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Une vie

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Guy de Maupassant

Une vie

Chapitre 01

Jeanne, ayant fini ses malles, s'approcha de la fenĂȘtre, mais la pluie ne cessait pas.

L'averse, toute la nuit, avait sonnĂ© contre les carreaux et les toits. Le ciel, bas et chargĂ© d'eau, semblait crevĂ©, se vidant sur la terre, la dĂ©layant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient, pleines d'une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux dĂ©bordĂ©s emplissait les rues dĂ©sertes oĂč les maisons, comme des Ă©ponges, buvaient l'humiditĂ© qui pĂ©nĂ©trait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier.

Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prĂȘte Ă  saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rĂȘvait depuis si longtemps, craignait que son pĂšre hĂ©sitĂąt Ă  partir si le temps ne s'Ă©claircissait pas, et pour la centiĂšme fois depuis le matin elle interrogeait l'horizon.

Puis, elle s'aperçut qu'elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au milieu d'un dessin la date de l'année courante, 1819, en chiffres d'or. Puis, elle biffa à coups de crayon les quatre premiÚres colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.

Une voix, derriĂšre la porte, appela :

– Jeannette !

Jeanne répondit :

– Entre, papa.

Et son pĂšre parut.

Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds Ă©tait un gentilhomme de l'autre siĂšcle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour la nature, les champs, les bois, les bĂȘtes.

Aristocrate de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-treize ; mais, philosophe par tempérament et libéral par éducation, il exécrait la tyrannie d'une haine inoffensive et déclamatoire.

Sa grande force et sa grande faiblesse, c'était la bonté, une bonté qui n'avait pas assez de bras pour caresser, pour donner, pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance, comme l'engourdissement d'un nerf de la volonté, une lacune dans l'énergie, presque un vice.

Homme de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre.

Elle Ă©tait demeurĂ©e jusqu'Ă  douze ans dans la maison, puis, malgrĂ© les pleurs de la mĂšre, elle fut mise au SacrĂ©-CƓur.

Il l'avait tenue lĂ  sĂ©vĂšrement enfermĂ©e, cloĂźtrĂ©e, ignorĂ©e et ignorante des choses humaines. Il voulait qu'on la lui rendĂźt chaste Ă  dix-sept ans pour la tremper lui-mĂȘme dans une sorte de bain de poĂ©sie raisonnable ; et, par les champs, au milieu de la terre fĂ©condĂ©e, ouvrir son Ăąme, dĂ©gourdir son ignorance Ă  l'aspect de l'amour naĂŻf, des tendresses simples des animaux, des lois sereines de la vie.

Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de sĂšves et d'appĂ©tits de bonheur, prĂȘte Ă  toutes les joies, Ă  tous les hasards charmants que, dans le dĂ©sƓuvrement des jours, la longueur des nuits, la solitude des espĂ©rances, son esprit avait dĂ©jĂ  parcourus.

Elle semblait un portrait de VéronÚse avec ses cheveux d'un blond luisant qu'on aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair d'aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d'un léger duvet, d'une sorte de velours pùle qu'on apercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque qu'ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande.

Elle avait, sur l'aile gauche de la narine, un petit grain de beautĂ©, un autre Ă  droite, sur le menton, oĂč frisaient quelques poils si semblables Ă  sa peau qu'on les distinguait Ă  peine. Elle Ă©tait grande, mĂ»re de poitrine, ondoyante de la taille. Sa voix nette semblait parfois trop aiguĂ« ; mais son rire franc jetait de la joie autour d'elle. Souvent, d'un geste familier, elle portait ses deux mains Ă  ses tempes comme pour lisser sa chevelure.

Elle courut Ă  son pĂšre et l'embrassa, en l'Ă©treignant :

– Eh bien, partons-nous ? dit-elle.

Il sourit, secoua ses cheveux dĂ©jĂ  blancs et qu'il portait assez longs, et, tendant la main vers la fenĂȘtre :

– Comment veux-tu voyager par un temps pareil ?

Mais elle le priait, cĂąline et tendre :

– Oh ! papa, partons, je t'en supplie. Il fera beau dans l'aprùs-midi.

– Mais ta mùre n'y consentira jamais.

– Si, je te le promets, je m'en charge.

– Si tu parviens Ă  dĂ©cider ta mĂšre, je veux bien, moi.

Et elle se précipita vers la chambre de la baronne. Car elle avait attendu ce jour du départ avec une impatience grandissante.

Depuis son entrĂ©e au SacrĂ©-CƓur elle n'avait pas quittĂ© Rouen, son pĂšre ne permettant aucune distraction avant l'Ăąge qu'il avait fixĂ©. Deux fois seulement on l'avait emmenĂ©e quinze jours Ă  Paris, mais c'Ă©tait une ville encore, et elle ne rĂȘvait que la campagne.

Elle allait maintenant passer l'été dans leur propriété des Peuples, vieux chùteau de famille planté sur la falaise prÚs d'Yport ; et elle se promettait une joie infinie de cette vie libre au bord des flots. Puis, il était entendu qu'on lui faisait don de ce manoir, qu'elle habiterait toujours lorsqu'elle serait mariée.

Et la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, était le premier gros chagrin de son existence.

Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mĂšre, criant par toute la maison :

– Papa, papa ! maman veut bien ; fais atteler.

Le dĂ©luge ne s'apaisait point ; on eĂ»t dit mĂȘme qu'il redoublait quand la calĂšche s'avança devant la porte.

Jeanne Ă©tait prĂȘte Ă  monter en voiture lorsque la baronne descendit l'escalier, soutenue d'un cĂŽtĂ© par son mari, et, de l'autre, par une grande fille de chambre forte et bien dĂ©couplĂ©e comme un gars. C'Ă©tait une Normande du pays de Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle en eĂ»t au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait Ă©tĂ© la sƓur de lait de Jeanne. Elle s'appelait Rosalie.

Sa principale fonction consistait d'ailleurs Ă  guider les pas de sa maĂźtresse devenue Ă©norme depuis quelques annĂ©es par suite d'une hypertrophie du cƓur dont elle se plaignait sans cesse.

La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hĂŽtel, regarda la cour oĂč l'eau ruisselait et murmura :

– Ce n'est vraiment pas raisonnable.

Son mari, toujours souriant, répondit :

– C'est vous qui l'avez voulu, madame AdĂ©laĂŻde.

Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il le faisait toujours précéder de « madame » avec un certain air de respect un peu moqueur.

Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les ressorts pliÚrent. Le baron s'assit à son cÎté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons.

La cuisiniÚre Ludivine apporta des masses de manteaux qu'on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu'on dissimula sous les jambes ; puis elle grimpa sur le siÚge à cÎté du pÚre Simon, et s'enveloppa d'une grande couverture qui la coiffait entiÚrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portiÚre ; ils reçurent les derniÚres recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette ; et on partit.

Le pĂšre Simon, le cocher, la tĂȘte baissĂ©e, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick Ă  triple collet. La bourrasque gĂ©missante battait les vitres, inondait la chaussĂ©e.

La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mùts, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant, comme des arbres dépouillés ; puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet.

BientÎt, on traversa les prairies ; et, de temps en temps, un saule noyé, les branches tombantes, avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue.

On se taisait ; les esprits eux-mĂȘmes semblaient mouillĂ©s comme la terre. Petite mĂšre, se renversant, appuya sa tĂȘte et ferma les paupiĂšres. Le baron considĂ©rait d'un Ɠil morne les campagnes monotones et trempĂ©es. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiĂšde, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermĂ©e qu'on vient de remettre Ă  l'air ; et l'Ă©paisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son cƓur de la tristesse. Bien qu'elle ne parlĂąt pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait ; et elle jouissait d'ĂȘtre emportĂ©e au grand trot des chevaux, de voir la dĂ©solation des paysages, et de se sentir Ă  l'abri au milieu de cette inondation.

Et, sous la pluie acharnĂ©e, les croupes luisantes des deux bĂȘtes exhalaient une buĂ©e d'eau bouillante.

La baronne, peu Ă  peu, s'endormait. Sa figure, qu'encadraient six boudins rĂ©guliers de cheveux pendillants, s'affaissa peu Ă  peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou, dont les derniĂšres ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine. Sa tĂȘte, soulevĂ©e Ă  chaque aspiration, retombait ensuite ; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses lĂšvres entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisĂ©es sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir.

Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l'objet d'un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s'ouvrit. De l'or et des billets de banque s'éparpillÚrent dans la calÚche. Elle s'éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.

Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux :

– Voici, ma chĂšre amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot. Je l'ai vendue pour faire rĂ©parer les Peuples oĂč nous habiterons souvent dĂ©sormais.

Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche.

C'était la neuviÚme ferme vendue ainsi, sur trente et une que leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an.

Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bontĂ©. Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marĂ©cages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment ? Personne n'en savait rien. À tout moment l'un d'eux disait :

– Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dĂ©pensĂ© cent francs aujourd'hui sans rien acheter de gros.

Cette facilité de donner était, du reste, un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s'entendaient sur ce point d'une façon superbe et touchante.

Jeanne demanda :

– Est-ce beau, maintenant, mon chñteau ?

Le baron répondit gaiement :

– Tu verras, fillette.

Mais peu à peu, la violence de l'averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu'une sorte de brume, une trÚs fine poussiÚre de pluie voltigeant. La voûte des nuées semblait s'élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.

Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure s'agrandit, comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur, d'un azur net et profond, se développa sur le monde.

Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui séchait ses plumes.

Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, exceptĂ© Jeanne. Deux fois on s'arrĂȘta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d'avoine avec de l'eau.

Le soleil s'était couché ; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on alluma les lanternes ; et le ciel aussi s'illumina d'un fourmillement d'étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient de place en place, traversant les ténÚbres d'un point de feu ; et tout d'un coup, derriÚre une cÎte, à travers des branches de sapins, la lune, rouge, énorme, et comme engourdie de sommeil, surgit.

Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissĂ©es. Jeanne, Ă©puisĂ©e de rĂȘve, rassasiĂ©e de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois l'engourdissement d'une position prolongĂ©e lui faisait rouvrir les yeux ; alors elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d'une ferme, ou bien quelques vaches çà et lĂ  couchĂ©es en un champ, et qui relevaient la tĂȘte. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de ressaisir un songe Ă©bauchĂ© ; mais le roulement continu de la voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pensĂ©e et elle refermait les yeux, se sentant l'esprit courbaturĂ© comme le corps.

Cependant on s'arrĂȘta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les portiĂšres avec des lanternes Ă  la main. On arrivait. Jeanne, subitement rĂ©veillĂ©e, sauta bien vite. PĂšre et Rosalie, Ă©clairĂ©s par un fermier, portĂšrent presque la baronne tout Ă  fait extĂ©nuĂ©e, geignant de dĂ©tresse, et rĂ©pĂ©tant sans cesse d'une petite voix expirante :

– Ah ! mon Dieu ! mes pauvres enfants !

Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitĂŽt dormit.

Jeanne et le baron soupĂšrent en tĂȘte-Ă -tĂȘte.

Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers la table ; et, saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent à visiter le manoir réparé.

C'Ă©tait une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du chĂąteau, bĂąties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses Ă  loger une race.

Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double escalier semblait enjamber cette entrée, laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux montées à la façon d'un pont.

Au rez-de-chaussĂ©e, Ă  droite, on entrait dans le salon dĂ©mesurĂ©, tendu de tapisseries Ă  feuillages oĂč se promenaient des oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n'Ă©tait que l'illustration des Fables de La Fontaine ; et Jeanne eut un tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu'elle avait aimĂ©e, Ă©tant tout enfant, et qui reprĂ©sentait l'histoire du Renard et de la Cigogne.

À cĂŽtĂ© du salon s'ouvraient la bibliothĂšque, pleine de livres anciens, et deux autres piĂšces inutilisĂ©es ; Ă  gauche, la salle Ă  manger en boiseries neuves, la lingerie, l'office, la cuisine et un petit appartement contenant une baignoire.

Un corridor coupait en long tout le premier étage. Les dix portes des dix chambres s'alignaient sur cette allée. Tout au fond, à droite, était l'appartement de Jeanne. Ils y entrÚrent. Le baron venait de le faire remettre à neuf, ayant employé simplement des tentures et des meubles restés sans usage dans les greniers.

Des tapisseries d'origine flamande, et trĂšs vieilles, peuplaient ce lieu de personnages singuliers.

Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris de joie. Aux quatre coins, quatre grands oiseaux de chĂȘne, tout noirs et luisants de cire, portaient la couche et paraissaient en ĂȘtre les gardiens. Les cĂŽtĂ©s reprĂ©sentaient deux larges guirlandes de fleurs et de fruits sculptĂ©s ; et quatre colonnes finement cannelĂ©es, que terminaient des chapiteaux corinthiens, soulevaient une corniche de roses et d'Amours enroulĂ©s.

Il se dressait, monumental, et tout gracieux cependant malgré la sévérité du bois bruni par le temps.

Le couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient comme deux firmaments. Ils étaient faits d'une soie antique d'un bleu foncé qu'étoilaient, par places, de grandes fleurs de lis brodées d'or.

Quand elle l'eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumiÚre, examina les tapisseries pour en comprendre le sujet.

Un jeune seigneur et une jeune dame habillĂ©s en vert, en rouge et en jaune, de la façon la plus Ă©trange, causaient sous un arbre bleu oĂč mĂ»rissaient des fruits blancs. Un gros lapin de mĂȘme couleur broutait un peu d'herbe grise.

Juste au-dessus des personnages, dans un lointain de convention, on apercevait cinq petites maisons rondes, aux toits aigus ; et lĂ -haut, presque dans le ciel, un moulin Ă  vent tout rouge.

De grands ramages, figurant des fleurs, circulaient dans tout cela.

Les deux autres panneaux ressemblaient beaucoup au premier, sauf qu'on voyait sortir des maisons quatre petits bonshommes vĂȘtus Ă  la façon des Flamands et qui levaient les bras au ciel en signe d'Ă©tonnement et de colĂšre extrĂȘmes.

Mais la derniÚre tenture représentait un drame. PrÚs du lapin qui broutait toujours, le jeune homme étendu semblait mort. La jeune dame, le regardant, se perçait le sein d'une épée, et les fruits de l'arbre étaient devenus noirs.

Jeanne renonçait à comprendre quand elle découvrit dans un coin une bestiole microscopique, que le lapin, s'il eût vécu, aurait pu manger comme un brin d'herbe. Et cependant c'était un lion.

Alors elle reconnut les malheurs de Pyrame et de ThysbĂ© ; et, quoiqu'elle sourĂźt de la simplicitĂ© des dessins, elle se sentit heureuse d'ĂȘtre enfermĂ©e dans cette aventure d'amour qui parlerait sans cesse Ă  sa pensĂ©e des espoirs chĂ©ris, et ferait planer chaque nuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et lĂ©gendaire.

Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers. C'Ă©taient ces meubles que chaque gĂ©nĂ©ration laisse dans la famille et qui font des anciennes maisons des sortes de musĂ©es oĂč tout se mĂȘle. Une commode Louis XIV superbe, cuirassĂ©e de cuivres Ă©clatants, Ă©tait flanquĂ©e de deux fauteuils Louis XV encore vĂȘtus de leur soie Ă  bouquets. Un secrĂ©taire en bois de rose faisait face Ă  la cheminĂ©e qui prĂ©sentait, sous un globe rond, une pendule de l'Empire.

C'était une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnes de marbre au-dessus d'un jardin de fleurs dorées. Un mince balancier sortant de la ruche, par une fente allongée, promenait éternellement sur ce parterre une petite abeille aux ailes d'émail.

Le cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc de la ruche.

Elle se mit Ă  sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, et se retira chez lui.

Alors, Jeanne, avec regret, se coucha.

D'un dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis Ă©teignit sa bougie. Mais le lit, dont la tĂȘte seule s'appuyait Ă  la muraille, avait une fenĂȘtre sur sa gauche, par oĂč entrait un flot de lune qui rĂ©pandait Ă  terre une flaque de clartĂ©.

Des reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pùles caressant faiblement les amours immobiles de Pyrame et de Thysbé.

Par l'autre fenĂȘtre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait un grand arbre tout baignĂ© de lumiĂšre douce. Elle se tourna sur le cĂŽtĂ©, ferma les yeux, puis, au bout de quelque temps, les rouvrit.

Elle croyait se sentir encore secouĂ©e par les cahots de la voiture dont le roulement continuait dans sa tĂȘte. Elle resta d'abord immobile, espĂ©rant que ce repos la ferait enfin s'endormir ; mais l'impatience de son esprit envahit bientĂŽt tout son corps.

Elle avait des crispations dans les jambes, une fiĂšvre qui grandissait. Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa longue chemise qui lui donnait l'aspect d'un fantĂŽme, elle traversa la mare de lumiĂšre rĂ©pandue sur son plancher, ouvrit sa fenĂȘtre et regarda.

La nuit était si claire qu'on y voyait comme en plein jour ; et la jeune fille reconnaissait tout ce pays, aimé jadis dans sa premiÚre enfance.

C'était d'abord, en face d'elle, un large gazon, jaune comme du beurre sous la lumiÚre nocturne. Deux arbres géants se dressaient aux pointes, devant le chùteau, un platane au nord, un tilleul au sud.

Tout au bout de la grande étendue d'herbe, un petit bois en bosquet terminait ce domaine, garanti des ouragans du large par cinq rangs d'ormes antiques, tordus, rasés, rongés, taillés en pente comme un toit par le vent de mer toujours déchaßné.

Cette espÚce de parc était borné, à droite et à gauche, par deux longues avenues de peupliers démesurés, appelés peuples en Normandie, qui séparaient la résidence des maßtres des deux fermes y attenant, occupées, l'une par la famille Couillard, l'autre par la famille Martin.

Ces peuples avaient donnĂ© leur nom au chĂąteau. Au-delĂ  de cet enclos, s'Ă©tendait une vaste plaine inculte, semĂ©e d'ajoncs, oĂč la brise sifflait et galopait jour et nuit. Puis, soudain, la cĂŽte s'abattait en une falaise de cent mĂštres, droite et blanche, baignant son pied dans les vagues.

Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots qui semblaient dormir sous les étoiles.

Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se rĂ©pandaient. Un jasmin, grimpĂ© autour des fenĂȘtres d'en bas, exhalait continuellement son haleine pĂ©nĂ©trante qui se mĂȘlait Ă  l'odeur, plus lĂ©gĂšre, des feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs.

La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer ; et le repos de la campagne la calma comme un bain frais.

Toutes les bĂȘtes qui s'Ă©veillent quand vient le soir et cachent leur existence obscure dans la tranquillitĂ© des nuits, emplissaient les demi-tĂ©nĂšbres d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux, qui ne criaient point, fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres ; des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille ; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de rosĂ©e ou le sable des chemins dĂ©serts.

Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur note courte et monotone.

Il semblait Ă  Jeanne que son cƓur s'Ă©largissait, plein de murmures comme cette soirĂ©e claire, fourmillant soudain de mille dĂ©sirs rĂŽdeurs, pareils Ă  ces bĂȘtes nocturnes dont le frĂ©missement l'entourait. Une affinitĂ© l'unissait Ă  cette poĂ©sie vivante ; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur.

Et elle se mit Ă  rĂȘver d'amour.

L'amour ! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de son approche. Maintenant elle était libre d'aimer ; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui !

Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait mĂȘme pas. Il serait lui, voilĂ  tout.

Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son Ăąme et qu'il la chĂ©rirait de toute sa force. Ils se promĂšneraient par les soirs pareils Ă  celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des Ă©toiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrĂ©s l'un contre l'autre, entendant battre leurs cƓurs, sentant la chaleur de leurs Ă©paules, mĂȘlant leur amour Ă  la simplicitĂ© suave des nuits d'Ă©tĂ©, tellement unis qu'ils pĂ©nĂ©treraient aisĂ©ment, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'Ă  leurs plus secrĂštes pensĂ©es.

Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection indescriptible.

Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait lĂ , contre elle ; et brusquement un vague frisson de sensualitĂ© lui courut des pieds Ă  la tĂȘte. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement inconscient, comme pour Ă©treindre son rĂȘve ; et, sur sa lĂšvre tendue vers l'inconnu, quelque chose passa qui la fit presque dĂ©faillir, comme si l'haleine du printemps lui eĂ»t donnĂ© un baiser d'amour.

Tout Ă  coup, lĂ -bas, derriĂšre le chĂąteau, sur la route, elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un Ă©lan de son Ăąme affolĂ©e, dans un transport de foi Ă  l'impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa : « Si c'Ă©tait lui ? » Elle Ă©coutait anxieusement le pas rythmĂ© du marcheur, sĂ»re qu'il allait s'arrĂȘter Ă  la grille pour demander l'hospitalitĂ©.

Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste comme aprÚs une déception. Mais elle comprit l'exaltation de son espoir et sourit à sa démence.

Alors, un peu calmĂ©e, elle laissa flotter son esprit au courant d'une rĂȘverie plus raisonnable, cherchant Ă  pĂ©nĂ©trer l'avenir, Ă©chafaudant son existence.

Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme chĂąteau qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe, entre le platane et le tilleul, tandis que le pĂšre et la mĂšre les suivraient d'un Ɠil ravi, en Ă©changeant par-dessus leurs tĂȘtes des regards pleins de passion.

Et elle resta longtemps, longtemps, Ă  rĂȘvasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage Ă  travers le ciel, allait disparaĂźtre dans la mer.

