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Un jour à Berlin

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François Baure

Un jour à Berlin

1929 : le début

Berlin. Décembre 1929. Je déambule dans les rues de la capitale allemande. Tout autour de moi, des flocons dansent et virevoltent dans l'air glacé avant de toucher le sol sans un bruit. Alors que je me promène sans but, au hasard des rues qui se présentent devant moi, la couche de neige s'épaissit. Un voile d'un blanc immaculé tombe sur la ville. Une nouvelle virginité recouvre la grisaille de cette ville fatiguée et maussade. Puisse-t-elle aussi recouvrir les turpitudes d'un pays au bord du chaos économique et politique dans lequel des millions d'allemands ont plongé. Une vision symbolique mais porteuse d'espoir pour moi qui n'en ai plus.

La couche de neige craque doucement sous mes pas hésitants. Malgré le froid piquant, malgré mon avenir plus qu'incertain, la blancheur neigeuse m'apporte un certain réconfort.

Je m'appelle Thomas, j'ai 26 ans. Je suis chef d'équipe dans une fabrique d'abat-jours. Pardon, j'étais chef d'équipe. C'était une autre vie, un autre temps. Presque un autre moi-même. C'était il y a trois mois.

Depuis, le krach de Wall Street s'est propagé sur la surface de la terre telle une tempête détruisant tout sur son passage, amenant la plupart des économies développées au bord de la faillite. Mes anciens patrons ont décidé de mettre la clef sous la porte. Difficile de trouver des clients avec une inflation si forte qu'elle rend notre monnaie presque sans valeur. Difficile de vendre des abat-jours quand il faut des centaines de marks pour acheter un bout de pain. Je me suis donc retrouvé sans emploi, rejoignant ainsi l'immense cohorte de mes compatriotes dans le désoeuvrement le plus total. Heureusement, mes parents m'hébergent encore. Dans leur modeste appartement vit aussi ma petite soeur, Eva, ma tante et mon oncle.

Partager la pauvreté, cela ne rend pas plus riche mais développe la solidarité qui évite de sombrer.

J'arrive sur Alexanderstrasse. Les passants sont nombreux. Mais ils marchent bien vite, épaules rentrées, dos courbés. Est-ce le temps qui provoque ce repli sur eux-mêmes ou les immenses difficultés auxquelles nous devons tous faire face ?

Les devantures des magasins n'attirent pas beaucoup le chaland. Qui aura assez d'économies pour s'acheter les produits qui s'offrent à notre vue ? Noël s'annonce blanc mais aussi morose.

Un couple s'approche de moi. J'abandonne mes sombres pensées. Je reconnais les nouveaux venus. Je souris. Il s'agit de Karl et Martha. Mon meilleur ami que je connais depuis ma plus tendre enfance et sa jolie fiancée. Lui, il a de la chance. Il est journaliste et n'a pas perdu son emploi. Pas encore. Son salaire lui permet de survivre et même de songer à convoler.

- Hé Thomas ! Comment vas-tu ? me demande-t-il avec un sourire engageant. Cela fait longtemps que je ne t'ai pas vu !

C'est vrai. Je l'évite. Il a un boulot, lui. Une belle fiancée aussi. Et moi, qu'ai-je ?

- Oh, tu sais, je vais à droite à gauche.

Je sens que je vais m'embrouiller dans des mensonges. Je bafouille. La honte m'envahit. Je me reprends comme je peux.

- Trouver un boulot, c'est pas facile en ce moment...

Il me fixe intensément. Martha me gratifie d'un sourire sincère et chaleureux.

- Oui, je te comprends, finit-il par répondre. C'est pas folichon.

La situation économique est sans retour. Et tous ces politicards véreux et incompétents... Depuis qu'ils nous ont fait perdre la guerre contre la France, ils ne cessent de nous amener vers l'abîme, il faut que nous réagissions. Nous tous, tous les allemands. Sinon, on va droit dans le mur ! Tu es d'accord, Thomas ?

J'opine du chef. Même si je ne suis pas très versé dans les arcanes de la politique, ni même un économiste chevronné, point n'est besoin d'être un génie pour se rendre compte que tout va de travers dans mon pays. Oh, Allemagne ! Où est passée ta gloire d'antan ?

Si le krach de 1929 a balayé le monde entier, il fut encore plus rude pour nous autres allemands qui nous remettions déjà difficilement de la défaite de 1918, liés que nous sommes par le honteux traité de Versailles.

