Pierre Loti (1850-1923)
"Dans le cloĂźtre flottant oĂč nos jeunesses venaient dâĂȘtre soudainement enfermĂ©es, la vie Ă©tait rude et austĂšre. Par plusieurs cĂŽtĂ©s, elle rappelait celle des matelots que lâon avait voulu copier lĂ pour nous ; comme eux, nous vivions beaucoup dans le vent, dans les embruns, dans la mouillure qui laissait aux lĂšvres un goĂ»t de sel ; comme eux, nous montions sur les vergues pour serrer les voiles oĂč nos mains se dĂ©chiraient ; nous manĆuvrions les canons Ă la maniĂšre dâautrefois, avec les palans en cordes goudronnĂ©es de la vieille marine, et, par tous les temps, dans des canots, le plus souvent tourmentĂ©s par les rafales dâOuest, nous circulions en zigzags sur la rade immense.
Aux heures dâĂ©tude, Ă lâintĂ©rieur du cloĂźtre, assis Ă nos bureaux dans les vastes batteries, nous nous absorbions longuement chaque jour dans les spĂ©culations glacĂ©es des mathĂ©matiques, dans le dĂ©veloppement des formules du dx ou de lâastronomie, et cela contribuait Ă©galement Ă apporter dans nos existences une sorte dâapaisement ; pour nos imaginations, pour nos sens, câĂ©tait aussi calmant que la saine fatigue des muscles.
Autour de nous, sous le ciel nuageux, les brumes changeantes de Bretagne jouaient leurs continuelles fantasmagories, transfigurant sans cesse à nos yeux le profond décor, les granits des cÎtes et les lames de la mer au remuement éternel."
Ces fragments de journal et de lettres nous décrivent les premiÚres années de Pierre Loti, sous l'uniforme de la Marine...