L'air devenait plus frais. Vers l'orient, l'horizon pùlissait. Un coq chanta dans la ferme de droite ; d'autres répondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix enrouées semblaient venir de trÚs loin à travers la cloison des poulaillers ; et dans l'immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les étoiles disparaissaient.

Un petit cri d'oiseau s'Ă©veilla quelque part. Des gazouillements, timides d'abord, sortirent des feuilles ; puis ils s'enhardirent, devinrent vibrants, joyeux, gagnant de branche en branche, d'arbre en arbre.

Jeanne, soudain, se sentit dans une clartĂ© ; et, levant la tĂȘte qu'elle avait cachĂ©e en ses mains, elle ferma les yeux, Ă©blouie par le resplendissement de l'aurore.

Une montagne de nuages empourprés, cachés en partie derriÚre une grande allée de peuples, jetait des lueurs de sang sur la terre réveillée.

Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu les arbres, les plaines, l'océan, tout l'horizon, l'immense globe flamboyant parut.

Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joie dĂ©lirante, un attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son cƓur qui dĂ©faillait. C'Ă©tait son soleil ! son aurore ! le commencement de sa vie ! le lever de ses espĂ©rances ! Elle tendit les bras vers l'espace rayonnant, avec une envie d'embrasser le soleil ; elle voulait parler, crier quelque chose de divin comme cette Ă©closion du jour ; mais elle demeurait paralysĂ©e dans un enthousiasme impuissant. Alors, posant son front dans ses mains, elle sentit ses yeux pleins de larmes ; et elle pleura dĂ©licieusement.

Lorsqu'elle releva la tĂȘte, le dĂ©cor superbe du jour naissant avait dĂ©jĂ  disparu. Elle se sentit elle-mĂȘme apaisĂ©e, un peu lasse, comme refroidie. Sans fermer sa fenĂȘtre, elle alla s'Ă©tendre sur son lit, rĂȘva encore quelques minutes et s'endormit si profondĂ©ment qu'Ă  huit heures elle n'entendit point les appels de son pĂšre et se rĂ©veilla seulement lorsqu'il entra dans sa chambre.

Il voulait lui montrer l'embellissement du chĂąteau, de son chĂąteau.

La façade qui donnait sur l'intérieur des terres était séparée du chemin par une vaste cour plantée de pommiers. Ce chemin, dit vicinal, courant entre les enclos des paysans, joignait, une demi-lieue plus loin, la grande route du Havre à Fécamp.

Une allée droite venait de la barriÚre de bois jusqu'au perron. Les communs, petits bùtiments en caillou de mer, coiffés de chaume, s'alignaient des deux cÎtés de la cour, le long des fossés des deux fermes.

Les couvertures étaient refaites à neuf ; toute la menuiserie avait été restaurée, les murs réparés, les chambres retapissées, tout l'intérieur repeint. Et le vieux manoir terni portait, comme des taches, ses contrevents frais, d'un blanc d'argent, et ses replùtrages récents sur sa grande façade grisùtre.

L'autre façade, celle oĂč s'ouvrait une des fenĂȘtres de Jeanne, regardait au loin la mer, par-dessus le bosquet et la muraille d'ormes rongĂ©s du vent.

Jeanne et le baron, bras dessus, bras dessous, visitĂšrent tout, sans omettre un coin ; puis ils se promenĂšrent lentement dans les longues avenues de peupliers, qui enfermaient ce qu'on appelait le parc. L'herbe avait poussĂ© sous les arbres, Ă©talant son tapis vert. Le bosquet, tout au bout, Ă©tait charmant, mĂȘlait ses petits chemins tortueux, sĂ©parĂ©s par des cloisons de feuilles. Un liĂšvre partit brusquement, qui fit peur Ă  la jeune fille, puis il sauta le talus et dĂ©tala dans les joncs marins vers la falaise.

AprÚs le déjeuner, comme Mme Adélaïde, encore exténuée, déclarait qu'elle allait se reposer, le baron proposa de descendre jusqu'à Yport.

Ils partirent, traversant d'abord le hameau d'Étouvent, oĂč se trouvaient les Peuples. Trois paysans les saluĂšrent comme s'ils les eussent connus de tout temps.

Ils entrÚrent dans les bois en pente qui s'abaissent jusqu'à la mer en suivant une vallée tournante.

BientĂŽt apparut le village d'Yport. Des femmes qui raccommodaient des hardes, assises sur le seuil de leurs demeures, les regardaient passer. La rue inclinĂ©e, avec un ruisseau dans le milieu et des tas de dĂ©bris traĂźnant devant les portes, exhalait une odeur forte de saumure. Les filets bruns, oĂč restaient, de place en place, des Ă©cailles luisantes pareilles Ă  des piĂ©cettes d'argent, sĂ©chaient entre les portes des taudis d'oĂč sortaient les senteurs des familles nombreuses grouillant dans une seule piĂšce.

Quelques pigeons se promenaient au bord du ruisseau, cherchant leur vie.

Jeanne regardait tout cela qui lui semblait curieux et nouveau comme un décor de théùtre.

Mais, brusquement, en tournant un mur, elle aperçut la mer, d'un bleu opaque et lisse, s'étendant à perte de vue.

Ils s'arrĂȘtĂšrent, en face de la plage, Ă  regarder. Des voiles, blanches comme des ailes d'oiseaux, passaient au large. À droite comme Ă  gauche, la falaise Ă©norme se dressait. Une sorte de cap arrĂȘtait le regard d'un cĂŽtĂ©, tandis que, de l'autre, la ligne des cĂŽtes se prolongeait indĂ©finiment jusqu'Ă  n'ĂȘtre plus qu'un trait insaisissable.

Un port et des maisons apparaissaient dans une de ces déchirures prochaines ; et de tous petits flots, qui faisaient à la mer une frange d'écume, roulaient sur le galet avec un bruit léger.

Les barques du pays, halĂ©es sur la pente de cailloux ronds, reposaient sur le flanc, tendant au soleil leurs joues rondes vernies de goudron. Quelques pĂȘcheurs les prĂ©paraient pour la marĂ©e du soir.

Un matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanne acheta une barbue qu'elle voulait rapporter elle-mĂȘme aux Peuples.

Alors l'homme proposa ses services pour des promenades en mer, répétant son nom coup sur coup afin de le faire bien entrer dans les mémoires : « Lastique, Joséphin Lastique. »

Le baron promit de ne pas l'oublier.

Ils reprirent le chemin du chĂąteau.

Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans les ouĂŻes la canne de son pĂšre, dont chacun d'eux prit un bout ; et ils allaient gaiement en remontant la cĂŽte, bavardant comme deux enfants, le front au vent et les yeux brillants, tandis que la barbue, qui lassait peu Ă  peu leurs bras, balayait l'herbe de sa queue grasse.

Chapitre 02

Une vie charmante et libre commença pour Jeanne. Elle lisait, rĂȘvait et vagabondait, toute seule, aux environs. Elle errait Ă  pas lents le long des routes, l'esprit parti dans les rĂȘves ; ou bien, elle descendait, en gambadant, les petites vallĂ©es tortueuses, dont les deux croupes portaient, comme une chape d'or, une toison de fleurs d'ajoncs. Leur odeur forte et douce, exaspĂ©rĂ©e par la chaleur, la grisait Ă  la façon d'un vin parfumĂ© ; et, au bruit lointain des vagues roulant sur une plage, une houle berçait son esprit.

Une mollesse, parfois, la faisait s'étendre sur l'herbe drue d'une pente ; et parfois, lorsqu'elle apercevait tout à coup, au détour du val, dans un entonnoir de gazon, un triangle de mer bleue étincelante au soleil, avec une voile à l'horizon, il lui venait des joies désordonnées, comme à l'approche mystérieuse de bonheurs planant sur elle.

Un amour de la solitude l'envahissait dans la douceur de ce frais pays et dans le calme des horizons arrondis, et elle restait si longtemps assise sur le sommet des collines que des petits lapins sauvages passaient en bondissant Ă  ses pieds.

Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée par l'air léger des cÎtes, toute vibrante d'une jouissance exquise à se mouvoir sans fatigue, comme les poissons dans l'eau ou les hirondelles dans l'air.

Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'à la mort. Il lui semblait qu'elle jetait un peu de son cƓur à tous les plis de ces vallons.

Elle se mit à prendre des bains avec passion. Elle nageait à perte de vue, étant forte et hardie, et sans conscience du danger. Elle se sentait bien dans cette eau froide, limpide et bleue, qui la portait en la balançant. Lorsqu'elle était loin du rivage, elle se mettait sur le dos, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux perdus dans l'azur profond du ciel que traversait vite un vol d'hirondelle, ou la silhouette blanche d'un oiseau de mer. On n'entendait plus aucun bruit que le murmure éloigné du flot contre le galet et une vague rumeur de la terre glissant encore sur les ondulations des vagues, mais confuse, presque insaisissable. Et puis, Jeanne se redressait et, dans un affolement de joie, poussait des cris aigus en battant l'eau de ses deux mains.

Quelquefois, quand elle s'aventurait trop loin, une barque venait la chercher.

Elle rentrait au chùteau, pùle de faim, mais légÚre, alerte, du sourire à la lÚvre et du bonheur plein les yeux.

Le baron, de son cĂŽtĂ©, mĂ©ditait de grandes entreprises agricoles ; il voulait faire des essais, organiser le progrĂšs, expĂ©rimenter des instruments nouveaux, acclimater des races Ă©trangĂšres ; et il passait une partie de ses journĂ©es en conversation avec les paysans qui hochaient la tĂȘte, incrĂ©dules Ă  ses tentatives.

Souvent aussi, il allait en mer avec les matelots d'Yport. Quand il eut visitĂ© les grottes, les fontaines et les aiguilles des environs, il voulut pĂȘcher comme un simple marin.

Dans les jours de brise, lorsque la voile pleine de vent fait courir sur le dos des vagues la coque joufflue des barques, et que, par chaque bord, traßne jusqu'au fond de la mer la grande ligne fuyante que poursuivent les hordes de maquereaux, il tenait dans sa main tremblante d'anxiété la petite corde qu'on sent vibrer sitÎt qu'un poisson pris se débat.

Il partait au clair de lune pour lever les filets posĂ©s la veille. Il aimait Ă  entendre craquer le mĂąt, Ă  respirer les rafales sifflantes et fraĂźches de la nuit ; et, aprĂšs avoir longtemps louvoyĂ© pour retrouver les bouĂ©es en se guidant sur une crĂȘte de roche, le toit d'un clocher et le phare de FĂ©camp, il jouissait Ă  demeurer immobile sous les premiers feux du soleil levant qui faisait reluire, sur le pont du bateau, le dos gluant des larges raies en Ă©ventail et le ventre gras des turbots.

À chaque repas, il racontait avec enthousiasme ses promenades ; et petite mĂšre, Ă  son tour, lui disait combien de fois elle avait parcouru la grande allĂ©e de peuples, celle de droite, contre la ferme des Couillard, l'autre n'ayant pas assez de soleil.

Comme on lui avait recommandĂ© de « prendre du mouvement », elle s'acharnait Ă  marcher. DĂšs que la fraĂźcheur de la nuit s'Ă©tait dissipĂ©e, elle descendait, appuyĂ©e sur le bras de Rosalie, enveloppĂ©e d'une mante et de deux chĂąles, et la tĂȘte Ă©touffĂ©e d'une capeline noire que recouvrait encore un tricot rouge.

Alors, traĂźnant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait dĂ©jĂ  tracĂ©, dans toute la longueur du chemin, l'un Ă  l'aller, l'autre au retour, deux sillons poudreux oĂč l'herbe Ă©tait morte, elle recommençait sans fin un interminable voyage en ligne droite, depuis l'encoignure du chĂąteau jusqu'aux premiers arbustes du bosquet. Elle avait fait placer un banc Ă  chaque extrĂ©mitĂ© de cette piste ; et toutes les cinq minutes elle s'arrĂȘtait, disant Ă  la pauvre bonne patiente qui la soutenait :

– Asseyons-nous, ma fille, je suis un peu lasse.

Et, Ă  chaque arrĂȘt, elle laissait sur un des bancs tantĂŽt le tricot qui lui couvrait la tĂȘte, tantĂŽt un chĂąle, et puis l'autre, puis la capeline, puis la mante ; et tout cela faisait, aux deux bouts de l'allĂ©e, deux gros paquets de vĂȘtements que Rosalie rapportait sur son bras libre quand on rentrait pour dĂ©jeuner.

Et dans l'aprĂšs-midi, la baronne recommençait, d'une allure plus molle, avec des repos plus allongĂ©s, sommeillant mĂȘme une heure de temps en temps sur une chaise longue qu'on lui roulait dehors.

Elle appelait cela faire « son exercice », comme elle disait « mon hypertrophie »,

Un mĂ©decin consultĂ© dix ans auparavant, parce qu'elle Ă©prouvait des Ă©touffements, avait parlĂ© d'hypertrophie. Depuis lors ce mot, dont elle ne comprenait guĂšre la signification, s'Ă©tait Ă©tabli dans sa tĂȘte. Elle faisait tĂąter obstinĂ©ment au baron, Ă  Jeanne ou Ă  Rosalie son cƓur que personne ne sentait plus, tant il Ă©tait enseveli sous la bouffissure de sa poitrine ; mais elle refusait avec Ă©nergie de se laisser examiner par aucun nouveau mĂ©decin, de peur qu'on lui dĂ©couvrĂźt d'autres maladies ; et elle parlait de « son » hypertrophie Ă  tout propos, et si souvent qu'il semblait que cette affection lui fĂ»t spĂ©ciale, lui appartĂźnt comme une chose unique sur laquelle les autres n'avaient aucun droit.

Le baron disait « l'hypertrophie de ma femme », et Jeanne « l'hypertrophie de maman », comme ils auraient dit « la robe, le chapeau, ou le parapluie ».

Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu'un roseau. AprÚs avoir valsé dans les bras de tous les uniformes de l'Empire, elle avait lu Corinne qui l'avait fait pleurer ; et elle était demeurée depuis comme marquée de ce roman.

À mesure que sa taille s'Ă©tait Ă©paissie, son Ăąme avait pris des Ă©lans plus poĂ©tiques ; et quand l'obĂ©sitĂ© l'eut clouĂ©e sur un fauteuil, sa pensĂ©e vagabonda Ă  travers des aventures tendres dont elle se croyait l'hĂ©roĂŻne. Elle en avait des prĂ©fĂ©rĂ©es qu'elle faisait toujours revenir dans ses rĂȘves, comme une boĂźte Ă  musique dont on remonte la manivelle rĂ©pĂšte interminablement le mĂȘme air. Toutes les romances langoureuses, oĂč l'on parle de captives et d'hirondelles, lui mouillaient infailliblement les paupiĂšres ; et elle aimait mĂȘme certaines chansons grivoises de BĂ©ranger, Ă  cause des regrets qu'elles expriment.

Elle demeurait souvent pendant des heures, immobile, Ă©loignĂ©e dans ses songeries ; et son habitation des Peuples lui plaisait infiniment parce qu'elle prĂȘtait un dĂ©cor aux romans de son Ăąme, lui rappelant et par les bois d'alentour, et par la lande dĂ©serte, et par le voisinage de la mer, les livres de Walter Scott qu'elle lisait depuis quelques mois.

Dans les jours de pluie, elle restait enfermée en sa chambre à visiter ce qu'elle appelait ses « reliques ». C'étaient toutes ses anciennes lettres, les lettres de son pÚre et de sa mÚre, les lettres du baron quand elle était sa fiancée, et d'autres encore.

Elle les avait enfermées dans un secrétaire d'acajou portant à ses angles des sphinx de cuivre ; et elle disait d'une voix particuliÚre :

– Rosalie, ma fille, apporte-moi le tiroir aux souvenirs.

La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, le posait sur une chaise à cÎté de sa maßtresse qui se mettait à lire lentement, une à une, ces lettres, en laissant tomber une larme dessus de temps en temps.

Jeanne, parfois, remplaçait Rosalie et promenait petite mĂšre qui lui racontait des souvenirs d'enfance. La jeune fille se retrouvait dans ces histoires d'autrefois, s'Ă©tonnant de la similitude de leurs pensĂ©es, de la parentĂ© de leurs dĂ©sirs ; car chaque cƓur s'imagine ainsi avoir tressailli avant tout autre sous une foule de sensations qui ont fait battre ceux des premiĂšres crĂ©atures et feront palpiter encore ceux des derniers hommes et des derniĂšres femmes.

Leur marche lente suivait la lenteur du récit que des oppressions, parfois, interrompaient quelques secondes ; et la pensée de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventures commencées, s'élançait vers l'avenir peuplé de joies, se roulait dans les espérances.

Un aprĂšs-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond, elles aperçurent tout Ă  coup, au bout de l'allĂ©e, un gros prĂȘtre qui s'en venait vers elles.

Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quand il fut Ă  trois pas et s'Ă©cria :

– Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous ?

C'était le curé du pays.

Petite mĂšre, nĂ©e dans le siĂšcle des philosophes, Ă©levĂ©e par un pĂšre peu croyant, aux jours de la RĂ©volution, ne frĂ©quentait guĂšre l'Ă©glise, bien qu'elle aimĂąt les prĂȘtres par une sorte d'instinct religieux de femme.

Elle avait totalement oublié l'abbé Picot, son curé, et rougit en le voyant. Elle s'excusa de n'avoir point prévenu sa démarche. Mais le bonhomme n'en semblait point froissé ; il regarda Jeanne, la complimenta sur sa bonne mine, s'assit, mit son tricorne sur ses genoux et s'épongea le front. Il était fort gros, fort rouge, et suait à flots. Il tirait de sa poche, à tout instant, un énorme mouchoir à carreaux imbibé de transpiration, et se le passait sur le visage et le cou ; mais, à peine le linge humide était-il rentré dans les profondeurs de sa robe que de nouvelles gouttes poussaient sur sa peau, et, tombant sur la soutane rebondie au ventre, fixaient en petites taches rondes la poussiÚre volante des chemins.

Il Ă©tait gai, vrai prĂȘtre campagnard, tolĂ©rant, bavard et brave homme. Il raconta des histoires, parla des gens du pays, ne sembla pas s'ĂȘtre aperçu que ses deux paroissiennes n'Ă©taient pas encore venues aux offices, la baronne accordant son indolence avec sa foi confuse, et Jeanne trop heureuse d'ĂȘtre dĂ©livrĂ©e du couvent oĂč elle avait Ă©tĂ© repue de cĂ©rĂ©monies pieuses.

Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissait indifférent aux dogmes. Il fut aimable pour l'abbé qu'il connaissait de loin, et le retint à dßner.

Le prĂȘtre sut plaire, grĂące Ă  cette astuce inconsciente que le maniement des Ăąmes donne aux hommes les plus mĂ©diocres appelĂ©s par le hasard des Ă©vĂ©nements, Ă  exercer un pouvoir sur leurs semblables.

La baronne le choya, attirĂ©e peut-ĂȘtre par une de ces affinitĂ©s qui rapprochent les natures semblables, la figure sanguine et l'haleine courte du gros homme plaisant Ă  son obĂ©sitĂ© soufflante.

Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser-aller familier des fins de repas joyeuses.

Et, tout à coup, il s'écria comme si une idée heureuse lui eût traversé l'esprit :

– Mais j'ai un nouveau paroissien qu'il faut que je vous prĂ©sente, M. le vicomte de Lamare !

La baronne, qui connaissait sur le bout du doigt tout l'armorial de la province, demanda :

– Est-il de la famille de Lamare de l'Eure ?

Le prĂȘtre s'inclina :

– Oui, madame, c'est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l'an dernier.

Alors, Mme AdĂ©laĂŻde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du pĂšre payĂ©es, le jeune homme, ayant vendu son chĂąteau de famille, s'Ă©tait organisĂ© un petit pied-Ă -terre dans une des trois fermes qu'il possĂ©dait dans la commune d'Étouvent. Ces biens reprĂ©sentaient en tout cinq Ă  six mille livres de rente ; mais le vicomte Ă©tait d'humeur Ă©conome et sage, et comptait vivre simplement, pendant deux ou trois ans, dans ce modeste pavillon, afin d'amasser de quoi faire bonne figure dans le monde, pour se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothĂ©quer ses fermes.

Le curé ajouta :

– C'est un bien charmant garçon ; et si rangĂ©, si paisible. Mais il ne s'amuse guĂšre dans le pays.

Le baron dit :

– Amenez-le chez nous, monsieur l'abbĂ©, cela pourra le distraire de temps en temps.

Et on parla d'autre chose.

Quand on passa dans le salon, aprĂšs avoir pris le cafĂ©, le prĂȘtre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l'habitude d'un peu d'exercice aprĂšs ses repas. Le baron l'accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la façade blanche du chĂąteau pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l'une maigre, l'autre ronde et coiffĂ©e d'un champignon, allaient et venaient tantĂŽt devant eux, tantĂŽt derriĂšre eux, selon qu'ils marchaient vers la lune ou qu'ils lui tournaient le dos. Le curĂ© mĂąchonnait une sorte de cigarette qu'il avait tirĂ©e de sa poche. Il en expliqua l'utilitĂ© avec le franc-parler des hommes de campagne :

– C'est pour favoriser les renvois, parce que j'ai les digestions un peu lourdes.

Puis, soudain, regardant le ciel oĂč voyageait l'astre clair, il prononça :

– On ne se lasse jamais de ce spectacle-là.

Et il rentra prendre congé des dames.

