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Un Accident

audiobook


Bernard Lancourt

Si je n'avais pas entendu cette étrange musique, je ne me serais pas réveillé.

En quoi me parut-elle étrange ? Allez savoir ! Je dormais. Peut-être rêvais-je.

En y songeant, il n'y avait rien de mystérieux dans ce que je perçus, sinon que ce que je perçus me parut étrange. Et que j'en fus réveillé une heure plus tôt qu'à mon habitude. Sans ce mince décalage horaire, ma journée n'eût été qu'une journée de plus à ajouter à mon ennuyeuse existence.

J'allumai ma lampe de chevet. J'ouvris les yeux. Hier, mon regard se fût posé sur le plafond. Aujourd'hui, ce fut le plafond qui écrasa mon regard. Un large linceul blanc au dessus de moi. Je refermai vite les yeux.

Je me levai. La musique avait cessé. Avait-elle jamais existé ? Allez savoir ! Je demeurais cependant sous l'influence de l'émotion qu'elle m'avait procurée. Une angoisse inexplicable et une curiosité insatisfaite.

Il était six heures. Je connaissais mal cette sixième heure du matin. Habituellement je la passais à dormir. Je la vivais, inconscient. Maintenant, je m'y aventurais comme un étranger. Il me semblait me trouver dans un autre monde. Un monde plus silencieux, plus léger, sans atmosphère. La lumière était moins brillante, ma conscience plus claire. Une seule chose me rattachait au monde qui m'était familier : je bandais. Allez savoir !

Satisfait par cette constatation, solide preuve de mon existence, j'appuyais sur ce membre avec la main pour me soulager de la tension que son érection m'occasionnait.

Je me rendis à la salle de bains. Je pissai un peu partout sur le sol, ne pouvant contrôler le flot d'urine de ma verge inflexible. Ensuite, obéissant à une vieille habitude, je m'admirai dans le miroir. La barbe avait poussé et mes traits étaient tirés.

Je me jetai de l'eau sur la figure. L'eau chaude était froide. Je me demandai si c'était bien moi qui me trouvais là. J'eus envie d'aller me recoucher. J'y renonçai. Il valait mieux m'habiller et commencer de suite la journée. D'autant plus que je n'avais rien à faire…

Quand je fus enfin sur le palier, je devais découvrir pourquoi le destin m'avait sorti de mon lit. Toute cause a un effet et l'effet n'allait pas reculer devant moi.

Je tirai la vieille porte en bois. Je la tirai deux fois. Elle était recouverte de tant de couches de peinture qu'elle avait augmenté de volume et l'encadrement était devenu trop étroit pour elle. Je cherchai la clef. C'était chaque fois la même chose ! Cette maudite clef profitait de ce moment pour jouer à cache-cache avec moi. J'avais beau me souvenir où je l'avais glissée, elle m'échappait irrémédiablement. J'étais tellement occupé à la dénicher que je n'entendis pas, ou du moins, je ne fis pas attention au roulement de pieds qui parvenait d'un des étages supérieurs.

Après avoir finalement découvert la clef qui s'était dissimulée sous la doublure trouée de mon veston, je la fis tourner dans la serrure, et je me retournai. J'accomplis cet acte routinier de la même manière que les jours précédents. Mon épaule droite, en synchronisation avec la jambe qui lui correspondait, pivota d'un angle de quarante-cinq degrés, de façon à positionner mon corps pour un départ en ligne droite…

C'est en cet instant précis, une heure plus tôt que la veille, mais une seconde trop tard, que je pris conscience du bruit des pieds dégringolant les escaliers. Je n'eus pas le temps de prévoir, ni d'éviter ce qui devait suivre. Un inconnu, descendant en courant, fondait sur moi...

Je me trouvais encore sur le seuil de mon appartement qui, hélas, se situait en face de la dernière marche. J'étais acculé. L'homme était apparemment dans l'impossibilité de ralentir. Il me heurta avant que je pusse faire un geste. Comme nous étions de la même taille, son épaule vint frapper la mienne de plein fouet. Sous la force de la collision nous fûmes projetés violemment en sens opposés. Je m'écrasai contre le mur du couloir. L'autre malheureux, vit sa trajectoire déviée par mon épaule dont l'angle avec le corridor, au moment de l'impact, faisait quarante-cinq degrés, comme je l'ai indiqué. Il s'en alla transversalement buter contre la balustrade, et, sous mes yeux horrifiés, bascula dans le vide.

