Georges Rodenbach - Suggestion
Il y a tout un domaine mystĂ©rieux et nĂ©gligĂ©, limbes des sensations, clair-obscur de la conscience, rĂ©gion Ă©quivoque oĂč trempent pour ainsi dire les racines de l'ĂȘtre. Il s'y noue des analogies Ă©tranges , des rapports volatils qui lient nos pensĂ©es et nos actes Ă telles impressions de la vue, de l'ouĂŻe, de l'odorat. Pour avoir rencontrĂ© une femme dont les yeux sont gris, l'homme du Nord, tout Ă coup nostalgique, s'en retourne au pays natal. De mĂȘme, une orange qu'on Ă©pluche, parfois, suffit pour susciter toute l'atmosphĂšre d'un thĂ©Ăątre. Et ceci encore : pour avoir respirĂ©, sur un trottoir en rĂ©paration, l'Ă©tĂ©, l'odeur de l'asphalte qui bout dans sa cuve, nous partons pour la mer, avides de grands ports oĂč le goudron sent bon aux quilles brunes des vaisseaux. Et ceci : les rĂ©verbĂšres ophtalmiques, dans le brouillard, font rĂȘver d'altruismes, de dĂ©vouements humanitaires, d'un legs pour un hospice ou une clinique des yeuxâŠ
C'est seulement par une suggestion de ce genre que peut s'expliquer le cas du peintre XâŠ, dont le crime stupĂ©fia, il y a quelques annĂ©es, ses amis et l'opinion. Il dĂ©chargea les six coups d'un rĂ©volver sur sa femme, lui si fier et si doux, et que personne n'aurait jamais cru capable de ce crime lĂąche.
D'autant plus qu'il n'avait pas agi prĂ©cipitamment, au cours d'une querelle, par une de ces brusques dĂ©mences irrĂ©flĂ©chies, qui dĂ©terminent moins un meurtre qu'un accident⊠Il avait projetĂ©, presque prĂ©mĂ©ditĂ©, l'attentat⊠Lui-mĂȘme en prison ne dĂ©mĂȘla pas l'obscure manigance. Il se repentit, pleura, se rappela, espĂ©ra. Car la victime n'avait pas succombĂ© tout de suite. Depuis des jours, elle agonisait, mais sans possibilitĂ© de salut, marquĂ©e Ă la gorge par deux blessures de sang caillĂ©, qui semblaient dĂ©jĂ les scellĂ©s de la mort⊠Le prisonnier Ă©tait tenu au courant par un gardien complaisant, que renseignaient le quotidien bulletin de santé⊠des gazettes. Pas un jour, il n'y eĂ»t de l'espoir. Ă la fin de la semaine, la malheureuse mourut. Alors subitement, le prisonnier vit clair, s'expliqua son crime, remonta de l'effet Ă la cause, Ă©lucida la minute dĂ©cisive, qui, soudain, lui avait inculquĂ© son criminel projet⊠Oui ! il la revivait, cette minute, toute fixĂ©e dorĂ©navant et prĂ©cise Ă jamais⊠C'Ă©tait dans la banlieue, le soir, lĂ oĂč commencent les premiers champs ; un train passa, noir, avec la terrible lanterne rouge de la locomotive⊠Le prisonnier, maintenant, se rappela les circonstances, tout le dĂ©tail⊠Oui ! c'Ă©tait sa dĂ©fense ! Il n'Ă©tait pas coupable, peut-ĂȘtre⊠Aussi fit-il choix d'un avocat, en dĂ©signant un, qu'il avait connu un peu, autrefois ; et dĂšs le lendemain, il put converser avec lui dans le parloir de la prison.
- Vous aimiez pourtant votre femme ? interrogea le défenseur.
- Oh ! oui ! je l'aimais ! Et je l'aime encore ! Le prisonnier pleura. Un instant aprĂšs, il se ressaisit, il dit comme s'il se parlait Ă lui-mĂȘme, d'un air de somnambule : « c'est Ă©trange, ce phĂ©nomĂšne de la mort. Elle efface tout ce qui est proche, immĂ©diat ; et tout ce qui est laid. Elle met tout de suite dans un tel recul, et ne laisse subsister que ce qui fut beau et tendre. Tout mort s'idĂ©alise.