Chapitre 03

Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allÚrent à la messe, poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.

Elles l'attendirent aprÚs l'office, afin de l'inviter à déjeuner pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme élégant qui lui donnait le bras familiÚrement. DÚs qu'il aperçut les deux femmes, il fit un geste de joyeuse surprise et s'écria :

– Comme ça tombe ! Permettez-moi, madame la baronne et mademoiselle Jeanne, de vous prĂ©senter votre voisin, M. le vicomte de Lamare.

Le vicomte s'inclina, dit son dĂ©sir, ancien dĂ©jĂ , de faire la connaissance de ces dames, et se mit Ă  causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vĂ©cu. Il possĂ©dait une de ces figures heureuses dont rĂȘvent les femmes et qui sont dĂ©sagrĂ©ables Ă  tous les hommes. Ses cheveux, noirs et frisĂ©s, ombraient son front lisse et bruni ; et deux grands sourcils, rĂ©guliers comme s'ils eussent Ă©tĂ© artificiels, rendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont le blanc semblait un peu teintĂ© de bleu.

Ses cils, serrĂ©s et longs, prĂȘtaient Ă  son regard cette Ă©loquence passionnĂ©e qui trouble, dans les salons, la belle dame hautaine, et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par les rues.

Le charme langoureux de cet Ɠil faisait croire Ă  la profondeur de la pensĂ©e et donnait de l'importance aux moindres paroles.

La barbe drue, luisante et fine, cachait une mĂąchoire un peu trop forte.

On se sépara aprÚs beaucoup de compliments.

M. de Lamare, deux jours aprĂšs, fit sa premiĂšre visite.

Il arriva comme on essayait un banc rustique, posĂ© le matin mĂȘme sous le grand platane en face des fenĂȘtres du salon. Le baron voulait qu'on en plaçùt un autre, pour faire pendant, sous le tilleul ; petite mĂšre, ennemie de la symĂ©trie, ne voulait pas. Le vicomte, consultĂ©, fut de l'avis de la baronne.

Puis il parla du pays, qu'il dĂ©clarait trĂšs « pittoresque », ayant trouvĂ©, dans ses promenades solitaires, beaucoup de « sites » ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard, rencontraient ceux de Jeanne ; et elle Ă©prouvait une sensation singuliĂšre de ce regard brusque, vite dĂ©tournĂ©, oĂč apparaissaient une admiration caressante et une sympathie Ă©veillĂ©e.

M. de Lamare, le pÚre, mort l'année précédente, avait justement connu un ami de M. des Cultaux dont petite mÚre était fille ; et la découverte de cette connaissance enfanta une conversation d'alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne faisait des tours de force de mémoire, rétablissant les ascendances et les descendances d'autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans le labyrinthe compliqué des généalogies.

– Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de Varfleur ? le fils aĂźnĂ©, Gontran, avait Ă©pousĂ© une demoiselle de Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines, Mlle de la Roche-Aubert qui Ă©tait alliĂ©e aux Crisange. Or, M. de Crisange Ă©tait l'ami intime de mon pĂšre et a dĂ» connaĂźtre aussi le vĂŽtre.

– Oui, madame. N'est-ce pas ce M. de Crisange qui Ă©migra et dont le fils s'est ruinĂ© ?

– Lui-mĂȘme. Il avait demandĂ© en mariage ma tante, aprĂšs la mort de son mari, le comte d'Eretry ; mais elle ne voulut pas de lui parce qu'il prisait. Savez-vous, Ă  ce propos, ce que sont devenus les Viloise ? Ils ont quittĂ© la Touraine vers 1813, Ă  la suite de revers de fortune, pour se fixer en Auvergne, et je n'en ai plus entendu parler.

– Je crois, madame, que le vieux marquis est mort d'une chute de cheval, laissant une fille mariĂ©e avec un Anglais, et l'autre avec un certain Bassolle, un commerçant, riche, dit-on, et qui l'avait sĂ©duite.

Et des noms, appris et retenus dĂšs l'enfance dans les conversations des vieux parents, revenaient. Et les mariages de ces familles Ă©gales prenaient, dans leurs esprits l'importance des grands Ă©vĂ©nements publics. Ils parlaient de gens qu'ils n'avaient jamais vus comme s'ils les connaissaient beaucoup ; et ces gens-lĂ , dans d'autres contrĂ©es, parlaient d'eux de la mĂȘme façon ; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis, presque alliĂ©s, par le seul fait d'appartenir Ă  la mĂȘme caste, et d'ĂȘtre d'un sang Ă©quivalent.

Le baron, d'une nature assez sauvage et d'une éducation qui ne s'accordait point avec les croyances et les préjugés des gens de son monde, ne connaissait guÚre les familles des environs ; il interrogea sur elles le vicomte.

M. de Lamare rĂ©pondit : « Oh ! il n'y a pas beaucoup de noblesse dans l'arrondissement », du mĂȘme ton dont il aurait dĂ©clarĂ© qu'il y avait peu de lapins sur les cĂŽtes ; et il donna des dĂ©tails. Trois familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapprochĂ© : le marquis de Coutelier, une sorte de chef de l'aristocratie normande ; le vicomte et la vicomtesse de Briseville, des gens d'excellente race, mais se tenant assez isolĂ©s ; enfin le comte de Fourville, sorte de croque-mitaine, qui passait pour faire mourir sa femme de chagrin et qui vivait en chasseur dans son chĂąteau de la Vrillette, bĂąti sur un Ă©tang.

Quelques parvenus, qui frayaient entre eux, avaient acheté des domaines par-ci, par-là. Le vicomte ne les connaissait point.

Il prit congé ; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s'il lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial et plus doux.

La baronne le trouva charmant et surtout trÚs comme il faut. Petit pÚre répondit :

– Oui, certes, c'est un garçon trĂšs bien Ă©levĂ©.

On l'invita à dßner la semaine suivante. Il vint alors réguliÚrement.

Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l'aprĂšs-midi, rejoignait petite mĂšre dans « son allĂ©e » et lui offrait le bras pour faire « son exercice ». Quand Jeanne n'Ă©tait point sortie, elle soutenait la baronne de l'autre cĂŽtĂ©, et tous trois marchaient lentement d'un bout Ă  l'autre du grand chemin tout droit, allant et revenant sans cesse. Il ne parlait guĂšre Ă  la jeune fille. Mais son Ɠil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l'Ɠil de Jeanne, qu'on aurait dit en agate bleue.

Plusieurs fois ils descendirent tous les deux Ă  Yport avec le baron.

Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le pĂšre Lastique les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l'absence aurait Ă©tonnĂ© peut-ĂȘtre davantage que la disparition de son nez, il prononça :

– Avec ce vent-là m'sieu l'baron, y aurait d'quoi aller d'main jusqu'Étretat, et r'venir sans s'donner d'peine.

Jeanne joignit les mains :

– Oh ! papa, si tu voulais ?

Le baron se tourna vers M. de Lamare :

– En ĂȘtes-vous, vicomte ? Nous irions dĂ©jeuner lĂ -bas.

Et la partie fut tout de suite décidée.

DÚs l'aurore, Jeanne était debout. Elle attendit son pÚre, plus lent à s'habiller, et ils se mirent à marcher dans la rosée, traversant d'abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chants d'oiseaux. Le vicomte et le pÚre Lastique étaient assis sur un cabestan.

Deux autres marins aidÚrent au départ. Les hommes, appuyant leurs épaules aux bordages, poussaient de toute leur force. On avançait avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissait sous la quille des rouleaux de bois graissés, puis, reprenant sa place, modulait d'une voix traßnante son interminable « Ohée hop ! » qui devait régler l'effort commun.

Mais, lorsqu'on parvint Ă  la pente, le canot tout d'un coup partit, dĂ©vala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toile dĂ©chirĂ©e. Il s'arrĂȘta net Ă  l'Ă©cume des petites vagues, et tout le monde prit place sur les bancs ; puis, les deux matelots restĂ©s Ă  terre le mirent Ă  flot.

Une brise légÚre et continue, venant du large, effleurait et ridait la surface de l'eau. La voile fut hissée, s'arrondit un peu, et la barque s'en alla paisiblement, à peine bercée par la mer.

On s'Ă©loigna d'abord. Vers l'horizon, le ciel se baissant se mĂȘlait Ă  l'ocĂ©an. Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre Ă  son pied, et des pentes de gazon, pleines de soleil, l'Ă©chancraient par endroits. LĂ -bas, en arriĂšre, des voiles brunes sortaient de la jetĂ©e blanche de FĂ©camp, et lĂ -bas, en avant, une roche d'une forme Ă©trange, arrondie et percĂ©e Ă  jour, avait Ă  peu prĂšs la figure d'un Ă©lĂ©phant Ă©norme enfonçant sa trompe dans les flots. C'Ă©tait la petite porte d'Étretat.

Jeanne, tenant le bordage d'une main, un peu étourdie par le bercement des vagues, regardait au loin ; et il lui semblait que trois seules choses étaient vraiment belles dans la création : la lumiÚre, l'espace et l'eau.

Personne ne parlait. Le pĂšre Lastique, qui tenait la barre et l'Ă©coute, buvait un coup de temps en temps, Ă  mĂȘme une bouteille cachĂ©e sous son banc ; et il fumait, sans repos, son moignon de pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince filet de fumĂ©e bleue, tandis qu'un autre, tout pareil, s'Ă©chappait du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau de terre plus noir que l'Ă©bĂšne, ou le remplir de tabac. Quelquefois il le prenait d'une main, l'ĂŽtait de ses lĂšvres et, du mĂȘme coin d'oĂč sortait la fumĂ©e, lançait Ă  la mer un long jet de salive brune.

Le baron, assis Ă  l'avant, surveillait la voile, tenant la place d'un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient cĂŽte Ă  cĂŽte, un peu troublĂ©s tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrer leurs yeux, qu'ils levaient au mĂȘme moment, comme si une affinitĂ© les eĂ»t avertis ; car entre eux flottait dĂ©jĂ  cette subtile et vague tendresse qui naĂźt si vite entre deux jeunes gens, lorsque le garçon n'est pas laid et que la jeune fille est jolie. Ils se sentaient heureux l'un prĂšs de l'autre, peut-ĂȘtre parce qu'ils pensaient l'un Ă  l'autre.

Le soleil montait, comme pour considérer de plus haut la vaste mer étendue sous lui ; mais elle eut comme une coquetterie et s'enveloppa d'une brume légÚre qui la voilait à ses rayons. C'était un brouillard transparent, trÚs bas, doré, qui ne cachait rien, mais rendait les lointains plus doux. L'astre dardait ses flammes, faisait fondre cette nuée brillante ; et lorsqu'il fut dans toute sa force, la buée s'évapora, disparut ; et la mer, lisse comme une glace, se mit à miroiter dans la lumiÚre.

Jeanne, tout Ă©mue, murmura :

– Comme c'est beau !

Le vicomte répondit :

– Oh ! oui, c'est beau !

La clartĂ© sereine de cette matinĂ©e faisait s'Ă©veiller comme un Ă©cho dans leurs cƓurs.

Et soudain on dĂ©couvrit les grandes arcades d'Étretat, pareilles Ă  deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes Ă  servir d'arche Ă  des navires ; tandis qu'une aiguille de roche, blanche et pointue, se dressait devant la premiĂšre.

On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier, retenait la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomte prit dans ses bras Jeanne pour la déposer à terre sans qu'elle se mouillùt les pieds ; puis ils montÚrent la dure banque de galet, cÎte à cÎte, émus tous deux de ce rapide enlacement, et ils entendirent tout à coup le pÚre Lastique disant au baron :

– M'est avis que ça ferait un joli couple tout de mĂȘme.

Dans une petite auberge, prÚs de la plage, le déjeuner fut charmant. L'océan, engourdissant la voix et la pensée, les avait rendus silencieux ; la table les fit bavards, et bavards comme des écoliers en vacances.

Les choses les plus simples leur donnaient d'interminables gaietés.

Le pĂšre Lastique, en se mettant Ă  table, cacha soigneusement dans son bĂ©ret sa pipe qui fumait encore ; et l'on rit. Une mouche, attirĂ©e sans doute par son nez rouge, s'en vint Ă  plusieurs reprises se poser dessus ; et lorsqu'il l'avait chassĂ©e d'un coup de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur un rideau de mousseline, que beaucoup de ses sƓurs avaient dĂ©jĂ  maculĂ©, et elle semblait guetter avidement le pif enluminĂ© du matelot, car elle reprenait aussitĂŽt son vol pour revenir s'y installer.

À chaque voyage de l'insecte un rire fou jaillissait, et, lorsque le vieux, ennuyĂ© par ce chatouillement, murmura : « Elle est bougrement obstinĂ©e », Jeanne et le vicomte se mirent Ă  pleurer de gaietĂ©, se tordant, Ă©touffant, la serviette sur la bouche pour ne pas crier.

Lorsqu'on eut pris le café :

– Si nous allions nous promener, dit Jeanne.

Le vicomte se leva ; mais le baron préférait faire son lézard au soleil sur le galet :

– Allez-vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans une heure.

Ils traversÚrent en ligne droite les quelques chaumiÚres du pays ; et, aprÚs avoir dépassé un petit chùteau qui ressemblait à une grande ferme, ils se trouvÚrent dans une vallée découverte allongée devant eux.

Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leur équilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés, puis le déjeuner les avait étourdis et la gaieté les avait énervés. Ils se sentaient maintenant un peu fous, avec des envies de courir éperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner ses oreilles, toute remuée par des sensations nouvelles et rapides.

Un soleil dévorant tombait sur eux. Des deux cÎtés de la route les récoltes mûres se penchaient, pliées sous la chaleur. Les sauterelles s'égosillaient, nombreuses comme les brins d'herbe, jetant partout, dans les blés, dans les seigles, dans les joncs marins des cÎtes, leur cri maigre et assourdissant.

Aucune autre voix ne montait sous le ciel torride, d'un bleu miroitant et jauni comme s'il allait tout d'un coup devenir rouge, à la façon des métaux trop rapprochés d'un brasier.

Ayant aperçu un petit bois, plus loin, à droite, ils y allÚrent.

Encaissée entre deux talus, une allée étroite s'avançait sous de grands arbres impénétrables au soleil. Une espÚce de fraßcheur moisie les saisit en entrant, cette humidité qui fait frissonner la peau et pénÚtre dans les poumons. L'herbe avait disparu, faute de jour et d'air libre ; mais une mousse cachait le sol.

Ils avançaient :

– Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoir un peu, dit-elle.

Deux vieux arbres Ă©taient morts et, profitant du trou fait dans la verdure, une averse de lumiĂšre tombait lĂ , chauffait la terre, avait rĂ©veillĂ© des germes de gazon, de pissenlits et de lianes, fait Ă©clore des petites fleurs blanches, fines comme un brouillard, et des digitales pareilles Ă  des fusĂ©es. Des papillons, des abeilles, des frelons trapus, des cousins dĂ©mesurĂ©s qui ressemblaient Ă  des squelettes de mouches, mille insectes volants, des bĂȘtes Ă  bon Dieu roses et tachetĂ©es, des bĂȘtes d'enfer aux reflets verdĂątres, d'autres noires avec des cornes, peuplaient ce puits lumineux et chaud, creusĂ© dans l'ombre glacĂ©e des lourds feuillages.

Ils s'assirent, la tĂȘte Ă  l'abri et les pieds dans la chaleur. Ils regardaient toute cette vie grouillante et petite qu'un rayon fait apparaĂźtre ; et Jeanne attendrie rĂ©pĂ©tait :

– Comme on est bien ! que c'est bon la campagne ! Il y a des moments oĂč je voudrais ĂȘtre mouche ou papillon pour me cacher dans les fleurs.

Ils parlĂšrent d'eux, de leurs habitudes, de leurs goĂ»ts, sur ce ton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disait dĂ©jĂ  dĂ©goĂ»tĂ© du monde, las de sa vie futile ; c'Ă©tait toujours la mĂȘme chose ; on n'y rencontrait rien de vrai, rien de sincĂšre.

Le monde ! elle aurait bien voulu le connaĂźtre ; mais elle Ă©tait convaincue d'avance qu'il ne valait pas la campagne.

Et plus leurs cƓurs se rapprochaient, plus ils s'appelaient avec cĂ©rĂ©monie « Monsieur et Mademoiselle », plus aussi leurs regards se souriaient, se mĂȘlaient ; et il leur semblait qu'une bontĂ© nouvelle entrait en eux, une affection plus Ă©pandue, un intĂ©rĂȘt Ă  mille choses dont ils ne s'Ă©taient jamais souciĂ©s.

Ils revinrent ; mais le baron Ă©tait parti Ă  pied jusqu'Ă  la Chambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crĂȘte de falaise ; et ils l'attendirent Ă  l'auberge.

Il ne reparut qu'Ă  cinq heures du soir, aprĂšs une longue promenade sur les cĂŽtes.

On remonta dans la barque. Elle s'en allait mollement, vent arriÚre, sans secousse aucune, sans avoir l'air d'avancer. La brise arrivait par souffles lents et tiÚdes qui tendaient la voile une seconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mùt. L'onde opaque semblait morte ; et le soleil épuisé d'ardeurs, suivant sa route arrondie, s'approchait d'elle tout doucement.

L'engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout le monde.

Jeanne dit enfin :

– Comme j'aimerais voyager !

Le vicomte reprit :

– Oui, mais c'est triste de voyager seul, il faut ĂȘtre au moins deux pour se communiquer ses impressions


Elle réfléchit :

– C'est vrai
, j'aime Ă  me promener seule cependant
 ; comme on est bien quand on rĂȘve toute seule


Il la regarda longuement :

– On peut aussi rĂȘver Ă  deux.

Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion ? Peut-ĂȘtre. Elle considĂ©ra l'horizon comme pour dĂ©couvrir encore plus loin ; puis, d'une voix lente :

– Je voudrais aller en Italie
 ; et en GrĂšce
 ah ! oui, en GrĂšce
 et en Corse ! ce doit ĂȘtre si sauvage et si beau !

Il préférait la Suisse à cause des chalets et des lacs.

Elle disait :

– Non, j'aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou les pays trĂšs vieux et pleins de souvenirs, comme la GrĂšce. Ce doit ĂȘtre si doux de retrouver les traces de ces peuples dont nous savons l'histoire depuis notre enfance, de voir les lieux oĂč se sont accomplies les grandes choses.

Le vicomte, moins exalté, déclara :

– Moi, l'Angleterre m'attire beaucoup ; c'est une rĂ©gion fort instructive.

Alors, ils parcoururent l'univers, discutant les agrĂ©ments de chaque pays, depuis les pĂŽles jusqu'Ă  l'Ă©quateur, s'extasiant sur des paysages imaginaires et les mƓurs invraisemblables de certains peuples comme les Chinois et les Lapons ; mais ils en arrivĂšrent Ă  conclure que le plus beau pays du monde, c'Ă©tait la France avec son climat tempĂ©rĂ©, frais l'Ă©tĂ© et doux l'hiver, ses riches campagnes, ses vertes forĂȘts, ses grands fleuves calmes et ce culte des beaux-arts qui n'avait existĂ© nulle part ailleurs, depuis les grands siĂšcles d'AthĂšnes.

Puis ils se turent.

Le soleil, plus bas, semblait saigner ; et une large traßnée lumineuse, une route éblouissante courait sur l'eau depuis la limite de l'océan jusqu'au sillage de la barque.

Les derniers souffles de vent tombÚrent ; toute ride s'aplanit ; et la voile immobile était rouge. Une accalmie illimitée semblait engourdir l'espace, faire le silence autour de cette rencontre d'éléments ; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l'amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrasement. Il la joignit ; et, peu à peu, elle le dévora.

Alors, de l'horizon, une fraßcheur accourut ; un frisson plissa le sein mouvant de l'eau, comme si l'astre englouti eût jeté sur le monde un soupir d'apaisement.

Le crĂ©puscule fut court ; la nuit se dĂ©ploya, criblĂ©e d'astres. Le pĂšre Lastique prit les rames ; et on s'aperçut que la mer Ă©tait phosphorescente. Jeanne et le vicomte, cĂŽte Ă  cĂŽte, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait derriĂšre elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir dans un bien-ĂȘtre dĂ©licieux ; et comme Jeanne avait une main appuyĂ©e sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par hasard, contre sa peau ; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact si lĂ©ger.

Quand elle fut rentrĂ©e le soir, dans sa chambre, elle se sentit Ă©trangement remuĂ©e, et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait Ă  la façon d'un cƓur, d'un cƓur ami ; qu'elle serait le tĂ©moin de toute sa vie, qu'elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic-tac vif et rĂ©gulier ; et elle arrĂȘta la mouche dorĂ©e pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait embrassĂ© n'importe quoi. Elle se souvint d'avoir cachĂ© dans le fond d'un tiroir une vieille poupĂ©e d'autrefois ; elle la rechercha, la revit avec la joie qu'on a en retrouvant des amies adorĂ©es ; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers ardents les joues peintes et la filasse frisĂ©e du joujou.

Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.

Était-ce bien LUI l'Ă©poux promis par mille voix secrĂštes, qu'une Providence souverainement bonne avait ainsi jetĂ© sur sa route ? Était-ce bien l'ĂȘtre crĂ©Ă© pour elle, Ă  qui elle dĂ©vouerait son existence ? Étaient-ils ces deux prĂ©destinĂ©s dont les tendresses, se joignant, devaient s'Ă©treindre, se mĂȘler indissolublement, engendrer L'AMOUR ?

