(0)

Sarrasine

audiobook & e-book


À Monsieur Charles de Bernard du Grail

J'Ă©tais plongĂ© dans une de ces rĂȘveries profondes qui saisissent tout le monde, mĂȘme un homme frivole, au sein des fĂȘtes les plus tumultueuses. Minuit venait de sonner Ă  l'horloge de l'ÉlysĂ©e-Bourbon. Assis dans l'embrasure d'une fenĂȘtre, et cachĂ© sous les plis onduleux d'un rideau de moire, je pouvais contempler Ă  mon aise le jardin de l'hĂŽtel oĂč je passais la soirĂ©e. Les arbres, imparfaitement couverts de neige, se dĂ©tachaient faiblement du fond grisĂątre que formait un ciel nuageux, Ă  peine blanchi par la lune. Vus au sein de cette atmosphĂšre fantastique, ils ressemblaient vaguement Ă  des spectres mal enveloppĂ©s de leurs linceuls, image gigantesque de la farineuse danse des morts. Puis, en me retournant de l'autre cĂŽtĂ©, je pouvais admirer la danse des vivants ! un salon splendide, aux parois d'argent et d'or, aux lustres Ă©tincelants, brillant de bougies. LĂ , fourmillaient, s'agitaient et papillonnaient les plus jolies femmes de Paris, les plus riches, les mieux titrĂ©es, Ă©clatantes, pompeuses Ă©blouissantes de diamants ! des fleurs sur la tĂȘte, sur le sein, dans les cheveux, semĂ©es sur les robes, ou en guirlandes Ă  leurs pieds. C'Ă©tait de lĂ©gers frĂ©missements de joie, des pas voluptueux qui faisaient roulĂ© les dentelles, les blondes, la mousseline autour de leurs flancs dĂ©licats. Quelques regards trop vifs perçaient ça et lĂ , Ă©clipsaient les lumiĂšres, le feu des diamants, animaient encore des coeurs trop ardents. On surprenait aussi des airs de tĂȘte significatifs pour les amants et des attitudes nĂ©gatives pour les maris. Les Ă©clats de voix des joueurs, Ă  chaque coup imprĂ©vu, le retentissement de l'or se mĂȘlaient Ă  la musique, au murmure des conversations ; pour achever d'Ă©tourdir cette foule enivrĂ©e par tout ce que le monde peut offrir de sĂ©ductions, une vapeur de parfums et l'ivresse gĂ©nĂ©rale agissaient sur les imaginations affolĂ©es. Ainsi, Ă  ma droite la sombre et silencieuse image de la mort ; Ă  ma gauche, les dĂ©centes bacchanales de la vie : ici, la nature froide, morne, en deuil ; lĂ , les hommes en joie. Moi, sur la frontiĂšre de ces deux tableaux si disparates, qui, mille fois rĂ©pĂ©tĂ©s de diverses maniĂšres, rendent Paris la ville la plus amusante du monde et la plus philosophique, je faisais une macĂ©doine morale moitiĂ© plaisante, moitiĂ© funĂšbre. Du pied gauche je marquais la mesure, et je croyais avoir l'autre dans un cercueil. Ma jambe Ă©tait en effet glacĂ©e par un de ces vents coulis qui vous gĂšlent une moitiĂ© du corps tandis que l'autre Ă©prouve la chaleur moite des salons, accident assez frĂ©quent au bal.

“ Il n'y a pas fort longtemps que M. de Lanty possùde cet hîtel ?

- Si fait. Voici bientÎt dix ans que le maréchal de Carigliano le lui a vendu...

- Ah !

- Ces gens-lĂ  doivent avoir une fortune immense ?

- Mais il le faut bien.

- Quelle fĂȘte ! Elle est d'un luxe insolent.

- Les croyez-vous aussi riches que le sont M. de Nucingen ou M. de Gondreville ?

- Mais vous ne savez donc pas ? ” J'avançai la tĂȘte et reconnus les deux interlocuteurs pour appartenir Ă  cette gent curieuse qui, Ă  Paris, s'occupe exclusivement des Pourquoi ? des Comment ? D'oĂč vient-il ? Qui sont-ils ? Qui a-t-il ? Qu'a-t-elle fait ? Ils se mirent Ă  parler bas, et s'Ă©loignĂšrent pour aller causer plus Ă  l'aise sur quelque canapĂ© solitaire.

Jamais mine plus féconde ne s'était ouverte aux chercheurs de mystÚres. Personne ne savait de quel pays venait la famille de Lanty, ni de quel commerce, de quelle spoliation, de quelle piraterie ou de quel héritage provenait une fortune estimée à plusieurs millions.

Tous les membres de cette famille parlaient l'italien, le français, l'espagnol, l'anglais et l'allemand, avec assez de perfection pour faire supposer qu'ils avaient longtemps sĂ©journer parmi ces diffĂ©rents peuple. Étaient-ce des bohĂ©miens ? Ă©taient-ce des flibustiers “ Quand ce serait le diable ! disaient de jeunes politiques, ils reçoivent Ă  merveille. ” “ Le comte de Lanty eĂ»t-il dĂ©valisĂ© quelque Casauba, j'Ă©pouserais bien sa fille ! ” s'Ă©criait un philosophe.

Qui n'aurait Ă©pousĂ© Marianina, jeune fille de seize ans, dont la beautĂ© rĂ©alisait les fabuleuses conceptions des poĂštes orientaux ? Comme la fille du sultan dans conte de La lampe merveilleuse, elle aurait dĂ» restĂ© voilĂ©e. Son chant faisait pĂąlir les talents incomplets des Malibran, des Sontag, des Fodor, chez lesquelles une qualitĂ© dominante a toujours exclu la perfection de l'ensemble ; tandis que Marianina savait unir au mĂȘme degrĂ© la puretĂ© du son, la sensibilitĂ©, la justesse du mouvement et des intonations, l'Ăąme et la science, la correction et le sentiment. Cette fille Ă©tait le type de cette poĂ©sie secrĂšte, lien commun de tous les arts, et qui fuit toujours ceux qui la cherchent. Douce et modeste, instruite et spirituelle, rien ne pouvait Ă©clipser Marianina si ce n'Ă©tait sa mĂšre.

Avez-vous jamais rencontrĂ© de ces femmes dont la beautĂ© foudroyante dĂ©fie les atteintes de l'Ăąge, et qui semblent Ă  trente-six ans plus dĂ©sirables qu'elles le devaient l'ĂȘtre quinze ans plus tĂŽt ? Leur visage est une Ăąme passionnĂ©e, il Ă©tincelle ; chaque trait y brille d'intelligence ; chaque pore possĂšde un Ă©clat particulier, surtout aux lumiĂšres. Leurs yeux sĂ©duisants attirent, refusent, parlent ou se taisent ; leur dĂ©marche est innocemment savante ; leur voix dĂ©ploie les mĂ©lodieuses richesses des tons les plus coquettement doux et tendres. FondĂ©s sur des comparaisons, leurs Ă©loges caressent l'amour-propre le plus chatouilleux. Un mouvement de leurs sourcils, le moindre jeu de l'oeil, leur lĂšvre qui se fronce, impriment une sorte de terreur Ă  ceux qui font dĂ©pendre d'elles leur vie et leur bonheur.

InexpĂ©riente de l'amour et docile au discours, une jeune fille peut se laisser sĂ©duire ; mais pour ces sortes de femmes, un homme doit savoir, comme M, de Jaucourt, ne pas crier quand, en se cachant au fond d'un cabinet, la femme de chambre lui brise deux doigts dans la jointure d'une porte. Aimer ces puissantes sirĂšnes, n'est-ce pas jouer sa vie ? Et voilĂ  pourquoi peut-ĂȘtre les aimons-nous si passionnĂ©ment ! Telle Ă©tait la comtesse de Lanty.

Filippo, frĂšre de Marianina, tenait, comme sa soeur, de la beautĂ© merveilleuse de la comtesse. Pour tout dire en un mot, ce jeune homme Ă©tait une image vivante de l'AntinoĂŒs, avec des formes plus grĂȘles. Mais comme ces maigres et dĂ©licates proportions s'allient bien Ă  la jeunesse quand un teint olivĂątre, des sourcils vigoureux et le feu d'un oeil veloutĂ© promettent pour l'avenir des passions mĂąles, des idĂ©es gĂ©nĂ©reuses ! Si Filippo restait dans tous les coeurs de jeunes filles, comme un type, il demeurait Ă©galement dans le souvenir de toutes le mĂšres, comme le meilleur parti de France.

La beautĂ©, la fortune, l'esprit, les grĂąces de ces deux enfants venaient uniquement de leur mĂšre. Le comte de Lanty Ă©tait petit, laid et grĂȘlĂ© ; sombre comme un Espagnol, ennuyeux comme un banquier. Il passait d'ailleurs pour un profond politique, peut-ĂȘtre parqu'il riait rarement, et citait toujours M. de Metternich ou Wellington.

Cette mystĂ©rieuse famille avait tout l'attrait d'un poĂšme de lord Byron, dont les difficultĂ©s Ă©taient traduites d'une maniĂšre diffĂ©rente par chaque personne du beau monde : un chant obscur et sublime de strophe en strophe. La rĂ©serve que M. et Mme de Lanty gardaient sur leur origine, sur leur existence passĂ©e et sur leur relations avec les quatre parties du monde n'eĂ»t pas Ă©tait longtemps un sujet d'Ă©tonnement Ă  Paris. En nul pays peut-ĂȘtre l'axiome de Vespasien n'est mieux comprit LĂ , les Ă©cus mĂȘme tachĂ©s de sang ou de boue ne trahissent rien et reprĂ©sentent tout. Pourvu que la haut sociĂ©tĂ© sache le chiffre de votre fortune, vous ĂȘtes classĂ© parmi les sommes qui vous sont Ă©gales, et personne ne vous demande Ă  voir vos parchemins, parce que tout le monde sait combien peu ils coĂ»tent. Dans une ville ou les problĂšmes sociaux se rĂ©solvent par des Ă©quation algĂ©briques, les aventuriers ont en leur faveur d'excellentes chances. En supposant que cette famille eĂ»t Ă©tĂ© bohĂ©mienne d'origine, elle Ă©tait si fiche, si attrayante, que la haute sociĂ©tĂ© pouvait bien lui pardonner ses petits mystĂšres. Mais, par malheur, l'histoire Ă©nigmatique de la maison Lanty offrait un perpĂ©tuel intĂ©rĂȘt de curiositĂ©, assez semblable Ă  celui des romans d'Anne Radcliffe.

Les observateurs, ces gens qui tiennent Ă  savoir dans quel magasin vous achetez vos candĂ©labres, ou qui vous demandent le prix du loyer quand votre appartement leur semble beau, avaient remarquĂ©, de loin en loin, au milieu des fĂȘtes, des concerts, des bals, des raouts donnĂ©s par la comtesse, l'apparition d'un personnage Ă©trange. C'Ă©tait un homme. La premiĂšre fois qu'il se montra dans l'hĂŽtel, ce fut pendant un concert, oĂč il semblait avoir Ă©tĂ© attirĂ© vers le salon par la voix enchanteresse de Marianina.

“ Depuis un moment, j'ai froid ”, dit Ă  sa voisine une dame placĂ©e prĂšs de la porte.

L'inconnu, qui se trouvait prĂšs de cette femme, s'en alla.