L'infortuné lança un cri déchirant qui dura jusqu'au moment où il s'écrasa sur le sol. Je bondis pour me pencher au dessus de la rampe. Je vis le spectacle dans un vertige. La face contre le sol, les bras écartés, l'homme gisait à deux mètres de la loge du concierge. Ce dernier, M. Métral, sortit de chez lui, affolé. Le déplacement d'air avait ébranlé les vitres de sa loge. Du troisième étage où je me tenais, je le voyais tourner autour du corps, sans oser s'en approcher. Il ne cessait de répéter :

« Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu ! Qu'est-il arrivé ? »

Il leva enfin la tête, et m'aperçut. J'étais pétrifié. Mille pensées - les seules facultés dynamiques qui me restaient - me traversaient la tête. La situation m'effrayait. Bien que je n'eusse rien à me reprocher dans cet accident, je ne pouvais nier en avoir été la cause. Il m'était impossible d'ignorer le fait que si je ne m'étais pas trouvé sur le passage du pauvre bougre, sa chute eût été évitée. L'affreuse conséquence de mon réveil prématuré me frappait. Parce que je m'étais levé une heure plus tôt, un homme était mort. Eussé-je décidé de me remettre au lit, que le moribond eût été encore en vie. Un horrible concours de circonstances avait mis un terme à l'existence d'un innocent.

« Qui est-il, monsieur Lahmer ? »

Je fis une effort pour répondre au concierge.

« Je ne sais pas. Est-il mort ?

- Ben, oui… je crois. Il est ratatiné. D'où est-il tombé ? »

Je ne désirais pas crier d'en haut des précisions qui, déformées par la distance, auraient pu être mal capturées.

- Monsieur Métral, je descends. Vous devriez, en attendant, téléphoner à la police…

- J'y vais de suite, monsieur Lahmer. »

A tous les étages, les locataires faisaient leur apparition. Ils n'étaient pas nombreux car nous étions au mois d'août, et la moitié de la population de Paris était partie en vacances. Au rez-de-chaussée, le corps était déjà entouré d'un petit groupe. Tous des voisins que je connaissais ou que j'avais souvent salués. Subitement, tout le monde s'écarta. Je n'y pris point garde. J'étais distrait par l'absence du concierge toujours au téléphone. Tout ce qui m'entourait avait perdu sa substantialité, remplacée par un brouillard que morcelaient les formes diffuses et diverses des témoins de ce drame.

Ce fut le silence qui s'établit dans le hall qui me tira de ma torpeur et me ramena à la réalité. J'aperçus un petit homme. Il possédait une tignasse de cheveux noire, surplombant un large front et de grands yeux étonnés. Il portait une chemise blanche et un pantalon gris qui lui montait jusqu'au dessus de sa mince taille. Je le reconnus. C'était un voisin du dessus. Je savais qu'il s'appelait Jean Dulac. C'était un homme discret et poli. Un célibataire. Dulac vint se mettre à genoux devant le cadavre.

Il prit la tête sanglante entre ses mains. Il la souleva légèrement et la tourna de façon à voir son visage. Il la garda dans cette position. La raison de ce geste m'échappa.. Il leva les yeux vers moi.

Mon cœur se serra brutalement. Pourquoi me jugeait-il plus apte que les autres à l'éclairer sur cette mort qu'il regardait mais qui ne le regardait pas. Savait-il que j'étais sorti de chez moi plus tôt que d'habitude ? Impossible. M'espionnait-il ? Pourquoi ? M'accusait-il ? De quoi ? M'avait-il vu lui donner un coup d'épaule ? J'étais fou de penser cela. C'était l'autre qui m'avait cogné ! Je n'avais fait que me trouver au mauvais endroit, au mauvais moment.

Il était vrai que j'étais le seul à pouvoir expliquer les faits. Il était aussi vrai que je n'avais rien à voir, ni à me reprocher dans ce tragique accident. Je me blâmai de laisser se développer en moi des sentiments de culpabilité. Si je persistais de la sorte, je ne tarderais pas à me croire responsable d'un crime qui n'existait pas.

Tous me regardaient en silence. Ils semblaient s'être transformés en une hydre de suspicion, dotée de sept têtes mais d'une seule pensée, fixée sur moi. Je criai :

« Il a déboulé les escaliers comme un fou…Il a perdu l'équilibre… Il est tombé par-dessus la rampe… »

Dulac me regarda avec ses yeux étonnés, et dit :

« J'en avais le pressentiment.

- Vous le connaissiez ?

- Non.

- Non ? Mais alors ! Comment pouviez-vous avoir un pressentiment ?

- Vous n'en avez jamais, vous ?

- Oui… Mais ne voyez-vous pas la différence ?