Elle n'avait point encore ces Ă©lans tumultueux de tout son ĂȘtre, ces ravissements fous, ces soulĂšvements profonds qu'elle croyait ĂȘtre la passion ; il lui semblait cependant qu'elle commençait Ă  l'aimer ; car elle se sentait parfois toute dĂ©faillante en pensant Ă  lui ; et elle y pensait sans cesse. Sa prĂ©sence lui remuait le cƓur ; elle rougissait et pĂąlissait en rencontrant son regard, et frissonnait en entendant sa voix.

Elle dormit bien peu cette nuit-lĂ .

Alors, de jour en jour, le troublant désir d'aimer l'envahit davantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi les marguerites, les nuages, des piÚces de monnaie jetées en l'air.

Or, un soir, son pĂšre lui dit :

– Fais-toi belle, demain matin.

Elle demanda :

– Pourquoi, papa ?

Il reprit :

– C'est un secret.

Et quand elle descendit, le lendemain, toute fraĂźche dans une toilette claire, elle trouva la table du salon couverte de boĂźtes de bonbons ; et, sur une chaise, un Ă©norme bouquet.

Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus : « Lerat, pùtissier à Fécamp. Repas de noces » ; et Ludivine, aidée d'un marmiton, tirait d'une trappe ouvrant derriÚre la carriole, beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon.

Le vicomte de Lamare parut. Son pantalon Ă©tait tendu et retenu sous de mignonnes bottes vernies qui faisaient voir la petitesse de son pied. Sa longue redingote, serrĂ©e Ă  la taille, laissait sortir, par l'Ă©chancrure sur la poitrine, la dentelle de son jabot ; et une cravate fine, Ă  plusieurs tours, le forçait Ă  porter haut sa belle tĂȘte brune empreinte d'une distinction grave. Il avait un autre air que de coutume, cet aspect particulier que la toilette donne subitement aux visages les mieux connus. Jeanne, stupĂ©faite, le regardait comme si elle ne l'avait point encore vu ; elle le trouvait souverainement gentilhomme, grand seigneur de la tĂȘte aux pieds.

Il s'inclina, en souriant :

– Eh bien, ma commĂšre, ĂȘtes-vous prĂȘte ?

Elle balbutia :

– Mais quoi ? Qu'y a-t-il donc ?

– Tu le sauras tout à l'heure, dit le baron.

La calÚche attelée s'avança, Mme Adélaïde descendit de sa chambre, en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement émue par l'élégance de M. de Lamare que petit pÚre murmura :

– Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve Ă  son goĂ»t.

Il rougit jusqu'aux oreilles, fit semblant de n'avoir pas entendu, et, s'emparant du gros bouquet, le présenta à Jeanne. Elle le prit plus étonnée encore. Tous les quatre montÚrent en voiture ; et la cuisiniÚre Ludivine, qui apportait à la baronne un bouillon froid pour la soutenir, déclara :

– Vrai, madame, on dirait une noce.

On mit pied à terre en entrant dans Yport et, à mesure qu'on avançait à travers le village, les matelots, dans leurs hardes neuves dont les plis se voyaient, sortaient de leurs maisons, saluaient, serraient la main du baron et se mettaient à suivre, comme derriÚre une procession.

Le vicomte avait offert son bras Ă  Jeanne et marchait en tĂȘte avec elle.

Lorsqu'on arriva devant l'Ă©glise, on s'arrĂȘta ; et la grande croix d'argent parut, tenue droite par un enfant de chƓur prĂ©cĂ©dant un autre gamin rouge et blanc, qui portait l'urne d'eau bĂ©nite oĂč trempait le goupillon.

Puis passĂšrent trois vieux chantres dont l'un boitait, puis le serpent, puis le curĂ© soulevant de son ventre pointu l'Ă©tole dorĂ©e, croisĂ©e dessus. Il dit bonjour d'un sourire et d'un signe de tĂȘte ; puis, les yeux mi-clos, les lĂšvres remuĂ©es d'une priĂšre, la barrette enfoncĂ©e jusqu'au nez, il suivit son Ă©tat-major en surplis en se dirigeant vers la mer.

Sur la plage, une foule attendait autour d'une barque neuve enguirlandée. Son mùt, sa voile, ses cordages étaient couverts de longs rubans qui voltigeaient dans la brise, et son nom JEANNE apparaissait en lettres d'or, à l'arriÚre.

Le pĂšre Lastique, patron de ce bateau construit avec l'argent du baron, s'avança au-devant du cortĂšge. Tous les hommes, d'un mĂȘme mouvement, ĂŽtĂšrent ensemble leurs coiffures ; et une rangĂ©e de dĂ©votes, encapuchonnĂ©es sous de vastes mantes noires Ă  grands plis tombant des Ă©paules, s'agenouillĂšrent en cercle Ă  l'aspect de la croix.

Le curĂ©, entre les deux enfants de chƓur, s'en vint Ă  l'un des bouts de l'embarcation, tandis qu'Ă  l'autre, les trois vieux chantres, crasseux dans leur blanche vĂȘture, le menton poileux, l'air grave, l'Ɠil sur le livre de plain-chant, dĂ©tonnaient Ă  pleine gueule dans la claire matinĂ©e.

Chaque fois qu'ils reprenaient haleine, le serpent tout seul continuait son mugissement ; et, dans l'enflure de ses joues pleines de vent, ses petits yeux gris disparaissaient. La peau du front mĂȘme, et celle du cou, semblaient dĂ©collĂ©es de la chair tant il se gonflait en soufflant.

La mer, immobile et transparente, semblait assister, recueillie, au baptĂȘme de sa nacelle, roulant Ă  peine, avec un tout petit bruit de rĂąteau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le doigt. Et les grandes mouettes blanches aux ailes dĂ©ployĂ©es passaient en dĂ©crivant des courbes dans le ciel bleu, s'Ă©loignaient, revenaient d'un vol arrondi au-dessus de la foule agenouillĂ©e, comme pour voir aussi ce qu'on faisait lĂ .

Mais le chant s'arrĂȘta aprĂšs un amen hurlĂ© cinq minutes ; et le prĂȘtre, d'une voix empĂątĂ©e, gloussa quelques mots latins dont on ne distinguait que les terminaisons sonores.

Il fit ensuite le tour de la barque en l'aspergeant d'eau bénite, puis il commença à murmurer des oremus en se tenant à présent le long d'un bordage en face du parrain et de la marraine qui demeuraient immobiles, la main dans la main.

Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garçon, mais la jeune fille, Ă©tranglĂ©e par une Ă©motion soudaine, dĂ©faillante, se mit Ă  trembler tellement, que ses dents s'entrechoquaient. Le rĂȘve qui la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout Ă  coup, dans une espĂšce d'hallucination, l'apparence d'une rĂ©alitĂ©. On avait parlĂ© de noce, un prĂȘtre Ă©tait lĂ , bĂ©nissant, des hommes en surplis psalmodiaient des priĂšres ; n'Ă©tait-ce pas elle qu'on mariait ?

Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l'obsession de son cƓur avait-elle couru le long de ses veines jusqu'au cƓur de son voisin ? Comprit-il, devina-t-il, fut-il, comme elle, envahi par une sorte d'ivresse d'amour ? ou bien, savait-il seulement, par expĂ©rience, qu'aucune femme ne lui rĂ©sistait ? Elle s'aperçut soudain qu'il pressait sa main, doucement d'abord, puis plus fort, plus fort, Ă  la briser. Et, sans que sa figure remuĂąt, sans que personne s'en aperçût, il dit, oui certes, il dit trĂšs distinctement :

– Oh ! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiançailles.

Elle baissa la tĂȘte d'un mouvement trĂšs lent qui peut-ĂȘtre voulait dire « oui ». Et le prĂȘtre qui jetait encore de l'eau bĂ©nite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts.

C'Ă©tait fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut une dĂ©bandade. La croix, entre les mains de l'enfant de chƓur, avait perdu sa dignitĂ© ; elle filait vite, oscillant de droite Ă  gauche, ou bien penchĂ©e en avant, prĂȘte Ă  tomber sur le nez. Le curĂ©, qui ne priait plus, galopait derriĂšre ; les chantres et le serpent avaient disparu par une ruelle pour ĂȘtre plus tĂŽt dĂ©shabillĂ©s, et les matelots, par groupes, se hĂątaient. Une mĂȘme pensĂ©e, qui mettait en leur tĂȘte comme une odeur de cuisine, allongeait les jambes, mouillait les bouches de salive, descendait jusqu'au fond des ventres oĂč elle faisait chanter les boyaux.

Un bon déjeuner les attendait aux Peuples.

La grande table Ă©tait mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place : marins et paysans. La baronne, au centre, avait Ă  ses cĂŽtĂ©s les deux curĂ©s, celui d'Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, Ă©tait flanquĂ© du maire et de sa femme, maigre campagnarde dĂ©jĂ  vieille, qui adressait de tous les cĂŽtĂ©s une multitude de petits saluts. Elle avait une figure Ă©troite serrĂ©e dans son grand bonnet normand, une vraie tĂȘte de poule Ă  huppe blanche, avec un Ɠil tout rond et toujours Ă©tonnĂ© ; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eĂ»t picotĂ© son assiette avec son nez.

Jeanne, Ă  cĂŽtĂ© du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle ne voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tĂȘte brouillĂ©e de joie.

Elle lui demanda :

– Quel est donc votre petit nom ?

Il dit :

– Julien. Vous ne saviez pas ?

Mais elle ne répondit point, pensant :

– Comme je le rĂ©pĂ©terai souvent, ce nom-lĂ  !

Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et on passa de l'autre cĂŽtĂ© du chĂąteau. La baronne se mit Ă  faire son exercice, appuyĂ©e sur le baron, escortĂ©e de ses deux prĂȘtres. Jeanne et Julien allĂšrent jusqu'au bosquet, entrĂšrent dans les petits chemins touffus ; et tout Ă  coup il lui saisit les mains :

– Dites, voulez-vous ĂȘtre ma femme ?

Elle baissa encore la tĂȘte ; et comme il balbutiait : « RĂ©pondez, je vous en supplie ! » elle releva ses yeux vers lui, tout doucement ; et il lut la rĂ©ponse dans son regard.

Chapitre 04

Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avant qu'elle fût levée, et s'asseyant sur les pieds du lit :

– M. le vicomte de Lamare nous a demandĂ© ta main.

Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps.

Son pĂšre reprit :

– Nous avons remis notre rĂ©ponse Ă  tantĂŽt.

Elle haletait, étranglée par l'émotion. Au bout d'une minute le baron, qui souriait, ajouta :

– Nous n'avons rien voulu faire sans t'en parler. Ta mĂšre et moi ne sommes pas opposĂ©s Ă  ce mariage, sans prĂ©tendre cependant t'y engager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s'agit du bonheur d'une vie, on ne doit pas se prĂ©occuper de l'argent. Il n'a plus aucun parent ; si tu l'Ă©pousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notre famille, tandis qu'avec un autre, c'est toi, notre fille, qui irait chez des Ă©trangers. Le garçon nous plaĂźt. Te plairait-il
 Ă  toi ?

Elle balbutia, rouge jusqu'aux cheveux :

– Je veux bien, papa.

Et petit pĂšre, en la regardant au fond des yeux, et riant toujours, murmura :

– Je m'en doutais un peu, mademoiselle.

Elle vécut jusqu'au soir comme si elle était grise, sans savoir ce qu'elle faisait, prenant machinalement des objets pour d'autres, et les jambes toutes molles de fatigue sans qu'elle eût marché.

Vers six heures, comme elle Ă©tait assise avec petite mĂšre sous le platane, le vicomte parut.

Le cƓur de Jeanne se mit Ă  battre follement. Le jeune homme s'avançait sans paraĂźtre Ă©mu. Lorsqu'il fut tout prĂšs, il prit les doigts de la baronne et les baisa puis, soulevant Ă  son tour la main frĂ©missante de la jeune fille, il y dĂ©posa de toutes ses lĂšvres un long baiser tendre et reconnaissant.

Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaient seuls dans les coins du salon, ou bien assis sur le talus au fond du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient dans l'allée de petite mÚre, lui, parlant d'avenir, elle, les yeux baissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.

Une fois la chose dĂ©cidĂ©e, on voulut hĂąter le dĂ©nouement ; il fut donc convenu que la cĂ©rĂ©monie aurait lieu dans six semaines, au 15 aoĂ»t ; et que les jeunes mariĂ©s partiraient immĂ©diatement pour leur voyage de noces. Jeanne, consultĂ©e sur le pays qu'elle voulait visiter, se dĂ©cida pour la Corse oĂč l'on devait ĂȘtre plus seuls que dans les villes d'Italie.

Ils attendaient le moment fixĂ© pour leur union sans impatience trop vive, mais enveloppĂ©s, roulĂ©s dans une tendresse dĂ©licieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressĂ©s, des regards passionnĂ©s, si longs que les Ăąmes semblent se mĂȘler ; et vaguement tourmentĂ©s par le dĂ©sir indĂ©cis des grandes Ă©treintes.

On rĂ©solut de n'inviter personne au mariage, Ă  l'exception de tante Lison, la sƓur de la baronne, qui vivait comme dame pensionnaire dans un couvent de Versailles.

AprĂšs la mort de leur pĂšre, la baronne avait voulu garder sa sƓur avec elle ; mais la vieille fille, poursuivie par l'idĂ©e qu'elle gĂȘnait tout le monde, qu'elle Ă©tait inutile et importune, se retira dans une de ces maisons religieuses qui louent des appartements aux gens tristes et isolĂ©s dans l'existence.

Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans sa famille.

C'Ă©tait une petite femme qui parlait peu, s'effaçait toujours, apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuite dans sa chambre oĂč elle restait enfermĂ©e sans cesse.

Elle avait un air bon et vieillot, bien qu'elle fĂ»t ĂągĂ©e seulement de quarante-deux ans, un Ɠil doux et triste ; elle n'avait jamais comptĂ© pour rien dans sa famille. Toute petite, comme elle n'Ă©tait point jolie ni turbulente, on ne l'embrassait guĂšre ; et elle restait tranquille et douce dans les coins. Depuis elle demeura toujours sacrifiĂ©e. Jeune fille, personne ne s'occupa d'elle.

C'était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu'on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont on ne s'inquiÚte jamais.

Sa sƓur, par habitude prise dans la maison paternelle, la considĂ©rait comme un ĂȘtre manquĂ©, tout Ă  fait insignifiant. On la traitait avec une familiaritĂ© sans gĂȘne qui cachait une sorte de bontĂ© mĂ©prisante. Elle s'appelait Lise et semblait gĂȘnĂ©e par ce nom pimpant et jeune. Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas, qu'elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Depuis la naissance de Jeanne, elle Ă©tait devenue « tante Lison », une humble parente, proprette, affreusement timide, mĂȘme avec sa sƓur et son beau-frĂšre qui l'aimaient pourtant, mais d'une affection vague participant d'une tendresse indiffĂ©rente, d'une compassion inconsciente et d'une bienveillance naturelle.

Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines de sa jeunesse, elle prononçait, pour fixer une date :

– C'Ă©tait Ă  l'Ă©poque du coup de tĂȘte de Lison.

On n'en disait jamais plus ; et « ce coup de tĂȘte » restait comme enveloppĂ© de brouillard.

Un soir Lise, ĂągĂ©e alors de vingt ans, s'Ă©tait jetĂ©e Ă  l'eau sans qu'on sĂ»t pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses maniĂšres, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l'avait repĂȘchĂ©e Ă  moitiĂ© morte ; et ses parents, levant des bras indignĂ©s, au lieu de chercher la cause mystĂ©rieuse de cette action, s'Ă©taient contentĂ©s de parler du « coup de tĂȘte », comme ils parlaient de l'accident du cheval « Coco », qui s'Ă©tait cassĂ© la jambe un peu auparavant dans une orniĂšre et qu'on avait Ă©tĂ© obligĂ© d'abattre.

Depuis lors, Lise, bientĂŽt Lison, fut considĂ©rĂ©e comme un esprit trĂšs faible. Le doux mĂ©pris qu'elle avait inspirĂ© Ă  ses proches s'infiltra lentement dans le cƓur de tous les gens qui l'entouraient. La petite Jeanne elle-mĂȘme, avec cette divination naturelle des enfants, ne s'occupait point d'elle, ne montait jamais l'embrasser dans son lit, ne pĂ©nĂ©trait jamais dans sa chambre. La bonne Rosalie, qui donnait Ă  cette chambre les quelques soins nĂ©cessaires, semblait seule savoir oĂč elle Ă©tait situĂ©e.

Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour le déjeuner, la « Petite » allait, par habitude, lui tendre son front ; et voilà tout.

Si quelqu'un voulait lui parler, on envoyait un domestique la quérir ; et, quand elle n'était pas là, on ne s'occupait jamais d'elle, on ne songeait jamais à elle, on n'aurait jamais eu la pensée de s'inquiéter, de demander :

– Tiens, mais je n'ai pas vu Lison, ce matin.

Elle ne tenait point de place ; c'Ă©tait un de ces ĂȘtres qui demeurent inconnus mĂȘme Ă  leurs proches, comme inexplorĂ©s, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces ĂȘtres qui ne savent entrer ni dans l'existence, ni dans les habitudes, ni dans l'amour de ceux qui vivent Ă  cĂŽtĂ© d'eux.

Quand on prononçait « tante Lison », ces deux mots n'éveillaient pour ainsi dire aucune affection en l'esprit de personne. C'est comme si on avait dit « la cafetiÚre ou le sucrier ».

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets ; ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son. Ses mains paraissaient faites d'une espÚce d'ouate, tant elle maniait légÚrement et délicatement ce qu'elle touchait.

Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l'idée de ce mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d'elle, demeurÚrent presque inaperçus.

DĂšs le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu'elle Ă©tait lĂ .

Mais en elle fermentait une Ă©motion extraordinaire, et ses yeux ne quittaient point les fiancĂ©s. Elle s'occupa du trousseau avec une Ă©nergie singuliĂšre, une activitĂ© fiĂ©vreuse, travaillant comme une simple couturiĂšre dans sa chambre oĂč personne ne la venait voir.

À tout moment elle prĂ©sentait Ă  la baronne des mouchoirs qu'elle avait ourlĂ©s elle-mĂȘme, des serviettes dont elle avait brodĂ© les chiffres, en demandant :

– Est-ce bien comme ça, AdĂ©laĂŻde ?

Et petite mÚre, tout en examinant nonchalamment l'objet, répondait :

– Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison.

Un soir, vers la fin du mois, aprĂšs une journĂ©e de lourde chaleur, la lune se leva dans une de ces nuits claires et tiĂšdes, qui troublent, attendrissent, font s'exalter, semblent Ă©veiller toutes les poĂ©sies secrĂštes de l'Ăąme. Les souffles doux des champs entraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari jouaient mollement une partie de cartes dans la clartĂ© ronde que l'abat-jour de la lampe dessinait sur la table ; tante Lison, assise entre eux, tricotait ; et les jeunes gens, accoudĂ©s Ă  la fenĂȘtre ouverte, regardaient le jardin plein de clartĂ©.

Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand gazon qui s'Ă©tendait ensuite, pĂąle et luisant, jusqu'au bosquet tout noir.

Attirée invinciblement par le charme tendre de cette nuit, par cet éclairement vaporeux des arbres et des massifs, Jeanne se tourna vers ses parents :

– Petit pùre, nous allons faire un tour là, sur l'herbe, devant le chñteau.

Le baron dit, sans quitter son jeu : « Allez, mes enfants », et se remit à sa partie.

Ils sortirent et commencĂšrent Ă  marcher lentement sur la grande pelouse blanche jusqu'au petit bois du fond.

L'heure avançait sans qu'ils songeassent à rentrer. La baronne, fatiguée, voulut monter à sa chambre :

– Il faut rappeler les amoureux, dit-elle.

Le baron, d'un coup d'Ɠil, parcourut le vaste jardin lumineux, oĂč les deux ombres erraient doucement.

– Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon dehors ! Lison va les attendre ; n'est-ce pas, Lison ?

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide :

– Certainement, je les attendrai.

Petit pĂšre souleva la baronne, et, lassĂ© lui-mĂȘme par la chaleur du jour :

– Je vais me coucher aussi, dit-il.

Et il partit avec sa femme.

Alors tante Lison Ă  son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l'ouvrage commencĂ©, sa laine et la grande aiguille, elle vint s'accouder Ă  la fenĂȘtre et contempla la nuit charmante.

Les deux fiancĂ©s allaient sans fin, Ă  travers le gazon, du bosquet jusqu'au perron, du perron jusqu'au bosquet. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d'eux-mĂȘmes, tout mĂȘlĂ©s Ă  la poĂ©sie visible qui s'exhalait de la terre.

Jeanne, tout Ă  coup, aperçut dans le cadre de la fenĂȘtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clartĂ© de la lampe.

– Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde.

Le vicomte releva la tĂȘte, et, de cette voix indiffĂ©rente qui parle sans pensĂ©e :

– Oui, tante Lison nous regarde.

Et ils continuĂšrent Ă  rĂȘver, Ă  marcher lentement, Ă  s'aimer.

Mais la rosée couvrait l'herbe, ils eurent un petit frisson de fraßcheur.

– Rentrons maintenant, dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu'ils pénétrÚrent dans le salon, tante Lison s'était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son travail ; et ses doigts maigres tremblaient un peu, comme s'ils eussent été trÚs fatigués.

