Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947)
"Vers les quatre heures et demie, ce jour-lĂ , Denis Revaz sortit de chez lui. Il eut de la peine Ă descendre les marches de son perron ; il boitait assez bas et sâappuyait sur une canne.
CâĂ©tait son genou qui nâ« allait pas » comme il disait ; et on lui disait : « Comment va votre genou ? » Il rĂ©pondait : « Il ne va pas fort ».
Ainsi il a longĂ© non sans difficultĂ©, dâun bout Ă lâautre, la petite rue qui traverse le village ; il sâĂ©tait engagĂ© ensuite sur sa gauche dans un sentier qui menait Ă une maison, bĂątie un peu en dehors et un peu au-dessus des autres maisons.
Ă peine si on lâapercevait encore dans lâombre, cette maison ; on distinguait pourtant que câĂ©tait une maison de pierre avec un toit couvert en grosses dalles dâardoise et il se confondait par sa couleur avec la nuit, mais est-ce bien la nuit quâil faut dire ? ou est-ce le brouillard ? ou bien est-ce encore autre chose ? parce quâil y avait dĂ©jĂ plus de quinze jours que le soleil Ă©tait disparu derriĂšre les montagnes pour ne reparaĂźtre que six mois plus tard.
Et puis câĂ©tait ce genou qui nâallait pas.
Revaz sâĂ©tait arrĂȘtĂ© un instant pour laisser se calmer la douleur et, dans lâobscuritĂ© grandissante, voilĂ quâon avait vu, par lâouverture des deux fenĂȘtres quâil y avait au rez-de-chaussĂ©e sur le devant de la maison, une lueur roussĂątre se mettre Ă bouger comme une aile de chauve-souris.
Ces fenĂȘtres, qui nâavaient ni contrevents, ni rideaux, occupaient le bas de la façade traversĂ©e obliquement par une large lĂ©zarde qui faisait penser Ă une page de cahier quâon aurait biffĂ©e Ă la plume ; on voyait derriĂšre les vitres monter, descendre, paraĂźtre, disparaĂźtre cette lueur, comme un lambeau dâĂ©toffe dĂ©teinte quâon aurait agitĂ© derriĂšre les carreaux.
Ce qui a fait que Revaz a Ă©tĂ© tout de suite assurĂ© quâAnzĂ©vui Ă©tait chez lui (dâailleurs comment nây aurait-il pas Ă©tĂ© ?) et Revaz sâĂ©tait remis en route malgrĂ© son genou malade et la raideur du sentier, mais heureusement que le trajet nâĂ©tait pas long."
1937. L'hiver, le soleil ne brille jamais dans le village de Saint-Martin-d'En-Haut (Suisse). Les habitants en ont l'habitude. Mais cette année-là , Anzevui, le vieux guérisseur, annonce que le soleil ne reviendra plus jamais... C'est écrit dans les livres...