- Viens avec nous, Thomas. Nous allons à une réunion du NSDAP. Adolf Hitler va tenir un discours. Ah, si tu l'entendais, Thomas, toi aussi, tu serais convaincu.

- Oh, oui, reprend Martha. C'est une excellente idée. Tu veux bien, Thomas ?

Je fronce les sourcils. Même si je ne suis pas très au fait de la politique, je connais le NSDAP. L'an dernier, il a du faire quelque chose comme 2 ou 3% des voix. Pas un raz-de-marée mais le score est suffisant pour faire rentrer une dizaine de députés au Reichstag. Le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei n'a pas bonne presse. S'il défend des idées sur la grandeur nationale qui trouve un certain écho en moi, il est aussi réputé pour utiliser la violence et tenir des propos haineux. Je ne cautionne aucunement ce genre d'attitude.

Elle me fait même peur. D'accord, je l'avoue, quelquefois, je ne serais pas contre l'idée de foutre une bonne trempe aux Français qui nous ont pris l'Alsace et la Lorrraine. C'est en partie à cause d'eux que nous avons sombré dans la déchéance.

Karl est membre du NSDAP depuis deux ans maintenant. Il ne m'a jamais caché ses idées politiques. Il a bien tenté à deux ou trois reprises de me convaincre mais j'ai toujours refusé d'engager plus en avant la conversation sur ce terrain, préférant à chaque fois dévier la conversation et aborder avec mon ami des sujets plus légers. Il n'avait jamais insisté. Peut-être attendait-il le bon moment ?

- Je ne sais pas. Je crois pas que cet Adolf Hitler puisse me plaire plus que ça...

- Qu'en sais-tu ? L'as-tu écouté ? répond du tac-au-tac mon ami. Il est celui qu'il nous faut. Il a une telle force, un tel charisme. C'est un vrai chef, un leader. Pas comme ces politicards corrompus et menteurs qui nous gouvernent. Et puis, il a de vraies solutions. C'est le seul homme politique qui peut redonner un avenir glorieux à l'Allemagne, faire renaître l'empire, qui sait ?

Karl parle avec enthousiasme et emphase. Ses yeux, comme ceux de Martha d'ailleurs, brillent de mille feux. Comme s'ils étaient les témoins bienheureux d'un événement merveilleux. Ils semblent si convaincus que je sens ma volonté vaciller. Je les envie encore plus. Karl reprend :

- Cela ne t'engage à rien. Tu viens avec nous, tu écoutes et puis si cela ne te plaît pas, tu t'en vas. En tout cas, tu auras plus chaud qu'à ruminer tes idées noires dans la rue, plaisante-t-il.

Allez, ça nous ferait si plaisir à Martha et moi.

- D'accord. Je viens. Vous avez gagné.

Six mots. Six petits mots prononcés sur Alexanderstrasse vont changer ma vie à tout jamais.

Nous partons tous les trois en direction de Schönhauser Allee dans un théâtre où les pontes du NSDAP vont donner leur meeting.

Chemin faisant, Martha me parle avec conviction d'Ernst Röhm, de Joseph Goebbels et surtout du chef du NSDAP, Adolf Hitler. J'écoute sans broncher, gardant pour moi mes réserves. Après tout, je jugerai sur pièces dans quelques instants.

Nous arrivons sur les lieux. De nombreuses personnes se pressent déjà devant l'entrée du théâtre. Il y a même un début de bousculade devant les portes que de grands gaillards en uniforme répriment sans ménagement. Les molosses hurlent des ordres d'un ton comminatoire et les spectateurs domptés se rangent illico presto dans la file d'attente. Nous nous plaçons nous aussi et attendons sagement que la file s'égrène. Arrivés devant l'entrée, Karl et Martha, fiers comme Artaban, présentent leurs cartes du parti. Ils me désignent et disent aux garde-chiourmes à l'allure para-militaire qu'ils me connaissent et que je les accompagne. Après m'avoir dévisagé avec un air féroce, un des gardes, visiblement le chef, marmonne que je peux entrer. Nous pénétrons donc dans le théâtre où une bouffée de chaleur agréable nous submerge instantanément.

Alors que la réunion du NSDAP ne doit commencer que dans une demi-heure, la salle de 2 000 places est déjà bien garnie. Mais je suis surpris de constater que l'ambiance qui y règne est à mille lieux de celle feutrée que j'imagine être celle des représentations théâtrales.