Jeanne s'approcha :

– Tante, on va dormir, Ă  prĂ©sent.

La vieille fille tourna les yeux ; ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Les amoureux n'y prirent point garde ; mais le jeune homme aperçut soudain les fins souliers de la jeune fille tout couverts d'eau. Il fut saisi d'inquiétude et demanda tendrement :

– N'avez-vous point froid à vos chers petits pieds ?

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d'un tremblement si fort que son ouvrage s'en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet ; et, cachant brusquement sa figure dans ses mains, elle se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.

Les deux fiancés la regardaient stupéfaits, immobiles. Jeanne brusquement se mit à ses genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :

– Mais qu'as-tu, mais qu'as-tu, tante Lison ?

Alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes, et le corps crispé de chagrin, répondit :

– C'est quand il t'a demandé  N'avez-vous pas froid à
 à
 Ă  vos chers petits pieds ?
 on ne m'a jamais dit de ces choses-là
 Ă  moi
 jamais
 jamais


Jeanne, surprise, apitoyée, eut cependant envie de rire à la pensée d'un amoureux débitant des tendresses à Lison ; et le vicomte s'était retourné pour cacher sa gaieté.

Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine Ă  terre et son tricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumiĂšre dans l'escalier sombre, cherchant sa chambre Ă  tĂątons.

Restés seuls, les deux jeunes gens se regardÚrent, égayés et attendris. Jeanne murmura :

– Cette pauvre tante !


Julien reprit :

– Elle doit ĂȘtre un peu folle, ce soir.

Ils se tenaient les mains sans se décider à se séparer, et doucement, tout doucement, ils échangÚrent leur premier baiser devant le siÚge vide que venait de quitter tante Lison.

Ils ne pensaient plus guĂšre, le lendemain, aux larmes de la vieille fille.

Les deux semaines qui précédÚrent le mariage laissÚrent Jeanne assez calme et tranquille comme si elle eût été fatiguée d'émotions douces.

Elle n'eut pas non plus le temps de réfléchir durant la matinée du jour décisif. Elle éprouvait seulement une grande sensation de vide en tout son corps, comme si sa chair, son sang, ses os se fussent fondus sous la peau ; et elle s'apercevait, en touchant les objets, que ses doigts tremblaient beaucoup.

Elle ne reprit possession d'elle que dans le chƓur de l'Ă©glise pendant l'office.

MariĂ©e ! Ainsi elle Ă©tait mariĂ©e ! La succession de choses, de mouvements, d'Ă©vĂ©nements accomplis depuis l'aube lui paraissait un rĂȘve, un vrai rĂȘve. Il est de ces moments oĂč tout semble changĂ© autour de nous ; les gestes mĂȘme ont une signification nouvelle ; jusqu'aux heures qui ne semblent plus Ă  leur place ordinaire.

Elle se sentait étourdie, étonnée surtout. La veille encore rien n'était modifié dans son existence ; l'espoir constant de sa vie devenait seulement plus proche, presque palpable. Elle s'était endormie jeune fille ; elle était femme maintenant.

Donc elle avait franchi cette barriĂšre qui semble cacher l'avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs rĂȘvĂ©s. Elle sentait comme une porte ouverte devant elle ; elle allait entrer dans l'Attendu.

La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presque vide ; car on n'avait invité personne ; puis on ressortit.

Quand ils apparurent sur la porte de l'église, un fracas formidable fit faire un bond à la mariée et pousser un grand cri à la baronne : c'était une salve de coups de fusil tirée par les paysans ; et jusqu'aux Peuples les détonations ne cessÚrent plus.

Une collation était servie pour la famille, le curé des chùtelains et celui d'Yport, le marié et les témoins choisis parmi les gros cultivateurs des environs.

Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dĂźner. Le baron, la baronne, tante Lison, le maire et l'abbĂ© Picot se mirent Ă  parcourir l'allĂ©e de petite mĂšre ; tandis que, dans l'allĂ©e en face, l'autre prĂȘtre lisait son brĂ©viaire en marchant Ă  grands pas.

On entendait, de l'autre cÎté du chùteau, la gaieté bruyante des paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays, endimanché, emplissait la cour. Les gars et les filles se poursuivaient.

Jeanne et Julien traversÚrent le bosquet, puis montÚrent sur le talus, et, muets tous deux, se mirent à regarder la mer. Il faisait un peu frais, bien qu'on fût au milieu d'août ; le vent du nord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le ciel tout bleu.

Les jeunes gens, pour trouver de l'abri, traversÚrent la lande en tournant à droite, voulant gagner la vallée ondulante et boisée qui descend vers Yport. DÚs qu'ils eurent atteint les taillis, aucun souffle ne les effleura plus, et ils quittÚrent le chemin pour prendre un étroit sentier s'enfonçant sous les feuilles. Ils pouvaient à peine marcher de front ; alors elle sentit un bras qui se glissait lentement autour de sa taille.

Elle ne disait rien, haletante, le cƓur prĂ©cipitĂ©, la respiration coupĂ©e. Des branches basses leur caressaient les cheveux ; ils se courbaient souvent pour passer. Elle cueillit une feuille ; deux bĂȘtes Ă  bon Dieu, pareilles Ă  deux frĂȘles coquillages rouges, Ă©taient blotties dessous.

Alors elle dit, innocente et rassurée un peu :

– Tiens, un mĂ©nage.

Julien effleura son oreille de sa bouche :

– Ce soir vous serez ma femme.

Quoiqu'elle eût appris bien des choses dans son séjour aux champs, elle ne songeait encore qu'à la poésie de l'amour, et fut surprise. Sa femme ? ne l'était-elle pas déjà ?

Alors il se mit Ă  l'embrasser Ă  petits baisers rapides sur la tempe et sur le cou, lĂ  oĂč frisaient les premiers cheveux. Saisie Ă  chaque fois par ces baisers d'homme auxquels elle n'Ă©tait point habituĂ©e, elle penchait instinctivement la tĂȘte de l'autre cĂŽtĂ© pour Ă©viter cette caresse qui la ravissait cependant.

Mais ils se trouvĂšrent soudain sur la lisiĂšre du bois. Elle s'arrĂȘta, confuse d'ĂȘtre si loin. Qu'allait-on penser ?

– Retournons, dit-elle.

Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournant tous deux, ils se trouvĂšrent face Ă  face, si prĂšs qu'ils sentirent leurs haleines sur leurs visages ; et ils se regardĂšrent. Ils se regardĂšrent d'un de ces regards fixes, aigus, pĂ©nĂ©trants, oĂč deux Ăąmes croient se mĂȘler. Ils se cherchĂšrent dans leurs yeux, derriĂšre leurs yeux, dans cet inconnu impĂ©nĂ©trable de l'ĂȘtre, ils se sondĂšrent dans une muette et obstinĂ©e interrogation. Que seraient-ils l'un pour l'autre ? Que serait cette vie qu'ils commençaient ensemble ? Que se rĂ©servaient-ils l'un Ă  l'autre de joies, de bonheurs ou de dĂ©sillusions en ce long tĂȘte-Ă -tĂȘte indissoluble du mariage ? Et il leur sembla, Ă  tous les deux, qu'ils ne s'Ă©taient pas encore vus.

Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules de sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme elle n'en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dans ses veines et dans ses moelles ; et elle en eut une telle secousse mystérieuse qu'elle repoussa éperdument Julien de ses deux bras, et faillit tomber sur le dos.

– Allons-nous-en. Allons-nous-en, balbutia-t-elle.

Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu'il garda dans les siennes.

Ils n'Ă©changĂšrent plus un mot jusqu'Ă  la maison. Le reste de l'aprĂšs-midi sembla long.

On se mit Ă  table Ă  la nuit tombante.

Le dĂźner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands. Une sorte de gĂȘne paralysait les convives. Seuls les deux prĂȘtres, le maire et les quatre fermiers invitĂ©s montrĂšrent un peu de cette grosse gaietĂ© qui doit accompagner les noces.

Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il Ă©tait neuf heures environ ; on allait prendre le cafĂ©. Au-dehors, sous les pommiers de la premiĂšre cour, le bal champĂȘtre commençait. Par la fenĂȘtre ouverte on apercevait toute la fĂȘte. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu'accompagnaient faiblement deux violons et une clarinette juchĂ©s sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entiĂšrement parfois la chanson des instruments ; et la frĂȘle musique dĂ©chirĂ©e par les voix dĂ©chaĂźnĂ©es semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes Ă©parpillĂ©es.

Deux grandes barriques entourĂ©es de torches flambantes versaient Ă  boire Ă  la foule. Deux servantes Ă©taient occupĂ©es Ă  rincer incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d'eau, sous les robinets d'oĂč coulait le filet rouge du vin ou le filet d'or du cidre pur. Et les danseurs assoiffĂ©s, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir Ă  leur tour un vase quelconque et se verser Ă  grands flots dans la gorge, en renversant la tĂȘte, le liquide qu'ils prĂ©fĂ©raient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucisses. Chacun avalait une bouchĂ©e de temps en temps, et, sous le plafond de feuilles illuminĂ©es, cette fĂȘte saine et violente donnait aux convives mornes de la salle l'envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.

Le maire qui battait la mesure avec son couteau s'Ă©cria :

– Sacristi ! ça va bien, c'est comme qui dirait les noces de Ganache.

Un frisson de rire étouffé courut. Mais l'abbé Picot, ennemi naturel de l'autorité civile, répliqua :

– Vous voulez dire de Cana.

L'autre n'accepta pas la leçon.

– Non, monsieur le curĂ©, je m'entends ; quand je dis Ganache, c'est Ganache.

On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mĂȘler un peu au populaire en goguette. Puis les invitĂ©s se retirĂšrent.

Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte de querelle. Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblait refuser ce que demandait son mari ; enfin elle dit, presque haut :

– Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m'y prendre.

Petit pĂšre alors, la quittant brusquement, s'approcha de Jeanne.

– Veux-tu faire un tour avec moi, fillette ?

Tout émue, elle répondit :

– Comme tu voudras, papa.

Ils sortirent.

DÚs qu'ils furent devant la porte, du cÎté de la mer, un petit vent sec les saisit. Un de ces vents froids d'été, qui sentent déjà l'automne.

Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redécouvrant les étoiles.

Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressant tendrement la main. Ils marchÚrent quelques minutes. Il semblait indécis, troublé. Enfin il se décida.

– Mignonne, je vais remplir un rĂŽle difficile qui devrait revenir Ă  ta mĂšre ; mais comme elle s'y refuse, il faut bien que je prenne sa place. J'ignore ce que tu sais des choses de l'existence. Il est des mystĂšres qu'on cache soigneusement aux enfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester pures d'esprit, irrĂ©prochablement pures jusqu'Ă  l'heure oĂč nous les remettons entre les bras de l'homme qui prendra soin de leur bonheur. C'est Ă  lui qu'il appartient de lever ce voile jetĂ© sur le doux secret de la vie. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encore effleurĂ©es, se rĂ©voltent souvent devant la rĂ©alitĂ© un peu brutale cachĂ©e derriĂšre les rĂȘves. BlessĂ©es en leur Ăąme, blessĂ©es mĂȘme en leur corps, elles refusent Ă  l'Ă©poux ce que la loi, la loi humaine et la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne puis t'en dire davantage, ma chĂ©rie ; mais n'oublie point ceci, que tu appartiens tout entiĂšre Ă  ton mari.

Que savait-elle au juste ? que devinait-elle ? Elle s'était mise à trembler, oppressée d'une mélancolie accablante et douloureuse comme un pressentiment.

Ils rentrĂšrent. Une surprise les arrĂȘta sur la porte du salon. Mme AdĂ©laĂŻde sanglotait sur le cƓur de Julien. Ses pleurs, des pleurs bruyants poussĂ©s comme par un soufflet de forge, semblaient lui sortir en mĂȘme temps du nez, de la bouche et des yeux ; et le jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattue en ses bras pour lui recommander sa chĂ©rie, sa mignonne, son adorĂ©e fillette.

Le baron se précipita : « Oh ! pas de scÚne ; pas d'attendrissement, je vous prie », et, prenant sa femme, il l'assit dans un fauteuil pendant qu'elle s'essuyait le visage. Il se tourna ensuite vers Jeanne :

– Allons, petite, embrasse ta mùre bien vite et va te coucher.

PrĂȘte Ă  pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement et s'enfuit.

Tante Lison s'Ă©tait dĂ©jĂ  retirĂ©e en sa chambre. Le baron et sa femme restĂšrent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si gĂȘnĂ©s tous les trois qu'aucune parole ne leur venait, les deux hommes en tenue de soirĂ©e, debout, les yeux perdus, Mme AdĂ©laĂŻde abattue sur son siĂšge avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarras devenait intolĂ©rable, le baron se mit Ă  parler du voyage que les jeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours.

Jeanne, dans sa chambre, se laissait dĂ©shabiller par Rosalie qui pleurait comme une source. Les mains errant au hasard, elle ne trouvait plus ni les cordons ni les Ă©pingles et elle semblait assurĂ©ment plus Ă©mue encore que sa maĂźtresse. Mais Jeanne ne songeait guĂšre aux larmes de sa bonne ; il lui semblait qu'elle Ă©tait entrĂ©e dans un autre monde, partie sur une autre terre, sĂ©parĂ©e de tout ce qu'elle avait connu, de tout ce qu'elle avait chĂ©ri. Tout lui semblait bouleversĂ© dans sa vie et dans sa pensĂ©e ; mĂȘme cette idĂ©e Ă©trange lui vint : « Aimait-elle son mari ? » VoilĂ  qu'il lui apparaissait tout Ă  coup comme un Ă©tranger qu'elle connaissait Ă  peine. Trois mois auparavant elle ne savait point qu'il existait, et maintenant elle Ă©tait sa femme. Pourquoi cela ? Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert sous vos pas ?

Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans son lit ; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau, augmentĂšrent cette sensation de froid, de solitude, de tristesse qui lui pesait sur l'Ăąme depuis deux heures.

Rosalie s'enfuit, toujours sanglotant ; et Jeanne attendit. Elle attendit anxieuse, le cƓur crispĂ©, ce je ne sais quoi devinĂ©, et annoncĂ© en termes confus par son pĂšre, cette rĂ©vĂ©lation mystĂ©rieuse de ce qui est le grand secret de l'amour.

Sans qu'elle eĂ»t entendu monter l'escalier, on frappa trois coups lĂ©gers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne rĂ©pondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Elle se cacha la tĂȘte sous ses couvertures, comme si un voleur eĂ»t pĂ©nĂ©trĂ© chez elle. Des bottines craquĂšrent doucement sur le parquet ; et soudain on toucha son lit.

Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri ; et, dĂ©gageant sa tĂȘte, elle vit Julien debout devant elle, qui souriait en la regardant.

– Oh ! que vous m'avez fait peur ! dit-elle.

Il reprit :

– Vous ne m'attendiez donc point ?

Elle ne rĂ©pondit pas. Il Ă©tait en grande toilette, avec sa figure grave de beau garçon ; et elle se sentit affreusement honteuse d'ĂȘtre couchĂ©e ainsi devant cet homme si correct.

Ils ne savaient que dire, que faire, n'osant mĂȘme pas se regarder Ă  cette heure sĂ©rieuse et dĂ©cisive d'oĂč dĂ©pend l'intime bonheur de toute la vie.

Il sentait vaguement peut-ĂȘtre quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusĂ©e tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies dĂ©licatesses d'une Ăąme virginale et nourrie de rĂȘves.

Alors, doucement, il lui prit la main qu'il baisa, et, s'agenouillant auprÚs du lit comme devant un autel, il murmura d'une voix aussi légÚre qu'un souffle :

– Voudrez-vous m'aimer ?

Elle, rassurĂ©e tout Ă  coup, souleva sur l'oreiller sa tĂȘte ennuagĂ©e de dentelles, et elle sourit :

– Je vous aime dĂ©jĂ , mon ami.

Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix changée par ce bùillon de chair :

– Voulez-vous me prouver que vous m'aimez ?

Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre ce qu'elle disait, sous le souvenir des paroles de son pÚre :

– Je suis à vous, mon ami.

Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressant lentement, il approchait de son visage qu'elle recommençait à cacher.

Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça sa femme Ă  travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sous l'oreiller, il le soulevait avec la tĂȘte : et, tout bas, tout bas il demanda :

– Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place Ă  cĂŽtĂ© de vous ?

Elle eut peur, une peur d'instinct, et balbutia :

– Oh ! pas encore, je vous prie.

Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d'un ton toujours suppliant, mais plus brusque :

– Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par là ?

Elle lui en voulut de ce mot ; mais soumise et résignée, elle répéta pour la deuxiÚme fois :

– Je suis à vous, mon ami.

Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette ; et elle entendait distinctement ses mouvements avec des froissements d'habits défaits, un bruit d'argent dans la poche, la chute successive des bottines.

Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivement la chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis il retourna, en courant, dans la petite piÚce voisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l'autre cÎté en fermant les yeux, quand elle sentit qu'il arrivait.

Elle fit un soubresaut, comme pour se jeter Ă  terre lorsque glissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue ; et, la figure dans ses mains, Ă©perdue, prĂȘte Ă  crier de peur et d'effarement, elle se blottit tout au fond du lit.

AussitÎt, il la prit en ses bras, bien qu'elle lui tournùt le dos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.

Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes. Elle haletait, bouleversée sous cet attouchement brutal ; et elle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s'enfermer quelque part, loin de cet homme.

Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. Alors son effroi s'apaisa encore et elle pensa brusquement qu'elle n'aurait qu'Ă  se retourner pour l'embrasser.

À la fin, il parut s'impatienter, et d'une voix attristĂ©e :

– Vous ne voulez donc point ĂȘtre ma petite femme ?

Elle murmura Ă  travers ses doigts :

– Est-ce que je ne la suis pas ?

Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur :

– Mais non, ma chùre, voyons, ne vous moquez pas de moi.

Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de sa voix ; et elle se tourna tout à coup vers lui pour lui demander pardon.

Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d'elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l'étourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu'elle faisait, ce qu'il faisait, dans un trouble de pensée qui ne lui laissait rien comprendre. Mais une souffrance aiguë la déchira soudain ; et elle se mit à gémir, tordue dans ses bras, pendant qu'il la possédait violemment.

Que se passa-t-il ensuite ? Elle n'en eut guĂšre le souvenir, car elle avait perdu la tĂȘte ; il lui sembla seulement qu'il lui jetait sur les lĂšvres une grĂȘle de petits baisers reconnaissants.

Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fit d'autres tentatives qu'elle repoussa avec épouvante ; et comme elle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épais qu'elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement.

Las enfin de la solliciter sans succĂšs, il demeura immobile sur le dos.

Alors elle songea ; elle se dit, dĂ©sespĂ©rĂ©e jusqu'au fond de son Ăąme, dans la dĂ©sillusion d'une ivresse rĂȘvĂ©e si diffĂ©rente, d'une chĂšre attente dĂ©truite, d'une fĂ©licitĂ© crevĂ©e : « VoilĂ  donc ce qu'il appelle ĂȘtre sa femme ; c'est cela ! c'est cela ! »

Et elle resta longtemps ainsi, dĂ©solĂ©e, l'Ɠil errant sur les tapisseries du mur, sur la vieille lĂ©gende d'amour qui enveloppait sa chambre.

Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna lentement son regard vers lui, et elle s'aperçut qu'il dormait ! Il dormait, la bouche entrouverte, le visage calme ! Il dormait !

Elle ne le pouvait croire, se sentant indignĂ©e, plus outragĂ©e par ce sommeil que par sa brutalitĂ©, traitĂ©e comme la premiĂšre venue. Pouvait-il dormir une nuit pareille ? Ce qui s'Ă©tait passĂ© entre eux n'avait donc pour lui rien de surprenant ? Oh ! elle eĂ»t mieux aimĂ© ĂȘtre frappĂ©e, violentĂ©e encore, meurtrie de caresses odieuses jusqu'Ă  perdre connaissance.

Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui, écoutant entre ses lÚvres passer un léger souffle qui, parfois, prenait une apparence de ronflement.

Le jour parut, terne d'abord, puis clair, puis rose, puis Ă©clatant. Julien ouvrit les yeux, bĂąilla, Ă©tendit ses bras, regarda sa femme, sourit, et demanda :

– As-tu bien dormi, ma chĂ©rie ?

Elle s'aperçut qu'il lui disait « tu » maintenant et elle répondit, stupéfaite :

– Mais oui. Et vous ?

Il dit :

– Oh ! moi, fort bien.

Et, se tournant vers elle, il l'embrassa, puis se mit à causer tranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec des idées d'économie ; et ce mot revenu plusieurs fois étonnait Jeanne. Elle l'écoutait sans bien saisir le sens des paroles, le regardait, songeait à mille choses rapides qui passaient, effleurant à peine son esprit.

Huit heures sonnÚrent. « Allons, il faut nous lever, dit-il, nous serions ridicules en restant tard au lit », et il descendit le premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme en tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu'on appelùt Rosalie.

Au moment de sortir, il l'arrĂȘta.

– Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel en revenant de notre voyage de noces.

Elle ne se montra qu'à l'heure du déjeuner. Et la journée s'écoula ainsi qu'à l'ordinaire comme si rien de nouveau n'était survenu. Il n'y avait qu'un homme de plus dans la maison.

Chapitre 05

Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter Ă  Marseille.

AprÚs l'angoisse du premier soir, Jeanne s'était habituée déjà au contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que sa répugnance n'eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes.