“ VoilĂ  qui est singulier ! j'ai chaud, dit cette femme aprĂšs le dĂ©part de l'Ă©tranger. Et vous me taxerez peut ĂȘtre de folie, mais je ne saurais m'empĂȘcher de penser que mon voisin, ce monsieur vĂȘtu de noir qui vient de partir, causait ce froid. ” BientĂŽt l'exagĂ©ration naturelle aux gens de la haute sociĂ©tĂ© fit naĂźtre et accumuler les idĂ©es les plus plaisantes, les expressions les plus bizarres, les contes les plus ridicules sur ce personnage mystĂ©rieux. Sans ĂȘtre prĂ©cisĂ©ment un vampire, une goule, un homme artificiel, une espĂšce de Faust ou de Robin des bois, il participait, au dire des gens amis du fantastique, de toutes ces natures anthropomorphes. Il se rencontrait ça et lĂ  des Allemands qui prenaient pour des rĂ©alitĂ©s cet railleries ingĂ©nieuses de la mĂ©disance parisienne. L'Ă©tranger Ă©tait simplement un vieillard. Plusieurs de ces jeunes hommes, habituĂ©s Ă  dĂ©cider, tous les matins l'avenir de l'Europe, dans quelques phrases Ă©lĂ©gantes voulaient voir en l'inconnu quelque grand criminel possesseur d'immenses richesses. Des romanciers racontaient la vie de ce vieillard, et vous donnaient des dĂ©tails vĂ©ritablement curieux sur les atrocitĂ©s commises par lui pendant le temps qu'il Ă©tait au service du prince de Mysore. Des banquiers, gens plus positifs, Ă©tablissaient une fable spĂ©cieuse : “ Bah ! disaient-ils en haussant leurs larges Ă©paules par un mouvement de pitiĂ© ce petit vieux est une tĂȘte gĂ©noise !

- Monsieur, si ce n'est pas une indiscrĂ©tion, pourriez-vous avoir la bontĂ© de m'expliquer ce que vous entendez par une tĂȘte gĂ©noise ?

- Monsieur, c'est un homme sur la vie duquel reposent d'Ă©normes capitaux, et de sa bonne santĂ© dĂ©pendent sans doute les revenus de cette famille. ”

Je me souviens d'avoir entendu chez Mme d'Espard un magnétiseur prouvant, par des considérations historiques trÚs spécieuses, que ce vieillard, mis sous verre, était le fameux Balsamo, dit Cagliostro. Selon ce moderne alchimiste, l'aventurier sicilien avait échappé à la mort, et s'amusait à faire de l'or pour ses petits enfants. Enfin le bailli de Ferrette prétendait avoir reconnu dans ce singulier personnage le comte de Saint-Germain. Ces niaiseries, dites avec le ton spirituel, avec l'air railleur qui, de nos jours, caractérise une société sans croyances, entretenaient de vagues soupçons sur la maison de Lanty. Enfin, par un singulier concours de circonstances, les membres de cette famille justifiaient les conjectures du monde, en tenant une conduite assez mystérieuse avec ce vieillard, dont la vie était en quelque sorte dérobée à toutes les investigations.

Ce personnage franchissait-il le seuil de l'appartement qu'il Ă©tait censĂ© occuper Ă  l'hĂŽtel de Lanty, son apparition causait toujours une grande sensation dans la famille. On eĂ»t dit un Ă©vĂ©nement de haute importance. Filippo, Marianina, Mme de Lanty et un vieux domestique avaient seuls le privilĂšge d'aider l'inconnu Ă  marcher, Ă  se lever, Ă  s'asseoir. Chacun en surveillait les moindres mouvements. Il semblait que ce fĂ»t une personne enchantĂ©e de qui dĂ©pendissent le bonheur, la vie ou la fortune de tous. Était-ce crainte ou affection ? Les gens du monde ne pouvaient dĂ©couvrir aucune induction qui les aidĂąt Ă  rĂ©soudre ce problĂšme. CachĂ© pendant des mois entiers au fond d'un sanctuaire inconnu, ce gĂ©nie familier en sortait tout Ă  coup comme furtivement, sans ĂȘtre attendu, et apparaissait au milieu des salons comme ces fĂ©es d'autrefois qui descendaient de leurs dragons volants pour venir troubler les solennitĂ©s auxquelles elles n'avaient pas Ă©tĂ© conviĂ©es. Les observateurs les plus exercĂ©s pouvaient alors seuls deviner l'inquiĂ©tude des maĂźtres du logis qui savaient dissimuler leurs sentiments avec une singuliĂšre habiletĂ©. Mais, parfois, tout en dansant dans un quadrille, la trop naĂŻve Marianina jetait un regard de terreur sur le vieillard qu'elle surveillait au sein des groupes. Ou bien Filippo s'Ă©lançait en se glissant Ă  travers la foule, pour le joindre, et restait auprĂšs de lui, tendre et attentif, comme si le contact des hommes ou le moindre souffle dĂ»t briser cette crĂ©ature bizarre. La comtesse tĂąchait de s'en approcher, sans paraĂźtre avoir eu l'intention de le rejoindre ; puis, en prenant des maniĂšres et une physionomie autant empreintes de servilitĂ© que de tendresse, de soumission que de despotisme, elle disait deux ou trois mots auxquels dĂ©fĂ©rait presque toujours le vieillard, il disparaissait emmenĂ©, ou, pour mieux dire, emportĂ© par elle. Si Mme de Lanty n'Ă©tait pas lĂ , le comte employait mille stratagĂšmes pour arriver Ă  lui ; mais il avait l'air de s'en faire Ă©couter difficilement, et le traitait comme un enfant gĂątĂ© dont la mĂšre Ă©coute les caprices ou redoute la mutinerie. Quelques indiscrets s'Ă©tant hasardĂ©s Ă  questionner Ă©tourdiment le comte de Lanty, cet homme froid et rĂ©servĂ© n'avait jamais paru comprendre l'interrogation des curieux. Aussi, aprĂšs bien des tentatives, que la circonspection de tous les membres de cette famille rendit vaines, personne ne chercha-t-il Ă  dĂ©couvrir un secret si bien gardĂ©. Les espions de bonne compagnie, les gobe-mouches et les politiques avaient fini, de guerre lasse, par ne plus s'occuper de ce mystĂšre.

Mais en ce moment il y avait peut-ĂȘtre au sein de ces salons resplendissants des philosophes qui, tout en prenant une glace, un sorbet, ou en posant sur une console leur verre vide de punch, se disaient : “ Je ne serais pas Ă©tonnĂ© d'apprendre que ces gens-lĂ  sont des fripons, le vieux, qui se cache et n'apparaĂźt qu'aux Ă©quinoxes ou aux solstices, m'a tout l'air d'un assassin...

- Ou d'un banqueroutier...

- C'est Ă  peu prĂšs la mĂȘme chose. Tuer la fortune d'un homme, c'est quelquefois pis que de le tuer lui mĂȘme.

- Monsieur, j'ai parié vingt louis, il m'en revient quarante.

- Ma foi ! monsieur, il n'en reste que trente sur le tapis...

- HĂ© bien, voyez-vous comme la sociĂ©tĂ© est mĂȘlĂ©e ici. On n'y peut pas jouer.

- C'est vrai. Mais voilĂ  bientĂŽt six mois que nous n'avons aperçu l'Esprit. Croyez-vous que ce soit un ĂȘtre vivant ?

- HĂ© ! hĂ© ! tout au plus... ” Ces derniers mots Ă©taient dits, autour de moi, par des inconnus qui s'en allĂšrent au moment oĂč je rĂ©sumais, dans une derniĂšre pensĂ©e, mes rĂ©flexions mĂ©langĂ©es de noir et de blanc, de vie et de mort. Ma folle imagination autant que mes yeux contemplait tour Ă  tour et la fĂȘte, arrivĂ©e Ă  son plus haut degrĂ© de splendeur, et le sombre tableau des jardins. Je ne sais combien de temps je mĂ©ditai sur ces deux cĂŽtĂ©s de la mĂ©daille humaine ; mais soudain le rire Ă©touffĂ© d'une jeune femme me rĂ©veilla. Je restai stupĂ©fait Ă  l'aspect de l'image qui s'offrit Ă  mes regards. Par un des plus rares caprices de la nature, la pensĂ©e en demi-deuil qui se roulait dans ma cervelle en Ă©tait sortie, elle se trouvait devant moi, personnifiĂ©e, vivante, elle avait jailli comme Minerve de la tĂȘte de Jupiter, grande et forte, elle avait tout Ă  la fois cent ans et vingt-deux ans, elle Ă©tait vivante et morte. ÉchappĂ© de sa chambre, comme un fou de sa loge, le petit vieillard s'Ă©tait sans doute adroitement coulĂ© derriĂšre une haie de gens attentifs Ă  la voix de Marianina, qui finissait la cavatine de TancrĂšde. Il semblait ĂȘtre sorti de dessous terre, poussĂ© par quelque mĂ©canisme de thĂ©Ăątre. Immobile et sombre, il resta pendant un moment Ă  regarder cette fĂȘte, dont le murmure avait peut-ĂȘtre atteint Ă  ses oreilles. Sa prĂ©occupation, presque somnambulique, Ă©tait si concentrĂ©e sur les choses qu'il se trouvait au milieu du monde sans voir Je monde. Il avait surgi sans cĂ©rĂ©monie auprĂšs d'une des plus ravissantes femmes de Paris, danseuse Ă©lĂ©gante et jeune, aux formes dĂ©licates, une de ces figures aussi fraĂźches que l'est celle d'un enfant, blanches et roses, et si frĂȘles, si transparentes, qu'un regard d'homme semble devoir les pĂ©nĂ©trer, comme les rayons du soleil traversent une glace pure. Ils Ă©taient lĂ , devant moi, tous deux, ensemble, unis et si serrĂ©s, que l'Ă©tranger froissait et la robe de gaze, et les guirlandes de fleurs, et les cheveux lĂ©gĂšrement crĂȘpĂ©s, et la ceinture flottante.

J'avais amenĂ© cette jeune femme au bal de Mme de Lanty. Comme elle venait pour la premiĂšre fois dans cette maison, je lui pardonnai son rire Ă©touffĂ© ; mais je lui fis vivement je ne sais quel signe impĂ©rieux qui la rendit tout interdite et lui donna du respect pour son voisin. Elle s'assit prĂšs de moi. Le vieillard ne voulut pas quitter cette dĂ©licieuse crĂ©ature, Ă  laquelle il s'attacha capricieusement avec cette obstination muette et sans cause apparente, dont sont susceptibles les gens extrĂȘmement ĂągĂ©s, et qui les fait ressembler Ă  des enfants.

Pour s'asseoir auprÚs de la jeune dame, il lui fallut prendre un pliant. Ses moindres mouvements furent empreints de cette lourdeur froide, de cette stupide indécision qui caractérisent les gestes d'un paralytique.

Il se posa lentement sur son siÚge, avec circonspection, et en grommelant quelques paroles inintelligibles. Sa voix cassée ressembla au bruit que fait une pierre en tombant dans un puits. La jeune femme me pressé vivement la main, comme si elle eût cherché à se garantir d'un précipice, et frissonna quand cet homme, qu'elle regardait, tourna sur elle deux yeux sans chaleur, deux yeux glauques qui ne pouvaient se comparer qu'à de la nacre ternie.

“ J'ai peur, me dit-elle en se penchant à mon oreille.

- Vous pouvez parler, répondis-je. Il entend trÚs difficilement.

- Vous le connaissez donc ?