Moi, je ne vois plus que nos bons jours, le temps oĂč nous nous aimions, oĂč elle fut bonne, passionnĂ©e, affectueuse. Nos commencements ! » Le peintre Ă©clata en sanglots, si sincĂšres et
pathĂ©tiques que l'avocat lui-mĂȘme fut Ă©mu. Il demanda d'une voix timide :
- Elle vous a trompĂ© ? Vous avez trouvĂ© des preuves certainesâŠ
- Ah ! plĂ»t Ă Dieu qu'elle eĂ»t pris un amant, reprit le peintre, tout Ă coup, raffermi dans ses idĂ©es et la voix nette. La femme est fragile, j'aurais moins souffert de ce grand coup de couteau que des millions de coups d'Ă©pingles dont elle m'a blessĂ© Ă toutes les secondes de notre vie en commun depuis ces dix derniĂšres annĂ©es. Ah ! certes nous nous sommes aimĂ©s, ardemment et prodigieusement pendant les premiers mois. Puis, elle s'est dĂ©prise de moi. NĂ©vrosĂ©e et dĂ©traquĂ©e d'ailleurs, elle a conçu un agacement de moi, du moindre de mes gestes, de mes mouvements, de mes intonations, du bruit que je faisais, du silence que je gardais, de la façon dont je mangeais, buvais, riais, marchais, tournais ma moustache, bĂąillais ou me mouchais. Je ne pensais plus qu'Ă cela. Je n'Ă©tais plus moi. J'Ă©tais en proie Ă elle ! J'en Ă©tais arrivĂ© Ă devoir exercer sur moi-mĂȘme une surveillance de tous les instants, contrĂŽlant et disciplinant mes mouvements les plus instinctifs, pour ne pas provoquer ses remarques ou ses colĂšres. Car elle s'emportait tout de suite, et pour des riens. Quoi que j'Ă©nonçasse, elle me contredisait, me rĂ©futait avec irritation, me prenait en pitiĂ©, finissait en concluant Ă mon incurable sottise. J'ai du talent pourtant. Je me suis fait un nom dans la peinture. Elle n'hĂ©sitait pas Ă dire que si j'Ă©tais quelque chose, c'Ă©tait grĂące Ă elle, Ă ses conseils, Ă sa clairvoyance, parce qu'elle m'apprit Ă vivre et me sauva d'ĂȘtre un obscur et un ratĂ©âŠ
Le prisonnier s'arrĂȘta une seconde, de l'air las dont on s'assoit au milieu des ruines. Il avait cheminĂ© dans ses pires souvenirs⊠L'avocat Ă©coutait, cherchait ce qui pourrait convenir Ă la dĂ©fense.
- Vous comprenez maintenant, reprit le peintre, que je lui aurais mieux concédé un amant que cet acharnement aprÚs moi !
HĂ©las ! elle me fut fidĂšle implacablement ! FidĂšle Ă m'asservir, Ă me tourmenter, Ă me traiter en enfant et en captif, Ă m'Ă©craser de son mĂ©pris, de ses colĂšres dĂ©chaĂźnĂ©es, de son orgueil. Et cela, avec mes propres mots, mes tours, mes anciens gestes, mes idĂ©es simplement retournĂ©es par elle afin de me contre dire â toute ma personnalitĂ© entrĂ©e jadis en elle, assimilĂ©e, incorporĂ©e. Et c'Ă©tait une fois de plus la monstrueuse rĂ©volte de la crĂ©ature contre son crĂ©ateur. Car cette femme, c'est moi qui l'ai crĂ©Ă©e. Je l'avais trouvĂ©e, Ă l'origine, intelligente, mais sans culture ni pensĂ©e propre. Moi seul, j'ouvris son cerveau, ses yeux, tout son ĂȘtre, Ă la vie supĂ©rieure, Ă l'art, aux hautes Ă©motions, Ă la nature, de mĂȘme que j'avais ouvert son sexe Ă l'amour ! Seul je lui donnai les clĂ©s qui ouvrent les protes du mystĂšre et de l'infini. AprĂšs quoi, elle me frappa avec ces mĂȘmes clĂ©s magiques, qu'elle me devait !...
- Tout cela n'explique pas votre crime, interrompit le défenseur. Ce sont les ressentiments d'un ùme justement fiÚre, mais aussi les petites misÚres de la vie conjugale, qui sont inévitables et communes à tous.
L'avocat, qui Ă©tait un peu lettrĂ©, ajouta d'un air satisfait : « Balzac a mĂȘme fait un livre lĂ dessus.
»
- Vous avez raison, reprit le prisonnier. C'est insuffisant pour excuser mon crime, mĂȘme pour l'expliquer.
Mais il y a autre chose, dont je ne me suis pas rendu compte sur le moment mĂȘme, mais qui s'est tout Ă coup prĂ©cisĂ©, imposa son Ă©vidence, ici, en prison, le jour oĂč j'appris le dĂ©cĂšs de ma malheureuse femme. Non ! je ne voulais pas la tuer. Jamais je n'avais songĂ© Ă la possibilitĂ© d'un crime contre elle.