Elle le trouvait beau, elle l'aimait ; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie.

Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule semblait Ă©mue ; et elle mit, au moment oĂč la voiture allait partir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille :

– C'est pour tes petites dĂ©penses de jeune femme, dit-elle.

Jeanne la jeta dans sa poche ; et les chevaux détalÚrent.

Vers le soir, Julien lui dit :

– Combien ta mĂšre t'a-t-elle donnĂ© dans cette bourse ?

Elle n'y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flot d'or se répandit : deux mille francs. Elle battit des mains : « Je ferai des folies », et elle resserra l'argent.

AprĂšs huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arrivĂšrent Ă  Marseille.

Et le lendemain le Roi-Louis, un petit paquebot qui allait Ă  Naples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.

La Corse ! les maquis ! les bandits ! les montagnes ! la patrie de NapolĂ©on ! Il semblait Ă  Jeanne qu'elle sortait de la rĂ©alitĂ© pour entrer, tout Ă©veillĂ©e, dans un rĂȘve.

CÎte à cÎte sur le pont du navire, ils regardaient courir les falaises de la Provence. La mer immobile, d'un azur puissant, comme figée, comme durcie dans la lumiÚre ardente qui tombait du soleil, s'étalait sous le ciel infini, d'un bleu presque exagéré.

Elle dit :

– Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du pùre Lastique ?

Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dans l'oreille.

Les roues du vapeur battaient l'eau, troublant son Ă©pais sommeil ; et par-derriĂšre une longue trace Ă©cumeuse, une grande traĂźnĂ©e pĂąle oĂč l'onde remuĂ©e moussait comme du champagne, allongeait jusqu'Ă  perte de vue le sillage tout droit du bĂątiment,

Soudain, vers l'avant, Ă  quelques brasses seulement, un Ă©norme poisson, un dauphin, bondit hors de l'eau, puis y replongea la tĂȘte la premiĂšre et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa un cri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit Ă  rire de sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bĂȘte n'allait pas reparaĂźtre. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mĂ©canique. Puis elle retomba, ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte Ă  leur frĂšre monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient Ă  gauche, revenaient Ă  droite du navire, et tantĂŽt ensemble, tantĂŽt l'une aprĂšs l'autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s'Ă©lançaient en l'air par un grand saut qui dĂ©crivait une courbe, puis elles replongeaient Ă  la queue leu leu.

Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, Ă  chaque apparition des Ă©normes et souples nageurs. Son cƓur bondissait comme eux dans une joie folle et enfantine.

Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois, trÚs loin, vers la pleine mer ; puis on ne les vit plus, et Jeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clartĂ©, de paix heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau ; et ce repos illimitĂ© de la mer et du ciel s'Ă©tendait aux Ăąmes engourdies oĂč pas un frisson non plus ne passait.

Le grand soleil s'enfonçait doucement lĂ -bas, vers l'Afrique invisible, l'Afrique, la terre brĂ»lante dont on croyait dĂ©jĂ  sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraĂźche, qui n'Ă©tait cependant pas mĂȘme une apparence de brise, effleura les visages lorsque l'astre eut disparu.

Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine oĂč l'on sentait toutes les horribles odeurs des paquebots ; et ils s'Ă©tendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulĂ©s dans leurs manteaux. Julien s'endormit tout de suite ; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitĂ©e par l'inconnu du voyage. Le bruit monotone des roues la berçait ; et elle regardait au-dessus d'elle ces lĂ©gions d'Ă©toiles si claires, d'une lumiĂšre aiguĂ«, scintillante et comme mouillĂ©e, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, elle s'assoupit. Des bruits, des voix la réveillÚrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se levÚrent.

Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui lui pénétrait jusqu'au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, vers l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube naissante, une sorte d'accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur les flots.

Puis cela apparut plus distinct ; les formes se marquÚrent davantage sur le ciel éclairci ; une grande ligne de montagnes cornues et bizarres surgit : la Corse, enveloppée dans une sorte de voile léger.

Et le soleil se leva derriĂšre, dessinant toutes les saillies des crĂȘtes en ombres noires ; puis tous les sommets s'allumĂšrent tandis que le reste de l'Ăźle demeurait embrumĂ© de vapeur.

Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont, et, d'une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne :

– La sentez-vous, cette gueuse-là ?

Elle sentait en effet une forte et singuliĂšre odeur de plantes, d'arĂŽmes sauvages.

Le capitaine reprit :

– C'est la Corse qui fleure comme ça, madame ; c'est son odeur de jolie femme, Ă  elle. AprĂšs vingt ans d'absence, je la reconnaĂźtrais Ă  cinq milles au large. J'en suis. Lui, lĂ -bas, Ă  Sainte-HĂ©lĂšne, il en parle toujours, paraĂźt-il, de l'odeur de son pays. Il est de ma famille.

Et le capitaine, Îtant son chapeau, salua la Corse, salua là-bas, à travers l'océan, le grand empereur prisonnier qui était de sa famille.

Jeanne fut tellement Ă©mue qu'elle faillit pleurer.

Puis le marin tendit le bras vers l'horizon :

– Les Sanguinaires ! dit-il.

Julien, debout prÚs de sa femme, la tenait par la taille, et tous deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.

Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, que le navire contourna bientÎt pour entrer dans un golfe immense et tranquille, entouré d'un peuple de hauts sommets dont les pentes basses semblaient couvertes de mousses.

Le capitaine indiqua cette verdure : « Le maquis. »

À mesure qu'on avançait, le cercle des monts semblait se refermer derriùre le bñtiment qui nageait avec lenteur dans un lac d'azur si transparent qu'on en voyait parfois le fond.

Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, au bord des flots, au pied des montagnes.

Quelques petits bateaux italiens Ă©taient Ă  l'ancre dans le port. Quatre ou cinq barques s'en vinrent rĂŽder autour du Roi-Louis pour chercher ses passagers.

Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme :

– C'est assez, n'est-ce pas, de donner vingt sous à l'homme de service ?

Depuis huit jours il posait Ă  tout moment la mĂȘme question, dont elle souffrait chaque fois. Elle rĂ©pondit avec un peu d'impatience :

– Quand on n'est pas sĂ»r de donner assez, on donne trop.

Sans cesse, il discutait avec les maßtres et les garçons d'hÎtel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n'importe quoi, et quand il avait, à force d'arguties, obtenu un rabais quelconque, il disait à Jeanne, en se frottant les mains :

– Je n'aime pas ĂȘtre volĂ©.

Elle tremblait en voyant venir les notes, sĂ»re d'avance des observations qu'il allait faire sur chaque article, humiliĂ©e par ces marchandages, rougissant jusqu'aux cheveux sous le regard mĂ©prisant des domestiques qui suivaient son mari de l'Ɠil en gardant au fond de la main son insuffisant pourboire.

Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit Ă  terre.

Le premier arbre qu'elle vit fut un palmier !

Ils descendirent dans un grand hÎtel vide, à l'encoignure d'une vaste place, et se firent servir à déjeuner.

Lorsqu'ils eurent fini le dessert, au moment oĂč Jeanne se levait pour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans ses bras, lui murmura tendrement Ă  l'oreille :

– Si nous nous couchions un peu, ma chatte ?

Elle resta surprise :

– Nous coucher ? Mais je ne me sens pas fatiguĂ©e.

Il l'enlaça.

– J'ai envie de toi. Tu comprends ? Depuis deux jours !


Elle s'empourpra, honteuse, balbutiant :

– Oh ! maintenant ! Mais que dirait-on ? Comment oserais-tu demander une chambre en plein jour ? Oh ! Julien, je t'en supplie.

Mais il l'interrompit :

– Je m'en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gens d'hĂŽtel. Tu vas voir comme ça me gĂȘne.

Et il sonna.

Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujours dans son ùme et dans sa chair, devant ce désir incessant de l'époux, n'obéissant qu'avec dégoût, résignée, mais humiliée, voyant là quelque chose de bestial, de dégradant, une saleté enfin.

Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenant comme si elle eût partagé ses ardeurs.

Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire à leur chambre. L'homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, ne comprenait pas, affirmait que l'appartement serait préparé pour la nuit.

Julien impatienté s'expliqua :

– Non, tout de suite. Nous sommes fatiguĂ©s du voyage, nous voulons nous reposer.

Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eut envie de se sauver.

Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n'osait plus passer devant les gens qu'elle rencontrait, persuadĂ©e qu'ils allaient rire et chuchoter derriĂšre son dos. Elle en voulait en son cƓur Ă  Julien de ne pas comprendre cela, de n'avoir point ces fines pudeurs, ces dĂ©licatesses d'instinct ; et elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la premiĂšre fois que deux personnes ne se pĂ©nĂštrent jamais jusqu'Ă  l'Ăąme, jusqu'au fond des pensĂ©es, qu'elles marchent cĂŽte Ă  cĂŽte, enlacĂ©es parfois, mais non mĂȘlĂ©es, et que l'ĂȘtre moral de chacun de nous reste Ă©ternellement seul par la vie.

Ils demeurÚrent trois jours dans cette petite ville cachée au fond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derriÚre son rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent souffler jusqu'à elle.

Puis un itinĂ©raire fut arrĂȘtĂ© pour leur voyage, et, afin de ne reculer devant aucun passage difficile, ils dĂ©cidĂšrent de louer des chevaux. Ils prirent donc deux petits Ă©talons corses Ă  l'Ɠil furieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin au lever du jour. Un guide montĂ© sur une mule les accompagnait et portait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce pays sauvage.

La route suivait d'abord le golfe pour s'enfoncer dans une vallĂ©e peu profonde allant vers les grands monts. Souvent, on traversait des torrents presque secs ; une apparence de ruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bĂȘte cachĂ©e, faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Les flancs des cĂŽtes Ă©taient couverts de hautes herbes, jaunes en cette saison brĂ»lante. Parfois on rencontrait un montagnard soit Ă  pied, soit sur son petit cheval, soit Ă  califourchon sur son Ăąne gros comme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargĂ©, vieilles armes rouillĂ©es, redoutables en leurs mains.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l'Ăźle est couverte semblait Ă©paissir l'air ; et la route allait s'Ă©levant lentement au milieu des longs replis des monts.

Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysage des tons de fĂ©erie ; et, sur les pentes plus basses, des forĂȘts de chĂątaigniers immenses avaient l'air de buissons verts tant les vagues de la terre soulevĂ©e sont gĂ©antes en ce pays.

Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à un amas de pierres tombées du sommet. C'était un village, un petit hameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d'oiseau, presque invisible sur l'immense montagne.

Ce long voyage au pas Ă©nervait Jeanne.

– Courons un peu, dit-elle.

Et elle lança son cheval. Puis comme elle n'entendait pas son mari galoper prĂšs d'elle, elle se retourna et se mit Ă  rire d'un rire fou en le voyant accourir, pĂąle, tenant la criniĂšre de la bĂȘte et bondissant Ă©trangement. Sa beautĂ© mĂȘme, sa figure de beau cavalier rendaient plus drĂŽles sa maladresse et sa peur.

Ils se mirent alors Ă  trotter doucement. La route, maintenant, s'Ă©tendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute la cĂŽte, comme un manteau.

C'Ă©tait le maquis, l'impĂ©nĂ©trable maquis, formĂ© de chĂȘnes verts, de genĂ©vriers, d'arbousiers, de lentisques, d'alaternes, de bruyĂšres, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient entre eux, les mĂȘlant comme des chevelures, des clĂ©matites enlaçantes, des fougĂšres monstrueuses, des chĂšvrefeuilles, des cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos des monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprÚs d'une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les pays escarpés, fil mince et rond d'eau glacée qui sort d'un petit trou dans la roche et coule au bout d'une feuille de chùtaignier disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu'à la bouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu'elle avait grand-peine à ne point jeter des cris d'allégresse.

Ils repartirent et commencĂšrent Ă  descendre, en contournant le golfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversÚrent CargÚse, le village grec fondé là, jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la taille fine, singuliÚrement gracieuses, formaient un groupe auprÚs d'une fontaine. Julien leur ayant crié « Bonsoir », elles répondirent d'une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.

En arrivant Ă  Piana, il fallut demander l'hospitalitĂ© comme dans les temps anciens et dans les contrĂ©es perdues. Jeanne frissonnait de joie en attendant que s'ouvrĂźt la porte oĂč Julien avait frappĂ©. Oh ! c'Ă©tait bien un voyage, cela ! avec tout l'imprĂ©vu des routes inexplorĂ©es.

Ils s'adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut comme les patriarches devaient recevoir l'hÎte envoyé de Dieu, et ils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maison vermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue par les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientĂŽt ils s'arrĂȘtĂšrent en face d'une forĂȘt, d'une vraie forĂȘt de granit pourprĂ©. C'Ă©taient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes modelĂ©es par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu'Ă  trois cents mĂštres, minces, ronds, tortus, crochus, difformes, imprĂ©vus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bĂȘtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux dĂ©mesurĂ©s, tout un peuple monstrueux, une mĂ©nagerie de cauchemar pĂ©trifiĂ©e par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le cƓur serrĂ©, et elle prit la main de Julien qu'elle Ă©treignit, envahie d'un besoin d'aimer devant cette beautĂ© des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe ceint tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia : « Oh ! Julien ! » sans trouver d'autres mots, attendrie d'admiration, la gorge étranglée ; et deux larmes coulÚrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant :

– Qu'as-tu, ma chatte ?

Elle essuya ses joues, sourit et, d'une voix un peu tremblante :

– Ce n'est rien
 c'est nerveux
 Je ne sais pas
 J'ai Ă©tĂ© saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le cƓur.

Il ne comprenait pas ces Ă©nervements de femme, les secousses de ces ĂȘtres vibrants affolĂ©s d'un rien, qu'un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu'une sensation insaisissable rĂ©volutionne, affole de joie ou dĂ©sespĂšre.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à la préoccupation du mauvais chemin :

– Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval.

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournĂšrent Ă  droite pour gravir le sombre val d'Ota.

Mais le sentier s'annonçait horrible. Julien proposa :

– Si nous montions à pied ?

Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d'ĂȘtre seule avec lui aprĂšs l'Ă©motion de tout Ă  l'heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allĂšrent Ă  petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s'entrouvrait. Le sentier s'enfonce dans cette brÚche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L'air est glacé, le granit paraßt noir et, tout là-haut, ce qu'on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un Ă©norme oiseau s'envolait d'un trou : c'Ă©tait un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta jusqu'Ă  l'azur oĂč il disparut.

Plus loin, la fĂȘlure du mont se dĂ©double ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, lĂ©gĂšre et folle, allait la premiĂšre, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrĂ©pide, se penchant sur les abĂźmes. Il la suivait, un peu essoufflĂ©, les yeux Ă  terre par crainte du vertige.

Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l'enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu'à une source toute petite, canalisée dans un bùton creux pour l'usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s'agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.

Et, comme elle savourait la fraßcheur de l'eau, il lui prit la taille et tùcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois. Elle résista ; leurs lÚvres se battaient, se rencontraient, se repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour à tour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne point lùcher. Et le filet d'eau froide, repris et quitté sans cesse, se brisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perles luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le courant.

Soudain, Jeanne eut une inspiration d'amour. Elle emplit sa bouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres, fit comprendre à Julien que, lÚvre à lÚvre, elle voulait le désaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tĂȘte en arriĂšre, les bras ouverts ; et il but d'un trait Ă  cette source de chair vive qui lui versa dans les entrailles un dĂ©sir enflammĂ©.

Jeanne s'appuyait sur lui avec une tendresse inusitĂ©e ; son cƓur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeux semblaient amollis, trempĂ©s d'eau. Elle murmura tout bas : « Julien
 je t'aime ! » et, l'attirant Ă  son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains son visage empourprĂ© de honte.

Il s'abattit sur elle, l'étreignant avec emportement. Elle haletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussa un cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu'elle appelait.

Ils furent longtemps Ă  gagner le sommet de la montĂ©e, tant elle demeurait palpitante et courbaturĂ©e, et ils n'arrivĂšrent Ă  Évisa que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.

C'Ă©tait un homme de grande taille, un peu voĂ»tĂ©, avec l'air morne d'un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, oĂč toute Ă©lĂ©gance reste ignorĂ©e ; et il exprimait en son langage, patois corse, bouillie de français et d'italien, son plaisir Ă  les recevoir, quand une voix claire l'interrompit ; et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille Ă©troite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s'Ă©lança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en rĂ©pĂ©tant :

– Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien ?

Elle enleva les chapeaux, les chĂąles, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l'autre en Ă©charpe, puis elle fit sortir tout le monde, en disant Ă  son mari :

– Va les promener jusqu'au düner.

M. Palabretti obéit aussitÎt, se plaça entre les deux jeunes gens et leur fit voir le village. Il traßnait ses pas et ses paroles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte :

– C'est l'air du Val qui est fraĂźche, qui m'est tombĂ©e sur la poitrine.

Il les guida, par un sentier perdu, sous des chĂątaigniers dĂ©mesurĂ©s. Soudain, il s'arrĂȘta, et, de son accent monotone :

– C'est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tuĂ© par Mathieu Lori. Tenez, j'Ă©tais tout prĂšs de Jean, quand Mathieu parut Ă  dix pas de nous. « Jean, cria-t-il, ne va pas Ă  Albertacce ; n'y va pas Jean, ou je te tue, je te le dis. » Je pris le bras de Jean : « N'y va pas, Jean, il le ferait. » C'Ă©tait pour une fille qu'ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi. Mais Jean se mit Ă  crier : « J'irai, Mathieu ; ce n'est pas toi qui m'empĂȘcheras. » Alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j'aie pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse Ă  la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil en Ă©chappa et roula jusqu'au gros chĂątaignier lĂ -bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus un mot, il Ă©tait mort.

Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin de ce crime. Jeanne demanda :

– Et l'assassin ?

Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit :

– Il a gagnĂ© la montagne. C'est mon frĂšre qui l'a tuĂ©, l'an suivant. Vous savez bien, mon frĂšre, Philippi Palabretti, le bandit.

Jeanne frissonna :

– Votre frùre ? un bandit ?

Le Corse placide eut un Ă©clair de fiertĂ© dans l'Ɠil.

– Oui, madame, c'Ă©tait un cĂ©lĂšbre, celui-lĂ . Il a mis Ă  bas six gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu'ils ont Ă©tĂ© cernĂ©s dans le Niolo, aprĂšs six jours de lutte, et qu'ils allaient pĂ©rir de faim.

Puis il ajouta, d'un air rĂ©signĂ© : « C'est le pays qui veut ça », du mĂȘme ton qu'il prenait pour dire : « C'est l'air du Val qui est fraĂźche. »

Puis ils rentrÚrent dßner, et la petite Corse les traita comme si elle les eût connus depuis vingt ans.

Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore, entre les bras de Julien cette étrange et véhémente secousse des sens qu'elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine ?

Lorsqu'ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien vite ; et ce fut sa premiĂšre nuit d'amour.

Et, le lendemain, Ă  l'heure de partir, elle ne se dĂ©cidait plus Ă  quitter cette humble maison oĂč il lui semblait qu'un bonheur nouveau avait commencĂ© pour elle.

Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hĂŽte et, tout en Ă©tablissant bien qu'elle ne voulait point lui faire de cadeau, elle insista, se fĂąchant mĂȘme, pour lui envoyer de Paris, dĂšs son retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idĂ©e presque superstitieuse.

La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin elle consentit :

– Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un tout petit.

Jeanne ouvrit de grands yeux. L'autre ajouta tout bas, prĂšs de l'oreille, comme on confie un doux et intime secret :

– C'est pour tuer mon beau-frùre.

Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient sa chair ronde et blanche, traversée de part en part d'un coup de stylet presque cicatrisé :

– Si je n'avais pas Ă©tĂ© aussi forte que lui, dit-elle, il m'aurait tuĂ©e. Mon mari n'est pas jaloux, lui, il me connaĂźt ; et puis il est malade, vous savez ; et cela lui calme le sang. D'ailleurs, je suis une honnĂȘte femme, moi, madame ; mais mon beau-frĂšre croit tout ce qu'on lui dit. Il est jaloux pour mon mari ; et il recommencera certainement. Alors, j'aurais un petit pistolet, je serais tranquille, et sĂ»re de me venger.

Jeanne promit d'envoyer l'arme, embrassa tendrement sa nouvelle amie, et continua sa route.

Le reste de son voyage ne fut plus qu'un songe, un enlacement sans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni les paysages, ni les gens, ni les lieux oĂč elle s'arrĂȘtait. Elle ne regardait plus que Julien.

Alors commença l'intimitĂ© enfantine et charmante des niaiseries d'amour, des petits mots bĂȘtes et dĂ©licieux, le baptĂȘme avec des noms mignards de tous les dĂ©tours et contours et replis de leurs corps oĂč se plaisaient leurs bouches.

Comme Jeanne dormait sur le cÎté droit, son téton du cÎté gauche était souvent à l'air au réveil. Julien, l'ayant remarqué, appelait celui-là : « monsieur de Couche-dehors » et l'autre « monsieur Lamoureux », parce que la fleur rosée du sommet semblait plus sensible aux baisers.

La route profonde entre les deux devint « l'allée de petite mÚre » parce qu'il s'y promenait sans cesse ; et une autre route plus secrÚte fut dénommée le « chemin de Damas » en souvenir du val d'Ota.

En arrivant Ă  Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilla dans ses poches. Ne trouvant point ce qu'il lui fallait, il dit Ă  Jeanne :

– Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mĂšre, donne-les-moi donc Ă  porter. Ils seront plus en sĂ»retĂ© dans ma ceinture, et cela m'Ă©vitera de faire de la monnaie.

