Une bouteille à la mer - Cudillero
Un mot plus haut que l’autre. Un de ces mots qui dépasse la pensée. Une conversation qui tourne mal. L’inévitable dispute... Ma vue se trouble alors que des larmes coulent sur mes joues. Je sens le sel sur mes lèvres et ai le cœur gros. Je renifle bruyamment et m’essuie le visage d’un revers de main. Devant moi, l’étendue de l’océan immense. Le soleil au zénith semble pourtant vouloir me consoler et m’adresse un petit clin d’œil.
Soudain, je me rappelle une scène similaire alors que j’étais petite fille. Une escapade en solitaire pour échapper aux foudres de grand-père exaspéré par ma grosse bêtise quoique involontaire : le naufrage puis la noyade de son portefeuille contenant une bonne partie des économies des vacances. Les cris, les siens, les miens, ceux de Mamie affolée. Une sanction qui promettait d’être sévère et la peur d’avoir mal fait.
J’avais couru me réfugier sur la plage au milieu de vacanciers insouciants, occupés à se tartiner de crème solaire pour empêcher le dieu tout puissant de rougir leur pâle peau de citadin. Sans que nul ne se soucie de moi, je m’étais frayée un chemin au-dessus des serviettes étendues sur le sable chaud et entre les coins de parasol délaissés. J’avais longé la mer jusqu’à arriver à la jetée que j’avais gravie lestement et parcourue jusqu’au bout. L’azur et l’horizon zézayaient devant moi comme de gros bébés qui tendent leurs bras pour être cajolés. Pas plus haute que trois pommes, je me sentais petite mère responsable de cette belle harmonie et rêvais de réparer mon erreur au plus vite. Papi m’avait dit une fois que tout en face c’était l’Amérique et que là-bas tout y était plus beau, plus grand. Il avait même rajouté que mon oncle d’Amérique me ramènerait un jour un trésor si j’étais bien sage. J’ignorais jusque-là que j’avais de la famille en Amérique mais je me sentais bien pauvre et honteuse d’avoir ruiné les espoirs de mon grand-père et gâché ce qu’il nous restait de vacances. Il me fallait trouver un moyen d’arranger la situation. J’étais assise en tailleur, nez au vent. L’air marin m’enveloppait d’une douceur et fraicheur agréables et je récupérais calmement. Mes grands yeux de poupée, brillants et curieux, renvoyaient vers le ciel et la mer une étendue de bleu aussi puissante que profonde. J’avais la tête suspendue aux nuages blancs de l’été dont la barbe soyeuse caressait mon jeune visage et tamponnait délicatement les gouttes amères que mon imagination cherchait à diluer. Le sac et le ressac, véritables zénistes des vagues, battaient la mesure dans un bruit de fond doux et réconfortant. Ce paysage marin berçait mes pensées. J’étais convaincue de posséder les pouvoirs d’une magicienne et j’allais le leur prouver.
Puisque maintenant je savais lire et écrire, j’allais mettre à profit mes tout nouveaux talents pour nous sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvions peut-être par ma faute, si tant est que mon imprudence me soit imputable. Joueuse et douée pour les nouvelles expériences, je m’étais aventurée sur un terrain glissant qui par chance m’avait épargnée mais hélas pas le portefeuille en maroquin de mon cher grand-père !
Il fallait absolument que j’entre en contact avec ce lointain oncle d’Amérique, lui seul pourrait m’aider. J’avais vu dans un dessin animé chez mes grands-parents un jeune enfant de mon âge appeler au secours en jetant à la mer une bouteille contenant une missive. Comme lui, j’allais me munir de tout l’attirail nécessaire et rédiger à l’intention de mon éloigné parent la plus belle des lettres.
Je m’étais décidée à rentrer en douce chez nous à l’heure où les adultes sont occupés à de multiples tâches. Personne n’avait fait attention à moi. Connaissant les moindres cachettes secrètes de Papi et Mamie, j’avais pu subtiliser une bouteille en verre et son bouchon, une belle feuille de papier et un crayon bien aiguisé. Ainsi armée, je pensais mettre toutes les chances de mon côté pour que les vacances ne prennent pas une tournure désagréable et ne soient pas écourtées.
Mon matériel sous le bras, sous le soleil ardent de midi, j’avais arpenté une nouvelle fois le long chemin jusqu’à la jetée où je m’étais installée confortablement, les jambes pendantes au-dessus de la mer. Et de ma plus belle écriture, j’avais écrit :
« Cher Tonton,
Je suis ta petite nièce de France. Je t’écris parce que j’ai besoin de toi. Papi m’a dit que tu peux m’aider car tu es riche et j’ai été très sage. Papi a perdu son portefeuille avec tout son argent. Il était en colère et moi j’ai pleuré. Je ne veux pas rentrer à la maison. Je veux rester ici jusqu’à la fin des vacances. Est-ce que tu pourrais m’envoyer un bout de trésor pour finir l’été à la mer ? Je te donne mon adresse : 17 rue de la Liberté – chez Papi et Mamie.
Merci Tonton.
Ta petite nièce française »
De petits doigts impatients et fébriles avaient plié en quatre puis roulé délicatement la lettre avant de l’introduire dans la bouteille que j’avais pris soin de bien refermer. Je me souviens très bien du floc de la bouteille au contact de l’eau, de m’être penchée au risque de tomber pour suivre des yeux mon touchant SOS, de l’inattendu et malheureux échouage de ma bouteille contre un cruel rocher tout proche et du goût du sel à nouveau sur mes lèvres...
Aujourd’hui, je sais au moins une chose c’est que les disputes ont quelque chose de bon si elles vous font revivre de beaux et lointains souvenirs comme celui-ci.