J'Ă©tais rĂ©signĂ©, tout Ă fait, n'attendant que de ma mort la fin de ces minimes supplices quotidiensâŠ
MĂȘme le fatal jour, pas une fois l'idĂ©e du meurtre ne traversa mon esprit, avant la minute dĂ©cisive que je vais vous dire, oĂč cette idĂ©e m'apparut, en un Ă©clair, tout Ă coup despotique, inĂ©luctable implacable, comme nĂ©e avec moi, consubstantielle Ă mon Ăąme et dĂ©posĂ©e en elle de toute ĂternitĂ© ! Certes, ce jour-lĂ et plus que jamais, j'avais souffert. AprĂšs de nouvelles violences, j'Ă©tais sorti, le coeur dĂ©chirĂ©, les yeux noyĂ©s d'insurmontables larmes. Ah ! ĂȘtre seul !
loin de la ville, des hommes, de la rĂ©alitĂ©, de la vie ! Je courus par la banlieue, loin trĂšs loin, lĂ oĂč les premiers champs commencent⊠La nuit venait⊠Je ne pensais plus Ă rien, dĂ©semparĂ©, hagard, veule, comme un homme Ă©chappĂ© Ă un incendie, Ă un coup de grisou dans la mineâŠ
Tout Ă coup un train passaâŠ
Le peintre avait prononcé cette phrase d'un ton étrange, sinistre. L'avocat sentit sur son visage comme un grand souffle glacé, le souffle d'une porte qui s'ouvre et va laisser passer le mystÚre qu'on attend⊠Instinctivement, il redoubla d'attention, tandis que son client poursuivait :
- Un train, vous entendez bien. Dans le soir dĂ©jĂ noir, un train, noir aussi. Il passa avec un bruit de dĂ©sastre, poussant un cri dĂ©chirant. Moi, je ne remarquai qu'une seule chose : la lanterne audevant de la locomotive. Elle Ă©tait rouge, d'un rouge affreux comme une blessure ronde et Ă©norme⊠La nuit parut blessĂ©e. C'Ă©tait du sang, cette grande tache rouge ! Oui ! la plaie saignait, mais Ă peine ; le sang se caillait ; puis soudain il sembla que le sang de cette lumiĂšre dĂ©bordait ; la plaie rouge s'agrandit, se rapprocha, Ă©claboussa mes yeux, mes mains, tout mon corps, toute la campagne. Plaie immense ! Est-ce que la nuit allait mourir ? Or, Ă la mĂȘme seconde, je conçus l'idĂ©e du meurtre. AussitĂŽt, je perçus que j'avais assez souffert, que ma femme Ă©tait trop acariĂątre vraiment, et trop cruelle ! En mĂȘme temps je la revis â elle que la campagne me faisait oublier â mais ayant, sur elle aussi, une tache comme la lanterne de la locomotive. La lumiĂšre rouge m'achemina tout de suite au sang. Ăquation instantanĂ©e ! Je vis dĂ©jĂ la blessure, pareille au disque grandissant⊠l'instant d'auparavant, ce crime m'aurait semblĂ© impossible ; il m'apparut inĂ©vitable et imminent, d'ailleursâŠ
Vous savez le reste, conclut le prisonnier. Je ne suis pas coupable. Il y eut lĂ un effet des plus insondables analogies, des plus occultes puissances de l'inconscience⊠Je n'ai rien prĂ©mĂ©ditĂ©, ni mĂȘme voulu. La faute en est au convoi, dont la lanterne m'a rĂ©ellement suggestionnĂ©. C'est Ă la lettre que j'ai vu rouge.
Car malgré tout, j'aimais ma femme, acheva le peintre dans un nouveau sanglot. Et je l'aime encore ! Ah ! cette pitié de la mort qui efface toutes les laideurs ! Je ne la revois plus qu'avec ses robes du commencement, avec son ùme du commencement !
L'avocat, en s'en retournant, songea qu'un tel systÚme de défense serait bien compliqué devant un jury de bourgeois positifs. Les raisons mystérieuses des actes, la fatalité, l'hypnotisme, la suggestion, sont encore non admises en justice, et d'une démonstration, au surplus impossible.
Il plaiderait la folie de l'accusĂ©, ce qui devenait, d'ailleurs, de plus en plus sa conviction. Peut-on admettre que le rouge d'une lanterne lui ait suggĂ©rĂ© le rouge d'une blessure, et qu'il n'ait tuĂ© par la faute d'un convoi ? Un accĂšs de dĂ©mence Ă©tait plus vraisemblable, et seule comprĂ©hensible pour la justice des hommes. Le reste regardait les poĂštes - et Dieu ! L'avocat sourit. Il venait, fier d'ĂȘtre un peu lettrĂ©, de penser intĂ©rieurement, et rĂ©pĂ©ta tout haut, avec un geste de cour d'assises : « Dieu aussi est un poĂšte ! »
Saisie du texte : Victoria