Et elle lui tendit sa bourse.

Ils gagnĂšrent Livourne, visitĂšrent Florence, GĂȘnes, toute la Corniche.

Par un matin de mistral, ils se retrouvĂšrent Ă  Marseille.

Deux mois s'étaient écoulés depuis leur départ des Peuples. On était au 15 octobre.

Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir de là-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien, depuis quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent ; et elle avait peur sans savoir de quoi.

Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, ne pouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblait qu'elle venait d'accomplir le tour du bonheur.

Ils s'en allĂšrent enfin.

Ils devaient faire Ă  Paris tous leurs achats pour leur installation dĂ©finitive aux Peuples ; et Jeanne se rĂ©jouissait de rapporter des merveilles, grĂące au cadeau de petite mĂšre ; mais la premiĂšre chose Ă  laquelle elle songea fut le pistolet promis Ă  la jeune Corse d'Évisa.

Le lendemain de leur arrivée, elle dit à Julien :

– Mon chĂ©ri, veux-tu me rendre l'argent de maman parce que je vais faire mes emplettes ?

Il se tourna vers elle avec un visage mécontent.

– Combien te faut-il ?

Elle fut surprise et balbutia :

– Mais
 ce que tu voudras.

Il reprit :

– Je vais te donner cent francs ; surtout ne les gaspille pas.

Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.

Enfin elle prononça en hésitant :

– Mais
 je
 t'avais remis cet argent pour


Il ne la laissa pas achever.

– Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans la mienne, qu'importe, du moment que nous avons la mĂȘme bourse. Je ne t'en refuse point, n'est-ce pas, puisque je te donne cent francs.

Elle prit les cinq piĂšces d'or, sans ajouter un mot, mais elle n'osa plus en demander d'autres et n'acheta rien que le pistolet.

Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer aux Peuples.

Chapitre 06

Devant la barriĂšre blanche aux piliers de brique, la famille et les domestiques attendaient. La chaise de poste s'arrĂȘta, et les embrassades furent longues. Petite mĂšre pleurait ; Jeanne, attendrie, essuya deux larmes ; pĂšre, nerveux, allait et venait.

Puis, pendant qu'on dĂ©chargeait les bagages, le voyage fut racontĂ© devant le feu du salon. Les paroles abondantes coulaient des lĂšvres de Jeanne ; et tout fut dit, tout, en une demi-heure, sauf peut-ĂȘtre quelques petits dĂ©tails oubliĂ©s dans ce rĂ©cit rapide.

Puis la jeune femme alla défaire ses paquets. Rosalie, tout émue aussi, l'aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, les robes, les objets de toilette eurent été mis en place, la petite bonne quitta sa maßtresse ; et Jeanne, un peu lasse, s'assit.

Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant, cherchant une occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Elle n'avait point envie de redescendre au salon auprĂšs de sa mĂšre qui sommeillait ; et elle songeait Ă  une promenade, mais la campagne semblait si triste qu'elle sentait en son cƓur, rien qu'Ă  la regarder par la fenĂȘtre, une pesanteur de mĂ©lancolie.

Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien Ă  faire, plus jamais rien Ă  faire. Toute sa jeunesse au couvent avait Ă©tĂ© prĂ©occupĂ©e de l'avenir, affairĂ©e de songeries. La continuelle agitation de ses espĂ©rances emplissait, en ce temps-lĂ , ses heures sans qu'elle les sentĂźt passer. Puis, Ă  peine sortie des murs austĂšres oĂč ses illusions Ă©taient Ă©closes, son attente d'amour se trouvait tout de suite accomplie. L'homme espĂ©rĂ©, rencontrĂ©, aimĂ©, Ă©pousĂ© en quelques semaines, comme on Ă©pouse en ces brusques dĂ©terminations, l'emportait dans ses bras sans la laisser rĂ©flĂ©chir Ă  rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était fini d'attendre.

Alors plus rien Ă  faire, aujourd'hui, ni demain, ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement Ă  une certaine dĂ©sillusion, Ă  un affaissement de ses rĂȘves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, aprĂšs avoir regardĂ© quelque temps le ciel oĂč roulaient des nuages sombres, elle se dĂ©cida Ă  sortir.

Étaient-ce la mĂȘme campagne, la mĂȘme herbe, les mĂȘmes arbres qu'au mois de mai ? Qu'Ă©taient donc devenues la gaietĂ© ensoleillĂ©e des feuilles, et la poĂ©sie verte du gazon oĂč flambaient les pissenlits, oĂč saignaient les coquelicots, oĂč rayonnaient les marguerites, oĂč frĂ©tillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l'air chargĂ© de vie, d'arĂŽmes, d'atomes fĂ©condants n'existait plus.

Les avenues, dĂ©trempĂ©es par les continuelles averses d'automne, s'allongeaient, couvertes d'un Ă©pais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grĂȘles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prĂȘt Ă  s'Ă©grener dans l'espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste Ă  faire pleurer, ces derniĂšres feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles Ă  de larges sous d'or, se dĂ©tachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.

Elle alla jusqu'au bosquet. Il Ă©tait lamentable comme la chambre d'un mourant. La muraille verte, qui sĂ©parait et faisait secrĂštes les gentilles allĂ©es sinueuses, s'Ă©tait Ă©parpillĂ©e. Les arbustes emmĂȘlĂ©s, comme une dentelle de bois fin, heurtaient les unes aux autres leurs maigres branches ; et le murmure des feuilles tombĂ©es et sĂšches que la brise poussait, remuait, amoncelait en tas par endroits, semblait un douloureux soupir d'agonie.

De tout petits oiseaux sautaient de place en place avec un léger cri frileux, cherchant un abri.

Garantis cependant par l'Ă©pais rideau des ormes jetĂ©s en avant-garde contre le vent de mer, le tilleul et le platane encore couverts de leur parure d'Ă©tĂ© semblaient vĂȘtus l'un de velours rouge, l'autre de soie orange, teints aussi par les premiers froids selon la nature de leur sĂšve.

Jeanne allait et venait à pas lents dans l'avenue de petite mÚre, le long de la ferme des Couillard. Quelque chose l'appesantissait comme le pressentiment des longs ennuis de la vie monotone qui commençait.

Puis elle s'assit sur le talus oĂč Julien, pour la premiĂšre fois, lui avait parlĂ© d'amour ; et elle resta lĂ , rĂȘvassant, presque sans songer, alanguie jusqu'au cƓur, avec une envie de se coucher, de dormir pour Ă©chapper Ă  la tristesse de ce jour.

Tout Ă  coup, elle aperçut une mouette qui traversait le ciel, emportĂ©e dans une rafale ; et elle se rappela cet aigle qu'elle avait vu, lĂ -bas, en Corse, dans le sombre val d'Ota. Elle reçut au cƓur la vive secousse que donne le souvenir d'une chose bonne et finie ; et elle revit brusquement l'Ăźle radieuse avec son parfum sauvage, son soleil qui mĂ»rit les oranges et les cĂ©drats, ses montagnes aux sommets roses, ses golfes d'azur, et ses ravins oĂč roulent des torrents.

Alors l'humide et dur paysage qui l'entourait, avec la chute lugubre des feuilles, et les nuages gris entraßnés par le vent, l'enveloppa d'une telle épaisseur de désolation qu'elle rentra pour ne point sangloter.

Petite mÚre, engourdie devant la cheminée, sommeillait, accoutumée à la mélancolie des journées, ne la sentant plus. PÚre et Julien étaient partis se promener en causant de leurs affaires. Et la nuit vint, semant de l'ombre morne dans le vaste salon, qu'éclairaient par éclats les reflets du feu.

Au-dehors, par les fenĂȘtres, un reste de jour laissait distinguer encore cette nature sale de fin d'annĂ©e et le ciel grisĂątre, comme frottĂ© de boue lui-mĂȘme.

Le baron bientÎt parut, suivi de Julien ; dÚs qu'il eut pénétré dans la piÚce enténébrée, il sonna, criant :

– Vite, vite, de la lumiùre ! il fait triste ici.

Et il s'assit devant la cheminée. Pendant que ses pieds mouillés fumaient prÚs de la flamme et que la crotte de ses semelles tombait, séchée par la chaleur, il se frottait gaiement les mains :

– Je crois bien, dit-il, qu'il va geler ; le ciel s'Ă©claircit au nord ; c'est pleine lune ce soir ; ça piquera ferme cette nuit.

Puis, se tournant vers sa fille :

– Eh bien, petite, es-tu contente d'ĂȘtre revenue dans ton pays, dans ta maison, auprĂšs des vieux ?

Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dans les bras de son pĂšre, les yeux pleins de larmes, et l'embrassa nerveusement, comme pour se faire pardonner ; car, malgrĂ© ses efforts de cƓur pour ĂȘtre gaie, elle se sentait triste Ă  dĂ©faillir. Elle songeait pourtant Ă  la joie qu'elle s'Ă©tait promise en retrouvant ses parents ; et elle s'Ă©tonnait de cette froideur qui paralysait sa tendresse, comme si, lorsqu'on a beaucoup pensĂ© de loin aux gens qu'on aime, et perdu l'habitude de les voir Ă  toute heure, on Ă©prouvait, en les retrouvant, une sorte d'arrĂȘt d'affection jusqu'Ă  ce que les liens de la vie commune fussent renouĂ©s.

Le dßner fut long ; on ne parla guÚre. Julien semblait avoir oublié sa femme.

Au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, en face de petite mĂšre qui dormait tout Ă  fait ; et, un moment rĂ©veillĂ©e par la voix des deux hommes qui discutaient, elle se demanda, en essayant de secouer son esprit, si elle allait aussi ĂȘtre saisie par cette lĂ©thargie morne des habitudes que rien n'interrompt.

La flamme de la cheminée, molle et rougeùtre pendant le jour, devenait vive, claire, crépitante. Elle jetait de grandes lueurs subites sur les tapisseries ternies des fauteuils, sur le renard et la cigogne, sur le héron mélancolique, sur la cigale et la fourmi.

Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigts ouverts aux tisons vifs :

– Ah ah ! ça flambe bien, ce soir. Il gùle, mes enfants, il gùle.

Puis il posa sa main sur l'Ă©paule de Jeanne, et, montrant le feu :

– Vois-tu, fillette, voilĂ  ce qu'il y a de meilleur au monde : le foyer, le foyer avec les siens autour. Rien ne vaut ça. Mais si on allait se coucher. Vous devez ĂȘtre extĂ©nuĂ©s, les enfants ?

RemontĂ©e en sa chambre, la jeune femme se demandait comment deux retours aux mĂȘmes lieux qu'elle croyait aimer pouvaient ĂȘtre si diffĂ©rents. Pourquoi se sentait-elle comme meurtrie, pourquoi cette maison, ce pays cher, tout ce qui, jusque-lĂ , faisait frĂ©mir son cƓur, lui semblaient-ils aujourd'hui si navrants ?

Mais son Ɠil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeille voltigeait toujours de gauche Ă  droite, et de droite Ă  gauche, du mĂȘme mouvement rapide et continu, au-dessus des fleurs de vermeil. Alors, brusquement, Jeanne fut traversĂ©e par un Ă©lan d'affection, remuĂ©e jusqu'aux larmes devant cette petite mĂ©canique qui semblait vivante, qui lui chantait l'heure et palpitait comme une poitrine.

Certes, elle n'avait pas Ă©tĂ© aussi Ă©mue en embrassant pĂšre et mĂšre. Le cƓur a des mystĂšres qu'aucun raisonnement ne pĂ©nĂštre.

Pour la premiÚre fois depuis son mariage, elle était seule en son lit, Julien, sous prétexte de fatigue, ayant pris une autre chambre. Il était convenu d'ailleurs que chacun aurait la sienne.

Elle fut longtemps à s'endormir, étonnée de ne plus sentir un corps contre le sien, déshabituée du sommeil solitaire, et troublée par le vent hargneux du nord qui s'acharnait contre le toit.

Elle fut réveillée au matin par une grande lueur qui teignait son lit de sang ; et ses carreaux, tout barbouillés de givre, étaient rouges comme si l'horizon entier brûlait.

S'enveloppant d'un grand peignoir, elle courut Ă  sa fenĂȘtre et l'ouvrit.

Une brise glacée, saine et piquante, s'engouffra dans sa chambre, lui cinglant la peau d'un froid aigu qui fit pleurer ses yeux ; et au milieu d'un ciel empourpré, un gros soleil, rutilant et bouffi comme une figure d'ivrogne, apparaissait derriÚre les arbres. La terre, couverte de gelée blanche, dure et sÚche à présent, sonnait sous les pieds des gens de ferme. En cette seule nuit toutes les branches encore garnies des peupliers s'étaient dépouillées ; et derriÚre la lande apparaissait la grande ligne verdùtre des flots tout parsemés de traßnées blanches.

Le platane et le tilleul se dĂ©vĂȘtaient rapidement sous les rafales. À chaque passage de la brise glacĂ©e des tourbillons de feuilles dĂ©tachĂ©es par la brusque gelĂ©e s'Ă©parpillaient dans le vent, comme un envolement d'oiseaux. Jeanne s'habilla, sortit, et, pour faire quelque chose, alla voir les fermiers.

Les Martin levÚrent les bras, et la maßtresse l'embrassa sur les joues ; puis on la contraignit à boire un petit verre de noyau. Et elle se rendit à l'autre ferme. Les Couillard levÚrent les bras ; la maßtresse la bécota sur les oreilles, et il fallut avaler un petit verre de cassis.

AprÚs quoi elle rentra déjeuner.

Et la journĂ©e s'Ă©coula comme celle de la veille, froide, au lieu d'ĂȘtre humide. Et les autres jours de la semaine ressemblĂšrent Ă  ces deux-lĂ  ; et toutes les semaines du mois ressemblĂšrent Ă  la premiĂšre.

Peu Ă  peu, cependant, son regret des contrĂ©es lointaines s'affaiblit. L'habitude mettait sur sa vie une couche de rĂ©signation pareille au revĂȘtement de calcaire que certaines eaux dĂ©posent sur les objets. Et une sorte d'intĂ©rĂȘt pour les mille choses insignifiantes de l'existence quotidienne, un souci des simples et mĂ©diocres occupations rĂ©guliĂšres renaquit en son cƓur. En elle se dĂ©veloppait une espĂšce de mĂ©lancolie mĂ©ditante, un vague dĂ©senchantement de vivre. Que lui eĂ»t-il fallu ? Que dĂ©sirait-elle ? Elle ne le savait pas. Aucun besoin mondain ne la possĂ©dait ; aucune soif de plaisir, aucun Ă©lan mĂȘme vers les joies possibles ; lesquelles, d'ailleurs ? Ainsi que les vieux fauteuils du salon ternis par le temps, tout se dĂ©colorait doucement Ă  ses yeux, tout s'effaçait, prenait une nuance pĂąle et morne.

Ses relations avec Julien avaient changĂ© complĂštement. Il semblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un acteur qui a fini son rĂŽle et reprend sa figure ordinaire. C'est Ă  peine s'il s'occupait d'elle, s'il lui parlait mĂȘme ; toute trace d'amour avait subitement disparu ; et les nuits Ă©taient rares oĂč il pĂ©nĂ©trait dans sa chambre.

Il avait pris la direction de la fortune et de la maison, rĂ©visait les baux, harcelait les paysans, diminuait les dĂ©penses et, ayant revĂȘtu lui-mĂȘme des allures de fermier gentilhomme, il avait perdu son vernis et son Ă©lĂ©gance de fiancĂ©.

Il ne quittait plus, bien qu'il fût tigré de taches, un vieil habit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouvé dans sa garde-robe de jeune homme, et, envahi par la négligence des gens qui n'ont plus besoin de plaire, il avait cessé de se raser, de sorte que sa barbe longue, mal coupée, l'enlaidissait incroyablement. Ses mains n'étaient plus soignées ; et il buvait, aprÚs chaque repas, quatre ou cinq petits verres de cognac.

Jeanne ayant essayé de lui faire quelques tendres reproches, il avait répondu si brusquement : « Tu vas me laisser tranquille, n'est-ce pas ? » qu'elle ne se hasarda plus à lui donner des conseils.

Elle avait pris son parti de ces changements d'une façon qui l'Ă©tonnait elle-mĂȘme. Il Ă©tait devenu un Ă©tranger pour elle, un Ă©tranger dont l'Ăąme et le cƓur lui restaient fermĂ©s. Elle y songeait souvent, se demandant d'oĂč venait qu'aprĂšs s'ĂȘtre rencontrĂ©s ainsi, aimĂ©s, Ă©pousĂ©s dans un Ă©lan de tendresse, ils se retrouvaient tout Ă  coup presque aussi inconnus l'un Ă  l'autre que s'ils n'avaient pas dormi cĂŽte Ă  cĂŽte.

Et comment ne souffrait-elle pas davantage de son abandon ? Était-ce ainsi, la vie ? S'Ă©taient-ils trompĂ©s ? N'y avait-il plus rien pour elle dans l'avenir ?

Si Julien Ă©tait demeurĂ© beau, soignĂ©, Ă©lĂ©gant, sĂ©duisant, peut-ĂȘtre eĂ»t-elle beaucoup souffert ?

Il Ă©tait convenu qu'aprĂšs le jour de l'an les nouveaux mariĂ©s resteraient seuls ; et que pĂšre et petite mĂšre retourneraient passer quelques mois dans leur maison de Rouen. Les jeunes gens, cet hiver-lĂ , ne devaient point quitter les Peuples, pour achever de s'installer, de s'habituer et de se plaire aux lieux oĂč allait s'Ă©couler toute leur vie. Ils avaient quelques voisins d'ailleurs, Ă  qui Julien prĂ©senterait sa femme. C'Ă©taient les Briseville, les Coutelier et les Fourville.

Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites, parce qu'il avait été impossible jusque-là de faire venir le peintre pour changer les armoiries de la calÚche.

La vieille voiture de famille avait été cédée, en effet, à son gendre par le baron ; et Julien, pour rien au monde, n'aurait consenti à se présenter dans les chùteaux voisins si l'écusson des de Lamare n'avait été écartelé avec celui des Le Perthuis des Vauds.

Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité des ornements héraldiques, c'était un peintre de Bolbec, nommé Bataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pour fixer les précieux ornements sur les portiÚres des véhicules.

Enfin, un matin de décembre, vers la fin du déjeuner, on vit un individu ouvrir la barriÚre et s'avancer dans le chemin droit. Il portait une boßte sur son dos. C'était Bataille.

On le fit entrer dans la salle et on lui servit à manger comme s'il eût été un monsieur, car sa spécialité, ses rapports incessants avec toute l'aristocratie du département, sa connaissance des armoiries, des termes consacrés, des emblÚmes, en avaient fait une sorte d'homme-blason à qui les gentilshommes serraient la main.

On fit apporter aussitĂŽt un crayon et du papier et, pendant qu'il mangeait, le baron et Julien esquissĂšrent leurs Ă©cussons Ă©cartelĂ©s. La baronne, toute secouĂ©e dĂšs qu'il s'agissait de ces choses, donnait son avis ; et Jeanne elle-mĂȘme prenait part Ă  la discussion comme si quelque mystĂ©rieux intĂ©rĂȘt se fĂ»t soudain Ă©veillĂ© en elle.

Bataille, tout en dĂ©jeunant, indiquait son opinion, prenait parfois le crayon, traçait un projet, citait des exemples, dĂ©crivait toutes les voitures seigneuriales de la contrĂ©e, semblait apporter avec lui, dans son esprit, dans sa voix mĂȘme, une sorte d'atmosphĂšre de noblesse.

C'Ă©tait un petit homme Ă  cheveux gris et ras, aux mains souillĂ©es de couleurs, et qui sentait l'essence. Il avait eu autrefois, disait-on, une vilaine affaire de mƓurs ; mais la considĂ©ration gĂ©nĂ©rale de toutes les familles titrĂ©es avait depuis longtemps effacĂ© cette tache.

DÚs qu'il eut fini son café, on le conduisit sous la remise et on enleva la toile cirée qui recouvrait la voiture. Bataille l'examina, puis il se prononça gravement sur les dimensions qu'il croyait nécessaires de donner à son dessin ; et, aprÚs un nouvel échange d'idées, il se mit à la besogne.

Malgré le froid, la baronne fit apporter un siÚge afin de le regarder travailler ; puis elle demanda une chaufferette pour ses pieds qui se glaçaient : et elle se mit tranquillement à causer avec le peintre, l'interrogeant sur des alliances qu'elle ignorait, sur les morts et les naissances nouvelles, complétant par ses renseignements l'arbre des généalogies qu'elle portait en sa mémoire.

Julien Ă©tait demeurĂ© prĂšs de sa belle-mĂšre, Ă  cheval sur une chaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, Ă©coutait, et suivait de l'Ɠil la mise en couleur de sa noblesse.

BientĂŽt, le pĂšre Simon, qui se rendait au potager avec sa bĂȘche sur l'Ă©paule, s'arrĂȘta lui-mĂȘme pour considĂ©rer le travail ; et l'arrivĂ©e de Bataille ayant pĂ©nĂ©trĂ© dans les deux fermes, les deux fermiĂšres ne tardĂšrent point Ă  se prĂ©senter. Elles s'extasiaient, debout aux deux cĂŽtĂ©s de la baronne, rĂ©pĂ©tant :

– Faut d'l'adresse tout d'mĂȘme pour fignoler ces machines-lĂ .