Ici, elle est non seulement joyeuse, festive mais aussi chargée d'électricité. Certains entonnent des chants patriotiques à la gloire de l'Allemagne, d'autres des chants guerriers.

Puisque Karl et Martha sont encartés, nous avons droit à des places privilégiés dans les premiers rangs. Au sixième, pour être tout à fait précis. Un homme, lui aussi en tenue para-militaire nous amène à nos places. Je m'assieds à gauche de Karl, Martha se positionne à la droite de son fiancé. Pendant que nous nous installons, Karl m'explique que l'homme qui nous a conduit à nos places faisait parti de la Sturmabteilung, plus communément appelée SA.

Je hausse les épaules. Le fonctionnement interne du NSDAP ne m'intéresse pas plus que cela.

- Je suis content que tu sois venu. Tu verras, ils sont extraordinaires, me lance un Karl extatique.

- Et bien, je te dirai cela à la fin de la réunion.

Le public continue d'affluer dans la pièce. Les 2000 places assises se révèlent vite insuffisantes. Des gens s'entassent dans les allées, dans l'escalier, se partagent quelquefois un siège dans une atmosphère bon enfant sous le regard vigilant du service d'ordre.

L'heure approche. Le public se met alors à scander le prénom du chef du NSDAP tout en tapant des mains et des pieds.

- Adolf ! Adolf !

Mes deux amis en font tout autant. Je jette un coup d'oeil circulaire à la salle. Si certains sont, comme moi, plutôt passifs, la plupart participent avec enthousiasme à cette manifestation d'amour inconditionnel.

Enfin, la réunion commence. Un jeune blondinet ouvre la séance. Rouge comme une pivoine, bredouillant, semblant aussi à l'aise qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine, il marmonne quelques propos inintelligibles que le public rabroue plus ou moins gentiment. Puis il annonce l'arrivée de Goebbels et s'éclipse bien vite, encore plus cramoisi qu'à son arrivée.

Joseph Goebbels se présente alors à la tribune. Je souris. L'homme n'est guère impressionnant. Il est même pathétique. Plutôt maigre, il arrive en boîtant et semble aussi peu assuré que le premier jeune homme. Il s'installe devant le pupitre. Mais, quand il commence à parler, le ton est ferme, posé. Les mots portent et pénètrent en chacun de nous.

- Je veux vous parler de l'Allemagne. Je veux vous parler de notre grandeur passée que nous devons faire renaître.

Le public écoute avec attention. Tout le monde est suspendu à ses lèvres. Il parle de la naissance de l'empire allemand. Il parle de notre humiliante défaite en 1918, il parle de la crise économique, il parle de l'incurie de la classe politique actuelle, de tous ceux qui s'enrichissent sur le dos du peuple allemand. Il parle des communistes, des socialistes, des juifs, des francs-maçons. Les ennemis du peuple.

Le public acclame l'orateur. Je suis plus sceptique et ne me joins pas à mes camarades du moment. Si je suis plutôt d'accord avec son constat, je perçois que les solutions proposées sont un brin radicales. Je perçois la violence, la possibilité d'une guerre. Cela me met mal à l'aise. Mais, au fond de moi, je suis tenté par ces solutions simples.

Goebbels quitte la scène sous les ovations du public. Puis le silence s'installe dans le théâtre. A son tour, Adolf Hitler apparaît. Après un long moment de silence respectueux, le public applaudit à tout rompre.

Je suis aussi surpris et amusé par l'apparition d'Hitler que j'avais pu l'être quelques minutes plus tôt par celle de Goebbels. L'homme est plutôt petit, sa moustache et sa mèche qui pend misérablement me semblent ridicules. Ses gestes sont nerveux, presque saccadés. Un petit excité qui se prend pour qui ?

Devant son pupitre, Adolf Hitler balaye l'auditoire du regard. Quand il regarde dans ma direction, j'ai l'impression que ses yeux noirs me fixent personnellement. Je me sens happé par le petit homme. Je sens une aura peu commune, un charisme inouï. Je n'ai plus envie de rire. Vraiment plus.

Il commence son discours. Si Goebbels s'est révélé à mes yeux comme un bon orateur, Hitler est encore plus fort dans le domaine. Il va jongler avec de nombreuses émotions : tristesse, mélancolie, colère, véhémence, voire agressivité.