- Oui. ” Elle s'enhardit alors assez pour examiner pendant un moment cette crĂ©ature sans nom dans le langage humain, forme sans substance, ĂȘtre sans vie, ou vie sans action. Elle Ă©tait sous le charme de cette craintive curiositĂ© qui pousse les femmes Ă  se procurer des Ă©motions dangereuses, Ă  voir des tigres enchaĂźnĂ©s, Ă  regarder des boas, en s'effrayant, de n'en ĂȘtre sĂ©parĂ©es qui par de faibles barriĂšres. Quoique le petit vieillard eĂ»t le dos courbĂ© comme celui d'un journalier, on s'apercevait facilement que sa taille avait dĂ» ĂȘtre ordinaire. Son excessive maigreur, la dĂ©licatesse de ses membres, prouvaient que ses proportions Ă©taient toujours restĂ©es sveltes. Il portait une culotte de soie noire, qui flottait autour de ses cuisses dĂ©charnĂ©es en dĂ©crivant des plis comme une voile abattue. Un anatomiste eĂ»t reconnu soudain les symptĂŽmes d'une affreuse Ă©tisie en voyant les petites jambes qui servaient Ă  soutenir ce corps Ă©trange. Vous eussiez dit de deux os mis en croix sur une tombe. Un sentiment de profonde horreur pour l'homme saisissait le coeur quand une fatale attention vous dĂ©voilait les marques imprimĂ©es par la dĂ©crĂ©pitude Ă  cette casuelle machine. L'inconnu portait un gilet blanc, brodĂ© d'or, Ă  l'ancienne mode, et son linge Ă©tait d'une blancheur Ă©clatante. Un jabot de dentelle d'Angleterre assez roux, dont la richesse eĂ»t Ă©tĂ© enviĂ©e par une reine, formait des ruches jaunes sur sa poitrine ; mais sur lui cette dentelle Ă©tait plutĂŽt un haillon qu'un ornement. Au milieu de ce jabot, un diamant d'une valeur incalculable scintillait comme le soleil.

Ce luxe surannĂ©, ce trĂ©sor intrinsĂšque et sans goĂ»t, faisaient encore mieux ressortir la figure de cet ĂȘtre bizarre. Le cadre Ă©tait digne du portrait. Ce visage noir Ă©tait anguleux et creusĂ© dans tous les sens.

Le menton Ă©tait creux ; les tempes Ă©taient creuses ; les yeux Ă©taient perdus en de jaunĂątres orbites. Les os maxillaires, rendus saillants par une maigreur indescriptible, dessinaient des cavitĂ©s au milieu de chaque joue. Ces gibbositĂ©s, plus ou moins Ă©clairĂ©es par les lumiĂšres, produisirent des ombres et des reflets curieux qui achevaient d'ĂŽter Ă  ce visage les caractĂšres de la face humaine. Puis les annĂ©es avaient si fortement collĂ© sur les os la peau jaune et fine de ce visage qu'elle y dĂ©crivait partout une multitude de rides ou circulaires, comme les replis de l'eau troublĂ©e par un caillou que jette un enfant, ou Ă©toilĂ©es comme une fĂȘlure de vitre, mais toujours profondes et aussi pressĂ©es que les feuillets dans la tranche d'un livre. Quelques vieillards nous prĂ©sentent souvent des portraits plus hideux ; mais ce qui contribuait le plus Ă  donner l'apparence d'une crĂ©ation artificielle au spectre survenu devant nous, Ă©tait le rouge et le blanc dont il reluisait. Les sourcils de son masque recevaient de la lumiĂšre un lustre qui rĂ©vĂ©lait une peinture trĂšs bien exĂ©cutĂ©e. Heureusement pour la vue attristĂ©e de tant de ruines, son crĂąne cadavĂ©reux Ă©tait cachĂ© sous une perruque blonde dont les boucles innombrables trahissaient une prĂ©tention extraordinaire. Du reste, la coquetterie fĂ©minine de ce personnage fantasmagorique Ă©tait assez Ă©nergiquement annoncĂ©e par les boucles d'or qui pendaient Ă  ses oreilles, par les anneaux dont les admirables pierreries brillaient Ă  ses doigts ossifiĂ©s, et par une chaĂźne de montre qui scintillait comme les chatons d'une riviĂšre au cou d'une femme. Enfin, cette espĂšce d'idole japonaise conservait sur ses lĂšvres bleuĂątres un rire fixe et arrĂȘtĂ©, un rire implacable et goguenard, comme celui d'une tĂȘte de mort. Silencieuse, immobile autant qu'une statue, elle exhalait l'odeur musquĂ©e des vieilles robes que les hĂ©ritiers d'une duchesse exhument de ses tiroirs pendant un inventaire. Si le vieillard tournait ]es yeux vers l'assemblĂ©e, il semblait que les mouvements de ces globes incapables de rĂ©flĂ©chir une lueur se fussent accomplis par un artifice imperceptible ; et quand les yeux s'arrĂȘtaient, celui qui les examinait finissait par douter qu'ils eussent remuĂ©.

Voir, auprÚs de ces débris humains, une jeune femme dont le cou, les bras et le corsage étaient nus et blancs ; dont les formes pleines et verdoyantes de beauté, dont les cheveux bien plantés sur un front d'albùtre inspiraient l'amour, dont les yeux ne recevaient pas, mais répandaient la lumiÚre, qui était suave, fraßche, et dont les boucles vaporeuses, dont l'haleine embaumée semblaient trop lourdes, trop dures, trop puissantes pour cette ombre, pour cet homme en poussiÚre ; ah ! c'était bien la mort et la vie, ma pensée, une arabesque imaginaire, une chimÚre hideuse à moitié, divinement femelle par le corsage.

“ Il y a pourtant de ces mariages-là qui s'accomplissent assez souvent dans le monde ”, me dis-je.

“ Il sent le cimetiĂšre ”, s'Ă©cria la jeune femme Ă©pouvantĂ©e qui me pressa comme pour s'assurer de ma protection, et dont les mouvements tumultueux me dirent qu'elle avait grand-peur. “ C'est une horrible vision, reprit-elle, je ne saurais rester lĂ  plus longtemps. Si je le regarde encore, je croirai que la mort elle-mĂȘme est venue me chercher. Mais vit-il ? ” Elle porta la main sur le phĂ©nomĂšne avec cette hardiesse que les femmes puisent dans la violence de leur dĂ©sirs ; mais une sueur froide sortit de ses pores, car aussitĂŽt qu'elle eut touchĂ© le vieillard, elle entendit un cri semblable Ă  celui d'une crĂ©celle. Cette aigre voix, si c'Ă©tait une voix, s'Ă©chappa d'un gosier presque dessĂ©chĂ©. Puis Ă  cette clameur succĂ©da vivement une petite toux d'enfant, convulsive et d'une sonoritĂ© particuliĂšre. À ce bruit, Marianina, Filippo et Mme de Lanty jetĂšrent les yeux sur nous, et leurs regards furent comme des Ă©clairs. La jeune femme aurait voulu ĂȘtre au font de la Seine. Elle prit mon bras et m'entraĂźna vers un boudoir. Hommes et femmes, tout le monde nous une place. Parvenus au fond des appartements de rĂ©ception, nous entrĂąmes dans un petit cabinet demi-circulaire. Ma compagne se jeta sur un divan, palpitan d'effroi, sans savoir oĂč elle Ă©tait.

“ Madame, vous ĂȘtes folle, lui dis-je.

- Mais, reprit-elle aprĂšs un moment de silence pendant lequel je l'admirai, est-ce ma faute ? Pour quoi Mme de Lanty laisse-t-elle errer des revenant dans son hĂŽtel ?

- Allons, répondis-je, vous imitez les sots. Vous prenez un petit vieillard pour un spectre.

- Taisez-vous ”, rĂ©pliqua-t-elle avec cet air imposant et railleur que toutes les femmes savent si bien prendre quand elles veulent avoir raison. “ Le joli boudoir ; s'Ă©cria-t-elle en regardant autour d'elle. Le satin bleu fait toujours Ă  merveille en tenture. Est-ce frais ; Ah ! le beau tableau ! ” ajouta-t-elle en se levant, et allant se mettre en face d'une toile magnifiquement encadrĂ©e.

Nous restùmes pendant un moment dans la contemplation de cette merveille, qui semblait due à quelque pinceau surnaturel. Le tableau représentait Adonis étendu sur une peau de lion. La lampe suspendue au milieu du boudoir, et contenue dans un vase d'albùtre, illuminait alors cette toile d'une lueur douce qui nous permit de saisir toutes les beautés de la peinture.

“ Un ĂȘtre si parfait existe-t-il Il ” me demanda-t-elle aprĂšs avoir examinĂ©, non sans un doux sourire de contentement, la grĂące exquise des contours, la pose, la couleur, les cheveux, tout enfin.

“ Il est trop beau pour un homme ”, ajouta-t-elle aprùs un examen pareil à celui qu'elle aurait fait d'une rivale.

Oh ! comme je ressentis alors les atteintes de cette jalousie Ă  laquelle un poĂšte avait essayĂ© vainement de me faire croire ! la jalousie des gravures, des tableaux, des statues, oĂč les artistes exagĂšrent la beautĂ© humaine par suite de la doctrine qui les porte Ă  tout idĂ©aliser.

“ C'est un portrait, lui rĂ©pondis-je. Il est dĂ» au talent de Vien. Mais ce grand peintre n'a jamais vu l'original, et votre admiration sera moins vive peut ĂȘtre quand vous saurez que cette acadĂ©mie a Ă©tĂ© fait d'aprĂšs une statue de femme.

- Mais qui est-ce ? ” J'hĂ©sitai.

“ Je veux le savoir, ajouta-t -elle vivement.

- Je crois, lui dis-je, que cet Adonis reprĂ©sente un.., un... un parent de Mme de Lanty. ” J'eus la douleur de la voir abĂźmĂ©e dans la contemplation de cette figure. Elle s'assit en silence, je me mis auprĂšs d'elle, et lui pris la main sans qu'elle s'en aperçût ! oubliĂ© pour un portrait ! En ce moment le bruit lĂ©ger des pas d'une femme dont la robe frĂ©missait retentit dans le silence. Nous vĂźmes entrer la jeune Marianina, plus brillante encore par son expression d'innocence que par sa grĂące et par sa fraĂźche toilette elle marchait alors lentement, et tenait avec un soir maternel, avec une filiale sollicitude, le spectre habillĂ© qui nous avait fait fuir du salon de musique ; elle le conduisit en le regardant avec une espĂšce d'inquiĂ©tude posant lentement ses pieds dĂ©biles. Tous deux, ils arrivĂšrent assez pĂ©niblement Ă  une porte cachĂ©e dans la tenture. LĂ , Marianina frappa doucement. AussitĂŽt apparut, comme par magie, un grand homme sec, espĂšce de gĂ©nie familier. Avant de confier le vieillard Ă  ce gardien mystĂ©rieux, la jeune enfant baisa respectueusement le cadavre ambulant, et sa chaste caresse ne fut pas exempte de cette cĂąlinerie gracieuse dont le secret appartient Ă  quelques femmes privilĂ©giĂ©es.

“ Addio, addio ! ” disait.-elle avec les inflexions les plus jolies de sa jeune voix.

Elle ajouta mĂȘme sur la derniĂšre syllabe une roulade admirablement bien exĂ©cutĂ©e, mais Ă  voix basse, et comme pour peindre l'effusion de son coeur par une expression poĂ©tique, le vieillard, frappĂ© subitement par quelque souvenir, resta sur le seuil de ce rĂ©duit secret. Nous entendĂźmes alors, grĂące Ă  un profond silence, le soupir lourd qui sortit de sa poitrine : il tira la plus belle des bagues dont ses doigts de squelette Ă©taient chargĂ©s, et la plaça dans le sein de Marianina.

La jeune folle se mit Ă  rire, reprit la bague, la glissa par-dessus son gant Ă  l'un de ses doigts, et s'Ă©lança vivement vers le salon, oĂč retentirent Ă  ce moment les prĂ©ludes d'une contredanse. Elle nous aperçut.

“ Ah ! vous Ă©tiez lĂ  ! ” dit-elle en rougissant.

AprÚs nous avoir regardés comme pour nous interroger, elle courut à soit danseur avec l'insouciante pétulance de son ùge.

“ Qu'est-ce que cela veut dire ? me demanda ma jeune partenaire. Est-ce son mari ? Je crois rĂȘver. OĂč suis-je ?

