Sa belle tĂȘte, or-dinairement penchĂ©e, s'Ă©tait cependant redressĂ©e, mais ce nou-veau mouvement Ă©tait loin de donner plus de douceur Ă  cette physionomie sauvage.

« Sur ces entrefaites entrĂšrent un gĂ©nĂ©ral que je sus depuis ĂȘtre le gĂ©nĂ©ral von Berg lui-mĂȘme et un homme qui passa dans le champ de ma vue et qui me parut tout de suite dans un dĂ©-sordre physique et moral extrĂȘme. Je n'eus pas de mal Ă  com-prendre que j'avais en face de moi le Polonais, au premier mou-vement qu'il fit en apercevant Nicole : il se jeta Ă  ses pieds. En mĂȘme temps, le gĂ©nĂ©ral faisait un signe Ă  Richter et Ă  Helena et ces derniers quittĂšrent la piĂšce.

« Nicole avait reculĂ© sa chaise devant le mouvement de Serge. Mais celui-ci continuait de se traĂźner vers elle Ă  genoux, sans entendre les objurgations trĂšs rudes de von Berg qui lui conseillait d'ĂȘtre raisonnable s'il tenait Ă  ce que cette entrevue avec sa fiancĂ©e fĂ»t suivie de quelques autres. Mais l'autre ne faisait que pleurer et gĂ©mir et demander pardon ! et il voulait embrasser les pieds de Nicole, et il baisait le bas de sa jupe, et il la suppliait de lui dire si elle l'aimait toujours !
 Mais Nicole ne rĂ©pondait pas. Et son visage Ă©tait de plus en plus dur


« En ce qui me concerne (c'est Rouletabille qui parle), je ne pouvais m'empĂȘcher de me demander, en face de cette double attitude, s'il n'y avait point lĂ -dessous une grande part de co-mĂ©die destinĂ©e Ă  bien faire comprendre au gĂ©nĂ©ral qu'il n'avait pas Ă©tĂ© trompĂ© et que l'usine possĂ©dait entiĂšrement tout le se-cret de la Titania.

« Certes, il devait y avoir quelque chose comme ceci, mais je dus aussi me rendre Ă  cette autre Ă©vidence que l'hostilitĂ© de Nicole Ă©tait trop rĂ©elle pour ne s'adresser qu'Ă  un homme qui n'aurait fait encore que le simulacre de trahir. Elle visait certai-nement un homme qu'elle savait capable de trahir et prĂȘt Ă  tra-hir tout Ă  fait ! toujours pour l'amour d'elle !

« Que Serge fĂ»t prĂȘt Ă  cela, je n'en pouvais pas douter plus que Nicole elle-mĂȘme et plus que Fulber (se rappeler la confi-dence de Fulber Ă  Malet rapportĂ©e par Nourry), et telle Ă©tait ma pensĂ©e parce que les larmes sincĂšres que le Polonais versait dans le moment et son dĂ©sespoir nullement fictif n'auraient pu se rapporter Ă  un faux crime passĂ©, tandis qu'ils se compre-naient parfaitement avec le crime vrai qui se prĂ©parait !

« De telle sorte que le gĂ©nĂ©ral pouvait ĂȘtre trompĂ© sur le sens du pardon demandĂ© par le Polonais Ă  sa fiancĂ©e, mais ni Nicole ni moi ne prenions le change : Serge allait ĂȘtre acculĂ© Ă  la vraie trahison, et il trahirait !
 Toujours en ce qui me concerne (je suis obligĂ© de suivre ici, pas Ă  pas, les Ă©tapes de mon raisonnement), l'inouĂŻ bouleversement d'Ăąme dont faisait preuve le Polonais attestait que le moment oĂč tout allait se dĂ©couvrir, c'est-Ă -dire oĂč il allait ĂȘtre obligĂ© de trahir pour sauver Nicole, ne pouvait plus ĂȘtre trĂšs Ă©loignĂ© ! car un pareil dĂ©bordement ne se serait point compris si le Polonais avait disposĂ© encore de quelques mois de mensonge !

« Tant pleura le Polonais et tant s'endurcit le visage de Ni-cole que le général von Berg trouva rapidement que cette confé-rence avait assez duré. Il releva, quasi de force, Serge, en le pre-nant par le col de son paletot, et lui dit :

« – Je vous avais promis une entrevue avec Mlle Fulber ! Vous l'avez eue ! Vous avez pu constater que Mlle Fulber est aus-si bien portante que possible et elle vous dira elle-mĂȘme qu'elle est soignĂ©e comme une sƓur par Mlle Hans ! N'est-ce pas, ma-demoiselle ?
 Ceci vous pouvez le dire ! En vĂ©ritĂ©, c'est votre devoir de le dire !

« Mais Mlle Nicole continua de ne rien dire du tout
 Alors, Serge retomba Ă  genoux comme un fou qu'il Ă©tait.

« – Tu n'auras donc pas pitiĂ© de ton Serge ! rĂąlait-il
 mais parle donc !
 RĂ©ponds-moi !
 RĂ©ponds-lui Ă  lui !
 Dis-moi qu'on te soigne ! Dis-moi que tu ne souffres plus !
 Ô Nicole, dis-moi que tu ne souffres plus !
 (Et des pleurs ! et des pleurs !)
 Les misĂ©rables t'ont tant fait souffrir !
 Je ne veux plus que tu souffres !
 Tu me dĂ©testeras ! tu me maudiras, mais tu ne souffriras plus !
 Je ne veux pas qu'on te martyrise, moi !
 non !
 non !
 je ne veux pas !
 je n'ai pas pu rĂ©sister, vois-tu, Ă  une chose pareille : ton martyre ! ma Nicole torturĂ©e ! Ah ! la fin du monde ! plutĂŽt ! la fin du monde !
 Qu'est-ce que me fait le monde Ă  moi ! qu'est-ce que me font Paris et toutes les villes de la terre ?
 Je ne veux plus te voir comme je t'ai vue sur un misĂ©rable grabat, au fond d'un cachot, je ne veux plus t'entendre soupirer de douleur !
 ma Nicole ! ma Nicole !
 Dis-moi quelque chose ! Tiens ! maudis-moi ! mais que j'entende le son de ta voix !
 si tu savais ! si tu savais !
 Ils m'ont montrĂ© des photographies, les monstres !
 des photographies atroces de pauvres prisonniers russes qu'ils ont martyrisĂ©s en Pologne
 Des membres rompus
 des seins arrachĂ©s par des tenailles brĂ»lantes !
 toutes les horreurs de l'enfer !
 et ils m'ont dit que tout cela t'Ă©tait rĂ©servĂ© !
 Alors, comprends !
 je n'ai pas pu !
 je ne peux pas !
 je ne peux pas ! Mon Dieu ! je ne peux pas ! non ! non !


« Et le malheureux, dans une crise effrayante, ayant été re-poussé du pied par Nicole, se releva en titubant et me montra sa face de démon que je n'avais pas encore aperçue !

« Effroyable vision ! La hideur et la douleur s'Ă©taient rĂ©-unies pour faire de ce masque la chose la plus tragique et la plus Ă©pouvantable Ă  regarder qui se pĂ»t concevoir !
 Ah ! qu'il Ă©tait laid, cet homme ! et qu'il souffrait ! et comme il faisait pitiĂ© ! Toute ma vie j'aurai la crispation atroce de cette horrible et ma-gnifique hideur dans les yeux ! Toute ma vie, j'aurai ces pleurs lamentables et ces gĂ©missements dĂ©sespĂ©rĂ©s dans mes oreilles ! Il se releva en s'arrachant les cheveux et en s'Ă©criant :

« – Si encore je pouvais mourir !
 Mais je ne peux pas mourir ! Oui ! ils ont encore trouvĂ© cela ! la mort elle-mĂȘme m'est dĂ©fendue !
 la mort ne veut pas de moi !
 Tu ne sais pas, toi, tu ne sais pas que si je meurs avant d'avoir menĂ© Ă  bien leur Ɠuvre maudite, ils m'ont promis de te brĂ»ler Ă  petit feu !
 Ă  petit feu ! entends-tu !

« Ici, un rire effroyable, et tout Ă  coup, j'eus la terreur (en face d'un pareil dĂ©sespoir et d'une semblable folie), la terreur qu'il eĂ»t dĂ©jĂ  parlĂ© ! qu'il eĂ»t tout livrĂ© ! tout dit !
 Sensation qui me brisa les jambes et me fit m'accrocher haletant Ă  cette porte derriĂšre laquelle se passait le plus grand drame de la terre (nouvelle Ă©tape de mon raisonnement, nouvelle illumination de ma cervelle en flammes) et cette sensation, je pensais immĂ©dia-tement que Nicole avait dĂ» la ressentir Ă©galement, car, elle, dont on n'avait pas encore entendu la voix jusqu'alors, se leva tout Ă  coup dans un mouvement des plus passionnĂ©s et lui jeta :

« – Mille morts ! mille morts ! pour moi et pour toi et pour mon pĂšre, plutĂŽt que ton crime !


« Et elle tenta de s'accrocher à lui pour lui jeter encore :

« – Je me laisserai mourir de faim
 je me laisserai


« Mais elle n'eut pas le loisir de continuer : le gĂ©nĂ©ral von Berg, qui avait eu sans doute ses raisons de laisser s'Ă©pancher le dĂ©sespoir du Polonais, s'Ă©tait ruĂ© sur Nicole dĂšs qu'il l'avait en-tendue et, avec une brutalitĂ© sans nom, il la traĂźna jusqu'Ă  ma porte et la jeta dans la petite piĂšce oĂč j'Ă©tais rĂ©fugiĂ© et qu'il croyait naturellement dĂ©serte ! Moi, je n'avais pris que le temps de m'aplatir contre la muraille. Il ne me vit pas et referma la porte Ă  clef. Dans le mĂȘme moment, je l'entendis qui appelait le gardien dans le vestibule et qui lui donnait l'ordre de rester de-vant cette porte et il s'Ă©loigna avec le Polonais qui emplissait la maison de ses cris de dĂ©ment !
 Quant Ă  moi, j'Ă©tais dĂ©jĂ  pen-chĂ© sur le corps Ă©tendu de Nicole, Ă  demi Ă©vanouie, et j'eus tĂŽt fait de la faire revenir complĂštement Ă  elle en lui disant :

« – Je suis venu ici pour vous sauver ! j'ai vu votre mĂšre ! je suis venu ici, envoyĂ© par le gouvernement français, pour vous sauver et pour sauver Paris de la Titania !

« Elle se redressa comme mue par un ressort, puis me brû-lant les yeux de son regard d'acier sombre :

« – Il n'y a qu'une façon de nous sauver tous ! me souffla-t-elle, c'est de me tuer !
 Quand je serai morte, l'autre ne dira plus rien puisqu'il n'aura plus Ă  craindre qu'ils me fassent souf-frir ! Tuez-moi donc, monsieur !
 Si vous avez une arme, tuez-moi ! et je serai sauvĂ©e !
 Moi, j'ai essayĂ© plusieurs fois ! mais ils veillent !
 Ils ne me quittent pas ! La nuit, dans ma chambre, il y a toujours une vieille femme qui ne ferme jamais les yeux. Ils me forcent Ă  prendre de la nourriture, quand je la refuse !
 Par le Seigneur Dieu !
 s'il n'y a pas une arme ici, il y a bien un clou pour me pendre !
 DĂ©pĂȘchez-vous, car ils ne vont pas me laisser longtemps seule !


« J'avais toutes les peines du monde Ă  l'empĂȘcher de par-ler, de dĂ©lirer et cependant mon poing sur sa bouche Ă©touffait, Ă©crasait la moitiĂ© de ses phrases insensĂ©es
 Enfin, je pus la maĂźtriser :

« – Croyez-vous qu'il ait dĂ©jĂ  livrĂ© le secret du gouvernail compensateur ? demandai-je.

« À ces mots prĂ©cis, elle reconquit tout son sang-froid.

« – Non ! mais c'est comme si c'Ă©tait dĂ©jĂ  fait. Vous avez entendu le pauvre fou !
 Quand le moment en sera venu, il ne leur rĂ©sistera pas !

« – S'il n'a pas dĂ©jĂ  parlĂ©, il n'y a encore rien de perdu, fis-je


« – Mais il va parler !
 mais il va parler !
 Vous n'avez donc pas compris cela Ă  son dĂ©lire !

« – Si !
 Mais dans combien de temps devra-t-il parler ?


« – Il devra parler le 21 de ce mois, et nous sommes le 6. Il devra parler dans quinze jours !


« Suffoqué par ces chiffres auxquels j'étais loin de m'atten-dre, je balbutiai :

« – Mais il n'est pas possible qu'ils aient eu le temps de construire la Titania


« Elle m'interrompit


« – Certes ! pas la grande Titania, qui ne sera pas achevĂ©e avant trois mois, mais il s'agit d'un petit modĂšle qu'ils se sont dĂ©cidĂ©s Ă  mettre en chantier, parallĂšlement Ă  la grande Titania, et qui sera prĂȘt Ă  ĂȘtre expĂ©rimentĂ© dans quinze jours ! Et peut-ĂȘtre mĂȘme que Serge devra parler avant !
 Je vous dis qu'il n'y a plus aucun espoir !
 Je connais Serge !
 son amour pour moi tient de la plus sombre folie et se nourrit de la haine qu'il a pour tout le reste du genre humain ! Je vous dis que nous sommes perdus si vous ne me tuez pas !


« – Mademoiselle ! dĂ©clarai-je alors, je vous jure, moi, que si je ne vous ai pas tous sauvĂ©s dans dix jours, je vous tuerai, vous, de cette main qui ne tremblera pas !
 et je vous affirme que je trouverai bien le moyen de parvenir ensuite jusqu'Ă  Serge Kaniewsky pour lui dire : Elle est morte pour que vous ne parliez point !

« Alors, cette admirable fille me dit en me regardant bien dans les yeux :

« – Faites l'une de ces deux choses-lĂ  : sauvez-nous ou tuez-moi ! et vous serez bĂ©ni ! »

« Sur quoi, elle fit le signe de la croix. Mais j'avais saisi une feuille de papier et un crayon et je lui dis :

« – Écrivez ceci : Mon Serge bien-aimĂ©, je suis morte pour que tu ne parles pas !
 et signez !

« Elle écrivit d'une main ferme et signa. Je mis le papier dans ma poche.

« – Comment vous appelez-vous ? me demanda-t-elle en-core Ă  voix basse. Je lui rĂ©pondis :

« – Je m'appelle Michel Talmar pour tout le monde ici, mais pour vous, je suis Rouletabille.

« J'entendis alors la porte qui s'ouvrait. C'était le général von Berg, l'ingénieur Richter, l'ingénieur Hans et sa fille qui venaient chercher Nicole. Je me rejetai dans ma cachette. Quant à elle, elle se prépara raisonnablement à les suivre, mais les for-ces lui manquÚrent et il fallut l'emporter. »

XV

UNE NUIT DANS L'ENFER

Trois jours se sont Ă©coulĂ©s depuis les derniers Ă©vĂ©nements. Il est minuit. La prodigieuse forge travaille comme en plein mi-di. Par quelle habitude, par quelle rapide Ă©ducation des sens, des ĂȘtres humains peuvent-ils dormir au centre du retentisse-ment formidable de ce labeur de gĂ©ants ?

Pourtant, dans ces casernes immenses d'ouvriers et pri-sonniers, nommĂ©es Arbeiterheim, les Ă©quipes de jour reposent, Ă©puisĂ©es. Il est probable toutefois que Rouletabille et La Can-deur disposent encore de quelques forces de rĂ©serve car, au lieu de remonter dans leur dortoir Ă  l'heure exigĂ©e par les rĂšgle-ments, ils s'attardent Ă  bavarder dans un coin dĂ©sert de la can-tine oĂč de solides pourboires glissĂ©s dans la main du feldwebel et une importante rĂ©munĂ©ration accordĂ©e Ă  la mĂšre Klupfel leur assurent, pour quelques heures, une sĂ©curitĂ© Ă  peu prĂšs absolue.

La cantine Klupfel ne ferme ni le jour ni la nuit, depuis la guerre, à cause du mouvement jamais interrompu des travail-leurs qui partent pour les ateliers ou qui en reviennent. À l'ordinaire, il faut voir avec quel entrain Fraulein Emma et Fraulein Ida servent les most de Munich, les Delikatessen et le pain K. K. aux ouvriers et aux soldats qui viennent s'asseoir aux tables longues et poisseuses de la grande salle.

Cette grande salle donne sur plusieurs autres petites piÚces qui sont réservées aux sous-officiers, à la famille Klupfel ou à certains soupers particuliers. L'une d'elles a été louée par les prisonniers français qui travaillent dans l'usine. C'est dans celle-ci que nous trouvons Rouletabille et son compagnon en face des reliefs d'un souper qui fait encore faire la grimace à La Candeur.

Rouletabille a laissé la porte de communication entrou-verte et, de sa place, il assiste à tout ce qui se passe dans la grande salle. Celle-ci se vide peu à peu. Les clients se plaignent de la subite disparition de Fraulein Ida et de Fraulein Emma.

La mĂšre Klupfel qui ne tient plus de fatigue sur ses vieilles jambes leur a rĂ©pondu que ses filles, extĂ©nuĂ©es, Ă©taient montĂ©es se coucher ; mais la porte obstinĂ©ment close de certain cabinet particulier et la prĂ©sence de deux capotes et de deux casquettes rouges de pompiers suspendues prĂšs de cette porte Ă  deux patĂš-res ont suffi pour exciter certaines imaginations un peu Ă©chauf-fĂ©es par la Munich : Fraulein Emma et Fraulein Ida, s'il fallait en croire certains clients attardĂ©s, Ă©taient en train de souper avec les propriĂ©taires desdites casquettes rouges et desdites ca-potes de pompiers. Quelqu'un a mĂȘme ajoutĂ© que si les fiancĂ©s de ces demoiselles, qui travaillaient Ă  cette heure Ă  la fonderie, pouvaient se douter de ce qui se passait, ils n'en concevraient aucune satisfaction !
 À quoi un habituĂ©, qui paraissait au cou-rant des choses, rĂ©pliqua que messieurs les fiancĂ©s n'auraient garde d'en vouloir Ă  ces deux jeunesses d'amasser une honora-ble dot !

Cette derniÚre réflexion sembla mettre tout le monde d'accord. Les derniers clients gagnÚrent la porte qui donnait sur la cour de l'Arbeiterheim


Rouletabille ne laissait échapper aucun de ces mouve-ments, cependant que La Candeur gémissait dans son gilet :

« Et dire que j'ignore encore ce que nous sommes venus faire ici !
 Je ne sais pas ce que tu manigances mais ils sont ici 300 000 ! Qu'est-ce que tu veux que nous fassions Ă  deux contre 300 000 !


– Nous ne sommes pas deux, fit brusquement Rouletabille à voix basse
 nous sommes trois !


– Trois !
 oĂč donc qu'il est le troisiĂšme ?
 »

Rouletabille, aprĂšs un coup d'Ɠil jetĂ© sur la salle voisine, se pencha Ă  l'oreille de La Candeur et lui dit : « Vladimir est lĂ  !
 »

L'autre sursauta :

« Non !
 oĂč donc qu'il est ?


– En ville
 à l'Essener-Hof !

– Bonsoir, de bonsoir, de bonsoir ! c'est-il bien possible !
 Et qu'est-ce qu'il y fait à l'Essener-Hof !

– Il y attend mes ordres !

– Eh ben ! il peut attendre longtemps !

– Ils lui sont dĂ©jĂ  parvenus !
 »

La Candeur considéra un instant Rouletabille avec admira-tion.

« Tu les lui as envoyés par la poste ? lui demanda-t-il, non sans une certaine ironie.

– Exactement.

– Ah ! ben ! et il t'a rĂ©pondu ?


– Et il m'a rĂ©pondu !


– Ça, c'est plus fort que de jouer au bouchon ! Comment faites-vous ?

– Eh bien, nous prenons du papier, une plume et de l'encre, parbleu ! comme tout le monde
 plus une certaine pe-tite grille qui nous permet de dĂ©couper dans une lettre d'une banalitĂ© courante les mots qui correspondent plus particuliĂšre-ment Ă  nos prĂ©occupations personnelles !


– Compris la grille, mais ce que je ne comprends pas, c'est que vous puissiez correspondre !

– C'est pourtant bien simple ! Tu penses bien que, depuis quatre jours que je fais Ă  peu prĂšs ce que je veux dans les bu-reaux particuliers de Richter, je n'ai pas passĂ© uniquement mon temps Ă  tracer des dessins de machines Ă  coudre. Et rien ne m'a Ă©tĂ© plus facile que de glisser dans le stock de la correspondance de l'ingĂ©nieur, avant qu'on ne la vienne chercher, Ă  heures fixes, pour la porter Ă  la poste, une enveloppe qui ne se distingue en rien des autres et qui est revĂȘtue du timbre du Kommando
 VoilĂ  donc un objet sacrĂ© qui ne saurait s'Ă©garer et qui est remis religieusement entre les mains de Nelpas Pacha, reprĂ©sentant des intĂ©rĂȘts turcs auprĂšs de la maison Krupp, domiciliĂ© momen-tanĂ©ment Ă  l'Essener-Hof !

– Qui est-ce Nelpas Pacha ?

– Eh ! ballot !
 c'est Vladimir !
 C'est un nom que la prin-cesse Botosani lui avait trouvĂ© comme par hasard avant de quit-ter Paris pour se rendre en son agrĂ©able compagnie sur les bords enchantĂ©s du Bosphore !


– Et qui donc est cette princesse Botosani ?


– Je te raconterai cela dans quelques annĂ©es. Ce serait trop long aujourd'hui ! Suis bien le mouvement : Vladimir me rĂ©-pond en Ă©crivant Ă  Richter, avec lequel il est entrĂ© en relations d'affaires sur les ordres que je lui ai envoyĂ©s dans ma premiĂšre lettre : je fouille et trifouille Ă  loisir le courrier de Richter. L'enveloppe de Vladimir a une petite marque ; j'ouvre, si la chose n'est pas dĂ©jĂ  faite, et je confisque la lettre ou je la laisse traĂźner ; ça n'a pas d'importance ! On peut lire notre prose, il n'y est question que de machines Ă  coudre. Il faut avoir la grille pour y dĂ©couvrir un autre sens !

– C'est tout simple, en effet ! conclut La Candeur, extasiĂ©. Mais il n'y a que toi pour trouver des choses pareilles !
 Mais dis-moi, il raconte des choses intĂ©ressantes dans ses lettres, Vladimir ?

– Tu penses ! je sais par lui tout ce qui se passe à Essen, comme il sait par moi tout ce qui se passe à l'usine ou à peu prùs


– Oui, on doit bavarder chez Richter !


– D'autant plus qu'on ne se doute pas que je suis toujours lĂ  pour Ă©couter
 et puis Richter a confiance en moi !
 Je vais t'apprendre une chose qui te rĂ©jouira certainement. Je viens de signer avec lui un contrat d'association pour une affaire magni-fique !
 Je vais gagner beaucoup d'argent, La Candeur ! Je vais ĂȘtre riche !


