Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889)
"Dans les derniĂšres annĂ©es du dix-huitiĂšme siĂšcle qui prĂ©cĂ©dĂšrent la RĂ©volution française, au pied des CĂ©vennes, dans une petite bourgade du Forez, un capucin prĂȘchait entre vĂȘpres et complies. On Ă©tait au premier Dimanche du CarĂȘme. Le jour sâen venait bas dans lâĂ©glise, assombrie encore par lâombre des montagnes qui entourent et mĂȘme Ă©treignent cette singuliĂšre bourgade, et qui, en sâĂ©levant brusquement au pied de ses derniĂšres maisons, semblent les parois dâun calice au fond duquel elle aurait Ă©tĂ© dĂ©posĂ©e. Ă ce dĂ©tail original, on lâaura peut-ĂȘtre reconnue... Ces montagnes dessinaient un cĂŽne renversĂ©. On descendait dans cette petite bourgade par un chemin Ă pic, quoique circulaire, qui se tordait comme un tire-bouchon sur lui-mĂȘme et formait au-dessus dâelle comme plusieurs balcons, suspendus Ă divers Ă©tages. Ceux qui vivaient dans cet abĂźme devaient certainement Ă©prouver quelque chose de la sensation angoissĂ©e dâune pauvre mouche tombĂ©e dans la profondeur â immense pour elle â dâun verre vide, et qui, les ailes mouillĂ©es, ne peut plus sortir de ce gouffre de cristal. Rien de plus triste que cette bourgade, malgrĂ© le vert dâĂ©meraude de sa ceinture de montagnes boisĂ©es et les eaux courantes qui en ruissellent de toutes parts, charriant des masses de truites dans leurs bouillons dâargent. Il y en a tant quâon pourrait les prendre avec la main... La Providence a voulu que, pour les raisons les plus hautes, lâhomme aimĂąt la terre oĂč il est nĂ©, comme il aime sa mĂšre, fĂ»t-elle indigne de son amour. Sans cela, on ne comprendrait guĂšre que des hommes Ă large poitrine, ayant besoin de dilatation au grand air, dâhorizon et dâespace, pussent rester claquemurĂ©s dans cet Ă©troit ovale de montagnes, qui semblent se marcher sur les pieds tant elles sont pressĂ©es les unes contre les autres !"
Jacqueline de Ferjol, veuve, vit dans les CĂ©vennes avec sa fille LasthĂ©nie, jeune fille fragile, et leur bonne, Agathe. Pour le CarĂȘme, elles accueillent un moine capucin venu prĂȘcher : le moine Riculf. Au bout de quelques jours, celui-ci disparaĂźt...