- Vous ! rĂ©pondis-je, vous, madame, qui ĂȘtes exaltĂ©e et qui, comprenant si bien les Ă©motions les plus imperceptibles, savez cultiver dans un coeur d'homme le plus dĂ©licat des sentiments, sans le flĂ©trir, sans le briser dĂšs le premier jour, vous qui avez pitiĂ© des peines du coeur et qui Ă  l'esprit d'une Parisienne joignez un Ăąme passionnĂ©e digne de l'Italie ou de l'Espagne... ” Elle vit bien que mon langage Ă©tait empreint d'un ironie amĂšre ; et, alors, sans avoir l'air d'y prendre garde, elle m'interrompit pour dire : “ Oh ! vous le faites Ă  votre goĂ»t. SinguliĂšre tyrannie ! Vous voulez que je ne sois pas moi.

- Oh ! je ne veux rien, m'écriai-je épouvanté à son attitude sévÚre. Au moins est-il vrai que vous aimez à entendre raconter l'histoire de ces passion énergiques enfantées dans nos coeurs par les ravissantes femmes du Midi ?

- Oui. HĂ© bien ?

- Hé bien, j'irai demain soir chez vous vers neuf heures, et je vous révélerai ce mystÚre.

- Non, répondit-elle d'un air mutin, je veux l'apprendre sur-le-champ.

- Vous ne m'avez pas encore donné le droit de vous obéir quand vous dites : "Je veux. "

- En ce moment, rĂ©pondit-elle avec une coquetterie dĂ©sespĂ©rante, j'ai le plus vif dĂ©sir de connaĂźtre ce secret. Demain, je ne vous Ă©couterai peut-ĂȘtre pas...

Elle sourit, et nous nous séparùmes ; elle toujours aussi fiÚre, aussi rude, et moi toujours aussi ridicule en ce moment que toujours. Elle eut l'audace de valser avec un jeune aide de camp, et je restai tour à tour lùché, boudeur, admirant, amant, jaloux.

“ À demain ”, me füt-elle vers deux heures du matin, quand elle sortit du bal.

“ Je n'irai pas, pensais-je, et je t'abandonne. Tu es plus capricieuse, plus fantasque mille fois peut-ĂȘtre... que mon imagination. ” Le lendemain, nous Ă©tions devant un bon feu, dans un petit salon Ă©lĂ©gant., assis tous deux ; elle sur une causeuse ; moi, sur des coussins, presque Ă  ses pieds, et mon oeil sous le sien, la rue Ă©tait silencieuse. La lampe jetait une clartĂ© douce. C'Ă©tait une de ces soirĂ©es dĂ©licieuses Ă  l'Ăąme, un de ces moments qui ne s'oublient jamais, une de ces heures passĂ©es dans la paix et le dĂ©sir, et dont, plus tard, le charme est toujours un sujet de regret, mĂȘme quand nous nous trouvons plus heureux. Qui peut effacer la vive empreinte des premiĂšres sollicitations de l'amour ?

“ Allons, dit-elle, j'Ă©coute.

- Mais je n'ose commencer. L'aventure a des passages dangereux pour le narrateur. Si je m'enthousiasme, vous me ferez taire.

- Parlez.

- J'obéis.

- Ernest-Jean Sarrasine était le seul fils d'un procurent de la Franche-Comté, repris-je aprÚs une pause. Son pÚre avait assez loyalement gagné six à huit milles livres de rente, fortune de pratricien qui, jadis, en province, passait pour colossale. Le vieux maßtre Sarrasine, n'ayant qu'un enfant, ne voulut. rien négliger pour son éducation, il espérait en faire un magistrat, et vivre assez longtemps pour voir, dans ses vieux jours, le petit-fils de Matthieu Sarrasine, laboureur au pays de Saint-Dié, s'asseoir sur les lys et dormir à l'audience pour la plus grande gloire du Parlement ; mais le ciel ne réservait pas cette joie au procureur. Le jeune Sarrasine, confié de bonne heure aux jésuites, donna les preuves d'une turbulence peu commune. Il eu l'enfance d'un homme de talent. Il ne voulait étudier à sa guise, se révoltait souvent, et restait parfois des heures entiÚres plongé dans de confuses méditations.

“ occupĂ©, tantĂŽt Ă  contempler ses camarades quand ils jouaient, tantĂŽt Ă  se reprĂ©senter les hĂ©ros d'HomĂšre Puis, s'il lui arrivait de se divertir, il mettait une ardeur extraordinaire dans ses jeux. Lorsqu'une lutte s'Ă©leva entre un camarade et lui, rarement le combat finissa sans qu'il y eĂ»t du sang rĂ©pandu. S'il Ă©tait le plus faible, il mordait, Tour Ă  tour agissant ou passif, sans aptitude ou trop intelligent, son caractĂšre bizarre le fit redouter de ses maĂźtres autant que de ses camarade, Au lieu d'apprendre les Ă©lĂ©ments de la langue grecque il dessinait le rĂȘvĂšrent pĂšre qui leur expliquait un passage de Thucydide, croquait le maĂźtre de mathĂ©matiques, le prĂ©fet, les valets, le correcteur, et barbouillait tous les murs d'esquisses informes. Au lieu de chanter [es louanges du Seigneur Ă  l'Ă©glise, il s'amusait, pendant les offices, Ă  dĂ©chiqueter un banc ; ou quand il avait volĂ© quelque morceau de bois, il sculptait quelque figure de sainte. Si le bois, la pierre ou le crayon lui manquaient, il rendait ses idĂ©es avec de la mie de pain.

soit qu'il copiùt les personnages des tableaux qui garnissaient le choeur, soit qu'il improvisùt, il laissait toujours à sa place de grossiÚres ébauches, dont le caractÚre licencieux désespérait les plus jeunes pÚres ; et les médisants prétendaient que les vieux jésuites en souriaient.

Enfin, s'il faut en croire la chronique du collÚge, il fut chassé pour avoir, en attentant sort tour au confessionnal, un vendredi saint, sculpté une grosse bûche en forme de Christ. L'impiété gravée sur cette statue était trop forte pour ne pas attirer un chùtiment à l'artiste.

N'avait-il pas eu l'audace de placer sur le haut du tabernacle cette figure passablement cynique ! Sarrasine vint chercher Ă  Paris un refuge contre les menaces de la malĂ©diction paternelle. Ayant une de ces volontĂ©s fortes qui ne connaissent pas d'obstacles, il obĂ©it aux ordres de son gĂ©nie et entra dans l'atelier de Bouchardon. Il travaillait pendant. toute la journĂ©e, et, le soir, allait mendier sa subsistance. Bouchardon, Ă©merveillĂ© des progrĂšs et de l'intelligence du jeune artiste, devin bientĂŽt la misĂšre dans laquelle se trouvait son Ă©lĂšve ; le secourut, le prit en affection, et le traita comme son enfant. Puis, lorsque le gĂ©nie de Sarrasine se fit dĂ©voilĂ© par une de ces oeuvres oĂč le talent Ă  venir lutte contre l'effervescence de la jeunesse, le gĂ©nĂ©reux Bot chardon essaya de le remettre dans les bonnes grĂące du vieux procureur. Devant l'autoritĂ© du sculpteur cĂ©lĂšbre le courroux paternel s'apaisa. Besançon toi entier se fĂ©licita d'avoir donnĂ© le jour Ă  un grand homme futur. Dans le premier moment d'extase oĂč plongea sa vanitĂ© flattĂ©e, le praticien avare mit son fils en Ă©tat de paraĂźtre avec avantage dans le monde. Les longues et laborieuses Ă©tudes exigĂ©es par la sculpture domptĂšrent pendant longtemps le caractĂšre impĂ©tueux et le gĂ©nie sauvage de Sarrasine. Bouchardon, prĂ©voyant la violence avec laquelle les passions se dĂ©chaĂźneraient dans cette jeune Ăąme, peut-ĂȘtre aussi vigoureusement trempĂ©e que celle de Michel-Ange, en Ă©touffa l'Ă©nergie sous des travaux continus. Il rĂ©ussit maintenir dans de justes bornes la fougue extraordinaire de Sarrasine, en lui dĂ©fendant de travailler, en lui proposant des distractions quanti il le voyait emportĂ© par la furie de quelque pensĂ©e, ou en lui confiant d'importants travaux au moment oĂč il Ă©tait prĂȘt Ă  se livrer Ă  la dissipation. Mais, auprĂšs de cette Ăąme passionnĂ©e, la douceur lut toujours la plus puissante de toutes les autres, et le maĂźtre ne prit un grand empire sur son Ă©lĂšve qu'en en excitant la reconnaissance par une bontĂ© paternelle. À l'Ăąge de vingt-deux ans, Sarrasine fut forcĂ©ment soustrait Ă  la salutaire influence que Bouchardon exerçait sur ses moeurs et un ses habitudes. Il porta les peines de son gĂ©nie en gagnant le prix de sculpture fondĂ© par le marquis de Larigny, le frĂšre de Mme de Pompadour, qui fit tant pour les Arts. Diderot vanta comme un chef-d'oeuvre la statue de l'Ă©lĂšve de Bouchardon. lie ne fut pas sans me profonde douleur que le sculpteur du Roi vit partir pour l'Italie un jeune homme dont, par principe, il avait entretenu l'ignorance profonde sur les choses de la vie. Sarrasine Ă©tait depuis six ans le commensal de Bouchardon. Fanatique de son art comme Canova le fut depuis, il se levait au jour, entrait dans l'atelier pour n'en sortir qu'Ă  la nuit, et ne vivait qu'avec sa muse. S'il allait Ă  la ComĂ©die-Française, il y Ă©tait entraĂźnĂ© par son maĂźtre. Il se sentait si gĂȘnĂ© chez Mme Geoffrin et dans le grand monde oĂč Bouchardon essaya de l'introduire, qu'il prĂ©fĂ©ra rester seul, et rĂ©pudia les plaisirs de cette Ă©poque licencieuse. Il n'eut pas d'autre maĂźtresse que la Sculpture et Clotilde, l'une des cĂ©lĂ©britĂ©s de l'OpĂ©ra. Encore cette intrigue ne dura-t-elle pas. Sarrasine Ă©tait assez laid, toujours mal mis, et de sa nature si libre, si peu rĂ©gulier dans sa vie privĂ©e, que l'illustre nymphe, redoutant quelque catastrophe, rendit bientĂŽt le sculpteur Ă  l'amour des Arts. Sophie Arnould a dit je ne sais quel bon mot Ă  sujet. Elle s'Ă©tonna, je crois, que sa camarade eĂ»t pu l'emporter sur des statues. Sarrasine partit pour l'Italie en 1758. Pendant le voyage, son imagination ardente s'enflamma sous un ciel de cuivre et Ă  l'aspect des monuments merveilleux dont est semĂ©e la patrie des Arts. Il admira les statues, les fresques, les tableaux ; et, plein d'Ă©mulation, il vint Ă  Rome, en proie au dĂ©sir d'inscrire son nom entre les noms ( Michel-Ange et de M. Bouchardon. Aussi, pendant les premiers mois, partagea-t-il son temps entre ses travaux d'atelier et l'examen des oeuvres d'art qui abondent Ă  Rome. Il avait dĂ©jĂ  passĂ© quinze jours dans l'Ă©tat d'extase qui saisit toutes les jeunes imaginations Ă  l'aspect de la reine des ruines, quand, un soir, entra au thĂ©Ăątre d'Argentina, devant lequel se pressa une grande foule. Il s'enquit des causes de cette affluence, et le monde rĂ©pondit par deux noms "Zambinella ! Jonielli !" Il entre et s'assied au par terre, pressĂ© par deux abbati notablement gros ; mais il Ă©tait assez heureusement placĂ© prĂšs de la scĂšne. La toile se leva. Pour la premiĂšre fois de sa vie il entend cette musique dont M. Jean-Jacques Rousseau avait si Ă©loquemment vantĂ© les dĂ©lices, pendant un soirĂ©e du baron d'Holbach. Les sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire, lubrifiĂ©s par les accent de la sublime harmonie de Jonielli. Les langoureuses originalitĂ©s de ces voix italiennes habilement mariĂ©es le plongĂšrent dans une ravissante extase. Il resta muet, immobile, ne se sentant pas mĂȘme foulĂ© par deux prĂȘtres. Son Ăąme passa dans ses oreilles et dans ses jeux. Il crut Ă©couter par chacun de ses pores. Tout Ă  coup des applaudissements Ă  faire crouler la salle accueillirent l'entrĂ©e en scĂšne de la prima donna. Elle s'avança par coquetterie sur le devant du thĂ©Ăątre, et salua le public avec une grĂące infinie. Les lumiĂšres, l'enthousiasme de tout un peuple, l'illusion de la scĂšne, les prestiges d'une toilette qui, Ă  cette Ă©poque, Ă©tait assez engageante, conspirĂšrent en faveur de cette femme. Sarrasine poussa des cris de plaisir. Il admirait an ce moment la beautĂ© idĂ©ale de laquelle il avait jusqu'alors cherchĂ© ça et lĂ  les perfections dans la nature, en demandant Ă  un modĂšle, souvent ignoble, les rondeurs d'une jambe accomplie ; Ă  tel autre, les contours du sein ; Ă  celui-lĂ , ses blanches Ă©paules ; prenant enfin le cou d'une jeune fille, et les mains de cette femme, et les genoux polis de cet enfant, sans rencontrer jamais sous le ciel froid de Paris les riches et suaves crĂ©ations de la GrĂšce antique. La Zambinella lui montrait rĂ©unies, bien vivantes et dĂ©licates, ces exquises proportions de la nature fĂ©minine si ardemment dĂ©sirĂ©es, desquelles un sculpteur est, tout Ă  la fois, le juge le plus sĂ©vĂšre et le plus passionnĂ©. C'Ă©tait une bouche expressive, des yeux d'amour, un teint d'une blancheur Ă©blouissante. Et joignez Ă  ces dĂ©tail qui eussent ravi un peintre, toutes les merveilles de VĂ©nus rĂ©vĂ©rĂ©es et rendues par le ciseau des Grec. L'artiste ne se lassait pas d'admirer la grĂące inimitable avec laquelle les bras Ă©taient attachĂ©s au buste, la roideur prestigieuse du cou, les lignes harmonieusement dĂ©crites par les sourcils, par le nez, puis l'ovale parfait du visage, la puretĂ© de ses contours vifs, et l'effet de cils fournis, recourbĂ©s qui terminaient de larges et voluptueuses paupiĂšres. C'Ă©tait plus qu'une femme c'Ă©tait un chef-d'oeuvre ! Il se trouvait dans cette crĂ©ation inespĂ©rĂ©e de l'autour Ă  ravir tous les hommes, Ă  des beautĂ©s dignes de satisfaire un critique. Sarrasin dĂ©vorait des yeux la statue de Pygmalion, pour lui descendue de son piĂ©destal. Quand la Zambinella chanta, ce fut un thĂ©Ăątre. L'artiste eut froid ; puis, sentit un foyer qui pĂ©tilla soudain dans les profondeurs de son ĂȘtre intime, de ce que nous nommons coeur, faute de mot ! Il n'applaudit pas, il ne dit rien, Ă©prouvait un mouvement de folie, espĂšce de frĂ©nĂ©sie qui ne nous agite qu'Ă  cet Ăąge oĂč le dĂ©sir a je ne sa quoi de terrible et d'infernal. Sarrasine voulait s'Ă©lancer sur le thĂ©Ăątre et s'emparer de cette femme. Sa force, centuplĂ©e par une dĂ©pression morale impossible expliquer, puisque ces phĂ©nomĂšnes se passent dans une sphĂšre inaccessible Ă  l'observation humaine, tendait Ă  se projeter avec une violence douloureuse. À le voir, on eĂ»t dit d'un homme froid et stupide. Gloire, science, avenir, existence, couronnes, tout s'Ă©croula.