– Comment ! tu t'associes avec nos ennemis, maintenant ?

– D'abord, Richter n'est pas ennemi !
 C'est un Suisse de Zurich !
 et un charmant homme !
 Nous faisons dĂ©jĂ  une paire d'amis
 Il a Ă©tĂ© si content des premiers plans que je lui ai fournis qu'il m'a invitĂ© Ă  son dĂ©jeuner de fiançailles !

– Pas possible !

– Peuh ! il ne pouvait faire moins avec son associĂ© !
 Et sais-tu oĂč il le donne son dĂ©jeuner de fiançailles ?

– À l'usine ! chez le gĂ©nĂ©ral von Berg ?

– Pas du tout !
 À l'Essener-Hof, mon cher !

– Et tu as acceptĂ© ?


– Avec joie ! ce me sera une occasion certainement de ba-varder un peu plus longuement avec notre ami Vladimir.

– Eh ben ! vous en avez de la veine, vous autres !
 Et quand est-ce que je le verrai, moi, Vladimir ? »

Rouletabille se leva tout à coup, s'en fut à la porte de la grande salle, en prenant soin de marcher sur la pointe des pieds et lança à voix basse à La Candeur :

« Tout de suite ! tu vas le voir tout de suite !


– Comment ! à l'usine !

– À l'usine !


– Et qui est-ce qui va nous l'amener ?

– Si je te le disais, rĂ©pliqua Rouletabille avec un bon sou-rire, tu ne me croirais pas !
 et maintenant, motus ! »

On n'entendait plus que le ronflement de la mĂšre Klupfel, Ă©croulĂ©e sur le coin d'une table
 Rouletabille pĂ©nĂ©tra dans la grande salle, se dirigea vers les patĂšres oĂč pendaient les deux capotes et les deux casquettes rouges des pompiers, s'empara de ces prĂ©cieuses dĂ©froques, revint avec elles dans le cabinet oĂč l'attendait La Candeur et les jeta sur une table.

« Habille-toi !
 »

Et il s'habilla lui-mĂȘme
 L'uniforme semblait fait pour lui et la petite casquette rouge lui allait Ă  ravir. Malheureusement la taille de La Candeur s'accommodait mal de ce nouveau vĂȘte-ment.

« T'as pas besoin de passer les manches ! lui souffla le re-porter, et colle-toi la casquette sur le cÎté, c'est le grand chic ! »

Une minute plus tard, ils Ă©taient dans la cour. La mĂšre Klupfel ronflait toujours.

« OĂč allons-nous ? demanda La Candeur.

– Partout oĂč le service nous rĂ©clame ! » rĂ©pliqua Rouletabille, et, poussant devant lui la petite voiture du service de ronde qui est en usage chez les pompiers de l'usine et qui semblait les attendre Ă  la sortie de la cantine, ils passĂšrent sans encombre devant le poste qui se trouvait Ă  l'entrĂ©e de la cour de l'Arbeiterheim rĂ©servĂ©e aux ouvriers Ă©trangers et aux prisonniers français


Cette petite voiture avait un coffre dans lequel se trouvait tout ce qu'il fallait pour arrĂȘter ou limiter les premiers progrĂšs d'un incendie : pics, pioches et, dans un compartiment, des gre-nades extinctrices. Enfin, au-dessus de ce coffre, se dressait une Ă©chelle lĂ©gĂšre double dont un mouvement mĂ©canique Ă  main pouvait augmenter le dĂ©veloppement.

« Mon vieux, dĂ©clara Rouletabille Ă  son compagnon, dĂšs qu'ils se trouvĂšrent en pleine usine, je t'avouerai que je guignais cette Ă©chelle-lĂ , les capotes et les casquettes depuis l'avant-derniĂšre nuit


– Pour aller voir Vladimir ? » sonda La Candeur, qui, dans l'ahurissement oĂč le plongeaient tous ces Ă©vĂ©nements prĂ©cipitĂ©s et incomprĂ©hensibles, n'avait plus qu'une idĂ©e fixe : voir Vladi-mir !

« Sans doute ! pour aller voir Vladimir, et quelques autres personnages que l'on ne peut approcher que fort difficilement si l'on ne possĂšde pas une Ă©chelle, une capote et une casquette de pompier !


– Y a pas Ă  dire, tu penses Ă  tout !
 »

Mais ils venaient de sortir de l'ombre noire des hauts murs de l'Arbeiterheim et ils s'arrĂȘtĂšrent soudain devant un spectacle inouĂŻ.

« C'est beau, l'enfer !
 » soupira La Candeur


Ils ne s'Ă©taient jamais trouvĂ©s dans l'usine, la nuit. Ils n'en avaient entendu que le terrible vacarme, qui ne s'Ă©teint pas plus que le feu de ses creusets ; mais il fallait Ă  leurs yeux le repoussoir des tĂ©nĂšbres pour embrasser d'un coup l'horrible splendeur de ce chaos en flammes ! La moindre porte entrouverte sur le travail intĂ©rieur embrasait soudain la nuit d'un fulgurant brasier ; les panaches rouges des hautes cheminĂ©es se tordaient au-dessus de leurs tĂȘtes au milieu des tourbillons d'une fumĂ©e empestĂ©e, plus noire que le ciel
 d'autres fulgurances rabattues par le vent, descendaient et se dispersaient en une pluie Ă©ternelle de feu et de cendre chaude.

« Allons ! souffla Rouletabille. Du courage, La Candeur ! »

Et La Candeur, docile et consterné, condamné à tourner dans cette fournaise maudite, sans savoir quel crime l'a fait des-cendre dans la géhenne, répÚte :

« Allons !
 puisqu'il faut aller !
 »

Un point de repĂšre semble guider Rouletabille dans cette nuit de flammes. Ce sont les hauts murs de la tour octogone dont il a gravi derniĂšrement les degrĂ©s avec Richter ; c'est la tour d'eau. Ils y arrivent sans encombre. Ils passent au milieu de toutes les ombres qui habitent les voies bordĂ©es de rugissantes forges, sans qu'on leur pose une question. À la tour d'eau, Rou-letabille s'arrĂȘte un instant, s'oriente, attend que l'endroit soit devenu dĂ©sert, puis se glisse, toujours poussant sa voiture et toujours suivi de La Candeur, entre deux Ă©normes bĂątiments, aux murs sans portes, et qui ont entre eux comme une riviĂšre d'ombre
 Les jeunes gens sont tout de suite noyĂ©s dans cette nuit protectrice, et bientĂŽt se trouvent en face d'un Ă©difice que l'on a, avec intention, isolĂ© autant que possible du grand labeur retentissant ; c'est la maison oĂč reposent le directeur du labora-toire d'Énergie, Hans, avec sa fille Helena, et sa prisonniĂšre Ni-cole.

Rouletabille sait que la fenĂȘtre de la chambre de Nicole est la derniĂšre du coin Ă  gauche, au second Ă©tage. Il sait aussi que Nicole n'est jamais seule la nuit, et qu'une femme veille sans cesse sur elle
 Il sait encore qu'il y a des barreaux Ă  la fenĂȘtre de Nicole
 Alors ? alors, qu'espĂšre-t-il ? Pourquoi se rapproche-t-il soudain de ce mur ?
 Pourquoi, hardiment et rapidement dĂ©ploie-t-il toute la longueur de son Ă©chelle et l'appuie-t-il au toit, comme si son devoir de soldat du feu l'appelait Ă  aller constater que les superstructures du bĂątiment ne courent aucun danger Ă  la suite de la chute de quelques flammĂšches qu'il a pu apercevoir
 Pourquoi ? Parce qu'il veut voir Nicole, qu'il n'a pas revue depuis la scĂšne terrible oĂč elle a remis, entre ses mains le droit de tuer !


Non ! Nicole n'est plus revenue avec Helena dans la salle de dessin de Richter, et c'est en vain que le reporter a attendu l'oc-casion de communiquer avec elle.

Au moment oĂč Rouletabille va mettre le pied sur l'Ă©chelle, La Candeur lui dit :

« S'il vient quelqu'un que dois-je faire ?

– Rien ! tu es à ton poste et je suis au mien !

– Si c'est un chef qui me parle, je ne pourrai lui rĂ©pondre !

– Eh bien ! tu ne lui rĂ©pondras pas !

– Mais s'il insiste ?


– Assomme !
 »

Et Rouletabille grimpe sur son Ă©chelle. Il passe devant la fenĂȘtre qu'une veilleuse allumĂ©e toute la nuit Ă©claire douce-ment
 et, en passant, il regarde
 Sur son lit, juste en face, contre le mur du fond, il voit Nicole, Ă©tendue, accoudĂ©e la tĂȘte dans une main, les yeux grands ouverts. L'insomnie poursuit la malheureuse fille. Elle semble perdue dans un rĂȘve profond, et plus cruel peut-ĂȘtre que ceux qui la poursuivent jusque dans son sommeil.

Cependant, elle a redressĂ© la tĂȘte et a dĂ» apercevoir l'ombre de Rouletabille Ă  la fenĂȘtre, car voilĂ  qu'elle se soulĂšve doucement et qu'elle souffle la veilleuse posĂ©e sur sa table de nuit. Il n'oublie pas qu'ils ont tout Ă  redouter de la gardienne, sans doute endormie en ce moment, mais qui peut se rĂ©veiller tout Ă  coup et jeter l'alarme. D'autre part, il lui semble entendre un murmure de voix de l'autre cĂŽtĂ© du mur et il craint d'ĂȘtre surpris, immobile sur son Ă©chelle.

Il gravit quelques Ă©chelons, les yeux toujours fixĂ©s sur la fenĂȘtre. Et, voilĂ  qu'Ă  cette fenĂȘtre, contre la vitre vient se coller le visage de douleur et d'angoisse de Nicole, Ă©clairĂ© fantasti-quement par les lueurs intermittentes qui dĂ©chirent un ciel d'encre.

Rouletabille fait un signe Ă  la jeune fille, redescend les Ă©chelons qu'il vient de monter et, presque aussitĂŽt, la fenĂȘtre s'entrouvre avec prĂ©caution, et Nicole se penche sur le mystĂšre de la nuit.

Rouletabille lui souffle : « Je ne vous vois plus ! pourquoi ? Il faut absolument que vous acceptiez l'invitation que vous fera Fraulein Hans de prendre part Ă  son dĂ©jeuner de fiançail-les
 »

Le reporter attend la rĂ©ponse, mais quelque chose de nou-veau a dĂ» se produire dans la chambre, car la fenĂȘtre s'est vive-ment refermĂ©e et la pĂąle apparition a disparu


Maintenant, c'est l'obscuritĂ© profonde et, de nouveau, le murmure des voix de l'autre cĂŽtĂ© du mur
 Certains mots arri-vent mĂȘme jusqu'Ă  Rouletabille et excitent sa curiositĂ©. Il monte sur le toit, se glisse le long de la gouttiĂšre et, arrivĂ© Ă  son extrĂ©-mitĂ©, se penche : sur le seuil de la demeure de Hans, une lueur venue de l'intĂ©rieur lui montre deux hommes qui bavardent en fumant leur pipe.

Il reconnaĂźt le plus grand et le plus fort des deux Ă  son uni-forme de majordome. C'est le gardien qui accompagne toujours Nicole dans ses sorties avec Helena. L'autre doit ĂȘtre le concierge.

Rouletabille entend trĂšs nettement des bouts de phrase. « Depuis mercredi, je peux rentrer coucher chez moi !
 c'est toujours ça
 seulement le jour, le service va recommencer Ă  ĂȘtre aussi dur
 Oui, on va sortir
 on va se promener
 paraĂźt qu'il faut se montrer
 mercredi j'ai bien cru ĂȘtre dĂ©barrassĂ© de tout


– Oui, rĂ©pondit l'autre
 Nous avons tous cru ici que c'Ă©tait fini !


– Eh ben ! et là-bas ! la princesse Botosani a dit : elle sera morte demain !


– Et maintenant, elle va tout Ă  fait mieux ! c'est incroyable ce qu'il y a de ressort chez les jeunes femmes ! sans compter que puisqu'ils veulent qu'elle se porte bien, ils ont dĂ» lui coller un Ă©lixir pas banal !


– Donne-moi un peu de tabac, mon vieux Franz, que je fume une derniĂšre pipe avant de rentrer Ă  la maison. »

Rouletabille n'attendit pas davantage. Il connaissait main-tenant la raison bien simple pour laquelle il n'avait pas revu Ni-cole. La fille de Fulber avait Ă©tĂ© trĂšs malade aprĂšs la scĂšne de l'entrevue avec Serge Kaniewsky, si malade qu'on avait dĂ» la conduire tout de suite dans un hĂŽpital ou tout au moins dans une maison de secours oĂč la princesse Botosani, en ce moment Ă  l'Essener-Hof avec Vladimir, avait eu l'occasion, sans doute, de lui donner quelque soin
 car, en raison de son cosmopoli-tisme bien connu, cette charmante femme devait avoir autant de plaisir Ă  revĂȘtir le costume d'infirmiĂšre en Allemagne qu'Ă  Paris. Maintenant, Nicole allait beaucoup mieux, ce qui n'avait rien d'Ă©tonnant, ses faiblesses Ă©tant le plus souvent le rĂ©sultat d'un Ă©tat moral qui pouvait se transformer du jour au lendemain.

Assez content de ce qu'il venait d'apprendre, le reporter re-tourna Ă  son Ă©chelle, la redescendit, constata qu'il n'y avait plus aucune apparition Ă  la fenĂȘtre de Nicole et que la veilleuse de sa chambre n'avait pas Ă©tĂ© rallumĂ©e ; puis il se laissa glisser sur les montants et tomba dans les bras de La Candeur qui lui dit :

« Je ne vivais plus !
 VoilĂ  deux fois qu'un grand diable de sergent-pompier passe par ici en me regardant drĂŽlement. La seconde fois, il m'a adressĂ© la parole ! Tu penses si j'en menais large
 Je ne savais pas ce qu'il me disait, moi. À tout hasard, je lui ai rĂ©pondu : « Ja ! » en me penchant dans ma boĂźte et en ayant l'air trĂšs occupé  ParaĂźt que ça a collĂ© puisqu'il a continuĂ© son chemin en me jetant un : « Gute Nacht ! » auquel je n'ai mĂȘme pas rĂ©pondu Ă  cause de l'accent ! Tu sais, je me mĂ©fie : il n'y a que Ja que je sais en allemand et que je dise bien
 Le reste de la langue, vaut mieux ne pas en parler !
 Et maintenant, filons !


– Oui, dit Rouletabille, en route !
 Nous n'avons plus rien Ă  faire ici !
 »

Ils ramenÚrent l'échelle à sa hauteur accoutumée, et parti-rent promptement en poussant leur petit char.

Il leur fallait Ă  nouveau traverser des avenues trĂšs embar-rassĂ©es et trĂšs frĂ©quentĂ©es
 Ils s'y jetĂšrent bravement, courant presque, comme s'ils avaient reçu l'ordre de se rendre au plus tĂŽt Ă  un endroit oĂč leurs services Ă©taient rĂ©clamĂ©s.

Tout Ă  coup, ils virent se dresser devant eux le grand diable Ă  casquette rouge, le sergent-pompier, dont venait de parler La Candeur.

« C'est lui ! soupira La Candeur !
 c'est encore lui !
 Ah ! il va nous voir !
 »

Rouletabille ralentit la marche et passa bravement sous le nez du terrible sous-off. Celui-ci, s'adressant à La Candeur, lui jeta d'une voix rude dans son jargon de vieux rempilé :

« Je t'ai dĂ©jĂ  dit de mettre ta capote Ă  l'ordonnance ! prends garde que j'aie Ă  te le rĂ©pĂ©ter ! Si tu Ă©tais de ma section, t'aurais appris Ă  me connaĂźtre, bougre d'entĂȘtĂ© !

– Faites pas attention ! grogna Rouletabille, mon camarade est un peu sourd !
 je vais lui parler ! »

Et il hñta le pas, prenant sur sa gauche, une ruelle mi-obscure
 Mais l'autre les suivait.

« Qu'est-ce qu'il veut encore l'animal ? Il me fait peur celui-lĂ  ! gĂ©mit La Candeur qui essuyait de grosses gouttes de sueur sur son front
 Et il ne nous lĂąche pas, tu sais !

– Enlùve ta capote !
 fit rapidement Rouletabille
 Il veut que tu mettes les manches !

– Bonsoir de bonsoir ! mais je ne peux pas les mettre, les manches !


– T'arrĂȘte pas ! Mais ne t'arrĂȘte donc pas !
 fais semblant de les passer !
 et il nous lĂąchera peut-ĂȘtre !
 »

La Candeur enleva sa capote et essaya de passer une man-che, toujours en marchant


« Ah ! je ne peux pas ! je ne peux pas !
 c'est des manches pour une poupĂ©e !


– SĂ»r ! t'aimerais mieux avoir sa capote Ă  lui !

– Elle m'irait comme un gant ! acquiesça La Candeur qui commençait à trembler


– Sans compter qu'elle te ferait sergent du coup ! ce qui n'est pas dĂ©sagrĂ©able !

– Rigole pas, Rouletabille ! le v'là ! le v'là
 Je te dis qu'il va nous avoir !
 j'en ai une peur ! une peur !


– Marche sans t'occuper de rien, en gardant maintenant ta capote sur l'Ă©paule, si tu as si peur que ça, tant mieux !

– Pourquoi donc ?

– Parce que quand il va ĂȘtre prĂšs de nous, tu vas te retour-ner tranquillement et tu lui donneras ton coup de poing de la peur !


– Comme au Turc, dans le Chñteau noir ?

– Comme au Turc !
 faut pas qu'il fasse ouf ! tu sais, si tu le rates, je ne donne pas un pfennig de notre peau à tous les deux !


– On ne sera plus jamais tranquille dans cette vallĂ©e de malheur ! » grogna encore La Candeur qui grelottait littĂ©rale-ment d'effroi


Mais Rouletabille vit avec plaisir qu'il se libĂ©rait le bras et le balançait dĂ©jĂ  en fermant un poing des plus imposants
 Or, le feldwebel fut, dans le moment, sur eux, jurant et gesticulant


Il arriva ce qui devait arriver. La Candeur se retourna tran-quillement, comme le lui avait recommandé Rouletabille, leva le bras droit comme pour saluer et soudain, abattit sur le front du sous-off son coup de poing de la peur.

L'autre ne poussa mĂȘme pas un soupir. Il tomba foudroyĂ©, dans un ruisseau qui roulait des eaux noires tout le long du mur.

« Bonsoir de bonsoir ! il va me salir ma belle capote ! s'exclama La Candeur en se prĂ©cipitant sur le corps et en le ti-rant Ă  lui
 » Puis se tournant vers Rouletabille :

« Crois-tu que j'aie bien tapĂ© ?
 demanda-t-il.

– Comme un sourd ! rĂ©pondit le reporter. Je l'avais aver-ti !
 Mais il ne s'agit pas de faire des discours !
 Donne-moi ta capote et ta casquette que je vais mettre dans la voiture et passe vite son habit. Mets sa casquette Ă  lui !
 Te voilĂ  maintenant beau comme un astre !
 et je te dois obĂ©issance !
 et on nous fichera la paix, maintenant que tu es gradĂ© !


– Qu'est-ce que nous allons faire du corps ? demanda La Candeur, on ne peut pas le laisser là !


– Non ! mets-le sur ton Ă©paule ! vite !


– Nous avons un pic et une pioche
 on pourrait peut-ĂȘtre l'enterrer ? » Ă©mit La Candeur en hissant le cadavre sur son dos avec l'aide de Rouletabille.

« Penses-tu ?
 lui faudrait peut-ĂȘtre aussi un monument avec une croix dessus !
 Allons, marche !
 »

À quelques pas de lĂ , Rouletabille avait dĂ©jĂ  vu que le ruis-seau se jetait dans une grande piscine qui devait ĂȘtre des plus profondes Ă  en juger d'aprĂšs la quantitĂ© d'eau sale et fumante qui sortait des conduites de fonte et se dĂ©versait dans cette sen-tine ; la gueule Ă©norme d'un Ă©gout reprenait cette onde malsaine pour la conduire on ne savait oĂč
 mais le fond mĂȘme du bassin ne devait jamais ĂȘtre Ă  sec ; et le reporter avait tout de suite es-timĂ© que ce serait lĂ  une tombe admirable pour un corps qui devait disparaĂźtre sans laisser de trace.

C'est avec peine que Rouletabille se sĂ©para d'une des deux cordes Ă  nƓuds qui se trouvaient dans leur petite voiture, mais cette corde leur Ă©tait nĂ©cessaire pour attacher au cou et aux pieds du feldwebel deux grosses pierres qui servaient de bornes Ă  garantir l'entrĂ©e d'un hangar.

Ils précipitÚrent le sous-off, aprÚs ficelage, dans ce petit lac d'enfer et ne s'attardÚrent point à contempler les ronds que la chute du corps ainsi lesté faisait dans l'eau bouillonnante


Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient Ă  nouveau en plein incendie nocturne de la prodigieuse forge.

« Qu'est-ce que nous fichons ici ? demanda anxieusement La Candeur qui trouvait qu'on avait eu assez d'aventures pour cette nuit-lĂ  !
 Est-ce qu'on va pas bientĂŽt rentrer ?
 Si on tarde, les deux pompiers vont sortir de chez la mĂšre Klupfel en beuglant qu'on leur a volĂ© leur fourbi !


– Penses-tu !
 Ils croiront à une blague !
 surtout quand ils ne verront plus leur petite voiture !


– Tu ne vas pas la leur rendre ?

– Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? Je ne vais pas la garder dans ma poche !

« Alors, quand nous aurons fini de nous en servir, nous la laisserons dans un coin quelconque oĂč ils sauront bien la re-trouver, va !
 Seulement, j'aime mieux te prĂ©venir tout de suite qu'ils chercheront en vain les deux cordes Ă  nƓuds, l'Ă©chelle de corde, le pic, la pioche et les deux haches !


– Et tu crois qu'ils ne vont pas gueuler !

– Non ! à cause des capotes et des casquettes disparues, ils ne diront pas un mot !
 Ils sont en faute, mon vieux !
 et je te dis, moi, qu'ils penseront que leurs camarades, jaloux de leur succùs auprùs de Fraulein Ida et de Fraulein Emma, ont voulu leur faire une farce !
 N'aie pas peur ! ils s'arrangeront comme ils pourront !
 mais ils ne se plaindront pas !
 Enfin, ils feront ce qu'ils voudront, ce n'est pas moi qui les leur rendrai, leurs capotes et leurs casquettes !


– T'as peut-ĂȘtre tort !
 Qu'est-ce que tu veux en faire !

– Elles sont si commodes pour la promenade !


– Eh bien, je vais te dire une chose, c'est que je commence à en avoir assez, moi, de me promener ! Si on rentrait se cou-cher ! c'est pas ton avis ?