- L'Allemagne peut redevenir grande. A condition qu'elle redresse fièrement la tête et s'oppose fermement à tous ceux qui rêvent de la détruire, à tous les profiteurs qui sucent ses ressources. A condition qu'elle rassemble en son sein tous ses enfants où qu'ils soient, tous ceux qui ont du sang allemand. A condition qu'elle n'éprouve aucune pitié pour tous ceux qui l'asservissent, pour tous ceux qui rêvent de rendre impure la race aryenne.

L'auditoire écoute religieusement les paroles du chef du NSDAP. Il boit littéralement chacun des mots prononcés.

Il vibre à l'unisson de l'orateur. J'en fais tout autant.

L'intonation monte progressivement. Exaltation. Colère. Tout le monde crie, applaudit, tient à montrer son soutien absolu et sans faille à Hitler. Karl, pourtant si mesuré d'habitude, est debout et hurle à plein poumons contre les ennemis de l'Allemagne. Martha, si douce, pousse un petit rire sauvage. Moi aussi, je suis debout et applaudit chaque tirade.

Trop longtemps le peuple allemand a courbé l'échine. Et cela nous a amené où ? Au bord du chaos. Il faut que cela cesse et que nous retrouvions notre place dans le grand concert des nations. Les coupables, quels qu'ils soient, doivent payer. Les traîtres qui s'enrichissent sur les dos des allemands affamés doivent aussi répondre de leurs actes. Le NSDAP a raison. Le temps des parlottes est finie. Il faut agir vite et bien pour reforger la Grande Allemagne.

Hitler termine son discours dans une ambiance indescriptible. Plus de 2000 allemands se tiennent debout, applaudissent à tout rompre, crient, hurlent.

Puis, Adolf Hitler commence à interpréter notre cher hymne national. Tout le monde se joint à lui dans une ferveur extraordinaire. Le choeur emplit alors la salle. L'émotion est à son comble :

Deutschland, Deutschland über alles,

über alles in der Welt

L'hymne se termine et une immense clameur empreint de satisfaction parcourt la salle. Le rêve est beau. Le rêve est grand. Je m'y abandonne définitivement. Je suis arrivé sceptique. Je repars conquis.

Karl se tourne vers moi et me lance :

- Alors, es-tu convaincu ?

- Oui, oh oui. Trois fois oui !

- Demain, on se revoit. Je crois que je pourrais te trouver un travail grâce au parti.

1944 : l'agonie d'un rêve

6 juin 1944. Une plage de Normandie près de Carentan. L'aube se lève devant un prodigieux spectacle. La flotte américaine s'étend sous mes yeux ébahis et émerveillés. Des centaines de navires flottent tranquillement sur les eaux et s'avancent mètre après mètre. Comme mes camarades du bunker, je suis impressionné par la majestueuse puissance de la flotte américaine. Mais j'ai peur aussi. Ils vont débarquer d'une minute à l'autre. Nos ordres sont clairs : tenir et les repousser. Je le sens instinctivement : nous ne parviendrons pas à les repousser. Tenir quelques heures, peut-être. Une chose est sûre : nous allons mourir ici.

Le troisième Reich s'achève bientôt. Le vent de l'histoire souffle sur les braises de mes chimères.

J'ai cru à un rêve. Pour son accomplissement, j'ai obéi sans broncher. J'ai tué, torturé, emprisonné. Il y a bien longtemps que les discours enflammés de notre bien aimé Führer se sont tus. Ils ne résonnent plus dans ma tête comme au bon vieux temps. Ils ne trouvent plus d'écho de mon coeur vidé. Le doute s'est insinué depuis des lustres dans mon esprit. Comment ai-je pu participer avec un tel enthousiasme presque juvénile à ce maelström de violence qui s'est abattu sur le monde ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Un jour de déprime, j'ai accepté de suivre mon meilleur ami et sa fiancée. J'ai ainsi croisé un regard qui m'a troublé, des paroles fortes qui m'ont regonflé. J'ai cru voir s'ouvrir devant moi un avenir qui m'avait été refusé auparavant. C'est tout. Mais c'est déjà beaucoup.

Malgré les défaites qui se sont multipliées depuis deux ans, malgré les centaines de milliers de camarades qui sont tombés sur le front d'est ou en Afrique, malgré mes doutes et mes interrogations sans réponses, j'ai continué le combat.

J'ai continué scrupuleusement à appliquer les ordres sans broncher, tel le bon petit soldat que je suis devenu. Le rêve était beau, le rêve était grand. Mais il s'est transformé en un bain de sang. Et ma mort sera moins belle.

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