<< Être aimĂ© d'elle, ou mourir ”, tel fut l'arrĂȘt que Sarrasine porta sur lui-mĂȘme. Il Ă©tait si complĂštement ivre qu'il ne voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n'entendait plus de musique. Bien mieux, il n'existait pas de distance entre lui et la Zambinella, il la possĂ©dait, ses yeux, attachĂ©s sur elle, s'emparaient d'elle. Une puissance presque diabolique lui permettait de sentir le vent de cette voix, de respirer la poudre embaumĂ©e dont ces cheveux Ă©taient imprĂ©gnĂ©s, de voir les mĂ©plats de ce visage, d'y compter les veines bleues qui en nuançaient la peau satinĂ©e. Enfin cette voix agile, fraĂźche et d'un timbre argentĂ©, souple comme un fil auquel le moindre souffle d'air donne une forme, qu'il roule et dĂ©roule, dĂ©veloppe et disperse, cette voix attaquait si vivement son Ăąme qu'il laissa plus d'une fois Ă©chapper de ces cris involontaires arrachĂ©s par les dĂ©lices convulsives trop rarement donnĂ©es par les passions humaines. BientĂŽt il fut obligĂ© de quitter le thĂ©Ăątre. Ses jambes tremblantes refusaient presque de le soutenir. Il Ă©tait abattu, faible comme un homme nerveux qui s'est livrĂ© Ă  quelque effroyable colĂšre. Il avait eu tant de plaisir, ou peut ĂȘtre avait-il tant souffert, que sa vie s'Ă©tait Ă©coulĂ©e comme l'eau d'un vase renversĂ© par un choc. Il sentait en lui un vide, un anĂ©antissement semblable Ă  ces atonies qui dĂ©sespĂšrent les convalescents au sort d'une forte maladie. Envahi par une tristesse inexplicable, il alla s'asseoir sur les marches d'une Ă©glise. Le dos appuyĂ© contre une colonne, il se perdit dans une mĂ©ditation confuse comme un rĂȘve. La passion l'avait foudroyĂ©. De retour au logis, il tomba dans un de ces paroxysmes d'activitĂ© qui nous rĂ©vĂšlent la prĂ©sence de principes nouveaux dans notre existence. En proie cette premiĂšre fiĂšvre d'amour qui tient autant au plaisir qu'Ă  la douleur, il voulut tromper son impatience et son dĂ©lire en dessinant la Zambinella de mĂ©moire. Ce fut une sorte de mĂ©ditation matĂ©rielle. Sur telle feuille la Zambinella se trouvait dans cette attitude, calme et froide en apparence, affectionnĂ©e par RaphaĂ«l, par Giorgion et par tous les grands peintres. Sur tel autre, elle tournait la tĂȘte avec finesse en achevant une roulade, et semblait s'Ă©couter elle-mĂȘme. Sarrasin crayonna sa maĂźtresse dans toutes les poses : il la fit sans voile, assise, debout, couchĂ©e, ou chaste ou amoureuse, en rĂ©alisant, grĂące au dĂ©lire de ses crayons, toutes les idĂ©es capricieuses qui solliciter notre imagination quand nous pensons fortement Ă  une maĂźtresse. Mais sa pensĂ©e furieuse alla plus laque le dessin. Il voyait la Zambinella, lui parlait, suppliait, Ă©puisait mille annĂ©es de vie et de bonheur avec elle, en la plaçant dans toutes les situations imaginables, en essayant, pour ainsi dire, l'avenir avec elle. Le lendemain, il envoya son laquais louer, pour toute la saison, une loge voisine de la scĂšne. Puis, comme tous les jeunes gens dont l'Ăąme est puissante, il s'exagĂ©ra les difficultĂ©s de son entreprise, et donna, pour premiĂšre pĂąture Ă  sa passion, le bonheur de pouvoir admirer sa maĂźtresse sans obstacles. Cet Ăąge d'or le l'amour, pendant lequel nous jouissons de notre propre sentiment et ou nous nous trouvons heureux presque par nous-mĂȘmes, ne devait pas durer longtemps chez Sarrasine. Cependant les Ă©vĂ©nements le surprirent quand il Ă©tait encore sous le charme de cette printaniĂšre hallucination, aussi naĂŻve que voluptueuse. Pendant une huitaine de jours, il vĂ©cut toute une vie, occupĂ© le matin Ă  pĂ©trir la glaise Ă  l'aide de laquelle il rĂ©ussissait Ă  copier la Zambinella, malgrĂ© les voiles, les jupes, les corsets et les noeuds de rubans qui la lui dĂ©robaient. Le soir, installĂ© de bonne heure dans sa loge, seul, couchĂ© sur un sofa, il se faisait, semblable Ă  un Turc enivrĂ© d'opium, un bonheur aussi fĂ©cond ; aussi prodigue qu'il le souhaitait. D'abord il se familiarisa graduellement avec les Ă©motions trop vives qui lui donnait le chant de sa maĂźtresse ; puis il apprivoisa ses yeux Ă  la voir, et finit par la contempler sans redouter l'explosion de la sourde rage par laquelle il avait Ă©tĂ© animĂ© le premier jour. Sa passion devint plus profonde en devenant plus tranquille. Du reste, le farouche sculpteur ne souffrait pas que sa solitude, peuplĂ©e d'images, parĂ©e des fantaisies de l'espĂ©rance et pleine de bonheur, fĂ»t troublĂ©e par se camarades. Il aimait avec tant de force et si naĂŻvement qu'il eut Ă  subir les innocents scrupules dont nous sommes assaillis quand nous aimons pour la premiĂšre fois. En commençant Ă  entrevoir qu'il faudrait bientĂŽt agir, s'intriguer, demander oĂč demeurait la Zambinella, savoir si elle avait une mĂšre, un oncle, un tuteur, une famille ; en songeant enfin aux moyens de la voir, de lui parler, il sentait soit coeur se gonfler si fort Ă  des idĂ©es si ambitieuses, qu'il remettait ces soins au lendemain, heureux de ses souffrances physiques autant que de ses plaisirs intellectuels.

- Mais, me dit Mme de Ruchefide en m'interrompant, je ne vois encore ni Marianina ni son petit vieillard.

- Vous ne voyez que lui, m'Ă©criai-je impatient comme un auteur auquel on fait manquer l'effet d'un coup de thĂ©Ăątre. Depuis quelques jours, repris-je aprĂšs une pause, Sarrasine Ă©tait si fidĂšlement venu s'instalIer dans sa loge, et ses regards exprimaient tant d'amour, que sa passion pour la voix de Zambinella aurait Ă©tĂ© la nouvelle de tout Paris, si cette aventure s'y fĂ»t passĂ©e ; mais en Italie, madame, au spectacle chacun y assiste pour son compte, avec ses passion avec un intĂ©rĂȘt de coeur qui exclut l'espionnage de lorgnettes. Cependant la frĂ©nĂ©sie du sculpteur ne devait pas Ă©chapper longtemps aux regards des chanteurs et des cantatrices. Un soir, le Français s'aperçut qu'on riait de lui dans les coulisses. Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de savoir Ă  quelles extrĂ©mitĂ©s il se serait portĂ©, si la Zambinella n'Ă©tait pas entrĂ©e en scĂšne. Elle jeta sur Sarrasine un des coups d'oeil Ă©loquents qui disent souvent beaucoup plus de choses que les femmes ne le veulent. Ce regard fut toute une rĂ©vĂ©lation. Sarrasine Ă©tait aimĂ© ! si ce n'est qu'un caprice, pensa-t-il en accusant dĂ©jĂ  sa maĂźtresse de trop d'ardeur, elle ne connaĂźt pas la domination sous laquelle elle va tomber. Son caprice durera, j'espĂšre, autant que ma vie. En ce moment, trois coups lĂ©gĂšrement frappĂ©s Ă  la porte de sa loge excitĂšrent l'attention de l'artiste. Il ouvrit. Une vieille femme entra mystĂ©rieusement.