– Ma foi, non !
 On est trĂšs bien ici !
 on va on vient, on se balade partout oĂč l'on veut !
 on voit tout !
 on s'instruit !
 Tiens ! regarde ! Tu ne trouves pas ça Ă©patant ; le spectacle de la fonderie, la nuit ?
 Tu l'as dit toi-mĂȘme : « C'est beau, l'enfer ! »

– J'ai peur qu'il nous brĂ»le !
 »

Mais Rouletabille, sans plus s'occuper de la méchante hu-meur de son compagnon, s'était mis à précipiter soudain sa marche de telle sorte que La Candeur qui poussait alors le petit char avait peine à le suivre.

« Mais oĂč que tu cours comme cela ?
 geignait-il derriĂšre lui
 T'es pas un peu maboul !
 Tu ne vois pas qu'il y a un monde fou par lĂ  ?
 Qu'est-ce que c'est que tous ces gens-lĂ  ?
 Mon vieux ! c'est plein d'officiers ! Va pas par lĂ , bonsoir de bonsoir !
 Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !
 mais je ne rĂȘve pas
 Rouletabille !
 Rouletabille !
 Tiens, lĂ , dans le groupe derriĂšre les officiers
 mais
 mais c'est Vladimir !


– Eh bien, est-ce que je n'avais pas promis de te le faire voir ce soir ? lui souffla Rouletabille en s'arrĂȘtant brusque-ment
 et maintenant, penche-toi Ă  gauche !
 Regarde un peu, lĂ , entre la grande grue et la locomotive ! Vois cet homme de-bout Ă  l'entrĂ©e de l'atelier !
 tu ne le connais pas ?
 tu ne le reconnais pas !
 Il est pourtant bien Ă©clairĂ© par la flamme qui sort des creusets !
 On le dirait dans le feu !
 Oui ! l'homme qui lĂšve le bras et qui a l'air de commander au feu !


– Mais c'est
 mais c'est l'empereur ! » murmura La Can-deur avec un recul instinctif
 et, terrifiĂ©, il ajouta immĂ©diate-ment : « Fichons le camp !

– Au contraire, dit Rouletabille : Suivons-le ! »

XVI

LE MAÎTRE DU FEU

C'est en frissonnant que Dante arriva au dernier giron de l'enfer
 et qu'il aperçut le monarque de l'empire des pleurs
 C'est en claquant des dents que le compagnon de Rouletabille arrĂȘta son regard Ă©pouvantĂ© sur le Dieu du feu, sur le Lucifer moderne. Chancelant, La Candeur s'appuya Ă  l'Ă©paule de son audacieux ami, et cela moins pour le suivre que pour tenter de l'arrĂȘter.

Oui, l'homme qu'ils avaient devant eux Ă©tait celui-lĂ  mĂȘme qui se disait l'Ă©pouvante du monde !
 Son visage, comme celui de Satan, Ă©tait rouge de feu ! Un orgueil insensĂ© redressait sa taille et gonflait son armure. Son casque flamboyant qui portait un oiseau de proie, le couronnait d'une crĂȘte effroyable. Ses traits hideux rassemblaient sur son visage toutes les marques funestes qui ont stigmatisĂ© les archanges prĂ©cipitĂ©s, depuis que la CrĂ©ature s'est retournĂ©e contre son CrĂ©ateur.

Et oĂč donc la rage et la vengeance, aprĂšs le rĂȘve dĂ©truit, eussent-elles pu s'exprimer avec plus de relief sur la face du maudit qu'en ce cycle oĂč la destruction prĂ©pare ses armes et ses foudres : chez Krupp ! entre ces fleuves de flammes qui ne consentent Ă  se refroidir que pour mieux se rallumer sur le monde en cendres !

Ne cherchez pas ailleurs la demeure du mal : elle est là ; c'est là le centre des crimes et des tourments ! et c'est là qu'il faut voir l'homme !


Cette nuit, il a réuni autour de lui d'illustres amis et de timides alliés et d'importants personnages neutres qui n'ont point osé refuser son invitation ; il a fait venir cette cohorte de trÚs loin pour lui faire visiter son enfer.

Il a besoin d'ĂȘtre vu dans sa force et dans toute sa malĂ©dic-tion. Les uns sortiront de lĂ  raffermis dans leur foi, les autres reprendront leur route, terrorisĂ©s. OĂč donc, mieux qu'Ă  Essen, forge-t-on de la terreur ?


« Allons-nous-en ! je ne veux plus le voir ! il est trop laid ! supplie le pauvre La Candeur


– Non, cet homme n'est pas laid. Un monstre n'est pas laid. Un monstre est un monstre, c'est-Ă -dire quelque chose en de-hors de l'humanitĂ© et de la vie universelle, et qui ne saurait ĂȘtre comparĂ© Ă  rien. »

Cet homme est incomparable.

Il n'y a pas de rival Ă  Satan dans la gĂ©henne. Parce qu'il est le seul ĂȘtre tout Ă  fait chez lui. Il est l'Ăąme du dĂ©sastre et de la ruine, et c'est son souffle qui passe sur les brasiers d'Essen et qui fait vivre l'acier en fusion, et qui lui donne la forme qu'il faut pour que la Mort soit plus puissante sur la terre, et qu'elle se rie de tous les obstacles imaginĂ©s par la peur ou la prudence des hommes.

OĂč donc est-elle cette pĂ©riode primaire oĂč la Camarde ve-nait aux hommes une faux dans la main ? Maintenant, elle che-vauche un 420.

Le feu n'a rien Ă  refuser Ă  son maĂźtre. Le feu lui donne tout ce qu'il veut et, en ce moment mĂȘme, tel un dragon enchaĂźnĂ© qui accepte son esclavage, le feu lĂšche le maĂźtre de toutes ses lan-gues !

Devant les creusets ouverts et dans l'allégresse tumultueuse des marteaux géants, le maßtre du feu explique le miracle infernal auquel il préside : du fond des fours, aux gueules rugissantes, des esclaves retirent des blocs de flammes qu'ils déposent dans une matrice. Puis un bras puissant s'avance mû par une force invincible et docile, vers cette matrice qu'obstrue le lingot rouge. Alors le bras s'enfonce dans la matiÚre molle et incandescente qui vient se mouler autour de lui. Quand le bras a percé de bout en bout le bloc d'acier, on met celui-ci dans une autre matrice plus étroite et un autre bras plus gros renouvellera le travail du premier. Ainsi, le lingot devient un tube dont les parois vont s'amincissant à chaque filiÚre nouvelle . Quand c'est fini, on a un canon. Il ne reste plus qu'à le rayer. C'est rapide. C'est le nouveau procédé avec lequel, en deux heures, on peut faire un canon. Autrefois, lors du forage à froid, il fallait une journée et demie ! Et la Mort attendait ! Il ne faut pas faire attendre la Mort, épouse acariùtre du maßtre de céans


Depuis deux heures, le maĂźtre promĂšne ainsi ses hĂŽtes dans son domaine.

Tous les ateliers, tous les gouffres s'ouvrent devant lui et sa suite. Les forges, mĂȘme les plus secrĂštes, dont nul regard pro-fane n'avait encore osĂ© pĂ©nĂ©trer le mystĂšre enflammĂ©, s'entrou-vrent un instant pour que puisse ĂȘtre satisfait l'orgueil de l'homme, et parfaire la publicitĂ© de terreur qu'il est dĂ©cidĂ© Ă  rĂ©-pandre sur le monde.

Il y a, dans cette troupe qui court sur les talons du monstre, des journalistes. Rouletabille reconnaßt des confrÚres d'outre-Rhin qu'il a fréquentés professionnellement à Paris quand ils y étaient les correspondants de la paix et, à beaucoup de titres, les préparateurs de la guerre.

Et le reporter est heureux que la présence fulgurante du maßtre éblouisse tous les yeux et le laisse, lui, dans l'ombre.

Dans l'ombre, avec son compagnon, il suit l'escorte. Il s'ar-range pour en faire partie. Tous deux semblent ĂȘtre lĂ  par ordre, avec ces gardes du corps et cette valetaille militaire que les pas de l'empereur du feu traĂźnent toujours derriĂšre lui.

Si on interroge Rouletabille, il a une rĂ©ponse toute prĂȘte oĂč se formulera la consigne reçue d'accompagner partout le souverain d'Essen dans le cas, justement, oĂč le feu oublierait sa servitude. Deux pompiers, armĂ©s de bombes extinctrices, sont une sĂ©curitĂ©, mĂȘme pour le diable, si celui-ci, pour venir sur la terre, s'est dĂ©guisĂ© de chair humaine.

On ne fait donc pas attention aux pompiers qui, eux, font attention Ă  tout.

Et voilà que l'on se trouve en face du laboratoire d'Énergie.

La troupe pénÚtre dans le pavillon central sur le seuil du-quel l'ingénieur en chef Hans reçoit son maßtre.

On traverse des salles oĂč se poursuivent actuellement des travaux que n'auraient point reniĂ© l'orgueil et l'audace des al-chimistes. Le radium ne va-t-il pas permettre un jour prochain de rĂ©aliser tous les rĂȘves de la science occulte au Moyen Âge ?
 C'est ce qu'explique celui qui sait tout !


Tandis que les autres peuples s'attardent encore Ă  des tra-vaux sur la dĂ©couverte rĂ©cente de la dĂ©matĂ©rialisation de la ma-tiĂšre, ici on travaille Ă  la rematĂ©rialisation !
 Au lieu de suivre la chaĂźne des transformations successives de la matiĂšre rayon-nante qui se font toujours par dĂ©gradations successives d'Ă©nergie ceux qui travaillent ici sont en train de la remonter physiologiquement ! Prendre les particules Ă©lĂ©mentaires des matĂ©riaux ultimes avec lesquels est construit notre monde ma-tĂ©riel, et reconstruire l'Ă©difice du monde Ă  sa guise !
 un monde qui n'obĂ©irait plus aux rĂšgles ordinaires de la physique ! Refaire le monde ! VoilĂ  le rĂȘve du monstre qui a mis le bon vieux Dieu dans sa poche !


Écoutez le damnĂ© :

« Si dĂ©jĂ  il est certain qu'en prenant un Ă  un les atomes individuels et en les maniant avec des doigts de fĂ©e, on peut imaginer de les trier assez adroitement pour refaire, avec l'Ă©nergie de dĂ©chet, de l'Ă©nergie bonne Ă  quelque chose, Ă  plus forte raison, en choisissant dans les matĂ©riaux qui sont entrĂ©s dans la structure de l'atome, devrions-nous pouvoir les engager en des combinaisons nouvelles qui permettraient la restauration de l'Ă©nergie utile ! OĂč en sont, Ă  l'heure actuelle, ces travaux ? Excellences, messieurs, il ne m'appartient pas encore de vous le dire, mais en attendant que nous puissions recrĂ©er le monde, dĂ©clare avec un sourire hideux l'AntĂ©christ, nous allons continuer de vous montrer ce que nous avons fait pour le dĂ©truire !
 Oui ! si je vous ai rassemblĂ©s ici, c'est pour que vous puissiez dire au monde que nous avons son sort dans notre main ! et que notre main n'a qu'un signe Ă  faire pour que les plus riches citĂ©s de la terre, avec leurs habitants et leur civilisation, disparaissent en quelques minutes !
 et cela sans que nous ayons Ă  sortir d'ici !
 »

À cette formidable parole, un frisson parcourut visiblement l'assemblĂ©e. Mais l'empereur avait fait un signe et Hans avait ouvert une porte qui donnait sur un couloir. Tous s'y engagĂšrent derriĂšre l'homme.

On arriva ainsi dans un laboratoire assez vaste, celui-lĂ  mĂȘme dans lequel avait travaillĂ© Malet. Ce laboratoire Ă©tait sĂ©-parĂ© en plusieurs parties formant dans chaque coin de vĂ©rita-bles cabinets particuliers, fermĂ©s soit par des rideaux, soit par des portes.

L'un de ces petits laboratoires avait sa porte vitrée et les vi-tres en étaient éclairées par une lumiÚre d'un rouge vif.

Quand tout le monde fut rassemblé dans la piÚce centrale, l'empereur dit à mi-voix en montrant la porte vitrée.

« Vous allez regarder Ă  travers cette vitre et vous verrez un homme qui travaille Ă  une chose admirable, au remĂšde universel issu du radium. Vous avez dĂ» dĂ©jĂ  entendre parler de cet homme. C'est un gĂ©nie. Il s'appelle ThĂ©odore Fulber
 C'est un Français !
 Il est notre prisonnier
 Je n'ai point voulu que les hasards et la guerre interrompissent le cours d'une Ɠuvre destinĂ©e Ă  guĂ©rir tous les maux de l'humanitĂ©, si l'humanitĂ© consent Ă  ĂȘtre guĂ©rie !
 et nous avons mis notre laboratoire Ă  sa disposition. Vous voyez que nous ne sommes point tout Ă  fait des barbares !
 »

Ayant dit, il s'approcha lui-mĂȘme de la porte et se pencha sur les vitres, puis il se retourna et fit signe aux autres d'appro-cher.

DĂ©jĂ  le mouvement en avant avait commencĂ© quand il s'arrĂȘta brusquement. Quelques invitĂ©s mĂȘme reculĂšrent.

C'est qu'aux carreaux de la porte Ă©tait venue subitement se coller une figure Ă©trange et fantastique : des yeux de feu, une bouche grimaçante, un front vaste, tourmentĂ©, creusĂ© de rides profondes, encadrĂ© par une chevelure dont les mĂšches blanchies s'entremĂȘlaient et se tordaient comme sur une tĂȘte de Gor-gone
 et, toute cette physionomie, que semblait agiter la plus sombre fureur, flamboyait dans la lumiĂšre rouge du laboratoire et apparaissait, sublime comme le gĂ©nie et terrible comme la folie !


L'empereur lui-mĂȘme, Ă  cette apparition, avait fait un pas en arriĂšre
 La figure farouche s'Ă©tait tournĂ©e vers lui et le brĂ»-lait de son affreux regard


Alors l'empereur comme pour railler, lui-mĂȘme, le mou-vement instinctif qui l'avait fait reculer, dit Ă  voix haute :

« Monsieur Théodore Fulber n'aime décidément pas qu'on le dérange dans son travail ! »

AussitÎt, des cris insensés éclatÚrent derriÚre la vitre :

« Assassin ! Assassin ! Assassin ! »

XVII

LE PLUS GRAND CHANTAGE DU MONDE

Chose singuliĂšre, devant ces clameurs, le monarque d'Es-sen ne se troubla ni ne manifesta de colĂšre.

Il dĂ©signa d'un doigt impĂ©rieux la porte derriĂšre laquelle Fulber continuait de se dĂ©mener et de hurler, et Hans ouvrit cette porte. AussitĂŽt, Fulber se rua et puis s'arrĂȘta brusquement sur ses jambes flageolantes
 Ainsi, la bĂȘte fauve sort en bondis-sant de sa cage pour entrer dans le cirque et suspend soudain son Ă©lan devant les visages innombrables et inattendus des spectateurs.

Fulber regarda, comme hébété, ces officiers, ces diploma-tes, ces ingénieurs, ces journalistes, toute cette troupe chamar-rée qui entourait le dompteur ; sans doute se demandait-il, dans sa pensée confuse, pour quel dessein obscur on le produisait tout à coup en liberté devant une aussi exceptionnelle es-corte !


Mais le lion en fureur ne saurait réfléchir longtemps et Fulber, secouant sa criniÚre chenue, se reprit à rugir :

« Assassin ! Assassin ! Assassin ! »

Déjà des gardiens s'élançaient, mais l'empereur, d'un geste terrible, les immobilisa :

« Laisser parler cet homme ! » fit-il.

Or, cet homme parla. Il dit :

« VoilĂ  l'assassin du monde ! Prenez garde ! si vous ne tuez pas le monstre, le monstre vous tuera !
 Et, surtout, prenez bien toutes vos prĂ©cautions ! Ne vous laissez pas prendre comme moi ! Comme il a pris ma fille ! comme il a pris mon gendre ! Sa MajestĂ© a le bras long et la main sournoise ! Vous vous croyez, en vĂ©ritĂ©, dans un coin cachĂ© aux autres hommes, mais c'est lĂ  justement qu'il ira vous chercher et il vous amĂšnera ici, pieds et poings liĂ©s, dans sa forge, et il vous fera travailler pour lui, nuit et jour, de grĂ© ou de force !
 et si vous refusez il inventera des supplices auxquels vous ne pourrez peut-ĂȘtre pas rĂ©sister !

« Prenez garde ! Prenez garde !
 Si vous avez une fille, il torturera votre fille ! Et si vous avez le courage maudit de laisser martyriser votre enfant sous vos yeux, sans livrer votre secret, il fera descendre le fiancĂ© de votre fille dans le cachot oĂč la mal-heureuse agonise et alors, le fiancĂ© parlera et travaillera pour cet homme ! Et le monde pourra trembler, car le secret aura Ă©tĂ© livrĂ© ; le secret qui doit tuer la guerre, parce que lorsqu'on pos-sĂšde un secret pareil, il n'y a plus de guerre possible !


« Oui ! moi ! c'est moi ! ThĂ©odore Fulber (vous avez bien entendu parler, n'est-ce-pas, de ThĂ©odore Fulber ? un savant innocent qui Ă©tait l'ami de tous les hommes !) c'est moi qui avais trouvĂ© un engin
 un engin formidable
 Eh bien ! le monstre me l'a volĂ© !
 J'ai tuĂ© la guerre, mais au profit du monstre !
 Si vous ne le tuez pas, tremblez !
 Car je vous le dis, je vous le dis ! il vous tuera ou vous serez rĂ©duits en servitude !
 Comment peut-il encore exister ?
 Il vous dĂ©vorera !
 Je vous dis qu'il vous dĂ©vorera !
 Arrachez-lui donc le cƓur, et jetez-le aux chiens !
 Assassin ! Assassin ! Assassin !
 »

L'empereur avait-il souri ? haussĂ© les Ă©paules ? ricanĂ© ? Il suffit d'un tout petit geste de l'adversaire dĂ©testĂ© pour dĂ©cupler soudain la rage d'un animal dont le sang, dĂ©jĂ , bouillonne. Toujours est-il que Fulber perdant tout aspect humain, se prĂ©cipita tout Ă  coup sur l'empereur avec l'Ă©lan furieux d'une bĂȘte bavante, Ă  la mĂąchoire altĂ©rĂ©e de sang et aux ongles meurtriers
 Cette fois, il ne fut que temps d'intervenir et deux gardiens ne furent point de trop pour maintenir le vieillard et refermer Ă  clef la porte sur lui.

« Cet homme est fou ! proclamÚrent tous ceux qui accom-pagnaient l'empereur, mais l'empereur dit :

– Non ! il n'est point fou ! il n'est point fou, mais simple-ment furieux du bon tour que je lui ai jouĂ© et que je vais vous faire connaĂźtre
 »

Il entraĂźna sur ses paroles, encore Ă©nigmatiques pour beau-coup, tout son monde dans la salle oĂč l'on avait pĂ©nĂ©trĂ© en pre-mier et oĂč l'on se trouvait Ă  l'abri des clameurs, des gĂ©misse-ments et des malĂ©dictions de Fulber


Et là, ayant allumé en souriant une cigarette, il commença :

« Messieurs, Fulber est si peu fou qu'il ne se vante nulle-ment lorsqu'il dit avoir trouvĂ© un engin tel qu'il n'y a pas de guerre possible contre celui qui le possĂšde !
 Lorsque je me suis emparĂ© de Fulber et de ceux qui travaillaient avec lui, c'est-Ă -dire de sa fille, et du fiancĂ© de sa fille, Fulber, comme il vous l'a fait entendre dans son langage de prophĂšte de malheur inspi-rĂ© par la plus basse haine, Ă©tait sur le point de dĂ©chaĂźner contre moi et contre l'Allemagne la foudre la plus cruelle qu'un cerveau humain ait jamais pu concevoir !
 Cette foudre, je la lui ai ra-vie !
 et c'est Ă  moi qu'elle va servir !
 N'est-ce pas de bonne guerre ?
 »

AussitÎt, ceux qui étaient là ne trouvÚrent plus de termes pour exprimer leur admiration mais l'empereur, d'un geste, ré-tablit le silence et continua :

« L'engin ! c'est moi qui l'ai, et je vais vous le montrer !
 et vous allez comprendre la fureur de Fulber !
 et mon calme Ă  moi, et mon pardon !
 car je pardonne Ă  cet homme qui a voulu dĂ©truire mon pays, mais qui a fourni finalement le moyen Ă  la Kultur allemande de rĂ©pandre ses bienfaits sur le monde !
 Comme l'a voulu Fulber, messieurs, son engin sera un engin de paix, mais de paix dictĂ©e par l'Allemagne, pour le plus grand bonheur de l'humanitĂ© !
 Encore un mot, messieurs, avant de continuer notre chemin
 Fulber n'est pas un fou ! mais c'est un menteur !
 Pour avoir son secret, nous n'avons torturĂ© personne !
 Sa fille, qui n'a jamais eu une trĂšs bonne santĂ©, se porte aujourd'hui aussi bien que possible et est traitĂ©e en amie, par la fille mĂȘme de l'ingĂ©nieur Hans, niĂšce du gĂ©nĂ©ral von Berg ! En mĂȘme temps que l'on vous fera voir la machine infernale qui va nous faire les maĂźtres de la terre, on vous prĂ©sentera celui qui a livrĂ© le secret de Fulber. C'est son aide, le Polonais Serge Kaniewsky, cet anarchiste qui a Ă©tĂ© condamnĂ© par les tribunaux français Ă  cinq ans de prison pour avoir simplement tenu des propos qu'il a niĂ©s. Vous comprendrez que Kaniewsky ne porte point la France dans son cƓur et qu'il ne nous a fallu aucun effort pour le dĂ©terminer, moyennant une petite fortune, Ă  nous aider Ă  dĂ©truire Paris !


– DĂ©truire Paris !
 Votre MajestĂ© va dĂ©truire Paris !
 fi-rent entendre des voix frĂ©missantes


– Je dĂ©truirai tout ce qui me rĂ©sistera ! Venez, mes-sieurs !
 »

Pendant que l'empereur parlait ainsi, Fulber, Ă  l'autre bout du laboratoire, Ă©croulĂ©, la tĂȘte dans les mains, sur les carreaux du vaste fourneau du laboratoire, pleurait !
 Oui, maintenant, il gĂ©missait comme un enfant !
 et ces sanglots, aprĂšs la fureur insensĂ©e qui avait secouĂ© sa vieille carcasse, Ă©taient un bienfait. Ils le sauvaient, en le soulageant. Aussi, y trouvait-il une dou-ceur inusitĂ©e, s'attardait-il Ă  ces larmes comme Ă  une onde ra-fraĂźchissante.