- Je l'avais supplié de prendre le train suivant.

- Courait-il donc prendre un train ?

- Oui.

- Comment le savez-vous ?

- Il me l'avait dit. Le train de six heures et demie.

- Vous m'avez laissé entendre que vous ne le connaissiez pas.

- Quelle importance que je le connaisse ou pas : il me l'avait dit. Il est bien avancé maintenant.

- Hélas. »

La conversation était déphasée à cause des voisins qui nous interrompaient pour mettre leur grain de sel. Néanmoins ce Dulac était bizarre. Les questions et réponses ne se correspondaient pas et formaient un tout illogique. Je jugeai bon désormais de ne pas prolonger la conversation. Il était imprudent que je fasse montre de trop d'intérêt dans cette affaire.

C'est alors que Dulac ajouta sans qu'on ne lui demandât rien :

« Il était organiste. »

Cette dernière remarque me frappa avec une force inattendue. J'étais aussi organiste ! Qu'y avait-il de si troublant ? Allez savoir ! Mais soudain, je savais ! Un détail me revint à l'esprit. La musique qui avait séduit la paix de mon sommeil provenait de grandes orgues. J'en acquis la certitude car cet instrument me remuait au point de me faire ressentir, moi, qui étais athée, une émotion religieuse irrationnelle lorsque j'en jouais. Tout un orchestre n'eût pas pu m'émouvoir dans un rêve - au point de m'en tirer -, comme l'avait fait le souffle divin qui m'avait enveloppé une heure plus tôt. Y avait-il donc une relation entre la profession de la victime et les événements qui avaient conduit à sa mort ? Était-ce folie que de supputer cela ? Était-il insane de penser que cet inconnu qui était mort avait tenté de me communiquer à travers un phénomène paranormal, son intention de… Je n'osais conclure. Le concierge tardait toujours. Où était-il donc ? Fallait-il donc tant de temps pour appeler la police ? Je décidai d'ajouter un mot à Dulac.

« Je suis organiste également.

- Je sais.

- Comment le savez-vous ?

- Vous me l'avez dit un jour.

- Ah ! Vraiment ?

- Oui.

- C'est étrange. Je ne vous connais pas.

- Mais si… Dulac… Votre voisin du dessus… Peu importe d'ailleurs. Je vous connais. »

Dulac avait dit ces mot avec une pointe d'ironie. S'imaginait-il que je lui mentais ? Il n'eût pas eu tout à fait tort. Comment avais-je pu oublier son nom en une seconde ? Bah ! Une absence de mémoire. Tout allait mal depuis que j'avais ouvert les yeux. Maintenant ses premiers soupçons envers moi réapparaissaient. Et les voisins ! Pourquoi se taisaient-ils ? Se joignaient-ils à lui pour faire tomber - c'était le cas de le dire - la responsabilité de cet accident sur moi ? M'étais-je vraiment levé une heure plus tôt ? Étais-je toujours chez moi ? Dans mon lit ? Endormi ? Rêvais-je ? Pourquoi Dulac ne laissait-il pas la tête du mort reposer sur le sol ? J'avais mal au cœur de voir ce visage en sang. Je lui en fis la remarque. Il me répondit, " à côté " comme à son habitude.

« Je vous ai vu jouer à l'église de Mancort. Avant que…

- Le curé n'aimait pas ma musique…

- Vous êtes génial.

- Merci. Merci beaucoup. Mais… ne croyez-vous pas que le concierge tarde trop ?

- Il appelle la police.

- C'est vrai… J'avais oublié. Allez savoir !

- Ça arrive. »

Je fus reconnaissant à Dulac pour la compréhension qu'il exprima. Cela m'encouragea à lui faire part d'une question qui me tracassait. Ne voulant pas sembler l'interroger, je m'aventurai prudemment.

« Votre ami…, entamai-je, maladroitement.

- Quel ami ?

- Celui que vous ne connaissez pas… Le mort…

- Eh bien ?

- Où jouait-il de l'orgue ? »

Dulac me regarda encore une fois comme s'il se méfiait de moi. Il dut changer d'avis car il se décida à me répondre après une pause durant laquelle j'étouffais… J'entendis enfin :

« A l'église de Mancort, bien sûr. »

Je ne pus que répondre :

« Allez savoir ! »

La porte de la loge s'ouvrit. Le concierge apparut.

« Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu ! Qu'est-il arrivé ? »

Dulac reposa enfin la tête sur le sol.

« Monsieur Lahmer s'est jeté du troisième étage. Il vient d'expirer… Vous devriez appeler la police… »

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