Jeune homme, dit-elle, si vous voulez ĂȘtre heureux, ayez de la prudence, enveloppez-vous d'une cape, abaissez sur vos yeux un grand chapeau ; puis, vers dix heures du soir, trouvez-vous dans la rue du Corso, devant l'hĂŽtel d'Espagne. - J'y serai, rĂ©pondit-il en mettant deux louis dans la main ridĂ©e de la duĂšgne. Il s'Ă©chappa de sa loge, aprĂšs avoir fait un signe d'intelligence Ă  la Zambinella, qui baissa timidement ses voluptueuses paupiĂšres comme une femme heureuse d'ĂȘtre enfin comprise. Puis il courut chez lui, afin d'emprunter Ă  la toilette toutes les sĂ©ductions qu'elle pourrait lui prĂȘter. En sortant du thĂ©Ăątre, un inconnu l'arrĂȘta par le bras. Prenez garde Ă  vous, seigneur français, lui dit-il Ă  l'oreille. Il s'agit de vie et de mort. Le cardinal Cicognara est son protecteur, et ne badinĂ© pas. Quand un dĂ©mon aurait mis entre Sarrasine et la Zambinella les profondeurs de l'enfer, en ce moment il eĂ»t tout traversĂ© d'une enjambĂ©e. Semblable aux chevaux des immortels peints par HomĂšre, l'amour du sculpteur avait franchi en un clin d'oeil d'immenses espaces. La mort dĂ»t-elle m'attendre a sortir de la maison, j'irais encore plus vite, rĂ©pondit-il.

- Poverino ! s'Ă©cria l'inconnu en disparaissant. Parler de danger Ă  un amoureux, n'est-ce pas lui vendre des plaisirs ? Jamais le laquais de Sarrasine n'avait vu son maĂźtre si minutieux en fait de toilette. Sa plus belle Ă©pĂ©e, prĂ©sent de Bouchardon, le noeud que Clotilde lui avait donnĂ©, son habit pailletĂ©, son gilet de drap d'argent, sa tabatiĂšre d'or, ses montres prĂ©cieuses, tout fut tirĂ© des coffres, et il se para comme une jeune fille qui doit se promener devant son premier amant. À l'heure dite, ivre d'amour et brouillard d'espĂ©rance, Sarrasine, le nez dans son manteau, courut au rendez-vous donnĂ© par la vieille. La duĂšgne attendait. Vous avez bien tardĂ© ! lui dit-elle. Venez.

Elle entraĂźna le Français dans plusieurs petites rue et s'arrĂȘta devant un palais d'assez belle apparence. Elle frappa. La porte s'ouvrit. Elle conduisit Sarrasine Ă  travers un labyrinthe d'escaliers, de galeries et l'appartements qui n'Ă©taient Ă©clairĂ©s que par les lueurs incertaines de la lune, et arriva bientĂŽt Ă  une porte, entre les fentes de laquelle s'Ă©chappaient de vives lumiĂšres, d'oĂč partaient de joyeux Ă©clats de plusieurs voix. Tout Ă  coup Sarrasine fut Ă©bloui, quand, sur un mot de la vieille, il fut admis dans ce mystĂ©rieux appartement, et se trouva dans un salon aussi brillamment Ă©clairĂ© que somptueusement meublĂ©, au milieu duquel s'Ă©levait une table bien servie, chargĂ©e de sacro-saintes bouteilles, de riants flacons dont les facettes rougies Ă©tincelaient. Il reconnut les chanteurs et les cantatrices du thĂ©Ăątre, mĂȘlĂ©s Ă  des femmes charmantes, tous prĂȘts Ă  commencer une orgie d'artistes qui n'attendait plus que lui. Sarrasine rĂ©prima un mouvement de dĂ©pit, et fit bonne contenance. Il avait espĂ©rĂ© une chambre mal Ă©clairĂ©e, sa maĂźtresse auprĂšs d'un brasier, un jaloux Ă  deux pas, la mort et l'amour, des confidences Ă©changĂ©es Ă  voix basse, coeur Ă  coeur, des baisers pĂ©rilleux, et les visages si voisins, que les cheveux de la Zambinella eussent caressĂ© son front chargĂ© de dĂ©sirs, brĂ»lant de bonheur.Vive la folie ; s'Ă©cria-t-il. Signori e belle donne, vous me permettrez de prendre plus tard ma revanche, et de vous tĂ©moigner ma reconnaissance pour la maniĂšre dont vous accueillez un pauvre sculpteur. AprĂšs avoir reçu les compliments assez affectueux de la plupart des personnes prĂ©sentes, qu'il connaissait de vue, il tĂącha de s'approcher de la bergĂšre sur laquelle la Zambinella Ă©tait nonchalamment Ă©tendue. Oh ! comme sa coeur battit quand il aperçut un pied mignon, chaussĂ© de ces mules qui, permettez-moi de le dire, madame donnaient jadis au pied des femmes une expression coquette, si voluptueuse, que je ne sais pas comment les hommes y pouvaient rĂ©sister. Les bas blancs bien tirĂ©s et Ă  coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et Ă  talons hauts du rĂšgne de Louis XV ont peut-ĂȘtre un peu contribuĂ© Ă  dĂ©moraliser l'Europe et le clergĂ©.

- Un peu ! dit la marquise. Vous n'avez donc rien lu ?

- La Zambinella, repris-je en souriant, s'était effrontément croisé les jambes, et agitait en badinant celle qui se trouvait dessus, attitude de duchesse, qui allait bien à son genre de beauté capricieuse et pleine d'une certaine mollesse engageante. Elle avait quitté ses habits de théùtre, et portait un corps qui dessina une taille svelte et que faisaient valoir des paniers à une robe de satin brodée de fleurs bleues. Sa poitrine dont une dentelle dissimulait les trésors par un luxe de coquetterie, étincelait de blancheur. Coiffée à peu prÚs comme se coiffait Mme du Barry, sa figure quoique surchargée d'un large bonnet, n'en paraissant que plus mignonne, et la poudre lui seyait bien. La voir ainsi, c'était l'adorer. Elle souriait gracieusement au sculpteur. Sarrasine, tout mécontent de ne pouvoir lui parler que devant témoins, s'assit poliment prÚs l'elle, et l'entretint de musique en la louant sur son prodigieux talent ; mais sa voix tremblait d'amour, de crainte et d'espérance. Que craignez-vous ? lui dit Vitagliani, le chanteur le plus célÚbre de la troupe.

Allez, vous n'avez pas un seul rival Ă  craindre ici. Le tĂ©nor sourit silencieusement. Ce sourire se rĂ©pĂ©ta sur es lĂšvres de tous les convives, dont l'attention avait me certaine malice cachĂ©e dont ne devait pas s'apercevoir un amoureux. Cette publicitĂ© fut comme un loup de poignard que Sarrasine aurait soudainement reçu dans le coeur. Quoique douĂ© d'une certaine force le caractĂšre, et bien qu'aucune circonstance ne dĂ»t influer sur son amour, il n'avait peut-ĂȘtre pas encore songĂ© que Zambinella Ă©tait presque une courtisane, et qu'il ne pouvait pas avoir tout Ă  la fois les jouissances rares qui rendent l'amour d'une jeune fille chose si dĂ©licieuse, et les emportements fougueux par lesquels me femme de thĂ©Ăątre fait acheter les trĂ©sors de sa passion. Il rĂ©flĂ©chit et se rĂ©signa. Le souper fut servi.

Sarrasine et la Zambinella se mirent sans cérémonie à cÎté l'un de l'autre. Pendant la moitié du festin, les artistes gardÚrent quelque mesure et le sculpteur put pauser avec la cantatrice. Il lui trouva de l'esprit, de la finesse ; mais elle était d'une ignorance surprenante, et se montra faible et superstitieuse. La délicatesse à ses organes se reproduisait dans son entendement. Quand Vitagliani déboucha la premiÚre bouteille de vin de Champagne, Sarrasine lut dans les yeux de voisine une crainte assez vive de la petite détonation produite par le dégagement du gaz. Le tressaillement involontaire de cette organisation féminine fut interprété par l'amoureux artiste comme l'indice d'une excessive sensibilité. Cette faiblesse charma le Français. Il entre tant de protection dans l'amour d'un homme ! Vous disposerez de ma puissance comme d'un bouclier ! Cette phrase n'est-elle pas écrite au fond de toutes les déclarations d'amour ? Sarrasine trop passionné pour débiter des galanteries à la belle italienne, était, comme tous les amants, tour à tour grave, rieur ou recueilli. Quoiqu'il parût écouter les convives, il n'entendait pas un mot de ce qu'ils disaient ; tant il s'adonnait au plaisir de se trouver prÚs d'elle, de lui effleurer la main, de la servir. Il nageait dans une joie secrÚte. Malgré l'éloquence de quelques regards mutuels, il fut étonné de la réserve dans laquelle la Zambinella se tint avec lui. Elle avait bien commencé la premiÚre à lui presser le pied et à l'agacer avec la malice d'une femme libre et amoureuse mais soudain elle s'était enveloppée dans une modestie de jeune fille, aprÚs avoir entendu raconter à Sarrasine un trait qui peignit l'excessive violence de son caractÚre. Quand le souper devint une orgie, les convives se mirent à chanter, inspirés par le peralta et le pedro ximenÚs. Ce furent des duos ravissants, des tirs de la Calabre, des seguidilles espagnoles, des canzonettes napolitaines. L'ivresse était dans tous les yeux, dans la musique, dans les coeurs et dans les voix.

Il déborda tout à coup une vivacité enchanteresse, un abandon cordial, une bonhomie italienne dont rien ne peut donner l'idée à ceux qui ne connaissent que les assemblées de Paris, les raouts de Londres ou les cercles de Vienne. Les plaisanteries et les mots l'amour se croisaient comme des balles dans une bataille, à travers les rires, les impiétés, les invocations de la sainte Vierge ou al Bambino. On se coucha sur un sofa, et se mit à dormir. Une jeune fille écoutait me déclaration sans savoir qu'elle répandait du vin le XérÚs sur la nappe. Au milieu de ce désordre, la Zambinella, comme frappée de terreur, resta pensive.