Or, il fut tiré de cette torpeur douloureuse et salutaire par le bruit que fit prÚs de lui une petite pierre qui venait de tom-ber
 C'était une pierre qui arrivait par la cheminée
 et certai-nement elle ne s'en était pas détachée toute seule, car elle était enveloppée d'un papier sur lequel l'inventeur se jeta sournoise-ment et qu'il déploya d'une main tremblante, aprÚs avoir cons-taté qu'il était bien seul et que nul ne pouvait le surprendre. Le malheureux savant lut :

« EspĂ©rez ! vous n'ĂȘtes pas abandonnĂ© ! Soyez au travail ici toutes les nuits Ă  4 heures du matin, et faites exactement tout ce qui vous sera ordonnĂ© par celui qui signe : TITANIA
 »

Le cortĂšge retraversait maintenant toute l'usine. La Can-deur, qui venait d'ĂȘtre rejoint par Rouletabille, ne quittait plus des yeux certain personnage qui se rapprochait insensiblement de nos deux pompiers. C'Ă©tait Nelpas Pacha, lequel devait ĂȘtre un peu fatiguĂ© par toutes ces tribulations infernales, car il traĂź-nait visiblement la jambe. Un instant mĂȘme, il laissa passer de-vant lui tous ses collĂšgues et les officiers qui les accompa-gnaient, s'arrĂȘtant comme s'il prĂȘtait une attention spĂ©ciale Ă  quelque travail qui n'avait cependant rien de bien spĂ©cial, puis il reprit son chemin ; mais, pour regagner son groupe, il dut pas-ser auprĂšs de Rouletabille et il eut le temps d'entendre ces mots prononcĂ©s nettement, quoique d'une voix sourde : « Tout va bien ! Il faut que tu sois au dĂ©jeuner des fiançailles de la niĂšce de von Berg ! »

Nelpas Pacha hocha la tĂȘte d'une façon oĂč il n'y avait pas Ă  se mĂ©prendre. Il n'aurait pas fourni de rĂ©ponse plus catĂ©gorique s'il avait pu prononcer ces mots : « C'est entendu ! » Et il hĂąta le pas.

« Il ne m'a mĂȘme pas regardĂ© ! soupira La Candeur.

– Mais, toi, tu le regardes trop, gros imbĂ©cile !


– Merci pour la langouste !


– Ferme !
 »

Les deux compagnons ne se dirent plus un mot jusqu'Ă  l'entrĂ©e du fameux mur de bois qui clĂŽturait l'espace rĂ©servĂ© Ă  la construction de ce que l'on avait cru jusqu'alors ĂȘtre un nouveau modĂšle de zeppelin.

Arrivé là, Rouletabille ne fut pas maßtre de dissimuler un mouvement de satisfaction :

« Chouette ! dit-il entre ses dents. On entre par la porte B
 »

L'empereur et sa suite avaient déjà franchi ce seuil redou-table. Les deux pompiers, leurs grenades à la ceinture, le passÚ-rent à leur tour.

Sur la gauche, se dressait immédiatement une bùtisse en planches comme il y en avait à toutes les portes et qui servait de logement au portier, ainsi que de poste militaire et de poste de secours.

La porte de cette maisonnette Ă©tait ouverte et on apercevait une grande salle commune oĂč, aprĂšs le passage du cortĂšge des soldats reprenaient leurs places sur les bancs ou s'asseyaient sur les tables, rallumant leurs pipes.

Un pompier, reconnaissable Ă  sa capote et Ă  sa casquette rouge, Ă©tait penchĂ© sur un pupitre appuyĂ© contre le mur, et rĂ©-digeait quelque rapport. Devant ce pupitre, attachĂ©e au mur, Ă©tait pendue une glace. Un peu Ă  gauche de la table, il y avait une petite fenĂȘtre ou plutĂŽt un carreau qui donnait sur le dehors et qui devait permettre au concierge, avant d'ouvrir sa porte, d'examiner de chez lui, les gens qui voulaient pĂ©nĂ©trer dans l'enceinte, en dehors des heures d'entrĂ©e et de sortie des ou-vriers.

C'était dans cette piÚce également que se faisait la distribu-tion des jetons ou que l'on recevait les jetons d'identité quand passaient les équipes.

Rouletabille, d'un coup d'Ɠil aigu, s'Ă©tait rendu compte de la disposition des lieux et de la place occupĂ©e par les personna-ges qui s'y trouvaient. Il dit Ă  La Candeur :

« Tu vas me suivre, et quoi qu'il arrive, fais le sourd et ne te dĂ©monte pas !
 »

À leur entrĂ©e dans la salle, les soldats qui s'Ă©taient mis Ă  fumer et Ă  bavarder ne leur prĂȘtĂšrent aucune attention. Seul, le pompier qui avait fini son rapport et qui s'Ă©tait retournĂ© les dĂ©visagea assez curieusement.

L'air redoutable de La Candeur lui en imposa immédiate-ment, mais comme Rouletabille se dirigeait vers le pupitre qu'il venait de laisser, le pompier ne put résister à l'envie de lui de-mander :

« Qu'est-ce que vous venez faire ici ? Votre section n'a rien à faire ici. »

Rouletabille lui montra d'un clignement d'Ɠil le terrifiant La Candeur et prononça ce simple mot : Polizei ! (Police)


Aussitît, l'autre, qui venait de voir passer l'empereur et son cortùge imagina qu'il avait en face de lui de hauts personnages de la police occulte, et rectifia la position


« Pas un mot ! lui souffla encore Rouletabille et laisse-moi faire mon rapport. »

Le pompier salua et Rouletabille se mit Ă  Ă©crire sur les feuilles de papier blanc qui se trouvaient lĂ .

Chose singuliÚre, lui qui avait plutÎt une écriture petite et brouillonne, s'appliquait, cette nuit-là, à des caractÚres trÚs nets, et, sans doute, craignait-il de faire des pùtés, car il n'avait pas plutÎt tracé quelques mots qu'il prenait grand soin de les faire sécher sur le buvard qui garnissait le pupitre.

Il resta bien là dix minutes, pendant lesquelles La Candeur fronçait de plus en plus les sourcils, car il avait de plus en plus peur, et aprÚs lesquelles le reporter plia tranquillement la feuille de papier et la mit dans sa poche. Puis, avec la mine satisfaite d'un homme qui a achevé une corvée, il rejoignit La Candeur et lui dit : « Sortons !

– C'est fini ? implora La Candeur, sitît qu'ils furent hors du poste


– Bah ! mon vieux ! ça ne fait que commencer !


– Bonsoir de bonsoir !


– Maintenant il faut se trotter pour rattraper le cortĂšge
 mais d'abord, attends un peu !
 »

Comme ils se trouvaient alors isolés dans un coin d'ombre envahi par toutes sortes de détritus que l'on avait poussés là, Rouletabille déchira méticuleusement les papiers qu'il venait de couvrir d'une écriture magnifique et en jeta les morceaux sous un tas de cendres.

« Vrai ! fit La Candeur, c'Ă©tait bien la peine de me faire pas-ser Ă  t'attendre les plus mauvaises minutes de ma vie ! T'as ja-mais Ă©tĂ© aussi long Ă  Ă©crire un article ! Et v'lĂ  que tu le fiches au panier !
 »

Rouletabille lui ferma la bouche et lui montra le cortÚge qui revenait de leur cÎté.

Ils le rejoignirent, au moment oĂč il pĂ©nĂ©trait dans le mons-trueux bĂątiment dont la silhouette fantastique dominait l'usine et la ville, et qui faisait l'objet de toutes les conversations de DĂŒsseldorf Ă  Duisburg, et dans toute la plaine d'enfer entre le Rhin et la Ruhr


La premiĂšre impression, lorsqu'on entrait dans ce prodigieux vaisseau, Ă©tait faite de deux choses : d'Ă©crasement et d'Ă©tourdissement. Les dimensions vraiment colossales de ce berceau dont la longueur atteignait presque un demi-kilomĂštre et qui Ă©tait capable de contenir dans sa rĂ©sille de bois et de fer titanesque le plus monstrueux des lĂ©viathans, avec son tube de lancement, allongĂ©, Ă  son extrĂ©mitĂ© la plus Ă©levĂ©e, d'une « cuiller » formidable ; la hauteur inapprĂ©ciable au premier abord des Ă©chafaudages, des passerelles, des ponts d'acier volants, roulant sur leurs galets, d'une extrĂ©mitĂ© Ă  l'autre de cette voĂ»te de fer dont l'arc allait bientĂŽt se refermer Ă  plus de 40 mĂštres au-dessus du sol
 et transportant des Ă©quipes d'ouvriers qui, Ă  cette distance, paraissaient grands comme des porte-plumes
 Oui, tout Ă©crasait et aussi tout Ă©tourdissait en raison du tumulte formidable frĂ©missant aux flancs martelĂ©s de la Titania !

ÉcrasĂ©, Ă©tourdi, et aussi Ă©bloui par les nappes de lumiĂšre Ă©lectrique dĂ©versĂ©es par mille Ă©toiles suspendues Ă  un ciel de bois qui ne devait plus s'ouvrir que pour laisser s'Ă©chapper le redoutable vaisseau de l'air, Rouletabille s'arrĂȘta un instant, le cƓur battant, l'Ăąme pleine d'une angoisse telle que des gouttes de sueur perlĂšrent Ă  ses tempes. Il saisit d'un geste nerveux, presque inconscient, le bras de son compagnon :

« Eh bien ! lui dit-il, tu le vois, le canon de 300 mĂštres !
 Tu vois que ce n'Ă©tait pas un rĂȘve !
 »

Ce n'Ă©tait pas un rĂȘve : ce canon, qui Ă©tait un tube lance-torpilles, avait 400 mĂštres de long !

Elle était là, presque entiÚrement réalisée, la Titania née dans le cerveau en flammes de Fulber ! Et cependant, si Fulber avait pu la voir, il en serait mort de douleur !

Elle ne tournait point son cĂŽne menaçant vers la Germanie, mais elle s'apprĂȘtait Ă  partir pour Paris, vouĂ©, par l'empereur du feu, Ă  la mort et Ă  la destruction !


Cette pensée terrible rendit à Rouletabille toute sa pré-sence d'esprit et tout son sang-froid


« Suivons l'empereur ! » souffla-t-il à La Candeur qui pa-raissait complÚtement hébété, anéanti par la vision colossale. Et il l'entraßna.

Ils furent encore une fois derriĂšre le cortĂšge comme s'ils Ă©taient de service commandĂ©, et ils assistĂšrent Ă  tout, se glissant pour mieux voir, entre des poutrelles Ă©paisses comme des pi-liers de cathĂ©drale, courant sur des madriers Ă  l'Ă©quilibre chan-celant, et, sans Ă©veiller l'attention de quiconque, se rapprochant assez de la parole impĂ©riale pour l'entendre donner ses brĂšves explications qui, dans le tumulte, devaient ĂȘtre criĂ©es


Ainsi firent-ils le tour des choses et se trouvĂšrent-ils avec les autres dans le tube et dans la torpille elle-mĂȘme, cylindre d'acier comme il n'y en eut encore jamais et dans lequel on voyait dĂ©jĂ  le cloisonnement de fer destinĂ© Ă  porter les autres petits cylindres comme une mĂšre porte ses petits


L'empereur expliquait tout, donnait des dĂ©tails sur les divi-sions principales de l'engin, s'arrĂȘtait aux vĂ©rins hydrauliques qui, au moyen d'aussiĂšres en acier, ouvraient et fermaient la porte de chargement
 faisait admirer les dimensions inouĂŻes des accumulateurs d'air comprimĂ© pour le lancement initial de la torpille qui, aussitĂŽt sortie du tube, ne marchait plus que par ses propres moyens


Enfin, il s'attachait à donner toute sa signification à l'orien-tation de l'appareil
 nord-est-sud-ouest
 sur Paris !


Et il ajouta :

« Sur Paris, d'abord !
 car le tube pourra resservir et contenir Ă  nouveau d'autres Titanias, si c'est nĂ©cessaire !
 et nous en dirigerons le tube vers tous les points de la terre qu'il faudra !
 car le tube, comme vous allez le constater, peut pivo-ter sur une prodigieuse plate-forme circulaire !
 plate-forme qui peut servir encore Ă  la derniĂšre minute (quand les bĂątiments provisoires qui nous entourent auront Ă©tĂ© abattus), Ă  prĂ©ciser mathĂ©matiquement la direction ou Ă  la modifier !
 Par exem-ple, nous pourrions aussi bien envoyer la Titania sur Lon-dres !
 Si nous ne le faisons pas, c'est qu'il y a chez nous des gens qui n'aiment pas Londres !
 tandis que tout le monde aime Paris ! et le Monde entier pleurera !
 »

Ainsi parlait le monarque des pleurs.

Et pour qu'il fût mieux entendu, un ordre subit venait de suspendre le retentissant travail
 Aussi, c'est dans un silence d'autant plus impressionnant qu'il succédait à un bruit infernal, que l'empereur continua, cependant que tous les journalistes, neutres et alliés, avaient tiré leurs blocs-notes et sténographiaient la parole sacrée :

« Excellences, messieurs, vous avez vu l'Ɠuvre ! Elle sera terminĂ©e dans deux mois. Dans deux mois, si Paris n'a pas en-tendu notre voix d'amitiĂ© et de pardon, Paris aura vĂ©cu ! Nous ne sommes pas des barbares !
 Nous ferons connaĂźtre nos conditions de paix. Nous la voulons durable et telle que la culture allemande ne coure plus aucun danger dans le monde ! Nous n'avons pas voulu cette guerre, mais puisqu'on nous l'a faite, il est juste que nous en profitions pour exiger tout au moins la place nĂ©cessaire au dĂ©veloppement de notre gĂ©nie sur tous les continents !
 Le Monde comprendra cela ou le Monde mourra ! Allez ! et rĂ©pĂ©tez notre parole !
 De tout notre cƓur Ă©mu par tant de misĂšres prĂ©sentes et par la prĂ©vision des catas-trophes futures, nous souhaitons d'ĂȘtre entendus par nos pires ennemis !
 Ceux-ci connaissent la puissance de l'Ɠuvre qu'ils avaient imaginĂ©e contre nous et que nous retournons contre eux !
 Vous pourrez leur dire que vous avez vu travailler, en toute libertĂ©, Ă  l'achĂšvement du plus terrible engin qui soit sorti de la pensĂ©e de l'homme celui qui, avec Fulber, en a tracĂ© les premiers plans, en a expĂ©rimentĂ© en Angleterre les premiers effets, et qui consent aujourd'hui Ă  faire servir sa vengeance contre une ville et un peuple (qui l'ont condamnĂ© et qu'il mau-dit), Ă  la rĂ©alisation de nos desseins sur l'avenir et le bonheur de l'HumanitĂ© !
 »

En mĂȘme temps qu'il prononçait ces derniĂšres paroles, l'empereur montrait, quasi suspendue au-dessus du vide, singuliĂšrement accrochĂ©e Ă  l'extrĂ©mitĂ© d'une passerelle d'oĂč l'on dominait tous les travaux de la Titania, la silhouette tourmentĂ©e d'un homme qui avait la tĂȘte dans les mains et qui regardait ce qui se passait sous lui avec des yeux de fou. C'Ă©tait le Polonais. C'Ă©tait Serge Kaniewsky. C'Ă©tait le fiancĂ© de Nicole. Entendit-il les derniers mots de l'empereur ? Se trouva-t-il gĂȘnĂ© par tous ces regards tournĂ©s vers lui ?
 Toujours est-il qu'il se releva et s'en alla d'une dĂ©marche lente vers d'autres points et d'autres passerelles
 Au coin de l'une d'elles, il se croisa avec un pompier qui semblait faire une tournĂ©e d'inspection, et qui prit le temps de lui dire rapidement en passant : « Les promenades vont reprendre, soulevez le couvercle du pupitre, prĂšs du carreau de la porte B, et regardez le buvard dans la glace ! »

XVIII

LE DÉJEUNER DE FIANÇAILLES

Le dĂ©jeuner des fiançailles d'Helena Hans ne devait pas ĂȘtre seulement l'occasion d'une petite fĂȘte de famille.

Rouletabille avait compris depuis longtemps, en prĂȘtant une oreille attentive aux conversations particuliĂšres d'Helena et de Richter, que l'empereur tenait beaucoup Ă  ce que ce repas de gala, prĂ©sidĂ© par le gĂ©nĂ©ral von Berg, figurĂąt comme un Ă©pisode important dans la tragi-comĂ©die de chantage qu'il Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  jouer Ă  la face du monde, avec la Titania dans la coulisse. Il s'agissait d'y montrer la fille de l'inventeur en libertĂ©, traitĂ©e en amie par la fille de Hans et de faire tomber du mĂȘme coup les histoires de torture qui commençaient Ă  courir les milieux di-plomatiques et qui avaient dĂ©jĂ  trouvĂ© de l'Ă©cho dans certaines feuilles socialistes de Hollande.

C'est Ă©galement dans le mĂȘme esprit que Guillaume avait tenu Ă  exhiber Ă  son cortĂšge de journalistes, lors de la fameuse visite nocturne Ă  l'usine, un Fulber occupĂ© Ă  des travaux scienti-fiques. Quant aux clameurs de l'inventeur relatives aux mauvais traitements qu'aurait eu Ă  subir Nicole, la prĂ©sence de la jeune fille au dĂ©jeuner de gala devait leur ĂŽter toute signification, et, d'autre part, on disposait trop de moyens dĂ©cisifs sur la per-sonne du pĂšre tendrement aimĂ© de Nicole pour craindre sans doute que celle-ci se permĂźt publiquement des propos qui n'au-raient pas Ă©tĂ© du goĂ»t de tout le monde.

Nicole, invitée par Helena, avait d'abord refusé, ce qui n'avait pas été ignoré de Rouletabille, et ce qui avait déterminé celui-ci à lui faire savoir qu'il fallait accepter.

Si, pour entrer en communication avec elle, il avait dû se résoudre à une entreprise nocturne qui n'était point sans danger, c'est que Nicole, pendant quelques jours, ne s'était plus montrée avec Helena chez Richter. Les promenades avaient ces-sé et cela avait intrigué d'autant plus le reporter qu'il avait dé-couvert leur importance et leur signification.

Avant d'arriver chez Richter, Helena, chaque fois qu'elle avait Nicole Ă  cĂŽtĂ© d'elle dans son auto, prenait toujours le mĂȘme chemin, celui qui longeait le grand mur de bois de l'enclos rĂ©servĂ© Ă  la Titania et, devant la porte B, passait len-tement devant le petit carreau du portier.

Or, derriÚre ce petit carreau, se tenait, à heure fixe, Serge Kaniewsky, auquel on accordait d'apercevoir ainsi sa fiancée et qui ne consentait à travailler qu'autant qu'il lui était prouvé de la sorte que celle qu'il aimait était traitée convenablement et gardée en bonne santé.

Nous savons que le Polonais avait été jusqu'à exiger des en-trevues, mais nous savons aussi ce qui s'était passé dans la pre-miÚre, laquelle ne fut suivie d'aucune autre. Enfin, nous avons appris comment Rouletabille avait mis à profit cette station ré-pétée de Serge devant le pupitre de la porte B pour faire tenir au Polonais, par le truchement d'un papier buvard, les instructions nécessaires à une entreprise dont nous verrons bientÎt les résul-tats.

Rouletabille et La Candeur, aprĂšs avoir suivi pas Ă  pas le cortĂšge de l'empereur, Ă©taient rentrĂ©s cette nuit-lĂ , Ă  leur logis, beaucoup plus facilement qu'auraient pu le faire craindre d'aussi audacieuses et tragiques pĂ©rĂ©grinations. Mais la posses-sion de deux et mĂȘme de trois uniformes de pompiers leur per-mettait de faire bien des choses en leur assurant une certaine sĂ©curitĂ©.

Il ne faut pas oublier non plus qu'ils continuaient d'avoir à leur disposition les objets les plus utiles : pics, pioches, haches, cordes et échelles de corde dont ils surent faire, les nuits qui suivirent, tout l'usage nécessaire.

Maintenant, Rouletabille communiquait comme il voulait avec Fulber, avec Nicole, avec Serge, et il avait une corres-pondance suivie avec Vladimir.

Enfin, pour couronner tous ces beaux rĂ©sultats, il avait eu la chance d'ĂȘtre invitĂ© au fameux dĂ©jeuner de fiançailles, et qu'on ne s'y trompe point, cette chance Ă©tait dans l'ordre des choses. Il Ă©tait plaisant, pour l'autoritĂ© supĂ©rieure, de montrer aux invitĂ©s de von Berg, en mĂȘme temps que la fille de l'inven-teur Fulber, un ingĂ©nieur français (car ces messieurs n'avaient pas hĂ©sitĂ© Ă  dĂ©corer le Français Talmar du titre d'ingĂ©nieur) associĂ© Ă  un ingĂ©nieur suisse dans l'usine Krupp mĂȘme, et travaillant sans entrave, suivant des contrats librement consentis.

Deux jours avant le déjeuner à l'Essener-Hof, Rouletabille, qui traçait, dans son petit bureau, le profil d'un nouveau levier, en prenant soin d'établir les différences et mesures qui distin-guaient ce levier d'un autre levier ancien modÚle qu'il avait dé-posé sur une tablette devant lui, vit descendre d'auto Helena et Nicole.

AussitĂŽt, il se cacha dans son armoire et attendit.

Richter et Helena laissĂšrent Nicole dans la salle de dessin pour monter au premier Ă©tage saluer la vieille mĂšre Richter, toujours impotente.

Rouletabille, dĂ©cidĂ© Ă  profiter de cette heureuse solitude dans laquelle on laissait la fille de Fulber (le majordome-gardien Ă©tait restĂ© comme toujours dans le vestibule), sortit de sa cachette, et s'en vint prudemment mettre un Ɠil au trou de la serrure.

Il s'Ă©tonna d'abord que Nicole, qui devait cependant ĂȘtre aussi dĂ©sireuse que lui de renouer leur conversation, ne tournĂąt mĂȘme pas la tĂȘte vers ce cabinet oĂč elle savait que l'on travail-lait pour elle !


Elle se tenait avec indifférence devant une planche à dessin et semblait suivre la ligne tracée sur le papier, comme si elle n'avait pas autre chose à faire pour tuer le temps


Rouletabille pensa qu'une telle attitude devait lui ĂȘtre dic-tĂ©e par la prudence et il attendit
 Mais il attendit en vain que la tĂȘte, qu'il voyait de profil, se tournĂąt vers lui. Enfin, n'y tenant plus, il entrouvrit la porte. Cette fois, Nicole se tourna bien de son cĂŽté  elle le fit mĂȘme en sursaut comme si elle Ă©tait vĂ©rita-blement surprise qu'il se trouvĂąt quelqu'un dans ce cabinet-lĂ .

« Ah ! monsieur
 vous m'avez fait peur ! » dit-elle. On en-tendit dans le mĂȘme moment la voix de Richter dans le corrid-or :

« Oui ! maman va mieux ! Je crois qu'elle pourra assister au déjeuner ! »

AussitĂŽt, Rouletabille, comprenant que la façon de faire et de dire de Nicole avait Ă©tĂ© commandĂ©e par la prudence mĂȘme, continua son jeu :

« Je vous demande pardon, mademoiselle
 je croyais moi-mĂȘme qu'il n'y avait plus personne dans cette piĂšce !
 » et il referma la porte de son cabinet et se remit au travail comme si rien ne s'Ă©tait passĂ©.

Deux minutes plus tard, il voyait l'auto s'Ă©loigner avec He-lena, Nicole Richter et le majordome
 « Bah ! pensa-t-il, on se retrouvera au dĂ©jeuner de fiançailles ! »

Ils s'y retrouvĂšrent.

Le jour arrivĂ©, Rouletabille se rendit Ă  l'Essener-Hof avec Richter lui-mĂȘme, qui le traitait tout Ă  fait en ami.

Rouletabille n'Ă©tait pas le seul reporter français Ă  ĂȘtre dĂ©jĂ  descendu Ă  l'Essener-Hof. Un autre grand reporter, Jules Huret, nous en a fait la description : « Cet hĂŽtel Krupp – Essener-Hof – est un endroit bien curieux. Avec son double escalier, Ă  colonnes de marbre rose, Ă  la rampe en balustre de cuivre dorĂ©, il a grand air. Dans le vestibule d'entrĂ©e, de chaque cĂŽtĂ© d'une vaste cheminĂ©e de pierre, des masques sculptĂ©s reprĂ©sentent des types humains des cinq parties du monde. Le sol est recouvert d'un carrelage rouge oĂč traĂźnent des tapis ; des canapĂ©s et des fauteuils de cuir rouge s'alignent le long des murs. L'hĂŽtel est, en principe, destinĂ© Ă  recevoir des envoyĂ©s officiels venus Ă  Essen pour leurs commandes d'artillerie. »

Ils y Ă©taient traitĂ©s en invitĂ©s, et traitĂ©s royalement. Cer-tains de ces envoyĂ©s demeuraient un an, deux ans mĂȘme, pour assister Ă  la fabrication. De sorte qu'avec ses cinquante cham-bres, l'Essener-Hof coĂ»tait quelque chose comme 500 000 francs par an Ă  la fabrique sans compter les frais supplĂ©mentai-res.

Dans le moment qui nous occupe, il n'y avait naturellement que des représentants des puissances alliées de l'Allemagne et aussi de certains pays neutres. Il y avait aussi quelques journa-listes neutres, triés sur le volet de la presse germanophile. Enfin la plupart des personnages qui se trouvaient dans le cortÚge de l'empereur, lors de la visite nocturne chez Krupp, avaient été invités par le général von Berg.

Le dĂ©jeuner de gala se donnait dans la grande salle des fĂȘ-tes, et quand Richter y arriva avec Rouletabille, ils y trouvĂšrent dĂ©jĂ  une sociĂ©tĂ© qui Ă©tait de la plus charmante humeur du monde. Les dames Ă©talaient leur grand dĂ©colletĂ© comme pour un dĂźner.

Rouletabille, en traversant les salons, avait aperçu Vladi-mir. En pĂ©nĂ©trant dans la salle des fĂȘtes, il vit Nicole ! Il chercha alors la princesse Botosani et ne la trouva pas. Il s'Ă©tonna qu'elle n'eĂ»t pas Ă©tĂ© invitĂ©e. Richter prĂ©senta le reporter Ă  Nicole (il avait dĂ©jĂ  eu l'occasion d'ĂȘtre prĂ©sentĂ© Ă  Helena).

« Un compatriote ! dit tout haut Richter en français. Ce doit ĂȘtre pour vous deux une bien grande consolation de vous rencontrer dans cet abominable pays oĂč l'on traite les prison-niers comme des esclaves, et oĂč on les laisse mourir de faim.

– Ach ! s'exclama derriĂšre eux le gĂ©nĂ©ral von Berg, M. Michel Talmar et Mlle Nicole pourront faire aujourd'hui quelques bonnes provisions, assurĂ©ment !
 »

Et, éclatant d'un gros rire, il montra la table immense cou-verte déjà des délicatesses les plus appréciées des palais teu-tons, et des pyramides de fruits, de gùteaux et de sucreries !

« Nous manquons de tout : en vĂ©ritĂ©, nous manquons de tout !
 »

Nicole et Rouletabille n'eurent pas le temps de se dire un mot avant le dĂ©jeuner. Le gĂ©nĂ©ral prĂ©senta lui-mĂȘme le cĂ©lĂšbre ingĂ©nieur français Michel Talmar aux principaux personnages Ă©trangers, ne manquant jamais de donner le dĂ©tail de sa colla-boration et de son association avec Richter, en pleine usine Krupp !

« VoilĂ  un Français intelligent ! concluait-il, et qui com-prend vĂ©ritablement ses intĂ©rĂȘts !
 Il n'est pas allĂ© porter son invention en Angleterre, lui ! Il a Ă©tĂ© plus malin que Fulber !
 »

De gros rires saluùrent cette allusion à l'infortune de l'in-venteur


« Chut !
 fit alors le gĂ©nĂ©ral avec un important sourire plein de malice, ne faisons pas de peine Ă  Mlle Nicole !
 Sa Ma-jestĂ© me l'a recommandĂ©e, en nous quittant !
 »

Tout le monde regarda Nicole, qui ne regardait personne, pas mĂȘme Rouletabille, et qui paraissait plongĂ©e dans un rĂȘve trĂšs profond


Avant que l'on se mĂźt Ă  table, Rouletabille et Nelpas Pacha manƓuvrĂšrent si bien qu'ils purent se procurer deux minutes de conversation particuliĂšre sans Ă©veiller l'attention de personne.

« Tu as ce que je t'ai demandé ? » fit Rouletabille.

Vladimir lui glissa une petite fiole dans la main.

« Oui ! vingt gouttes suffisent pour une seule personne.

– Merci
 et le Wesel ?

– Mauvaise nouvelle ! rĂ©pliqua Vladimir entre ses dents. J'ai vu le capitaine du Wesel ; il a reçu l'ordre de conduire cin-quante Fritz en Hollande Ă  son prochain voyage.

– Combien d'hommes d'Ă©quipage ? demanda Rouletabille.

– Sept


– Avec le capitaine, huit ! Cela ne fait, aprùs tout, que cin-quante-huit hommes


– C'est beaucoup, expliqua Vladimir, pour trois gars qui peuvent avoir besoin de s'emparer d'un bñtiment sans faire trop de bruit


– Bah ! on ne s'apercevra de rien, et j'espùre que nous n'aurons besoin de ne nous emparer de rien du tout


– Bigre ! je l'espùre bien, moi aussi !

– À quelle heure arrivent les caisses à bord du Wesel ? de-manda Rouletabille.

– Il faut que tout soit arrimĂ© Ă  6 heures du matin. Le nou-vel horaire porte que le cargo doit lever l'ancre Ă  7 heures
 Songez que l'on se sera aperçu de votre Ă©vasion Ă  5 heures du matin au plus tard !
 Ils peuvent faire beaucoup de choses en deux heures


– Quoi donc ?

– Eh bien !
 vous reprendre et vous ramener à l'usine, par exemple !


– C'est bien possible ! rĂ©pondit Rouletabille d'une voix sĂš-che, mais ils n'y ramĂšneront que des cadavres !
 À propos, cher Pacha, comment se fait-il que la princesse Botosani
 »

Mais il ne put continuer. On se mettait Ă  table. Il Ă©tait loin de Vladimir et loin de Nicole, entre un vieux hauptmann, qui se vantait d'ĂȘtre le plus vieil employĂ© de l'usine et une petite back-fisch de seize Ă  dix-huit ans, cousine de Hans qui ne cessa de bavarder et de raconter Ă  Rouletabille, dans ses plus grands dĂ©-tails, un voyage de huit jours qu'elle avait fait Ă  Paris. C'Ă©tait une ville qu'elle aimait beaucoup Ă  cause de Magic-City.

« On raconte que l'empereur va peut-ĂȘtre dĂ©truire Paris, dit-elle, en maniĂšre de conclusion, mais j'espĂšre bien que nous ne dĂ©truirons pas Magic-City ! »

Le mot fut entendu et eut du succĂšs. Von Berg commença par dĂ©clarer que Jules CĂ©sar n'Ă©tait qu'un imbĂ©cile en compa-raison de l'empereur, et que l'empereur dĂ©truirait tout ce qu'il faudrait, et mĂȘme Magic-City, si c'Ă©tait nĂ©cessaire, mais que la culture triompherait sur toute la terre.

« C'est, du reste, ce que nos amis (et nous pouvons mĂȘme ajouter aprĂšs avoir promenĂ© nos regards autour de cette vaste table), ce que quelques-uns de nos ennemis ont dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  trĂšs bien comprendre !
 »

À ces derniers mots, Rouletabille ne put s'empĂȘcher de rougir jusqu'au bout des oreilles. Nicole, elle, ne rougit point, mais elle regarda Rouletabille qui la regarda. Tous deux semblĂš-rent s'ĂȘtre compris et baissĂšrent le nez dans leur assiette.

Le mouvement avait été sans doute saisi par la brillante as-semblée, car la brillante assemblée éclata en applaudissements, en hoch ! en hurrah !


Le reporter songeait moins Ă  sa honte et Ă  son humiliation qu'il espĂ©rait pouvoir faire bientĂŽt suivre d'une Ă©clatante ven-geance, qu'aux sentiments de rage et de douleur qui devaient habiter le cƓur de Nicole.

Il Ă©tait reconnaissant Ă  la jeune fille de montrer tant de sa-gesse en face des monstres qui la bafouaient, elle et son pays !
 Rouletabille n'avait qu'Ă  se rappeler la fureur et l'Ă©clat qui avaient mis fin Ă  la derniĂšre entrevue de Nicole avec Serge pour donner tout son prix au silence de la fille de Fulber depuis les derniĂšres paroles de von Berg.

Elle ne broncha pas. Ainsi lui obĂ©issait-elle, Ă  lui, Rouleta-bille, et lui prouvait-elle une confiance qui, nous le savons, allait jusqu'Ă  la mort. Tout de mĂȘme, pour une femme comme celle-ci, il est plus facile de mourir, que de s'entendre dire que l'on est devenue l'amie des ennemis de son pays, sans protester.

« Elle mĂ©rite d'ĂȘtre sauvĂ©e ! Je la sauverai ! » se jura le re-porter.

À ce moment, le vieil hauptmann qu'il avait à sa droite se pencha sur Rouletabille et lui dit :

« Avouez qu'on dit beaucoup de mal chez vous de notre empereur, le monde ne connaĂźt pas ceux qu'il lapide !
 Savez-vous pourquoi Sa MajestĂ© est venue derniĂšrement Ă  Essen ? Parce que le bruit commençait Ă  courir dans le monde que la fille de l'inventeur Fulber y avait Ă©tĂ© maltraitĂ©e. Il a voulu se rendre compte par lui-mĂȘme de la valeur de ces racontars, et vous pouvez voir, de vos propres yeux, si nous la soignons, la fille de l'inventeur Fulber ! Tenez ! on lui verse encore du cham-pagne, du vrai champagne de France, pris Ă  Reims, qui ne peut pas lui faire de mal !
 Ach !
 L'empereur, voyez-vous, cher monsieur, si je ne craignais pas de me servir d'un terme anglais (mort Ă  l'Angleterre !), l'empereur est un vĂ©ritable gentleman like !
 toujours gentleman like !
 Aussi, on se ferait tuer pour lui !
 Moi, je suis un vieux bougre qui a portĂ© dĂ©jĂ  pour lui trois fois mes os au marchĂ©, mais il n'a qu'un signe Ă  faire, et j'y re-tourne ! ma vieille carcasse lui appartient !
 c'est un gentleman like !


– Passez-moi encore des choux rouges, demanda Ă  la gauche de Rouletabille la petite cousine
 et versez-moi de la sauce, et cessez d'Ă©couter ce vieux radoteur qui va encore nous raconter ses campagnes. Quand on dĂźne prĂšs de lui, votre tĂȘte vous fait mal comme si on avait jouĂ© aux quilles avec pendant trois jours ! Ach ?
 Tous ces gens-lĂ  sont trop sĂ©rieux pour une petite fille comme moi, une petite backfisch qui a Ă©tĂ© Ă  Paris et qui sait apprĂ©cier la französische frivolitƓt !


Il fut dit beaucoup d'autres choses aimables ou menaçantes dans ce repas de fiançailles. Fraulein Helena Ă©tait rayonnante et l'excellent Richter ne cessait de la regarder avec des yeux atten-dris par le charme d'une carnation de rose et par le goĂ»t d'une toilette qui Ă©tait Ă  peu prĂšs de la mĂȘme teinte que la carnation. Mettez sur tout cela des rubans bleus et ceignez une taille de dĂ©esse d'une ceinture dorĂ©e Ă  boucle d'argent, agrĂ©mentĂ©e de petits cailloux du Rhin, et ne vous Ă©tonnez point que ce bon Richter fĂ»t si amoureux !

Nous ne nous attarderons point non plus Ă  Ă©numĂ©rer les nombreux plats Ă©normes qui furent convenablement « net-toyĂ©s » dans cette petite fĂȘte par des convives rendus trĂšs joyeux par les crus les plus apprĂ©ciĂ©s de la vigne allemande et fran-çaise, et aussi (il faut ĂȘtre juste) par la certitude du triomphe prochain de la culture.

À ce point de vue, le dĂ©lire patriotique ne commença de prendre d'intĂ©ressantes proportions qu'au dessert et, comme il convient, Ă  l'heure des toasts.

Ceux-ci furent nombreux et pleins d'un esprit redoutable.

Un rĂ©giment Ă©tant venu Ă  passer sous les fenĂȘtres du ban-quet, mit le comble Ă  l'allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale par l'Ă©cho du rythme prĂ©cis et lourd des mille bottes qui, Ă  la mĂȘme seconde, bat-taient le sol de la vieille Germanie ; et, comme presque aussitĂŽt des centaines de voix entonnaient un chant guerrier et farouche, les convives entonnĂšrent, eux aussi l'Am Rhein, am Rhein, Am deutschen Rhein !
 et cela, bien entendu, en levant les verres avec des gestes qui semblaient brandir des sabres !


Le tout se termina par des rugissements : Russen Kaput ! EngliÀnder Kaput !
 et des tas d'autres kaput ! parmi lesquels éclata naturellement le Franzosen kaput !


Rouletabille, trĂšs rouge, s'enfonçait les ongles dans la paume des mains, tout en regardant anxieusement Nicole, qui lui parut un peu agitĂ©e


Puis, vinrent les discours, les toasts


Enfin, on se leva de table et l'on se répandit dans les salons pour prendre le café et les liqueurs et pour fumer de mauvais cigares.

C'est ce moment-là que Rouletabille attendait pour se rap-procher de Nicole. Dans le brouhaha général, il put la joindre dans un coin des salons, et, se glissant contre elle, lui donna la petite fiole apportée par Vladimir et lui dit :

« Prenez ceci, il y a de quoi endormir votre gardienne, et Helena, si c'est nécessaire, et toute la famille Hans. Vingt gout-tes par personne suffisent. Mettez-en trente ! »

Nicole regardait Rouletabille sans faire un mouvement.

« Mettez donc cette fiole dans votre poche !

– Tout à l'heure ! On nous regarde !
 Vous n'avez plus rien à me dire ?

– Mais si !


– Alors, dites vite ! nous ne savons pas si nous aurons en-core une occasion pareille !


– Eh bien ! fit-il, c'est pour cette nuit, Ă  3 heures du matin tapant. Vous quitterez la maison de Hans avec les vĂȘtements, la mante et la capeline d'Helena. Vous vous dirigerez vers la maison de Richter. Si l'on s'intĂ©resse Ă  votre silhouette, n'y prenez point garde. Un rendez-vous d'amoureux, le soir d'un dĂ©jeuner de fiançailles, n'est fait pour Ă©tonner personne en Allemagne. Vous gravirez le perron ; une fenĂȘtre s'ouvrira, on vous introduira dans le petit cabinet de travail.

– Qui m'y introduira ? Vous ?

– Moi ou un autre !
 Je serai particuliĂšrement trĂšs oc-cupĂ© ! Laissez-vous conduire ! Tout se fera par mon ordre. Si, Ă  3 heures et demie, vous n'ĂȘtes pas lĂ , c'est qu'il se sera produit quelque chose d'inattendu qui vous aura empĂȘchĂ©e de sortir de la maison de Hans. Alors, soyez dans votre chambre. Je vien-drai vous y chercher !


– Êtes-vous sĂ»r de rĂ©ussir ?

– Absolument sĂ»r de rĂ©ussir cette nuit, puisque de toute façon j'ai votre engagement.

– Ah ! oui !


– Car votre engagement tient toujours ?


– Toujours !
 »

Et Nicole se mit à sourire à Rouletabille


Alors, tout à coup, le jeune homme devint d'une pùleur de cire et quitta Nicole. Il dut se détourner pour cacher son trouble visible, car il venait de s'apercevoir que le général von Berg les regardait attentivement tous les deux.

Il Ă©vita le gĂ©nĂ©ral, car, peut-ĂȘtre, dans ce moment-lĂ , le re-porter eĂ»t-il Ă©tĂ© dans l'impossibilitĂ© de prononcer un mot.

Ses pas hĂ©sitants Ă  travers la cohue en liesse cherchaient Vladimir, et quand il fut Ă  nouveau prĂšs du Slave, c'est d'une voix si changĂ©e qu'il lui adressa la parole que Vladimir en fut tout de suite effrayé 

« Que se passe-t-il donc ?


– Écoute, Vladimir, Ă©coute !
 Pourquoi la princesse Boto-sani n'est-elle pas ici ?
 Elle n'Ă©tait donc pas invitĂ©e ?


– Mais si, elle Ă©tait invitĂ©e !
 »

Rouletabille ne put dissimuler un mouvement de joie et les couleurs lui revinrent.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il
 mon Dieu !
 Est-ce bien possible, cela ?
 Tu en es sĂ»r, dis ? Tu es sĂ»r de cela ?


– De quoi ?

– De ce que tu me dis : que la princesse Botosani Ă©tait invi-tĂ©e ?

– Mais absolument ! Non seulement elle me l'a dit mais en-core, j'ai vu la carte d'invitation !

– Dieu du ciel ! je reviens Ă  la vie !
 Qui est-ce qui s'est oc-cupĂ© des invitations ?

– Le gĂ©nĂ©ral von Berg lui-mĂȘme !


– Merci ! merci ! tu ne sais pas le bien que tu me fais !

– Mais encore une fois, que se passe-t-il ?
 ça avait l'air de si bien aller tout Ă  l'heure. Je te regardais parler Ă  Nicole. Elle te souriait comme si elle Ă©tait aux anges !

– C'est vrai, fit Rouletabille, d'une voix grave ! Elle m'a souri !
 Entends bien cela, Vladimir : cette jeune fille est su-blime ! Il n'est rien de plus beau, de plus hĂ©roĂŻque au monde que Nicole !
 »

Un instant, il garda le silence, et puis :

« Et maintenant, tu vas me dire pourquoi la princesse Botosani, qui a Ă©tĂ© invitĂ©e, n'est pas venue au dĂ©jeuner de fiançailles !


– Tu avais donc bien besoin de lui parler ?

– Moi, sursauta Rouletabille, je ne la connais pas, et ne la veux pas connaütre ! et je ne lui aurais pas dit un mot !


– Alors, ne regrette rien !


– Si, tout de mĂȘme, je regrette
 je regrette beaucoup ! Mais tu ne m'as pas dit le motif de son absence
 Elle est souf-frante, peut-ĂȘtre ?

– Nullement, mais ce matin alors qu'elle essayait une ma-gnifique toilette qui devait la faire la reine de cette fĂȘte, car elle veut toujours ĂȘtre la premiĂšre partout, elle a reçu l'ordre de se rendre Ă  un dĂ©jeuner d'affaires oĂč doivent se rencontrer un en-voyĂ© spĂ©cial d'Enver Pacha, un reprĂ©sentant de la Wilhelm-strasse et un autre grand personnage dont elle n'a pas voulu me dire le nom. »

Les couleurs de Rouletabille avaient Ă  nouveau disparu. « Étrange ! Ă©trange ! murmurait-il
 fatale coĂŻncidence », et il se passa une main sur le front oĂč perlait une sueur glacĂ©e


Il s'éloigna un instant de Vladimir et vint rÎder autour de Nicole. Celle-ci l'aperçut, passa prÚs de lui et lui dit : « Je compte sur vous ! je tiens toujours mes engagements ! Tenez les vÎtres ! »

Et elle s'Ă©tait reprise Ă  sourire comme on sourit aux anges.

Rouletabille s'Ă©tait laissĂ© presque tomber sur un vaste fau-teuil de cuir ; Il resta lĂ , la tĂȘte enfouie dans les mains, pendant quelques instants. Puis il se leva, rejoignit Vladimir dans un coin d'ombre oĂč ils purent bavarder sans ĂȘtre dĂ©rangĂ©s pendant cinq minutes.

Quand ils sortirent tous deux de cette ombre-lĂ , ils Ă©taient aussi pĂąles l'un que l'autre.

Nelpas Pacha alla saluer von Berg, Helena et Richter, leur demandant la permission de se retirer, car il se sentait un peu souffrant. En considérant la mine du représentant d'Enver Pa-cha, les autres n'eurent aucune peine à le croire.

Il prit donc congé, et comme il traversait un petit salon qui conduisait au grand escalier d'honneur, il se trouva, entre deux portes, face à face avec Rouletabille.

« Embrasse-moi ! lui dit celui-ci
 nous ne nous reverrons peut-ĂȘtre plus jamais !
 »

Vladimir l'Ă©treignit avec plus d'Ă©motion encore qu'il ne l'avait fait Ă  Paris.

« Tu diras adieu Ă  La Candeur ! » fit Vladimir d'une voix mouillĂ©e, et, sans tourner la tĂȘte il s'Ă©lança vers l'escalier.

« Pauvre La Candeur ! soupira Rouletabille restĂ© seul, c'est moi qui l'ai amenĂ© ici !
 »

Et, du bout des doigts, il essuya une larme, une grosse larme qui coulait sur sa joue


Puis il rentra dans les salons oĂč bientĂŽt il Ă©tonnait Richter lui-mĂȘme par la haute autoritĂ© avec laquelle il expliquait Ă  quel-ques spĂ©cialistes ses conceptions personnelles sur la fabrication des machines Ă  coudre


XIX

« TO BE OR NOT TO BE »

La neige tombe Ă  Essen. Cela fait aussi partie de l'Enfer : le froid. Nuit glacĂ©e chez Krupp. Nuit noire et blanche. Noire de tourbillons de fumĂ©e, blanche de tourbillons de neige. Un vent furieux mĂȘle tout cela. Plus qu'aucun autre coin de l'usine le kommando de Richter disparaĂźt dans cette ombre sinistre et mouvante tachĂ©e de blanc, car les bĂątiments qui en dĂ©pendent ne s'embrasent point des lueurs intermittentes et fulgurantes sorties des creusets et des forges des ateliers de guerre


DerriÚre les bureaux de l'ingénieur, se trouve une petite cour déserte, utilisée uniquement par les services particuliers et domestiques de Richter et de sa famille


Or, voilĂ  qu'une fenĂȘtre donnant sur cette cour s'ouvre et qu'une ombre se laisse glisser sur le tapis de neige dont la pĂą-leur est Ă  peine visible dans les tĂ©nĂšbres Ă©paisses gardĂ©es par les hauts murs.