Elle refusa de boire, mangea peut-ĂȘtre un peu trop ; mais la gourmandise est, dit-on, une grĂące chez les femmes. En admirant la pudeur de sa maĂźtresse, Sarrasine fit de sĂ©rieuses rĂ©flexions pour l'avenir. Elle veut sans doute ĂȘtre Ă©pousĂ©e, se dit-il. Alors il s'abandonna aux dĂ©lices de ce mariage. Sa vie entiĂšre le lui semblait pas assez longue pour Ă©puiser la source le bonheur qu'il trouvait au fond de son Ăąme. Vitagliani, son voisin, lui versa si souvent Ă  boire que, vers les trois heures du matin, sans ĂȘtre complĂštement ivre Sarrasine se trouva sans force contre son dĂ©lire. Dans un moment de fougue, il emporta cette femme en se sauvant dans une espĂšce de boudoir qui communiquĂ© au salon, et sur la porte duquel il avait plus d'une fois tournĂ© les yeux. L'Italienne Ă©tait armĂ©e d'un poignard. Si tu approches, dit-elle, je serai forcĂ©e de te plongĂ© cette arme dans le coeur. Va ! tu me mĂ©priserais. J'en conçu trop de respect pour ton caractĂšre pour me livrer ainsi. Je ne veux pas dĂ©choir du sentiment que tu m'accordes. - Ah ! ah ! dit Sarrasine, c'est un mauvais moyen pour Ă©teindre une passion que de l'exciter. Es-tu donc dĂ©jĂ  corrompue Ă  ce point que, vieille au coeur, tu agirais comme une jeune courtisane, qui aiguise les Ă©motions dont elle fait commerce ? - Mais c'est aujourd'hui vendredi, rĂ©pondit-elle effrayĂ©e Ă  la violence du Français. Sarrasine, qui n'Ă©tait pas dĂ©vot, se prit Ă  rire. La Zambinella bondit comme un jeune chevreuil et s'Ă©lança dans la salle du festin. Quand Sarrasine y apparut courant aprĂšs elle, il l'accueilli par un rire infernal. Il vit la Zambinella Ă©vanouie sur un sofa. Elle Ă©tait pĂąle et comme Ă©puisĂ©e par l'effort extraordinaire qu'elle venait de faire. Quoique Sarrasine sĂ»t peu d'italien, il entendit sa maĂźtres disant Ă  voix basse Ă  Vitagliani : Mais il la tuera ! Cette scĂšne Ă©trange rendit le sculpteur tout confus. La raison lui revint. Il resta d'abord immobile puis il retrouva la parole, s'assit auprĂšs de sa maĂźtresse et protesta de son respect. Il trouva la force de donner le change Ă  sa passion en disant Ă  cette femme les discours les plus exaltĂ©s ; et, pour peindre son amour, il dĂ©ploya les trĂ©sors de cette Ă©loquence magique, officieux interprĂšte que les femmes refusent rarement de croire. Au moment ou les premiĂšres lueurs du matin surprirent les convives, une femme proposa d'aller Ă  Frascati. Tous accueillirent par de vives acclamations l'idĂ©e de passer la journĂ©e Ă  la villa Ludovisi. Vitagliani descendit pour louer des voitures. Sarrasine eut le bonheur de conduire la Zambinella dans un phaĂ©ton. Une fois sortis de Rome, la gaietĂ©, un moment rĂ©primĂ©e par les combats que chacun avait livrĂ©s au sommeil, se rĂ©veilla soudain. Hommes et femmes, tous paraissaient habituĂ©s Ă  cette vie Ă©trange, Ă  ces plaisirs continus, Ă  cet entraĂźnement d'artiste qui fait de la vie une fĂȘte perpĂ©tuelle oĂč l'on rit sans arriĂšre-pensĂ©es. La compagne du sculpteur Ă©tait la seule qui parĂ»t abattue.

''Êtes-vous malade ? lui dit Sarrasine. Aimeriez-vous mieux rentrer chez vous ? - Je ne suis pas assez forte pour supporter tous ces excĂšs, rĂ©pondit-elle. J'ai besoin le grands mĂ©nagements ; mais, prĂšs de vous, je me sens si bien ! Sans vous, je ne serais pas restĂ©e Ă  ce souper ; une nuit passĂ©e me fait perdre toute ma fraĂźcheur.

- Vous ĂȘtes si dĂ©licate ! reprit Sarrasine en contemplant les traits mignons de cette charmante crĂ©ature.

- Les orgies m'abĂźment la voix. - Maintenant que nous sommes seuls, s'Ă©cria l'artiste, et que vous n'ai plus Ă  craindre l'effervescence de ma passion, dites moi que vous m'aimez. - Pourquoi ? rĂ©pliqua-t-elle Ă  quoi bon ? Je vous ai semblĂ© jolie. Mais vous le français, et votre sentiment passera. Oh ! vous m'aimeriez pas comme je voudrais ĂȘtre aimĂ©e.

Comment ! - Sans but. de passion vulgaire, purement. J'abhorre les hommes encore plus peut-ĂȘtre que je ne hais les femmes. J'ai besoin de me rĂ©fugier de l'amitiĂ©. Le monde est dĂ©sert pour moi. Je suis une crĂ©ature maudite, condamnĂ©e Ă  comprendre le bonheur, Ă  le sentir, Ă  le dĂ©sirer, et, comme tant d'autre forcĂ©e Ă  le voir me fuir Ă  toute heure. Souvenez-vous seigneur, que je ne vous aurai pas trompĂ©. Je vous dĂ©fends de m'aimer. Je puis ĂȘtre un ami dĂ©vouĂ© pour vous, car j'admire votre force et votre caractĂšre. J'ai besoin d'un frĂšre, d'un protecteur. Soyez tout et pour moi, mais rien de plus. - Ne pas vous aimĂ© s'Ă©cria Sarrasine ; mais, chĂšre ange, tu es ma vie, mon bonheur ! - Si je disais un mot vous me repousser avec horreur. - Coquette ! rien ne peut m'effrayer. Dis-moi que tu me coĂ»teras l'avenir, que dans deux mois je mourrai, que je serai damnĂ© pour t'avoir seulement embrassĂ©e. Il l'embrassa malgrĂ© les effrois que fit la Zambinella pour se soustraire Ă  ce baiser passionnĂ©. "Dis-moi que tu es un dĂ©mon, qu'il te faut ma fortune, mon nom, toute ma cĂ©lĂ©britĂ© ! Veux-tu que je ne sois pas sculpteur ? Parle. - Si je n'Ă©tais pas une femme ? demanda timidement la Zambinella d'une voix argentine et douce. - La bonne plaisanterie ! s'Ă©cria Sarrasine. Crois-tu pouvoir tromper l'oeil d'un artiste ? N'ai-je pas, depuis dix jours, dĂ©vorĂ©, scrutĂ©, admirĂ© tes perfections ? Une femme seule peut avoir ce bras rond et moelleux, ces contours Ă©lĂ©gants.

Ah ! tu veux des compliments ! Elle sourit tristement, et dit en murmurant : "Fatale beautĂ© !" Elle leva les yeux au ciel. En ce moment son regard eut je ne sais quelle expression d'horreur si puissante, si vive, que Sarrasine en tressaillit. "Seigneur Français, reprit-elle, oubliez Ă  jamais un instant de votre folie. Je vous estime ; mais, quant on Ă  de l'amour, ne m'en demandez pas ; ce sentiment est Ă©touffĂ© dans mon coeur. Je n'ai pas de coeur ! s'Ă©cria-t-elle en pleurant. Le thĂ©Ăątre sur lequel vous m'avez vue, ces applaudissements, cette musique, cette gloire, Ă  laquelle on m'a condamnĂ©e, voilĂ  ma vie, je n'en ai pas d'autre. Dans quelques heures vous ne me verrez plus des mĂȘmes yeux, la femme que vous aimez sera morte. Le sculpteur ne rĂ©pondit pas. Il Ă©tait la proie d'une sourde rage qui lui pressait le coeur. Il ne pouvait que regarder cette femme extraordinaire avec des yeux enflammĂ©s qui brĂ»laient. Cette voix empreinte de faiblesse, l'attitude, les maniĂšres et les gestes de Zambinella, marquĂ©s de tristesse, de mĂ©lancolie et de dĂ©couragement rĂ©veillaient dans son Ăąme toutes les richesses de la passion. Chaque parole Ă©tait un aiguillon. En ce moment, ils Ă©taient arrivĂ©s Ă  Frascati. Quand l'artiste tendit les bras Ă  sa maĂźtresse pour l'aider Ă  descendre il la sentit toute frissonnante. "Qu'avez-vous ? Vous me feriez mourir, s'Ă©cria-t-il en la voyant pĂąlir, si vous aviez la moindre douleur dont je fusse la cause mĂȘme innocente. - Un serpent ; dit-elle en montrant un couleuvre qui se glissait le long d'un fossĂ©. J'ai peur de ces odieuses bĂȘtes. " Sarrasine Ă©crasa la tĂȘte de la couleuvre d'un coup de pied. Comment avez-vous assez de courage ! reprit la Zambinella en contemplant avec un effroi visible le reptile mort. - Eh bien, dit l'artiste en souriant, oserez-vous bien prĂ©tendre que vous n'ĂȘtes pas femme ? Ils rejoignirent leurs compagnons et se promenĂšrent dans les bois de la ville Ludovisi, qui appartenait alors au cardinal Cicognara.

Cette matinĂ©e s'Ă©coula trop vite pour l'amoureux sculpteur, mais elle fut remplie par une foule d'incidents qui lui dĂ©voilĂšrent la coquetterie, la faiblesse, la mignardise de cette Ăąme molle et sans Ă©nergie. C'Ă©tait la femme avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans causes, ses bravades et sa dĂ©licieuse finesse de sentiment. Il eut un moment ou en s'aventurant dans la campagne, la petite troupe des joyeux chanteurs vit de loin quelques hommes armĂ©s jusqu'aux dents, et dont le costume n'avait rien de rassurant. À ce mot : "Voici des brigands", chacun doubla le pas pour se mettre Ă  l'abri dans l'enceinte de la villa du cardinal. En cet instant critique, Sarrasine s'aperçut Ă  la pĂąleur de la Zambinella qu'elle n'avait plus assez de force pour marcher ; il la prit dans ses bras et la porta, pendant quelque temps, en courant. Quand il se fut rapprochĂ© d'une vigne voisine, il mit sa maĂźtresse Ă  terre. "Expliquez-moi, lui dit-il, comment cette extrĂȘme faiblesse qui, chez toute autre femme, serait hideuse, me dĂ©plairait, et dont la moindre preuve suffirait presque pour Ă©teindre mon amour, en vous me plaĂźt, me charme ?

- Oh ! combien je vous aime ! reprit-il. Tous vos dĂ©fauts, vos terreurs, vos petitesses ajoutent je ne sais quelle grĂące Ă  votre Ăąme le sens que je dĂ©testerais une femme forte, une Sapho, courageuse, pleine d'Ă©nergie, de passion. Ô frĂȘle et douce crĂ©ature ! comment peux tu ĂȘtre autrement ? Cette voix d'ange, cette voix dĂ©licate, eĂ»t Ă©tĂ© un contresens si elle fĂ»t sortie d'un corps autre que le tien.

- Je ne puis, dit-elle, vous donner aucun espoir. Cessez de me parler ainsi, car l'on se moquerait de vous. Il m'est impossible de vous interdire l'entrĂ©e du thĂ©Ăątre ; mais si vous m'aimez ou si vous ĂȘtes sage, vous n'y viendrez plus. Écoutez, monsieur, dit-elle d'une voix grave. - Oh ! tais-toi, dit l'artiste enivrĂ©. Les obstacles attisent l'amour dans mon coeur. La Zambinella resta dans une attitude gracieuse et modeste ; mais elle se tut, comme si une pensĂ©e terrible lui eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ© quelque malheur. Quand il fallut revenir Ă  Rome, elle monta dans une berline Ă  quatre places, en ordonnant au sculpteur, d'un air impĂ©rieusement cruel, d'y retourner seul avec le phaĂ©ton. Pendant le chemin, Sarrasine rĂ©solut d'enlever ; Zambinella. Il passa toute la journĂ©e occupĂ© Ă  faire des plans plus extravagants les uns que les autres. À la nuit tombante, au moment oĂč il sortit pour allez demander Ă  quelques personnes oĂč Ă©tait situĂ© le palais habitĂ© par sa maĂźtresse, il rencontra l'un de ses camarades sur le seuil de la porte. Mon cher, lui dit ce dernier, je suis chargĂ© par notre ambassadeur de t'inviter Ă  venir ce soir chez lui. Il donne un concert magnifique, et quand tu sauras que Zambinella y sera..

- Zambinella ; s'Ă©cria Sarrasine en dĂ©lire Ă  ce nom j'en suis fou. - Tu es comme tout le monde, lui rĂ©pondit son camarade. - Mais si vous ĂȘtes mes amis, toi, Vien, Lautherbourg et Allegrain, vous me prĂȘterez votre assistance pour un coup de main aprĂšs la fĂȘte, demanda Sarrasine. - Il n'y a pas de cardinal Ă  tuer, pas de... - Non, non, dit Sarrasine, je ne vous demande rien que d'honnĂȘtes gens ne puissent faire.