Cette ombre vivante est-elle ombre d'homme ou ombre d'animal ?
 Telle une ombre de chien, elle se promĂšne Ă  quatre pattes dans la neige. Elle va, vient, longe le mur, semble sentir la terre comme une bĂȘte de chasse respire une piste. Puis elle se redresse contre le mur. DĂ©cidĂ©ment, c'est une ombre d'homme.

Une corde est lancĂ©e par l'homme au-dessus du mur et cette corde doit ĂȘtre munie d'un grappin qui s'est accrochĂ© Ă  quelque saillant, Ă  quelque barre de fer sĂ©rieusement repĂ©rĂ©e, car du premier coup, la corde ne cĂšde pas sous la main qui la tire, et elle soutient le corps qui s'en sert aussitĂŽt pour l'esca-lade.

Le mur est vieux et sous les pieds agiles qui le prennent pour point d'appui, quelques gravats s'en dĂ©tachent et viennent rouler dans la neige ; mais, sans doute, l'ombre ne trouve-t-elle point cette dĂ©prĂ©dation suffisante, car, sitĂŽt arrivĂ©e sur la crĂȘte du mur, elle en dĂ©tache quelques morceaux qui tombent dans la cour et hors de la cour. Puis l'ombre disparaĂźt hors de l'enclos aprĂšs avoir rejetĂ© la corde de l'autre cĂŽtĂ© du mur.

Quelques minutes se passent.

Maintenant, la corde est rejetĂ©e dans la cour et l'ombre, re-venue, se laisse glisser jusqu'au sol. L'homme, aprĂšs quelques gestes bizarres, redevient animal et, Ă  quatre pattes, retourne Ă  la fenĂȘtre d'oĂč il est parti, mais Ă  reculons


ArrivĂ© Ă  cette fenĂȘtre, il rentre dans la maison de Richter, il se heurte Ă  une autre ombre qui lui demande :

« As-tu encore besoin de mes souliers ? Bonsoir de bon-soir ! moi je grelotte
 et, pour notre affaire, s'agirait pas d'at-traper un rhume de cerveau !

– VoilĂ  tes godilles, pleure pas ! » rĂ©pond Rouletabille en se dĂ©barrassant les mains des Ă©normes chaussures dans lesquel-les elles Ă©taient entrĂ©es et qui lui avaient servi, sur la neige, Ă  crĂ©er, de compagnie avec les siennes, une visible piste dans le dessein Ă©vident de faire croire au passage d'une petite troupe de fuyards par un chemin que les jeunes gens n'avaient certaine-ment pas l'intention de suivre.

« Et le chef de magasinage ? demande à voix trÚs basse Rouletabille, tout en travaillant avec un pic, dont il se sert comme d'une pince-monseigneur, à forcer tout doucement une porte, opération sans doute nécessaire pour faire croire à la fausse piste.

– Le chef de magasinage ? rĂ©pĂšte La Candeur tout en re-mettant ses souliers avec un gros sourire de satisfaction, bah ! ça n'est pas lui qui nous dĂ©noncera !

– Tu as tuĂ© Lasker ?

– L'a bien fallu !
 Il m'a trouvĂ© en face des caisses et s'est trop intĂ©ressĂ© Ă  ma besogne
 m'a posĂ© des questions qui m'ont troublé  tellement troublĂ© mon vieux, que j'ai Ă©tĂ© obligĂ© de m'y reprendre Ă  trois fois pour qu'il ne me questionne plus ja-mais !
 depuis le sergent de pompiers, j'ai le poignet foulĂ©, tu sais !

– Et oĂč as-tu mis le cadavre ?

– Justement !
 je ne savais qu'en faire, moi !
 L'inspiration, ça n'est pas mon fort !
 Je l'ai cachĂ© en attendant sous un monceau de papillotes !


– Mais ils le dĂ©couvriront tout de suite ! malheureux ! Tu dis que Lasker ne nous dĂ©noncera pas ! Tu n'as donc pas rĂ©flĂ©-chi que son cadavre nous dĂ©noncera, lui !
 et nous serons re-pris avant d'ĂȘtre sortis du magasin.

– Bonsoir de bonsoir !
 qu'est-ce qu'il faut donc faire ?

– Écoute
 VoilĂ  ce que tu vas faire !
 Tu vas sortir encore une machine Ă  coudre de sa caisse et tu la replaceras dans le tas de celles qui ne sont pas encore prĂȘtes Ă  ĂȘtre emballĂ©es
 puis tu fourreras le cadavre de Lasker dans la caisse. Il s'Ă©vadera avec nous !


– Compris !
 Ă  tout Ă  l'heure ! » souffla La Candeur dĂ©jĂ  prĂȘt Ă  exĂ©cuter les ordres qu'il venait de recevoir.

Mais Rouletabille l'arrĂȘta :

« Minute !
 Ne t'en va pas sans me dire oĂč tu as mis les uniformes de pompiers et les casquettes ?

– Là, dans le coffre à bois


– Va !
 »

L'ombre de La Candeur disparut dans un corridor et mal-gré que cette ombre fût chaussée, cette fois, des fameuses godil-les, elle ne faisait pas plus de bruit que lorsqu'elle glissait sur ses chaussettes : l'habitude des reportages aussi dangereux qu'ex-ceptionnels accomplis en compagnie de Rouletabille par La Candeur avait donné à celui-ci une grande discrétion de gestes.

Pendant ce temps, Rouletabille achevait la besogne qu'il savait nécessaire à la sécurité de leur départ, et rien n'était né-gligé pour que les recherches qui devaient s'ensuivre s'égaras-sent à souhait.

Quand La Candeur revint en annonçant que le corps de Lasker Ă©tait convenablement emballĂ©, Rouletabille, Ă©tait en train de revĂȘtir un des costumes de pompier
 Le reporter fit craquer une allumette et regarda sa montre :

« C'est l'heure ! fit-il
 et il roula les deux autres uniformes de pompier sous son bras
 Écoute bien ce que je vais te dire
 je vais sortir de la maison de Richter par la porte du perron. Tu resteras dans la salle de dessin. Personne n'y vient jamais, sur-tout la nuit. Seul Richter pourrait y entrer, mais, aprĂšs la petite fĂȘte d'aujourd'hui, il dort profondĂ©ment, comme tout le monde !


– Tout de mĂȘme, s'il venait ?


– Ah ! s'il venait, tu le tuerais !


– Entendu ! mais avec quoi ? J'ai le poing dĂ©moli, moi !

– Avec ceci », fit Rouletabille, en se dirigeant vers son petit cabinet de travail d'oĂč il revint avec un levier pesant, terminĂ© par une masse qui faisait de ce morceau d'acier un redoutable marteau


La lune, un instant, éclaira l'arme qui fut déposée à portée de La Candeur, sur une planche à dessin


« Tiens ! la lune qui se lÚve ! fit remarquer La Candeur. On va voir clair pour travailler. »

Mais l'astre se voila immĂ©diatement. Le vent qui n'avait cessĂ© de souffler avait cependant dĂ©barrassĂ© un peu cette nuit lugubre de ses tourbillons de fumĂ©e et chassait des nuĂ©es de tempĂȘte


« Tu ne bougeras pas d'ici jusqu'au moment oĂč tu verras une ombre se dresser sur ce perron. Je te laisserai la clef de Richter. Tu ouvriras la porte Ă  cette ombre ; tu la reconnaĂźtras, ce sera Nicole, dans les habits et sous la coiffe d'Helena, tu l'introduiras ici et tu lui diras : Rouletabille va venir !
 Et c'est tout ! tu entends !
 Pas de bruit, pas de bavardage inutile
 Vous n'avez pas autre chose Ă  vous raconter
 Si elle te ques-tionne, tu ne lui rĂ©pondras pas
 Compris ?

– Compris !
 mais si elle ne vient pas ?

– Si elle n'est pas ici quand je reviendrai, il est entendu que j'irai la chercher
 Mais toi, ne bouge pas !

– Bien !

– ObĂ©is sans plus !
 Puisque tu n'as pas d'inspiration, ne t'imagine pas devoir faire des choses qui te sembleraient norma-les et qui auraient peut-ĂȘtre des consĂ©quences terribles !

– J'obĂ©irai comme une brute.

– Adieu !

– Adieu ! »

Ils s'embrassÚrent, car, au frémissement de Rouletabille, La Candeur sentait bien que l'on touchait à une minute inouïe du drame, sans, du reste, qu'il pût en concevoir l'intrigue. Il savait des choses, et il y en avait d'autres qu'il ignorait, et ce qu'il ne savait pas lui paraissait un abßme aussi profond et plus redoutable que la nuit au fond de laquelle gisait tout le mystÚre de l'usine Krupp !


Rouletabille parti, La Candeur s'assit et attendit.

Il attendit une demi-heure.

Alors, l'ombre annoncée arriva. Elle fut debout sur le per-ron.

La Candeur lui entrouvrit la porte.

Elle eut un léger mouvement de recul en apercevant l'ombre énorme de La Candeur. Celui-ci lui souffla aussitÎt : Rouletabille va venir !


Alors, elle pénétra dans la maison, s'en fut dans la salle de dessin, s'assit à sa place ordinaire, et demanda dans un souffle :

« C'est bientÎt qu'il va venir ? »

Or, La Candeur, fidĂšle Ă  la consigne, fit celui qui n'avait pas entendu et s'assit Ă  l'autre bout de la piĂšce.

Sans doute, Nicole comprit qu'il était préférable d'observer un parfait silence, car elle ne posa plus une seule question.

De temps en temps, elle tournait la tĂȘte vers le petit bu-reau, par la fenĂȘtre duquel la lune, envoyant un de ses rayons, Ă©clairait son beau, triste et douloureux profil.

Quelques soupirs oĂč vivait l'angoisse de son Ăąme agitĂ©e lui Ă©chappĂšrent.

Enfin, Rouletabille, Ă  son tour, apparut sur le perron. Il n'Ă©tait pas seul. Il avait avec lui deux autres pompiers. Tous trois furent rapidement dans la salle de dessin.

Les deux autres Ă©taient Serge Kaniewsky et Fulber.

« Dieu soit louĂ©, mademoiselle, puisque vous ĂȘtes lĂ , fit Rouletabille. Nous n'avons plus une seconde Ă  perdre et quel-ques minutes de retard de votre part auraient pu tout compro-mettre
 »

Comme il prononçait ces derniĂšres paroles, un coup d'Ɠil jetĂ© par la vitre du petit cabinet lui fit apercevoir certaines om-bres inquiĂ©tantes qui s'avançaient dans le quartier, gĂ©nĂ©rale-ment dĂ©sert Ă  cette heure.

Aussi, est-ce d'une parole pleine de fiĂšvre qu'il arrĂȘta le commencement de transport qui s'Ă©tait emparĂ© de Serge dĂšs que celui-ci eut aperçu la silhouette de Nicole, et qu'il ordonna au Polonais ainsi qu'Ă  Fulber de suivre son ami (La Candeur) et de se soumettre Ă  tout ce que celui-ci leur indiquerait de faire.

Comme Serge et Fulber hésitaient à s'éloigner de Nicole


« Nous vous suivons !
 Allez donc, ou nous sommes per-dus ! » souffla Rouletabille.

Et, se tournant vers Nicole :

« Mais ordonnez-leur donc d'obéir ! » grinça-t-il entre ses dents.

Nicole ne dit pas un mot mais elle chassa devant elle Serge, d'un geste brutal


La Candeur entraßnait déjà Fulber et Serge
 Mais Rouleta-bille ne regardait plus de ce cÎté.

Toute son attention allait Ă  la fenĂȘtre du cabinet par la-quelle il eut l'Ă©pouvante d'apercevoir, de toutes parts, des sil-houettes militaires qui entouraient ce coin du kommando de Richter d'un vĂ©ritable cordon qui, de seconde en seconde, se resserrait.

Nicole aussi avait vu et son doigt montrait les ombres me-naçantes et sa bouche rùlait :

« Trop tard !
 Nous sommes perdus !
 »

Rouletabille le crut-il ?

Pensa-t-il, lui aussi, que tout Ă©tait perdu ?
 ou qu'il n'avait plus qu'un trop faible espoir de sauver Nicole pour courir le ris-que de la laisser encore vivante aux mains des bourreaux de sa race, gage formidable d'oĂč dĂ©pendait peut-ĂȘtre le salut de la pa-trie ?


Toujours est-il que sa main alla chercher derriĂšre lui, sur la table de dessin, le lourd levier qu'il y avait dĂ©posĂ© et alors, silen-cieusement, hĂ©roĂŻquement, et sans doute aussi pour que cette noble fille qui avait dĂ©jĂ  tant souffert ne vit point venir cette mort qu'elle avait elle-mĂȘme commandĂ©e, sournoisement, il frappa !


Il frappa à la tempe !


De toutes ses forces, il frappa !
 Mais, ĂŽ horreur !
 la malheureuse ne s'abattit point sous ce coup furieux
 Elle tour-na sur elle-mĂȘme, s'accrocha Ă  un rideau et poussa un gĂ©mis-sement effroyable


Rouletabille dut rĂ©pĂ©ter ses coups et elle tomba Ă  genoux, la bouche ouverte, les yeux formidablement agrandis, fixant son assassin avec un regard de bĂȘte blessĂ©e Ă  mort
 regard que l'autre ne devait plus oublier jamais


Enfin, aprĂšs un dernier et inutile effort qui la redressa en face du coup suprĂȘme, elle roula sur le parquet, et ne fut plus qu'une pauvre petite chose inerte sous les rayons glacĂ©s de la lune.

Rouletabille, tremblant d'horreur, avait encore son arme dans la main quand La Candeur apparut. Le géant recula devant la figure effroyable de son camarade, devant ce geste qui mena-çait encore, comme s'il n'avait pas assez frappé, devant ce corps de femme qui lui barrait le chemin.

Dans le mĂȘme moment, la clartĂ© lunaire fut obstruĂ©e par une ruĂ©e d'ombres qui se prĂ©cipitaient sur le perron et agitaient des silhouettes devant la fenĂȘtre.

« Enlevons le cadavre », prononça Rouletabille d'une voix que La Candeur ne reconnut pas, tant elle était altérée.

L'autre obéit sans se rendre compte des gestes qu'il accom-plissait


Presque au mĂȘme instant, comme la porte de la salle venait d'ĂȘtre refermĂ©e sur les deux hommes et leur lugubre fardeau, d'autres portes cĂ©dĂšrent sous la pression furieuse d'ombres mi-litaires qui agitaient des lanternes en poussant des cris sauva-ges


Et aussitÎt, ombres et lanternes s'égaraient sur la fausse piste préparée par l'audacieuse astuce du reporter


XX

À FOND DE CALE

Le Wesel, cargo qui fait le transport des marchandises en-tre Duisburg et la Hollande, est encore Ă  quai, mais se tient prĂȘt Ă  remonter le Rhin.

Dans les ténÚbres silencieuses de l'entrepont, que perce l'unique et trÚs précise lueur d'un falot, un craquement subit s'est fait entendre.

Et comme si le bruit, dans cette nuit muette, s'Ă©tait Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme, il s'est arrĂȘtĂ© aussitĂŽt
 et puis il recommença d'ĂȘtre
 mais cette fois, hĂ©sitant, incertain et si peureux de ses Ă©chos qu'il finit par expirer tout doucement, Ă  bout de forces


Enfin, tout Ă  coup, il y eut dans la nuit, le sursaut brutal et rageur d'un Ă©clatement.

Des planches furent projetĂ©es et, d'une caisse Ă©ventrĂ©e, un corps roula dans la lueur sanglante du falot qui se balançait en-tre deux madriers obliques


Puis un autre corps roula. Ces deux corps Ă©taient vivants. L'espace dont ils disposaient pour leurs mouvements n'Ă©tait pas assez vaste pour qu'ils pussent s'Ă©tendre en hauteur ; aussi, s'Ă©tant vivement relevĂ©s sur leurs genoux, ils se trouvĂšrent en face l'un de l'autre comme deux corps de bĂȘtes aux mufles souf-flants, haletants et hostiles.

L'un de ces souffles demandait :

« Nicole ? »

Et l'autre ne répondait toujours que par halÚtement.

Serge Kaniewsky et Rouletabille Ă©taient en face l'un de l'autre, au fond de la cale du Wesel
 au fond de l'abĂźme


« Nicole ? rĂ©pĂšte la voix grondante du Polonais
 OĂč est Nicole ?

– Dans une de ces caisses
 souffle Rouletabille.

– Mais oĂč ?
 mais oĂč ?
 mais oĂč ?
 Elle est peut-ĂȘtre Ă©vanouie !
 Elle est peut-ĂȘtre morte !
 Pourquoi ne donne-t-elle pas signe de vie ? Pourquoi ?


– Les caisses ont Ă©tĂ© sĂ©parĂ©es les unes des autres
 Atten-dez donc un peu
 de la patience et du sang-froid !
 nos com-pagnons ne sont peut-ĂȘtre mĂȘme pas dans cette cale
 Ces cais-ses ont Ă©tĂ© laissĂ©es sur le pont


– Vous m'aviez jurĂ© qu'on ne nous sĂ©parerait pas !

– Qui vous dit que nous sommes sĂ©parĂ©s ? rĂ©plique la voix lugubre de Rouletabille
 Nous sommes tous Ă  bord, on finira bien par se retrouver ! »

Mais la fiÚvre du Polonais ne faisait que grandir
 Il tour-nait dans l'étroit espace comme une hyÚne dans sa cage
 et il revenait à Rouletabille en montrant ses dents comme s'il ne pouvait plus se retenir de le dévorer


« Silence ! commanda le reporter
 il me semble que l'on a remuĂ© de ce cĂŽté  »

Et il s'enfonça dans les tĂ©nĂšbres


On entendit au fond de la nuit, sa voix prudente qui appe-lait La Candeur et Fulber.

Le Polonais l'eut bientĂŽt rejoint.

« Pourquoi ? Pourquoi donc n'appelles-tu pas Nicole ? »

Et Serge supplia :

« Nicole ! Nicole ! »

Mais le silence seul répondit à ces appels désespérés


« Elle est morte ! rĂąla le Polonais
 sans quoi elle eĂ»t en-tendu dĂ©jĂ  ma voix ! Ah ! j'avais raison de ne pas vouloir me laisser enfermer dans cette caisse, sans elle !
 Mais si elle est morte, je vous tuerai tous !
 tous !
 tous !


– Vous ferez ce que vous voudrez ! souffla Rouletabille
 moi, j'ai fait ce que j'ai pu !


– Dis-moi donc que tu l'as sauvĂ©e, si tu ne veux pas mourir sur-le-champ
 »

Et le Polonais, qui paraissait au bout de sa raison, accula Rouletabille dans un coin comme s'il voulait l'y réduire en miet-tes.

Rouletabille repoussa le mufle de l'homme qui lui envoyait son souffle de feu dans la figure
 ce qui ne fit que redoubler la rage de l'autre


« Ah ! grinça le Polonais dont les crocs agrippaient la cra-vate de Rouletabille
 dis-moi donc qu'elle est sauvĂ©e
 dis-moi cela
 ou je te jure que tu as vĂ©cu ! »

Alors, le reporter, ayant secouĂ© encore cette bĂȘte mĂ©chante, revint se glisser jusqu'au-dessous de la lueur du falot et lĂ , assis sur ses talons, le menton dans les mains, dit :

« Je te répÚte que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la sauver !

– Ce n'est pas
 ce n'est pas
 ce n'est pas ça que tu m'as promis !
 Si tu tiens à ta peau, il faut me faire voir Nicole


– Je ne tiens pas à ma peau ; mais tu verras Nicole


– Ah !
 gĂ©mit l'autre, extĂ©nuĂ© de rage impuissante et d'angoisse farouche
 si elle Ă©tait sauvĂ©e, tu ne me parlerais pas ainsi !
 Elle est morte !
 Elle est morte !
 MisĂšre de ma vie !
 elle est morte et nous sommes vivants !
 »

Rouletabille, cette fois, ne répondit pas. Il alla chercher, au fond d'une de ses poches, un papier, le déploya lentement et le donna au Polonais


Serge prit machinalement la feuille
 Il ne comprenait pas.

Rouletabille lui dit :

« Lis ! »

Et le Polonais, Ă  la lueur rouge du falot, lut.

Quand il eut fini de lire ce qui Ă©tait Ă©crit sur cette feuille, quand il eut pris connaissance de ce blanc-seing donnĂ© au cri-minel par la victime elle-mĂȘme, il n'y eut plus ni cri, ni soupir, ni rĂąle, ni rien
 la tĂȘte de l'homme retomba et frappa l'entre-pont d'un bruit sourd


Rouletabille ranima en vain le corps inerte. La vie de cet homme Ă©tait si liĂ©e Ă  la vie de Nicole, que l'idĂ©e mĂȘme de la mort de Nicole avait quasi jetĂ© Serge au nĂ©ant.

Pour l'en faire sortir, il ne fallut rien moins que l'eau glacĂ©e d'une bouteille que le reporter alla chercher dans sa caisse et surtout que cet imprĂ©vu dictame glissĂ© dans l'oreille : Elle n'est peut-ĂȘtre pas morte !


L'homme eut un mouvement, un soupir, et rouvrit les yeux.

Le passage de la vie furieuse de tout à l'heure à ce presque anéantissement déterminé par l'idée seule de la mort de l'objet aimé avait été prévu par Rouletabille et la brutalité de son acte avait été calculée, dans l'espérance d'une possibilité d'explications auxquelles il eût fallu renoncer sans ce coup d'assommoir.

Cependant, le reporter Ă©tait au bout, lui aussi, de ses forces. Son Ɠuvre Ă©tait accomplie. Quoi qu'il arrivĂąt maintenant, ja-mais plus les Prussiens ne disposeraient des secrets d'un homme qui n'aurait plus l'occasion de les leur livrer
 Si l'affaire tournait mal, Rouletabille mourrait avec Serge, car il n'hĂ©site-rait pas plus Ă  le frapper qu'il n'avait hĂ©sitĂ© dans cette minute tragique oĂč il avait fait un cadavre dans les demi-tĂ©nĂšbres de la chambre de dessin


Fort d'ĂȘtre parvenu ainsi, sans dĂ©faillance, Ă  priver la Tita-nia de l'Ăąme dont elle avait besoin pour vivre de sa vraie vie, faible de tous les efforts dĂ©pensĂ©s, Ă©mu aussi de la douleur fou-droyante de cet homme qui l'Ă©coutait comme un mourant Ă©coute la parole qui peut le rattacher Ă  la vie, Rouletabille, indif-fĂ©rent dĂ©sormais en ce qui le concernait, aux consĂ©quences d'un aveu qui pouvait lui ĂȘtre fatal, avoua qu'il avait frappĂ© Ă  mort Nicole, parce qu'il n'Ă©tait pas sĂ»r que ce fĂ»t Nicole !


Il narra la chose comme on lit un rapport, d'une voix blan-che et monotone qui ajoutait, sans qu'il s'en doutùt, à l'horreur d'un crime rendu nécessaire non point par une certitude quel-conque, mais, par un doute absolu !

Car le doute, lui aussi, est une conclusion comme l'affirma-tion, comme la négation, et entraßne, dans certaines circonstan-ces, un impitoyable verdict


Il commença par dire comment il avait assisté à la fameuse entrevue de Serge et de la fille de Fulber et ce qui s'en était suivi, et comment Nicole avait été amenée à lui signer ce papier qui lui donnait sur elle droit de vie et de mort.

Et puis, ç'avait Ă©tĂ© l'absence prolongĂ©e de la jeune fille ; l'inquiĂ©tude de Rouletabille, sa visite nocturne Ă  la maison de Hans, devant la fenĂȘtre de Nicole
 et puis l'inutile retour de Nicole en compagnie d'Helena dans le bureau de Richter
 et enfin le dĂ©jeuner de fiançailles


C'était là que le drame s'était noué formidablement.

Un moment, Rouletabille s'était demandé s'il avait réelle-ment en face de lui la fille de Fulber
 Or, à ce moment, Roule-tabille avait déjà prononcé les paroles qui promettaient la fuite et indiquaient le rendez-vous nocturne dans les bureaux de Richter


Ainsi s'expliquaient la pĂąleur et le subit dĂ©sarroi du repor-ter Ă  l'Essener-Hof
 dĂ©jĂ , depuis quelques minutes, il Ă©tait Ă©tonnĂ© de certaines attitudes, de certaines façons d'ĂȘtre de Ni-cole qui ne lui « revenaient » guĂšre
 Le calme de la jeune fille, sa passivitĂ© devant les manifestations brutalement patriotiques des invitĂ©s du gĂ©nĂ©ral von Berg, lui Ă©taient apparus quasi inex-plicables en face du souvenir de l'exaltation vengeresse qui avait secouĂ© prĂ©cĂ©demment la fiancĂ©e de Serge ; et cela, en dehors de toute prudence, lors de son entrevue avec le Polonais.

Que Rouletabille eût mis un instant une si inattendue ré-serve au compte de l'héroïsme, il l'avait bien fallu
 mais, dans la conversation qu'il avait eue ensuite avec la jeune fille, celle-ci lui avait si singuliÚrement souri lorsqu'il lui avait rappelé son engagement, que Rouletabille avait eu la sensation aiguë qu'elle ignorait tout à fait la nature de cet engagement-là !
 On sourit ainsi au rappel d'un engagement d'amour, mais non d'un engagement de mort !


Et si, en se retournant sous l'effondrement dĂ©terminĂ© par cet incroyable sourire, Rouletabille n'avait aperçu le gĂ©nĂ©ral von Berg qui fixait sur eux un regard assidu, le reporter aurait eu, Ă  peu prĂšs, la certitude qu'il venait de parler Ă  une autre qu'Ă  Ni-cole !
 Mais quoi ? Ce sourire n'Ă©tait-il point commandĂ© par le jeu de comĂ©die auquel Nicole devait s'astreindre sous des re-gards trop curieux ?


Angoisse inexprimable
 inquiétude sans nom !


Prescience d'une suprĂȘme fourberie d'un ennemi qui avait besoin, pour aller jusqu'au bout de son chantage, d'une Nicole bien portante, alors que l'autre, la vraie, n'Ă©tait plus sans doute, Ă  cette heure, qu'une morte ou qu'une moribonde


Cette supercherie était d'autant plus facile à concevoir qu'elle était plus facile à exécuter, car on ne devait montrer la fausse Nicole que de loin et rapidement à un homme qui brûlait de fiÚvre derriÚre le carreau d'une vitre. Il s'agissait moins de trouver une ressemblance exacte qu'une silhouette d'une conformité approximative


La Nicole que l'on exhibait au gala de l'Essener-Hof Ă©tait inconnue de ceux qui n'Ă©taient point les artisans de cette redou-table comĂ©die, autant que la vĂ©ritable fille de Fulber
 Il n'y avait que Rouletabille qui pĂ»t concevoir des soupçons !
 Et en-core.

Rouletabille, il faut nous le rappeler, connaissait trĂšs peu Nicole
 Il ne l'avait aperçue de prĂšs qu'une seule fois, dans la pĂ©nombre de son petit cabinet de travail, quand elle avait Ă©tĂ© jetĂ©e lĂ  par von Berg, et dans des circonstances si dramatiques qu'il ne pouvait se rappeler assez exactement les dĂ©tails Ă  quoi l'on ne se trompe point sur une ressemblance.

Quant à la voix, ils n'avaient échangé que de rapides paro-les à l'oreille


Enfin, pour corroborer le doute de Rouletabille, il y avait la derniĂšre visite de Nicole chez Richter quand la jeune fille, lais-sĂ©e seule dans la salle de dessin, n'avait mĂȘme pas tournĂ© la tĂȘte du cĂŽtĂ© du bureau de Rouletabille et avait sursautĂ© Ă  l'apparition de ce dernier comme une personne surprise et n'ayant aucune idĂ©e que le local pĂ»t ĂȘtre habité  Était-ce encore lĂ  de la comĂ©die destinĂ©e Ă  tromper d'autres que Rouletabille ? Le jeune homme ne le pensait plus
 depuis le sourire du dĂ©jeu-ner de fiançailles !


En tout cas, le reporter avait le devoir de douter !
 En face de ce devoir de doute, il considĂ©ra son devoir d'action. La Nicole Ă  laquelle il avait parlĂ© (vraie ou fausse), ne savait de son projet de fuite que l'heure et le lieu, mais elle ignorait encore tous ses moyens d'Ă©vasion. De toute façon, elle serait exacte au rendez-vous (d'autant plus exacte si c'Ă©tait une fausse Nicole) pour en savoir davantage. Sans doute aurait-elle pris ses prĂ©cautions et averti qui de droit, sans doute aurait-on prĂ©parĂ©, de concert avec elle, un traquenard
 Il appartenait Ă  Rouletabille de le dĂ©jouer


En consĂ©quence de quoi, le reporter avait, lui, prĂ©parĂ© la fausse piste qui, en tout Ă©tat de cause, devait Ă©garer pendant quelques instants, tous les chiens de police lancĂ©s sur les fuyards. Quand le moment d'agir fut arrivĂ©, on sait comment, Ă  cet instant prĂ©cis, avaient surgi de toutes parts les ombres, qui ne surprirent point le reporter, mais qui vinrent ajouter un poids nouveau dans le plateau de la balance oĂč Rouletabille Ă©tait en train de peser la fausse Nicole. Toutefois, l'esprit du re-porter gardait trop de luciditĂ© pour donner une valeur de preuve Ă  cette intervention redoutable. Les policiers pouvaient ĂȘtre lĂ  et avoir surpris les secrets de Rouletabille sans que Nicole les eĂ»t dĂ©noncĂ©s. Et, puisque le reporter n'avait pas eu le temps, vu la rapiditĂ© des Ă©vĂ©nements, d'Ă©tablir l'identitĂ© rĂ©elle de la jeune fille avec l'aide de son pĂšre et de son fiancé  Il avait frappĂ© sans savoir au juste qui il frappait et parce que c'Ă©tait son de-voir de frapper ! et parce qu'il avait reçu, de la main mĂȘme de la vraie Nicole, l'ordre de frapper !
 Il serait difficile de donner Ă  ce froid rĂ©sumĂ© d'un rĂ©cit-argument comme, seul, Rouletabille Ă©tait capable de le concevoir, la couleur glacĂ©e et fatale qui en faisait, au fond de cet abĂźme oĂč une si grande passion bouillon-nait, l'originalitĂ©. Un professeur, armĂ© d'un bĂąton de craie, n'aurait point tracĂ© d'une façon plus calme et plus dĂ©tachĂ©e sur le tableau de l'Ă©cole, les lignes de son raisonnement algĂ©brique au bout duquel il ajoute Ă  l'ordinaire les lettres fatidiques C. Q. F. D. (ce qu'il fallait dĂ©montrer).

Mais voilĂ  que le reporter ne s'Ă©tait pas plus tĂŽt tu que des grondements sinistres remuĂšrent l'ombre, et que la voix de Serge, bavante et glapissante, l'emplit de syllabes farouches


Rouletabille releva la tĂȘte et vit en face de lui des yeux de flamme, des yeux de loup, quand les loups ont faim de chair humaine


MalgrĂ© son sang-froid, il ne put soutenir l'Ă©clat sanglant de ces deux yeux-lĂ  et il tourna la tĂȘte
 Alors, il vit deux autres yeux, moins brĂ»lants, mais si effroyablement tristes qu'ils lui firent encore plus peur que les premiers
 En mĂȘme temps, il entendit la voix de Fulber qui disait :

« Et maintenant, comment allons-nous savoir si c'est ma fille que tu as tuĂ©e ?
 »

XXI

MORTE OU VIVANTE ?

« Nous avons le corps ici !
 dit Rouletabille


– Et tu parles ! » s'Ă©cria Serge


Rouletabille mit sa main sur le mufle frémissant du Polo-nais.

« En tout cas, je parle moins fort que toi !
 Cesse de hurler et de dĂ©sespĂ©rer
 tout n'est pas perdu, Serge Kaniewsky !

– Comment veux-tu, insensĂ© ! que tout ne soit pas perdu ! Si le corps n'est pas celui de Nicole, c'est que Nicole est encore entre leurs mains
 et elle devra payer pour nous tous !
 mais tu seras le premier Ă  payer pour elle, je te le jure !
 »

Ils se turent, Ă  cause d'un gĂ©missement effroyable qui Ă©tait Ă  cĂŽtĂ© d'eux !
 Ce gĂ©missement disait : « On m'a fait voyager avec le cadavre de ma fille !
 Il y avait un cadavre Ă  cĂŽtĂ© de moi !
 dans la mĂȘme caisse que moi !
 un cadavre qui Ă©tait sĂ©parĂ© de moi par des planches et dont j'ai touchĂ© les vĂȘte-ments
 Venez avec moi arracher les planches !
 Nous sommes tous maudits Ă  cause de toi, Serge !
 Arrachons les planches !
 arrachons les planches !
 Nous referons aprĂšs, un nouveau cer-cueil Ă  Nicole
 un cercueil Ă©tonnant et digne d'elle, grand comme la Titania ! »

Le malheureux délirait et s'accrochait à toutes les planches et les secouait comme un fou, mais Serge et Rouletabille eurent tÎt fait d'arracher les planches de la caisse qui avait transporté le vieux
 et, en effet, ils en tirÚrent un cadavre que le Polonais poussa avec un rugissement jusque dans la lueur du falot rouge.

« C'est le corps de Lasker, le chef du magasinage ! » dit Rouletabille.

Le Polonais et Fulber se penchĂšrent sur le cadavre et furent sur lui comme des bĂȘtes reniflantes


« L'autre corps !
 Il nous faut l'autre corps pour savoir ! Nous voulons l'autre corps !


– Mon compagnon, seul, pourrait vous dire oĂč il est, fit Rouletabille, et je ne sais oĂč est mon compagnon. »

À ce moment, les ombres remuĂšrent encore et les tĂ©nĂšbres furent comme bousculĂ©es par le glissement d'une chose Ă©norme.

« C'est toi, La Candeur ?

– Oui, c'est moi !
 jamais je n'aurais cru que je pourrais venir vous rejoindre
 ma caisse est à l'autre bout de la cale.

– Le corps ! Le corps ! glapirent les voix des deux furieux.

– Ces messieurs, prononça Rouletabille, dĂ©sirent voir tout de suite le corps de Nicole ! Qu'en as-tu fait, La Candeur ?

– Je n'ai pas eu le temps de l'emporter, mon vieux, je l'ai laissĂ© lĂ -bas ! »

D'horribles grognements pleins de menace accueillirent ces paroles, tandis que la voix expirante de Fulber avait encore la force de dire : « Mon Dieu ! nous ne saurons donc jamais !


– Si !
 bientît nous allons savoir !
 c'est moi qui vous le dis ! croyez-moi ! fit encore Rouletabille.

– Quand ?

– Bientît.

– Quand ?

– BientĂŽt. Peut-ĂȘtre dans une heure ! peut-ĂȘtre tout de suite !

– Tout de suite ! tout de suite ! je ne peux plus attendre, lança le Polonais.

– Ni moi non plus, gĂ©mit le malheureux Fulber
 et il rem-plit la cale de son sanglot


– Silence ! commanda Rouletabille
 Écoutez donc !
 Vous n'avez pas entendu ses pas ?
 Si vous continuez Ă  gĂ©mir de la sorte, vous allez faire venir tout l'Ă©quipage !
 et ce n'est pas l'Ă©quipage que j'attends !


– Qui attendez-vous ? pleura Fulber.

– J'attends celui qui nous dira la vĂ©ritĂ© !
 car il faut espĂ©-rer encore dans la vĂ©ritĂ© !
 Écoutez-moi encore, car je ne vous ai pas tout appris
 Elle est peut-ĂȘtre morte ! elle est morte ! voilĂ  ce qu'il faut se dire d'abord, voilĂ  ce que je vous ai dit d'abord !
 car enfin, elle peut ĂȘtre morte ! Elle l'est ! dites-vous cela ! et maudissez-moi !
 Et maintenant, espĂ©rez un miracle, parce que
 parce que je l'attends, ce miracle-lĂ  !
 j'ai cru tout Ă  l'heure l'entendre marcher !
 Sachez que j'avais dans Essen un complice
 le soi-disant reprĂ©sentant des intĂ©rĂȘts turcs


– Vladimir ! Vladimir ! soupira La Candeur, oĂč est Vladi-mir ?

– C'est lui que j'attends
 Il a pris passage Ă  bord !
 et j'ai vu Vladimir Ă  l'Essener-Hof, au dĂ©jeuner de fiançailles !
 Je lui ai donnĂ© une mission
 L'a-t-il accomplie ?
 Tout est là
 tout est lĂ  !
 Quand je me suis aperçu, ou quand j'ai cru m'apercevoir, au dĂ©jeuner de fiançailles, que Nicole n'Ă©tait pas Nicole
 le souvenir aigu de certaines paroles entendues, certaine nuit, me revint Ă  l'esprit. Une nuit donc, oĂč j'Ă©tais sur les toits de la maison Hans, au Pavillon central des recherches, je surpris certaines paroles prononcĂ©es par l'homme qui avait Ă©tĂ© chargĂ© de la garde de Nicole. Il se fĂ©licitait de ce que, depuis quelques jours, il jouissait d'une apprĂ©ciable libertĂ© : « Depuis mercredi, disait-il, j'ai bien cru ĂȘtre dĂ©barrassĂ© de tout !
 oui, nous avons tous cru que c'Ă©tait fini !
 et lĂ -bas, la princesse Botosani a dit : Elle sera morte demain ! » ajouta l'homme de garde ; puis il y eut un silence et cet homme reprit, sans dissimuler son Ă©tonnement : « Et maintenant, elle va tout Ă  fait mieux ! C'est incroyable ce qu'il y a de ressort chez les jeunes femmes !
 Sans compter que, puisqu'il veulent qu'elle se porte bien, ils ont dĂ» lui coller quelque chose de pas banal du tout ! » Or, reprit Rouletabille, je savais que la princesse Botosani Ă©tait dame infirmiĂšre Ă  l'hĂŽpital de la villa HƓgel, hors de l'usine, Ă  Essen mĂȘme
 Donc, on avait transportĂ©, dans la crainte d'une issue redoutable, la pauvre Nicole dans cet hĂŽpital : En Ă©tait-elle rĂ©ellement revenue ?
 Toute la question Ă©tait lĂ  !
 Les Fritz avaient trop d'intĂ©rĂȘt Ă  lui substituer un sosie, pour que la possibilitĂ© d'une pareille Ă©ventualitĂ© ne me heurtĂąt l'esprit, surtout dans le moment que je venais d'ĂȘtre assailli par les doutes les plus aigus sur la vĂ©ritable personnalitĂ© de la Nicole que j'avais devant moi !
 C'est alors que je me rapprochai de mon complice Vladimir qui, lui, est en relations constantes avec la princesse Botosani et que je lui demandai pourquoi la princesse ne se trouvait point au dĂ©jeuner de fiançailles ! Quand il m'eut appris que la princesse avait Ă©tĂ© invitĂ©e Ă  ce dĂ©jeuner, je respirai, car il ressortait de cette information sĂ»re que la Nicole que j'avais devant moi Ă©tait la vraie Nicole. La princesse Botosani l'avait soignĂ©e, jamais on n'aurait invitĂ© la princesse au dĂ©jeuner oĂč elle devait se rencontrer avec la fille de M. Fulber, si celle-ci n'avait pas Ă©tĂ© la mĂȘme personne qui avait Ă©tĂ© soignĂ©e par elle ! La princesse aurait reconnu tout de suite la supercherie et elle en aurait fait part immĂ©diatement Ă  son faux pacha Vladimir avec qui on la sait du dernier bien !
 C'Ă©tait mettre beaucoup de monde dans la confidence, et c'Ă©tait ainsi, pour peu que l'on donnĂąt des doutes sur la personnalitĂ© de Nicole aux invitĂ©s de l'Essener-Hof, aller Ă  rencontre des dĂ©sirs de l'empereur qui avait tenu justement Ă  ce qu'on leur montrĂąt la fille de M. Fulber en chair et en os et bien portante
 Je concluais donc de tout cela que l'invitation de la princesse Botosani Ă©tait un argument sĂ©rieux en faveur de la vĂ©ritable personnalitĂ© de la Nicole Ă  qui je venais de parler !
 Cependant quand Vladimir eut ajoutĂ© que cette invitation avait Ă©tĂ© annulĂ©e par la nĂ©cessitĂ© oĂč l'on mettait la princesse de ne point se rendre Ă  cette invitation, tous mes doutes revinrent Ă  nouveau, plus pressants que jamais ! Je pus croire et, dans tous les cas, je pus craindre que nous avions tous Ă©tĂ© jouĂ©s !
 Et je rĂ©solus d'agir comme si nous Ă©tions acculĂ©s Ă  une situation dĂ©sespĂ©rĂ©e. C'est alors que je confiai en grand secret Ă  Vladimir l'alternative dans laquelle, dĂ©sormais, nous nous dĂ©battions. Il Ă©tait libre, lui !
 Il pouvait agir !
 et je lui dictai les gestes de son action
 Il devait se rendre Ă  l'hĂŽpital de la villa HƓgel et s'assurer par lui-mĂȘme de ce qu'il en Ă©tait. C'Ă©tait un mercredi que la malade avait Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  l'hĂŽpital. Elle y avait Ă©tĂ© soignĂ©e par la princesse. C'Ă©taient lĂ  de prĂ©cieuses indications. Vladimir reçut l'ordre d'entrer, coĂ»te que coĂ»te, en communication avec la malade, et si celle-ci se trouvait encore Ă  l'hĂŽpital, d'user des moyens dont il disposait et de l'auto et des papiers de la princesse Botosani pour conduire la malade Ă  la frontiĂšre hollandaise et l'y mettre en sĂ»retĂ© avant de revenir Ă  bord du Wesel oĂč sa place Ă©tait retenue Ă  l'avance
 Messieurs ! Messieurs !
 Vladimir est Ă  bord du Wesel !
 Il veille sur nous et sur notre entreprise, et on pourra le voir apparaĂźtre d'un moment Ă  l'autre !
 Vous voyez que rien n'est encore perdu !
 c'est lui qui nous fixera
 Tant qu'il n'aura pas parlĂ©, nous n'avons Ă  dĂ©sespĂ©rer de rien !
 »

À ce moment, un nouveau personnage apparut dans la lueur rouge du falot ; il appelait à voix basse :

« Rouletabille ! Rouletabille !


– C'est toi, Vladimir ?

– Oui, c'est moi.

– Eh bien, as-tu trouvĂ© la malade ?

– Oui.

– L'as-tu sauvĂ©e ?

– Oui.

– Elle est en sĂ»retĂ© en Hollande ?

– Oui !


– Alors, Nicole Fulber est sauvĂ©e ?

– Mais je n'en sais rien, moi !
 je ne sais pas si la malade est Nicole Fulber !

– Qu'est-ce que tu dis ?
 qu'est-ce que tu dis ? Tu l'as vue ?

– Non ! je ne l'ai pas vue, elle n'a pas montrĂ© son visage !


– Et tu l'as sauvĂ©e ?

– Oui !
 j'ai sauvĂ©, Ă  tout hasard, la malade qui avait Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  l'hĂŽpital le mercredi et qui avait Ă©tĂ© soignĂ©e par la princesse Botosani !


– Mais enfin ! elle t'a bien dit comment elle s'appelait ?

– Elle m'a dit qu'elle s'appelait Barbara Lixhe !
 »

XXII

LE DERNIER VOYAGE DU WESEL

De la rumeur encore au fond de la cale, de la rage, tout ce remuement de sentiments forcenĂ©s qui enveloppent Rouleta-bille et que celui-ci « mate » encore
 un instant !
 un ins-tant !


Combien de minutes encore pourra-t-il retenir ces fous, que la perspective de la mort de Nicole rend de plus en plus in-traitables ?


Mais le reporter est tellement attaché à la parole qui glisse de la bouche de Vladimir qu'il néglige tout le reste, qu'il ne s'oc-cupe plus du reste, de toute cette fureur qui grouille derriÚre lui, et qui lui mord les talons


– Parle, Vladimir, parle !
 Si elle ne t'a rien dit, c'est qu'elle ne pouvait rien te dire, peut-ĂȘtre !
 Il faut penser que, puisqu'ils Ă©taient dans la nĂ©cessitĂ© de substituer Ă  la Nicole ma-lade, une Nicole bien portante, ils avaient dĂ» imposer Ă  la Ni-cole malade une autre personnalitĂ© que celle de la vraie Ni-cole !
 Certes !
 comprenez ! et espĂ©rez ! espĂ©rez encore !
 Cette autre personnalitĂ© avait dĂ» lui ĂȘtre imposĂ©e sous peine de mort !
 et sous peine de supplice des siens !
 Toujours le chan-tage
 Ă  toutes les pages !
 Ă  toutes les lignes de l'histoire du monde !
 Lui as-tu dit, Vladimir, que tu venais de la part de Rouletabille ?

– Je n'ai pas osĂ© ! assura Vladimir. Je n'Ă©tais pas sĂ»r de la personne en face de qui je me trouvais
 Elle se mĂ©fiait trop pour que je ne me mĂ©fiasse point, moi aussi !
 Elle consentait Ă  ĂȘtre conduite en Hollande, c'Ă©tait dĂ©jĂ  beaucoup !


– Rien n'est perdu !
 rien n'est perdu !
 Mais c'est mal-heureux que tu n'aies pas pu la voir
 car enfin, tu avais vu l'autre Nicole au dĂ©jeuner des fiançailles
 et si la Nicole de l'hĂŽpital lui avait ressemblĂ©, c'est elle qui aurait Ă©tĂ© la vraie Ni-cole, Ă  coup sĂ»r
 car on avait besoin d'une Nicole bien portante et ils n'avaient aucune raison d'inventer une Nicole malade !