En peu de temps le sculpteur disposa tout pour le succĂšs de son entreprise. Il arriva l'un des derniers chez l'ambassadeur, mais il y vint dans une voiture de voyage attelĂ©e de chevaux vigoureux menĂ©s par l'un les plus entreprenants vetturini de Rome. Le palais de l'ambassadeur Ă©tant plein de monde, ce ne fut pas sans peine que le sculpteur, inconnu Ă  tous les assistants, parvint au salon oĂč dans ce moment Zambinella chantait. C'est sans doute par Ă©gard pour les cardinaux, les Ă©vĂȘques et les abbĂ©s qui sont ici, demanda Sarrasine, qu'elle est habillĂ©e en homme, qu'elle a une bourse derriĂšre la tĂȘte, les cheveux crĂȘpĂ©s et une Ă©pĂ©e le cĂŽtĂ© ? - Elle ! Qui elle ? rĂ©pondit le vieux seigneur auquel s'adressait Sarrasine. - La Zambinella. - La Zambinella ? reprit le prince romain. Vous moquez-vous ? D'oĂč venez-vous ? Est-il jamais montĂ© de femme sur les thĂ©Ăątres de Rome ? Et ne savez-vous pas par quelles crĂ©atures les rĂŽles de femme sont remplis dans les États du pape ? C'est moi, monsieur, qui ai dotĂ© Zambinella de sa voix. J'ai tout payĂ© Ă  ce drĂŽle-lĂ , mĂȘme son maĂźtre Ă  chanter. Eh bien, il a si peu de reconnaissance du service que je lui ai rendu, qu'il n'a jamais voulu remettre les pieds chez moi. Et cependant, s'il fait fortune, il me la devra tout entiĂšre. Le prince Chigi aurait pu parler, certes, longtemps, Sarrasine ne l'Ă©coutait pas. Une affreuse vĂ©ritĂ© avait pĂ©nĂ©trĂ© dans son Ăąme. Il Ă©tait frappĂ© comme d'un coup de foudre. Il resta immobile, les yeux attachĂ©s sur le prĂ©tendu chanteur. Son regard flamboyant eut une sorte d'influence magnĂ©tique sur Zambinella, car le musico finit par dĂ©tourner subitement la vue de Sarrasine, et alors sa voix cĂ©leste s'altĂ©ra. Il trembla. Un murmure involontaire Ă©chappĂ© Ă  l'assemblĂ©e, qui tenait comme attachĂ©e Ă  ses lĂšvres, acheva de le troubler ; il s'assit, et discontinua son air. Le cardinal Cicognara, qui avait Ă©piĂ© du coin de l'oeil la direction que prit le regard de son protĂ©gĂ©, aperçut alors le Français ; il se pencha vers un de ses aides de camp ecclĂ©siastiques, et parut demander le nom du sculpteur. Quand il eut obtenu la rĂ©ponse qu'il dĂ©sirait, contempla fort attentivement l'artiste, et donna des ordres Ă  un abbĂ©, qui disparut avec prestesse. Cependant Zambinella, s'Ă©tant remis, recommença le morceau qu'il avait interrompu si capricieusement ; mais l'exĂ©cuta mal, et refusa, malgrĂ© toutes les instances qui lui furent. faites, de chanter autre chose. Ce fut la premiĂšre fois qu'il exerça cette tyrannie capricieuse qui plus tard, ne le rendit pas moins cĂ©lĂšbre que son talent et son immense fortune, que, dit-on, non moins Ă  la voix qu'Ă  sa beautĂ©. C'est une femme, dit Sarrasine en se croyant seul. Il y a lĂ -dessous quelque intrigue secrĂšte. Le cardinal Cicognara trompe le pape et toute la ville de Rome ! AussitĂŽt le sculpteur sortit du salon rassembla ses amis, et les embusqua dans la cour du palais. Quand Zambinella se fut assurĂ© du dĂ©part de Sarrasine, il parut recouvrer quelque tranquillitĂ©. Vers minuit, aprĂšs avoir errĂ© dans les salons, en homme qui cherche un ennemi, le musicien quitta l'assemblĂ©e. Au moment oĂč il franchissait la porte du palais, il fut adroitement saisi par des hommes qui le bĂąillonnĂšrent avec un mouchoir et le mirent dans la voiture louĂ©e par Sarrasine. GlacĂ© d'horreur, Zambinella resta dans un coin sans oser faire un mouvement. Il voyait devant lui la figure terrible de l'artiste qui gardait un silence de mort. Le trajet fut court. Zambinella, enlevĂ© par Sarrasine, se trouva bientĂŽt dans un atelier sombre et nu.

Le chanteur, Ă  moitiĂ© mort, demeura sur une chaise, sans oser regarder une statue de femme, dans laquelle il reconnut ses traits. Il ne profĂ©ra pas une parole, mais ses dents claquaient. Il Ă©tait transi de peur. Sarrasine se promenait Ă  grands pas. tout Ă  coup il s'arrĂȘta devant Zambinella. "Dis-moi la vĂ©ritĂ©, demanda-t-il d'une voix sourde et altĂ©rĂ©e. Tu es une femme ? Le cardinal Cicognara... Zambinella tomba sur ses genoux, et ne rĂ©pondit qu'en baissant la tĂȘte. Ah ! tu es une femme, s'Ă©cria l'artiste en dĂ©lire ; car mĂȘme un... Il n'acheva pas. "Non, reprit-il, il n'aurait pas tant de bassesse.

- Ah ! ne me tuez pas, s'écria Zambinella fondant en larmes. Je n'ai consenti à vous tromper que pour plaire à mes camarades qui voulaient rire. - Rire ! répondit le sculpteur d'une voix qui eut un éclat infernal. Rire, rire ! Tu as osé te jouer d'une passion d'homme, toi ?

- Oh ! grĂące, rĂ©pliqua Zambinella. - Je devrais te faire mourir ! cria Sarrasine en tirant son Ă©pĂ©e par un mouvement de violence. Mais, reprit-il avec un dĂ©dain froid, en fouillant ton ĂȘtre avec un poignard, y trouverais-je un sentiment Ă  Ă©teindre, une vengeance Ă  satisfaire ? Tu n'es rien. Homme ou femme, je te tuerais ! mais..." Sarrasine fit un geste de dĂ©goĂ»t, qui l'obligea de dĂ©tourner sa tĂȘte, et alors il regarda la statue. "Et c'est une illusion ! s'Ă©cria-t-il. Puis se tournant vers Zambinella : "Un coeur de femme Ă©tait pour moi un asile, une patrie. As-tu des soeurs qui te ressemblent ?

Non. Eh bien, meurs ! Mais non, tu vivras. Te laisser la vie, n'est-ce pas te vouer Ă  quelque chose de pire que la mort ? Ce n'est ni mon sang ni mon existence que je regrette, mais l'avenir et ma fortune de coeur. Ta main dĂ©bile a renversĂ© mon bonheur. Quelle espĂ©rance puis je te ravir pour toutes celles que tu as flĂ©tries ? Tu m'as ravalĂ© jusqu'Ă  toi. Aimer, ĂȘtre aimĂ© ; sont dĂ©sormais des mots vides de sens pour moi, comme pour toi. Sans cesse je penserai Ă  cette femme imaginaire en voyant une femme rĂ©elle. Il montra la statue par un geste de dĂ©sespoir. J'aurai toujours dans le souvenir une harpie cĂ©leste qui viendra enfoncer ses griffes dans tous mes sentiments d'homme, et qui signera toutes les autres femmes d'un cachet d'imperfection ! Monstre ! toi qui ne peux donner la vie Ă  rien, tu m'as dĂ©peuplĂ© la terre de toutes ses femmes. Sarrasine s'assit en face du chanteur Ă©pouvantĂ©. Deux grosses larmes sortirent de ses yeux secs, roulĂšrent le long de ses joues mĂąles et tombĂšrent Ă  terre : deux larmes de rage, deux larmes Ăącres et brĂ»lantes. "Plus d'amour ! je suis mort Ă  tout plaisir, Ă  toutes les Ă©motions humaines. À ces mots, il saisit un marteau et le lança sur la statue avec une force si extravagante qu'il la manqua. Il crut avoir dĂ©truit ce monument de sa folie, et alors il reprit son Ă©pĂ©e et la brandit pour tuer le chanteur, Zambinella jeta des cris perçants. En ce moment trois hommes entrĂšrent, et soudain le sculpteur tomba percĂ© de trois coups de stylet.

De la part du cardinal Cicognara, dit l'un d'eux.

- C'est un bienfait digne d'un chrétien, répondit le Français en expirant. Ces sombres émissaires apprirent à Zambinella l'inquiétude de son protecteur qui attendait à la porte dans une voiture fermée, afin de pouvoir l'emmener aussitÎt qu'il serait délivré.

- Mais, me dit Mme de Ruchefide, quel rapport existe-t-il entre cette histoire et le petit vieillard que nous avons vu chez les Lanty ?

- Madame, le cardinal Cicognara se rendit maßtre de la statue de Zambinella et la fit exécuter en marbre, elle est aujourd'hui dans le musée Albani. C'est là qu'en 1791 la famille Lanty la retrouva, et pria Vien de la copier. Le portrait qui vous a montré Zambinella à vingt ans, un instant aprÚs l'avoir vu centenaire, a servi plus tard pour l'Endymion de Girodet, vous avez pu en reconnaßtre le type dans l'Adonis.

- Mais ce ou cette Zambinella ?

- Ne saurait ĂȘtre, madame, que le grand-oncle de Marianina. Vous devez concevoir maintenant l'intĂ©rĂȘt que Mme de Lanty peut avoir Ă  cacher la source d'une fortune qui provient. . .

- Assez ! ” dit-elle en me faisant un geste impĂ©rieux. Nous restĂąmes pendant un moment plongĂ©s dans un plus profond silence.

“ HĂ© bien ? lui dis-je.

- Ah ! ” s'Ă©cria-t-elle en se levant et se promenant Ă  grands pas dans la chambre. Elle vint me regarder et me dit d'une voix altĂ©rĂ©e : “ Vous m'avez dĂ©goĂ»tĂ© de la vie et des passions pour longtemps. Au monstre prĂšs, tous les sentiments humains ne se dĂ©nouent-il pas ainsi, par d'atroces dĂ©ceptions ? MĂšres, des enfants nous assassinent ou par leur mauvaise conduite ou par leur froideur. Épouses, nous sommes trahies. Amantes, nous sommes dĂ©laissĂ©es, abandonnĂ©es. L'amitiĂ© existe-t-elle ? Demain je me ferais dĂ©vote si je ne savais pouvoir rester comme un roc inaccessible au milieu des orages de la vie. Si l'avenir du ChrĂ©tien est encore une illusion, au moins elle ne se dĂ©truira qu'aprĂšs la mort.. Laissez-moi seule.

- Ah ! lui dis-je, vous savez punir.

- Aurais-je tort ?

- Oui, répondis-je avec une sorte de courage. En achevant cette histoire, assez connue en Italie, je puis vous donner une haute idée des progrÚs faits par la civilisation actuelle. On n'y fait plus de ces malheureuses créatures.

- Paris, dit-elle, est une terre bien hospitaliÚre ; il accueille tout, et les fortunes honteuses, et les fortunes ensanglantées. Le crime et l'infamie y ont droit d'asile, rencontrent des sympathies ; la vertu seule y est sans autels. Oui, les ùmes pures ont une patrie dans le ciel !

Personne ne m'aura connue ! J'en suis fiùre. ” Et la marquise resta pensive.

Paris, novembre 1830.