– L'affaire s'est passĂ©e de nuit !
 et dans les tĂ©nĂšbres de son dortoir et de la cour de l'hĂŽpital
 et je n'ai eu que le temps de jeter cette femme voilĂ©e dans l'auto de la princesse !
 et puis j'ai sautĂ© sur le siĂšge
 je conduisais moi-mĂȘme !
 Enfin ! Elle ne voulait pas se faire voir !
 mais je crois que c'Ă©tait elle ! mais je n'en suis pas sĂ»r !
 puisque je ne la connaissais pas
 Je ne puis vous rapporter que ce qu'elle m'a dit, et elle m'a dit qu'elle Ă©tait Barbara Lixhe, la femme captive en Allemagne et accusĂ©e d'espionnage du fameux journaliste dĂ©mocrate hollan-dais !
 et voilĂ  pourquoi elle consentait Ă  fuir en Hollande avec moi !
 mais en tant que Barbara Lixhe !


– Elle avait raison ! elle avait raison !
 Puisque tu Ă©tais prĂȘt Ă  la faire fuir, Ă  n'importe quel prix, et, qu'ainsi mĂȘme si tu reprĂ©sentais pour elle un piĂšge, elle bĂ©nĂ©ficierait de cette fuite au besoin
 au besoin
 sans que, en cas d'accident, les Fritz pussent lui reprocher d'avoir dĂ©voilĂ© sa vĂ©ritable personnali-tĂ© !
 Rien n'est perdu !
 rien n'est perdu !
 espĂ©rons !
 je vous dis que nous avons le devoir d'espĂ©rer !
 Entendez-vous, vous autres !
 Avez-vous bientĂŽt fini de grogner comme ça ?
 de me manger comme ça
 avec vos yeux de feu
 Quand vous m'aurez dĂ©vorĂ©, vous serez bien avancĂ©s !
 Vladimir ! Vladi-mir !
 OĂč as-tu conduit cette femme en Hollande ?
 oĂč nous attend-elle ?
 car elle nous attend, dis ?
 Tu lui as dit qu'elle devait nous attendre ?

– Je n'eus que le temps de lui dire cela et de repartir. Elle nous attend à Arnhem, à l'hîtel des Provinces unies !
 Je lui ai dit de rester là jusqu'à demain matin


– Je vous dis que tout est sauvĂ© !
 soupira Rouletabille
 Nous serons Ă  Arnhem avant ce soir
 bien avant ce soir !
 Et lĂ , nous trouverons Nicole !


– Si nous ne l'y trouvons pas, fit la voix du Polonais, tu es mort !

– C'est entendu !
 c'est entendu !
 mais d'abord, cher monsieur, calmons-nous et veillons ; et soyons prudents, cir-conspects et prĂȘts Ă  tout, car le principal, de toute Ă©vidence, est d'arriver Ă  Arnhem. »

À ce moment le bruit sourd et rĂ©pĂ©tĂ© de dĂ©tonations d'artil-lerie fit dresser l'oreille Ă  Rouletabille, Ă  La Candeur et Ă  Vladi-mir
 et du coup, la rage du Polonais et le dĂ©sespoir de Fulber en furent comme suspendus


« Qu'est-ce que c'est que cela ? dit Rouletabille. Et d'abord pourquoi n'avons-nous pas dĂ©jĂ  appareillĂ© ?
 À cette heure, nous devrions ĂȘtre dĂ©jĂ  en route.

– Je vais voir
 » fit Vladimir.

Le Slave se glissa entre les caisses et disparut.

Il resta absent dix minutes pendant lesquelles les coups de canon ne cessÚrent point. Rouletabille avait peine à contenir son anxiété. Les deux autres ne disaient rien.

Enfin Vladimir réapparut.

« VoilĂ , jeta-t-il, c'est bien simple. On s'est aperçu de votre Ă©vasion Ă  l'usine
 et on doit se douter que vous ĂȘtes Ă  bord de quelque bĂątiment, car le port est fermĂ© et tous les dĂ©parts sont suspendus !

– Bonsoir de bonsoir ! nous v'lĂ  encore fichus ! gronda La Candeur
 ça allait trop bien !
 » (car La Candeur, qui avait depuis longtemps fait le sacrifice de Nicole, trouvait que tout allait bien du moment que l'on Ă©tait sur le point de toucher Ă  une terre neutre).

Rouletabille dit simplement :

« Nous partirons quand mĂȘme, parce qu'il faut partir
 Es-tu prĂȘt, Vladimir ?

– Mon cher, rĂ©pondit Vladimir, je ne suis prĂȘt que pour le dĂ©jeuner de midi, moi !

– Un Fritz, rĂ©pliqua l'autre, est toujours prĂȘt Ă  faire la noce Ă  n'importe quelle heure du jour ou de la nuit !
 Profite donc du retard dans le travail, imposĂ© par la dĂ©fense officielle d'appareiller, pour sortir ton gala !
 Toute la boustifaille de-hors et les paniers de champagne de Nelpas Pacha
 Un pacha, ami d'Enver le Magnifique, sait bien faire les choses !


– Mais c'Ă©tait entendu ! tout Ă©tait entendu pour midi !


– Que la fĂȘte commence ! Va trouver le capitaine ! À table ! Et vite !


– Le capitaine fait tout ce que je veux, dit Vladimir !
 Nel-pas Pacha est assez riche pour cela ! Et dĂšs que ces messieurs auront bu, le reste ne traĂźnera pas
 le champagne est bien tra-vaillĂ© ! je t'assure !

– Descends-moi vite les armes !
 Il faut que nous soyons maütres du bateau dans une heure ! Offre-leur à boire à tous ! Gave-les ! Dans une demi-heure, nous offrirons de la poudre à ceux qui n'auront pas assez bu ! Et dans quelques heures, mes-sieurs, nous serons à Arnhem !


– Bonsoir de bonsoir ! Ă©clata encore La Candeur qui re-naissait Ă  l'espĂ©rance, voilĂ  une derniĂšre aventure qui me plait
 Ă  une condition, mon vieux Vladimir
 c'est qu'en mĂȘme temps que tu nous descendras des armes, tu nous apportes quelques bouteilles de champagne !
 j'ai une soif !
 »

– Non, lui rĂ©pliqua Vladimir, ce champagne-lĂ , il vaut mieux que tu n'en boives pas ! »

*

* *

On n'a certainement pas oubliĂ© la dĂ©pĂȘche publiĂ©e par tous les journaux de l'Entente et expĂ©diĂ©e du Havre le 14 janvier 1915. Elle relatait l'Ă©vasion extraordinaire d'un certain nombre de LiĂ©geois qui s'Ă©taient emparĂ©s d'un bĂątiment et qui Ă©taient parvenus Ă  s'enfuir ainsi jusqu'en Hollande. Rouletabille a ra-contĂ© plus tard qu'il avait Ă©tĂ© inspirĂ© par cette dĂ©pĂȘche-lĂ  dans le plan qu'il avait prĂ©parĂ© avec Vladimir, et nous ne pouvons mieux faire que la reproduire ici textuellement :

Le Havre, 14 janvier

On a racontĂ©, derniĂšrement, l'audacieux coup des Belges qui, aprĂšs avoir enivrĂ© des marins allemands, s'emparĂšrent de leur bateau et firent route vers la Hollande oĂč ils arrivĂšrent sans encombre.

Cette prouesse vient d'ĂȘtre renouvelĂ©e, mais dans des conditions extraordinaires d'audace. Elle a permis Ă  cent trois LiĂ©geois, parmi lesquels quelques femmes et enfants, de quitter LiĂšge nuitamment, Ă  bord d'un bateau rĂ©quisitionnĂ© par les Allemands, l'Atlas V, et d'aborder en Hollande.

Cet Atlas V est un remorqueur, ancien bateau de guerre, d'une certaine force, acheté jadis à une puissance neutre.

Il quitta LiÚge vers minuit, emporté par le violent courant de la Meuse, que les inondations ont fait déborder ; en cours de route, il rencontra bien des obstacles : un pont de bois, prÚs de Vise ; des cùbles mis en travers du fleuve, mais il vint à bout de tout.

Le pilote avait blindĂ© sa cabine Ă  l'aide de tĂŽles d'acier pri-ses dans la soute Ă  charbon. GrĂące Ă  cela il put braver les nom-breux coups de fusil des sentinelles allemandes et le feu des mi-trailleuses. Des canons furent mĂȘme braquĂ©s sur ce bateau, mais ils ne l'atteignirent pas.

Le voyage de LiÚge à Essden (Hollande) se fit en une heure trois quarts. Les voyageurs étaient couchés à fond de cale. Au-cun ne fut atteint.

Ajoutons que ce bateau venait de coûter 3 500 francs de réparations aux Allemands.

Les choses se passĂšrent avec la mĂȘme simplicitĂ© auda-cieuse, Ă  bord du Wesel.

Au cours d'un dĂ©jeuner offert Ă  l'Ă©tat-major, Ă  une partie de l'Ă©quipage et Ă  une cinquantaine de passagers exceptionnels, cinq dĂ©mons armĂ©s jusqu'aux dents surgirent dans le moment que le champagne coulait Ă  flots et avait dĂ©jĂ , sur quelques-uns, produit des effets somnifĂšres tout Ă  fait inattendus. L'Ă©tat-major fut fait prisonnier et enfermĂ© Ă  fond de cale. Le reste n'offrit aucune rĂ©sistance. Le maĂźtre de chauffe et les mĂ©caniciens du-rent obĂ©ir sous peine de mort aux ordres qui leur furent donnĂ©s, et le Wesel, sortant de Duisburg, eut bientĂŽt atteint Ruhrort au confluent de la Ruhr et du Rhin. C'est lĂ  que les difficultĂ©s pu-rent apparaĂźtre aux audacieux Ă©vadĂ©s, un moment, invincibles
 Poursuivis par un remorqueur sur la dunette duquel on parvint Ă  distinguer de nombreux officiers qui poussaient de vĂ©ritables hurlements, Rouletabille et ses compagnons ne tardĂšrent pas Ă  faire feu de toutes leurs armes. À ce remorqueur vinrent se joindre bientĂŽt deux chaloupes automobiles.

Heureusement pour nos amis, un événement aussi extra-ordinaire que celui d'un cargo bravant les ordres officiels en pleine Allemagne, dans une contrée éloignée des hostilités, n'avait pas été prévu
 On se trouvait désarmé devant tant d'audace
 Il y avait bien des canonniÚres sur la Ruhr, aucune n'était en état de poursuivre
 Elles étaient revenues là pour réparations
 Les embarcations qui donnÚrent la chasse au We-sel n'étaient pas armées.

À l'abri derriĂšre les bastingages et les sabords, Rouletabille, Fulber et le Polonais firent de nombreuses victimes, tandis que La Candeur et Vladimir surveillaient, revolver en main, l'Ă©qui-page prisonnier dans l'entrepont, et les chauffeurs.

Au nord de Ruhrort la poursuite fut mĂȘme abandonnĂ©e, mais Rouletabille pensa bien que ce n'Ă©tait pas pour long-temps
 Le tĂ©lĂ©phone avait dĂ» marcher. On aurait du travail Ă  la frontiĂšre
 mais il fallait passer quand mĂȘme. Ils Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă  tout ! Ă  sauter ! Ă  couler !
 s'ils ne pouvaient passer !
 Les chaudiĂšres furent chauffĂ©es Ă  blanc !
 Le Wesel trĂ©pidait de toute sa membrure


Et quand, Ă  un kilomĂštre de la frontiĂšre, les bĂątiments en-nemis se prĂ©sentĂšrent lui barrant la route, il passa au travers, littĂ©ralement au travers, car il en coula un, reçut lui-mĂȘme une volĂ©e de mitraille, dix obus, mais arriva en Hollande !
 Il y arri-va crevĂ©, mourant, mais il y arriva !


Un obus avait réduit en miettes le capitaine, son second et trois matelots.

Quant aux cinq passagers qui nous intéressent, ils étaient sains et saufs, sans une égratignure !


Deux heures plus tard, Rouletabille et ses acolytes, aprĂšs s'ĂȘtre expliquĂ©s avec les autoritĂ©s hollandaises, se prĂ©sentaient Ă  Arnhem, Ă  l'hĂŽtel des Provinces unies, et demandaient Ă  voir tout de suite Mme Barbara Lixhe.

On leur répondit :

« Mme Barbara Lixhe est partie ce matin avec son mari qui est venu la chercher, pour Rotterdam ! »

XXIII

BARBARA OU NICOLE ?

Ils partirent le soir mĂȘme pour Rotterdam.

Ils y arrivÚrent le lendemain matin. Chose singuliÚre, ces deux douleurs si différentes, celle de Fulber et celle de Serge Kaniewsky, s'étaient rejointes.

Le dernier coup qui avait frappé Serge à Arnhem avait fini de l'abattre. Toute sa rage, toute sa fureur étaient tombées. Il n'y avait plus en lui qu'un immense désespoir et, sur ce terrain-là, il était sûr de se rencontrer avec l'inventeur.

La Candeur Ă©tait radieux, Vladimir rayonnant, Rouletabille pensif. Il avait dit :

« Ça n'est pas encore une preuve !
 Elle a pu se confier Ă  ce monsieur Lixhe, lequel Ă©tait assurĂ©ment venu chercher sa femme, aprĂšs qu'on l'eut averti de son arrivĂ©e en Hollande. Ce monsieur Lixhe, Ă  qui Nicole se sera confiĂ© et qui connaĂźt ce dont les Prussiens sont capables, mĂȘme hors de chez eux (rap-pelons-nous la mort de Nourry), a sans doute dĂ©cidĂ© qu'il Ă©tait prĂ©fĂ©rable pour Nicole de continuer cette comĂ©die
 Tant que nous ne les aurons pas rejoints l'un et l'autre, il nous reste un espoir ! »

Ainsi avait parlĂ© Rouletabille. Avait-il Ă©tĂ© seulement enten-du ? Les autres ne lui rĂ©pondirent mĂȘme point. Croyait-il lui-mĂȘme Ă  ce qu'il disait ?

Le fait est qu'il le disait sans grande conviction. Il était au bout de ses efforts. Il avait fait plus qu'il n'avait espéré. Et il n'osait plus, aprÚs une aventure qui sauvait Paris, demander à la Providence une faveur nouvelle qui eût, en surplus, sauvé Nicole.

Cependant, il y avait des instants oĂč il Ă©tait comme rĂ©veillĂ© en sursaut par la vision d'un geste qu'il rĂ©pĂ©tait machinalement. Il se croyait encore, il se sentait encore, en train de frapper Ni-cole !
 Et il eĂ»t donnĂ© sa vie pour n'avoir pas frappĂ© la vraie !


Jusqu'à Arnhem, il s'était montré fort, plus fort qu'il n'aurait cru ; il avait bien pensé que là le doute au moins cesse-rait.

Eh bien ! le doute continuait
 ou pour mieux dire, l'espoir, sans avoir complĂštement disparu, n'Ă©tait plus qu'une toute pe-tite chose
 si petite


Dans le train, il avait pleuré silencieusement en voyant les pauvres figures de Fulber et de Serge.

Le Polonais ne lui montrait plus d'hostilité  Docile, il se laissait conduire, sans aucune rĂ©action
 Ce n'Ă©tait plus que de la douleur, dans un coin


À Rotterdam, ils se mirent Ă  la poursuite de Lixhe ou, plu-tĂŽt ils suivirent tous Rouletabille qui cherchait Lixhe. De la salle de rĂ©daction, on les envoya sur le port ; on les vit dĂ©ambuler comme des Ăąmes en peine le long des canaux qu'animait un nĂ©-goce dĂ©cuplĂ© depuis la guerre en dĂ©pit des entraves sous-marines ; ils Ă©chouĂšrent, pour le dĂ©jeuner, dans une immense brasserie, oĂč gĂ©nĂ©ralement dĂ©jeunait Lixhe. Cette brasserie Ă©tait en mĂȘme temps une sorte de Bourse du commerce oĂč l'on trai-tait mille affaires entre un compotier d'anchois et d'Ă©normes pots de biĂšre
 Mais Lixhe n'Ă©tait pas là


Quelqu'un qui connaissait Lixhe leur dit :

« Il est parti ce matin pour Flessingue
 »

Ils allÚrent à la police qui, d'ailleurs, les cherchait et ils apprirent avec certitude que Lixhe qui avait été rejoint par sa femme, prisonniÚre des Allemands depuis six mois, venait, en effet, de prendre le train pour Flessingue.

Une heure aprĂšs, ils prenaient le train pour Flessingue.

À Flessingue, ils arrivùrent pour voir disparaütre le bateau qui emportait Lixhe et sa femme.

Rouletabille disait :

« Si, comme je le pense, Nicole s'est entiÚrement confiée à Lixhe, celui-ci ne trouvant pas Nicole suffisamment en sûreté en Hollande, l'a conduite en Angleterre. »

Ils durent attendre deux jours un bateau pour l'Angleterre.

Serge et Fulber ne parlaient plus du tout Ă  Rouletabille. Ils l'Ă©coutaient quelquefois, mais comme des gens qui ne l'enten-dent ou ne le comprennent pas.

Ils ne mangeaient plus. Ils ne pleuraient mĂȘme plus.

La Candeur et Vladimir allaient faire des parties de cartes dans les cafés.

Les nuits Ă©taient Ă©pouvantables pour Rouletabille qui ne dormait plus. DĂšs qu'il s'assoupissait, il se voyait assassinant Nicole.

Enfin, ils s'embarquÚrent. La traversée s'accomplit norma-lement. Ils arrivÚrent à Londres et s'en furent à la police. Là, ils apprirent que Lixhe et Mme Barbara venaient de partir pour Li-verpool.

Serge dĂ©clara qu'il n'irait pas Ă  Liverpool, qu'il n'en aurait du reste pas la force, car il gardait celle qui lui restait pour ren-trer en France, revoir les lieux oĂč il avait aimĂ© Nicole et mourir. Fulber, lui, voulut suivre Rouletabille jusqu'Ă  Liverpool.

« Cela vaut mieux, dit-il, ce sera plus sûr ! »

Et il se mit Ă  rire en embrassant Rouletabille. Fulber Ă©tait Ă  la limite de la folie.

Aussi, le reporter le laissa Ă  Londres avec Serge, sous la garde de La Candeur et de Vladimir qui les enfermĂšrent tous deux dans la mĂȘme chambre et s'en furent au bar consommer force cocktails, whisky et brandy, qu'ils jouaient interminable-ment aux dĂ©s. Vladimir, en Angleterre, Ă©tait redevenu Roumain, sur les conseils de Rouletabille.

Quand celui-ci revint de Liverpool, il apprit à tout le monde que M. et Mme Lixhe s'étaient embarqués à Liverpool pour l'Amérique. Cette fois, le doute n'était plus possible, il n'y avait plus qu'à rentrer à Paris.

Ils rentrĂšrent Ă  Paris.

Avant d'arriver en gare, Rouletabille dit Ă  Serge et Ă  Fulber.

« Il nous reste un espoir. Si Lixhe, pour sauver Nicole des Allemands, a simulĂ© avec elle un dĂ©part pour l'AmĂ©rique, ils ont pu tous deux quitter le paquebot Ă  son escale devant Brest


– Dans ce cas, fit entendre la voix d'outre-tombe de Serge
 dans ce cas, nous allons trouver Nicole chez sa mùre.

– Possible !
 rĂ©pliqua Rouletabille
 J'ai consultĂ© les ho-raires. Elle peut ĂȘtre arrivĂ©e Ă  Paris cinq heures avant nous ! »

AussitÎt débarqués à Paris, ils montÚrent dans une auto et se firent conduire à Neuilly, dans la demeure de Fulber.

LĂ , ils ne trouvĂšrent pas Nicole. Ils ne trouvĂšrent mĂȘme pas Mme Fulber. La demeure Ă©tait close et les voisins ne purent donner aucun renseignement utile.

Ce fut le suprĂȘme effondrement. Le pĂšre et le fiancĂ© tombĂš-rent dans les bras l'un de l'autre.

Rouletabille les laissa Ă  leur embrassement et, peut-ĂȘtre aussi dĂ©sespĂ©rĂ© qu'eux, remonta dans l'auto.

Il n'entendit mĂȘme pas les cris de Vladimir et de La Can-deur. Il partit Ă  toute allure.

Il avait donné l'adresse de la rue des Saussaies
 l'adresse de la Sûreté générale.

Mais quand il arriva lĂ -bas, il vit, d'une autre auto, sauter Vladimir et La Candeur, et descendre derriĂšre eux Fulber et Serge.

« Nous ne te quitterons pas encore !
 disait La Candeur
 Nous leur avons fait comprendre que si tu nous quittais comme ça, c'est qu'il te restait encore un espoir !


– Aucun ! jeta Rouletabille
 aucun !
 c'est fini !
 Je viens ici rendre compte de ma mission
 J'ai rĂ©ussi Ă  sauver Paris, mais je n'ai pas rĂ©ussi Ă  sauver Nicole ! »

Et il traversa la cour en hñte, gravit l'escalier
 les autres suivaient


Maintenant, ils avaient cette habitude de le suivre en nour-rissant toujours, au fond d'eux-mĂȘmes, un espoir impossible


Or, comme ils arrivaient tous dans le vestibule du chef de la SĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale, ils aperçurent, Ă  cĂŽtĂ© d'un homme qu'ils ne connaissaient pas, Nicole et Mme Fulber !


Nous renonçons Ă  dĂ©crire la scĂšne qui s'ensuivit, les cris, les pleurs de joie, le dĂ©lire de cette rĂ©union imprĂ©vue !


« C'est donc vous qui nous poursuiviez, fit l'homme incon-nu et qui se fit connaĂźtre tout de suite, et qui n'Ă©tait autre que M. Lixhe !
 Et moi qui croyais avoir affaire Ă  des espions d'outre-Rhin
 »

À ce tumulte joyeux, la porte s'ouvrit et alors, dans le salon du chef de la SĂ»retĂ©, Rouletabille aperçut son directeur et tous ces messieurs du fameux conseil secret !
 Ils Ă©taient rĂ©unis lĂ  pour prendre une dĂ©cision qui allait peut-ĂȘtre conseiller aux Parisiens d'abandonner la capitale devant le pĂ©ril pressant de la Titania.

Rouletabille s'avança alors et, présentant à ces messieurs Fulber, Serge et Nicole, s'écria :

« Je vous avais promis de les tuer ou de les sauver !
 Mes camarades et moi nous les avons sauvĂ©s tous les trois !
 »

À quoi le Binocle d'Ă©caille dit :

« Eh bien ! je puis bien vous l'avouer maintenant, je n'ai pas Ă©tĂ© aussi Ă©mu depuis la bataille de la Marne !
 »

Le lendemain, L'Époque paraissait avec une manchette considĂ©rable : Si le miracle de la Marne a sauvĂ© la France, Paris a Ă©tĂ© sauvĂ© par le miracle de Rouletabille !

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Novembre 2007

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