Les Ă©cussons des deux portiĂšres ne purent ĂȘtre terminĂ©s que le lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitĂŽt fut prĂ©sent ; et on tira la calĂšche dehors pour mieux juger.

C'était parfait. On complimenta Bataille qui repartit avec sa boßte accrochée au dos. Et le baron, sa femme, Jeanne et Julien tombÚrent d'accord sur ce point que le peintre était un garçon de grands moyens qui, si les circonstances l'avaient permis, serait devenu, sans aucun doute, un artiste,

Mais, par mesure d'économie, Julien avait accompli des réformes, qui nécessitaient des modifications nouvelles.

Le vieux cocher Ă©tait devenu jardinier, le vicomte se chargeant de conduire lui-mĂȘme et ayant vendu les carrossiers pour n'avoir plus Ă  payer leur nourriture.

Puis, comme il fallait quelqu'un pour tenir les bĂȘtes quand les maĂźtres seraient descendus, il avait fait un petit domestique d'un jeune vacher nommĂ© Marius.

Enfin, pour se procurer des chevaux, il introduisit dans le bail des Couillard et des Martin une clause spéciale contraignant les deux fermiers à fournir chacun un cheval, un jour chaque mois, à la date fixée par lui, moyennant quoi ils demeuraient dispensés des redevances de volailles.

Donc les Couillard ayant amenĂ© une grande rosse Ă  poil jaune, et les Martin un petit animal blanc Ă  poil long, les deux bĂȘtes furent attelĂ©es cĂŽte Ă  cĂŽte ; et Marius, noyĂ© dans une ancienne livrĂ©e du pĂšre Simon, amena devant le perron du chĂąteau cet Ă©quipage.

Julien, nettoyé, la taille cambrée, avait retrouvé un peu de son élégance passée ; mais sa barbe longue lui donnait, malgré tout, un aspect commun.

Il considéra l'attelage, la voiture et le petit domestique, et les jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pour lui de l'importance.

La baronne, descendue de sa chambre au bras de son mari, monta avec peine et s'assit, le dos soutenu par des coussins. Jeanne Ă  son tour parut. Elle rit d'abord de l'accouplement des chevaux, le blanc, disait-elle, Ă©tait le petit-fils du jaune ; puis, quand elle aperçut Marius, la face ensevelie dans son chapeau Ă  cocarde, dont son nez seul limitait la descente, et les mains disparues dans la profondeur des manches, et les deux jambes enjuponnĂ©es dans les basques de sa livrĂ©e, dont ses pieds, chaussĂ©s de souliers Ă©normes, sortaient Ă©trangement par le bas ; et quand elle le vit renverser la tĂȘte en arriĂšre pour regarder, lever le genou pour faire un pas, comme s'il allait enjamber un fleuve, et s'agiter comme un aveugle pour obĂ©ir aux ordres, perdu tout entier, disparu dans l'ampleur de ses vĂȘtements, elle fut saisie d'un rire invincible, d'un rire sans fin.

Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et, cédant aussitÎt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, ne pouvant plus parler.

– Re-regarde Ma-Ma-Marius ! Est-il drîle ! Mon Dieu, est-il drîle.

Alors la baronne, s'étant penchée par la portiÚre et l'ayant considéré, fut secouée d'une telle crise de gaieté que toute la calÚche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par des cahots.

Mais Julien, la face pĂąle, demanda :

– Qu'est-ce que vous avez à rire comme ça ? il faut que vous soyez fous !

Jeanne, malade, convulsĂ©e, impuissante Ă  se calmer, s'assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant ; et, dans la calĂšche, des Ă©ternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu, disaient que la baronne Ă©touffait. Et soudain la redingote de Marius se mit Ă  palpiter. Il avait compris sans doute, car il riait lui-mĂȘme de toute sa force au fond de sa coiffure.

Alors Julien, exaspĂ©rĂ©, s'Ă©lança. D'une gifle il sĂ©para la tĂȘte du gamin et le chapeau gĂ©ant qui s'envola sur le gazon ; puis, s'Ă©tant retournĂ© vers son beau-pĂšre, il balbutia d'une voix tremblante de colĂšre :

– Il me semble que ce n'est pas Ă  vous de rire. Nous n'en serions pas lĂ  si vous n'aviez gaspillĂ© votre fortune et mangĂ© votre avoir. À qui la faute si vous ĂȘtes ruinĂ© ?

Toute la gaietĂ© fut glacĂ©e, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prĂȘte Ă  pleurer maintenant, monta sans bruit prĂšs de sa mĂšre. Le baron, surpris et muet, s'assit en face des deux femmes ; et Julien s'installa sur le siĂšge, aprĂšs avoir hissĂ© prĂšs de lui l'enfant larmoyant et dont la joue enflait.

La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on se taisait. Mornes et gĂȘnĂ©s tous trois, ils ne voulaient point s'avouer ce qui prĂ©occupait leurs cƓurs. Ils sentaient bien qu'ils n'auraient pu parler d'autre chose, tant cette pensĂ©e douloureuse les obsĂ©dait, et ils aimaient mieux se taire tristement que de toucher Ă  ce sujet pĂ©nible.

Au trot inĂ©gal des deux bĂȘtes, la calĂšche longeait les cours des fermes, faisait fuir Ă  grands pas des poules noires effrayĂ©es qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, Ă©tait parfois suivie d'un chien-loup hurlant qui regagnait ensuite sa maison, le poil hĂ©rissĂ©, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Un gars en sabots crottĂ©s, Ă  longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflĂ©e par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'Ă©quipage et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collĂ©s au crĂąne.

Et, entre chaque ferme, les plaines recommençaient avec d'autres fermes, au loin, de place en place.

Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à la route. Les orniÚres, boueuses et profondes, faisaient se pencher la calÚche et pousser des cris à petite mÚre. Au bout de l'avenue, une barriÚre blanche était fermée ; Marius courut l'ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bùtiment dont les volets étaient clos.

La porte du milieu soudain s'ouvrit ; et un vieux domestique paralysĂ©, vĂȘtu d'un gilet rouge rayĂ© de noir que recouvrait en partie son tablier de service, descendit Ă  petits pas obliques les marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et les introduisit dans un spacieux salon dont il ouvrit pĂ©niblement les persiennes toujours fermĂ©es. Les meubles Ă©taient voilĂ©s de housses, la pendule et les candĂ©labres enveloppĂ©s de linge blanc ; et un air moisi, un air d'autrefois, glacĂ©, humide, semblait imprĂ©gner les poumons, le cƓur et la peau de tristesse.

Tout le monde s'assit et on attendit. Quelques pas entendus dans le corridor au-dessus annonçaient un empressement inaccoutumé. Les chùtelains, surpris, s'habillaient au plus vite. Ce fut long. Une sonnette tinta plusieurs fois. D'autres pas descendirent un escalier, puis remontÚrent.

La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coup sur coup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restait assise auprÚs de sa mÚre. Et le baron, adossé au marbre de la cheminée, demeurait le front bas.

Enfin, une des hautes portes tourna, découvrant le vicomte et la vicomtesse de Briseville. Ils étaient tous les deux petits, maigrelets, sautillants, sans ùge appréciable, cérémonieux et embarrassés. La femme en robe de soie ramagée, coiffée d'un petit bonnet douairiÚre à rubans, parlait vite de sa voix aigrelette.

Le mari, serrĂ© dans une redingote pompeuse, saluait avec un ploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents dĂ©chaussĂ©es, ses cheveux qu'on aurait dits enduits de cire et son beau vĂȘtement d'apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grand soin.

AprÚs les premiers compliments de bienvenue et les politesses de voisinage, personne ne trouva plus rien à dire. Alors on se félicita de part et d'autre sans raison. On continuerait, espérait-on des deux cÎtés, ces excellentes relations. C'était une ressource de se voir quand on habitait toute l'année la campagne.

Et l'atmosphÚre glaciale du salon pénétrait les os, enrouait les gorges. La baronne toussait maintenant sans avoir cessé tout à fait d'éternuer. Alors le baron donna le signal du départ. Les Briseville insistÚrent.

– Comment ? si vite ? Restez donc encore un peu.

Mais Jeanne s'était levée malgré les signes de Julien qui trouvait trop courte la visite.

On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. La sonnette ne marchait plus. Le maßtre du logis se précipita, puis vint annoncer qu'on avait mis les chevaux à l'écurie.

Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire. On parla de l'hiver pluvieux. Jeanne, avec d'involontaires frissons d'angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hÎtes, tous deux seuls, toute l'année. Mais les Briseville s'étonnÚrent de la question, car ils s'occupaient sans cesse, écrivant beaucoup à leurs parents nobles semés par toute la France, passant leurs journées en des occupations microscopiques, cérémonieux l'un vis-à-vis de l'autre comme en face des étrangers, et causant majestueusement des affaires les plus insignifiantes.

Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, tout empaqueté en des linges, l'homme et la femme si petits, si propres, si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de noblesse.

Enfin la voiture passa devant les fenĂȘtres avec ses deux bidets inĂ©gaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au soir, il Ă©tait sans doute parti faire un tour dans la campagne.

Julien, furieux, pria qu'on le renvoyĂąt Ă  pied ; et, aprĂšs beaucoup de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples.

DÚs qu'ils furent enfermés dans la calÚche, Jeanne et son pÚre, malgré l'obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne faisait la femme, mais la baronne, un peu froissée dans ses respects, leur dit :

– Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens trùs comme il faut, appartenant à d'excellentes familles.

On se tut pour ne point contrarier petite mÚre, mais de temps en temps, malgré tout, pÚre et Jeanne recommençaient en se regardant. Il saluait avec cérémonie et, d'un ton solennel :

– Votre chĂąteau des Peuples doit ĂȘtre bien froid, madame, avec ce grand vent de mer qui le visite tout le jour ?

Elle prenait un air pincĂ© et, minaudant avec un petit frĂ©tillement de la tĂȘte pareil Ă  celui d'un canard qui se baigne :

– Oh ! ici, monsieur, j'ai de quoi m'occuper toute l'annĂ©e. Puis nous possĂ©dons tant de parents Ă  qui Ă©crire. Et M. de Briseville se dĂ©charge de tout sur moi. Il s'occupe de recherches savantes avec l'abbĂ© Pelle. Ils font ensemble l'histoire religieuse de la Normandie.

La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, et répétait :

– Ce n'est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe.

Mais soudain la voiture s'arrĂȘta, et Julien criait appelant quelqu'un par-derriĂšre. Alors Jeanne et le baron, s'Ă©tant penchĂ©s aux portiĂšres, aperçurent un ĂȘtre singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassĂ©es dans la jupe flottante de sa livrĂ©e, aveuglĂ© par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d'eau qu'il traversait Ă©perdument, trĂ©buchant contre toutes les pierres de la route, se trĂ©moussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calĂšche de toute la vitesse de ses pieds.

DĂšs qu'il l'eut rattrapĂ©e, Julien, se penchant, l'empoigna par le collet, l'amena prĂšs de lui et, lĂąchant les rĂȘnes, se mit Ă  cribler de coups de poing le chapeau qui s'enfonça jusqu'aux Ă©paules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait lĂ -dedans, essayait de fuir, de sauter du siĂšge, tandis que son maĂźtre, le maintenant d'une main, frappait toujours avec l'autre.

Jeanne, Ă©perdue, balbutiait : « PĂšre
 Oh ! pĂšre ! » et la baronne, soulevĂ©e d'indignation, serrait le bras de son mari.

– Mais empĂȘchez-le donc, Jacques.

Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant et, attrapant la manche de son gendre, lui jeta d'une voix frémissante :

– Avez-vous bientît fini de frapper cet enfant ?

Julien, stupéfait, se retourna :

– Vous ne voyez donc pas dans quel Ă©tat le bougre a mis sa livrĂ©e ?

Mais le baron, la tĂȘte sortie entre les deux :

– Eh, que m'importe ! on n'est pas brutal à ce point.

Julien se fĂąchait de nouveau : « Laissez-moi tranquille, s'il vous plaĂźt, cela ne vous regarde pas ! » et il levait encore la main ; mais son beau-pĂšre la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de force qu'il la heurta contre le bois du siĂšge, et il cria si violemment : « Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien vous arrĂȘter, moi ! » que le vicomte se calma soudain, et, haussant les Ă©paules sans rĂ©pondre, il fouetta les bĂȘtes qui partirent au grand trot.

Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du cƓur de la baronne.

Au dĂźner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s'Ă©tait passĂ©. Jeanne, son pĂšre et Mme AdĂ©laĂŻde, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller Ă  la gaietĂ© avec la sensation de bien-ĂȘtre des convalescents ; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-mĂȘme plaisanta, mais il ajouta bien vite :

– C'est Ă©gal, ils ont grand air.

On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius. Il fut seulement décidé qu'on enverrait aux voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour aller les voir, les premiers jours tiÚdes du printemps prochain.

La Noël vint. On eut à dßner le curé, le maire et sa femme. On les invita de nouveau pour le jour de l'an. Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotone enchaßnement des jours.

PĂšre et petite mĂšre devaient quitter les Peuples le 9 janvier ; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prĂȘtait guĂšre, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste.

La veille de leur dĂ©part, les paquets Ă©tant finis, comme il faisait une claire gelĂ©e, Jeanne et son pĂšre se rĂ©solurent Ă  descendre jusqu'Ă  Yport oĂč ils n'avaient point Ă©tĂ© depuis le retour de Corse.

Ils traversĂšrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mĂȘlĂ©e Ă  celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois oĂč elle avait reçu sa premiĂšre caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle ne devait connaĂźtre enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, auprĂšs de la source oĂč ils avaient bu, mĂȘlant leurs baisers Ă  l'eau.

Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur sÚche qu'ont en hiver les taillis dépouillés.

Ils entrĂšrent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes filets tannĂ©s sĂ©chaient toujours, accrochĂ©s devant les portes ou bien Ă©tendus sur le galet. La mer, grise et froide, avec son Ă©ternelle et grondante Ă©cume, commençait Ă  descendre, dĂ©couvrant vers FĂ©camp les rochers verdĂątres au pied des falaises. Et, le long de la plage, les grosses barques Ă©chouĂ©es sur le flanc semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les pĂȘcheurs s'en venaient par groupes au Perret, marchant lourdement, avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppĂ© de laine, un litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre. Longtemps ils tournĂšrent autour des embarcations inclinĂ©es ; ils mettaient Ă  bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouĂ©es, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six. Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressĂ©e qui dĂ©valait Ă  grand bruit sur le galet, fendait l'Ă©cume, montait sur la vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mĂąt.

Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restĂ©es jusqu'au dĂ©part du dernier pĂȘcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.

Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l'éloignement dans l'ombre de ces hommes qui s'en allaient ainsi, chaque nuit, risquer la mort pour ne point crever de faim, et si misérables cependant qu'ils ne mangeaient jamais de viande.

Le baron, s'exaltant devant l'océan, murmura :

– C'est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les tĂ©nĂšbres, sur qui tant d'existences sont en pĂ©ril, c'est superbe ! n'est-ce pas, Jeannette ?

Elle répondit avec un sourire gelé :

– Ça ne vaut point la MĂ©diterranĂ©e.

Mais son pĂšre, s'indignant :

– La MĂ©diterranĂ©e ! de l'huile, de l'eau sucrĂ©e, l'eau bleue d'un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante avec ses crĂȘtes d'Ă©cume ! Et songe Ă  tous ces hommes, partis lĂ -dessus, et qu'on ne voit dĂ©jĂ  plus.

Jeanne, avec un soupir, consentit :

– Oui, si tu veux.

Mais ce mot qui lui Ă©tait venu aux lĂšvres, « la MĂ©diterranĂ©e », l'avait de nouveau pincĂ©e au cƓur, rejetant toute sa pensĂ©e vers ces contrĂ©es lointaines oĂč gisaient ses rĂȘves.

Le pÚre et la fille alors, au lieu de revenir par les bois, gagnÚrent la route et montÚrent la cÎte à pas ralentis. Ils ne parlaient guÚre, tristes de la séparation prochaine.

Parfois, en longeant les fossĂ©s des fermes, une odeur de pommes pilĂ©es, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette saison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, ou bien un gras parfum d'Ă©table, cette bonne et chaude puanteur qui s'exhale du fumier de vaches. Une petite fenĂȘtre Ă©clairĂ©e indiquait, au fond de la cour, la maison d'habitation.

Et il semblait Ă  Jeanne que son Ăąme s'Ă©largissait, comprenait des choses invisibles ; et ces petites lueurs Ă©parses dans les champs lui donnĂšrent soudain la sensation vive de l'isolement de tous les ĂȘtres que tout dĂ©sunit, que tout sĂ©pare, que tout entraĂźne loin de ce qu'ils aimeraient.

Alors, d'une voix résignée, elle dit :

– Ça n'est pas toujours gai, la vie.

Le baron soupira :

– Que veux-tu, fillette, nous n'y pouvons rien.

Et le lendemain, pĂšre et petite mĂšre Ă©tant partis, Jeanne et Julien restĂšrent seuls.

Chapitre 07

Les cartes entrĂšrent alors dans la vie des jeunes gens. Chaque jour, aprĂšs le dĂ©jeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et se gargarisant avec du cognac dont il buvait peu Ă  peu six Ă  huit verres, faisait plusieurs parties de bĂ©sigue avec sa femme. Elle montait ensuite en sa chambre, s'asseyait prĂšs de la fenĂȘtre et, pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent les secouait, elle brodait obstinĂ©ment une garniture de jupon. Parfois, fatiguĂ©e, elle levait les yeux et contemplait au loin la mer sombre qui moutonnait. Puis, aprĂšs quelques minutes de ce regard vague, elle reprenait son ouvrage.

Elle n'avait d'ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayant repris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement ses besoins d'autorité et ses démangeaisons d'économie. Il se montrait d'une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires, réduisait la nourriture au strict nécessaire ; et comme Jeanne, depuis qu'elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette dépense et la condamna au pain grillé.

Elle ne disait rien, afin d'Ă©viter les explications, les discussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coups d'aiguille Ă  chaque nouvelle manifestation d'avarice de son mari. Cela lui semblait bas et odieux Ă  elle, Ă©levĂ©e dans une famille oĂč l'argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu dire Ă  petite mĂšre :

– Mais c'est fait pour ĂȘtre dĂ©pensĂ©, l'argent.

Julien, maintenant, répétait :

– Tu ne pourras donc jamais t'habituer Ă  ne pas jeter l'argent par les fenĂȘtres ?

Et chaque fois qu'il avait rogné quelques sous sur un salaire ou sur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant la monnaie dans sa poche :

– Les petits ruisseaux font les grandes riviùres.

En certains jours cependant, Jeanne se reprenait Ă  rĂȘver. Elle s'arrĂȘtait doucement de travailler et, les mains molles, le regard Ă©teint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui donnait un ordre au pĂšre Simon l'arrachait Ă  ce bercement de songerie ; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant : « C'est fini, tout ça » ; et une larme tombait sur ses doigts qui poussaient l'aiguille.

Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, était changée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge et, presque creuses maintenant, semblaient parfois frottées de terre.

Souvent Jeanne lui demandait :

– Es-tu malade, ma fille ?

La petite bonne répondait toujours :

– Non, madame.

Un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bien vite.

Au lieu de courir comme autrefois, elle traĂźnait ses pieds avec peine et ne paraissait mĂȘme plus coquette, n'achetait plus rien aux marchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de soie et leurs corsets et leurs parfumeries variĂ©es.

Et la grande maison avait l'air de sonner le creux, toute morne, avec sa face que les pluies maculaient de longues traßnées grises.

À la fin de janvier les neiges arrivĂšrent. On voyait de loin les gros nuages du nord au-dessus de la mer sombre ; et la blanche descente des flocons commença. En une nuit toute la plaine fut ensevelie, et les arbres apparurent au matin drapĂ©s dans cette Ă©cume de glace.

Julien, chaussé de hautes bottes, l'air hirsute, passait son temps au fond du bosquet, embusqué derriÚre le fossé donnant sur la lande, à guetter les oiseaux émigrants. De temps en temps un coup de fusil crevait le silence gelé des champs ; et des bandes de corbeaux noirs effrayés s'envolaient des grands arbres en tournoyant.

Jeanne, succombant à l'ennui, descendait parfois sur le perron. Des bruits de vie venaient de fort loin répercutés sur la tranquillité dormante de cette nappe livide et morne.

Puis elle n'entendait plus rien qu'une sorte de ronflement des flots éloignés et le glissement vague et continu de cette poussiÚre d'eau gelée tombant toujours.

Et la couche de neige s'élevait sans cesse sous la chute infinie de cette mousse épaisse et légÚre.

Par une de ces pĂąles matinĂ©es, Jeanne, immobile, chauffait ses pieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changĂ©e de jour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entendit derriĂšre elle un douloureux soupir. Sans tourner la tĂȘte, elle demanda :

– Qu'est-ce que tu as donc ?

La bonne, comme toujours, répondit : « Rien, madame », mais sa voix semblait brisée, expirante.

Jeanne, déjà, songeait à autre chose quand elle remarqua qu'elle n'entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela :

– Rosalie !

Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sans bruit, elle cria plus fort : « Rosalie ! » et elle allait allonger le bras pour sonner quand un profond gémissement, poussé tout prÚs d'elle, la fit se dresser avec un frisson d'angoisse.

La petite servante, livide, les yeux hagards, était assise par terre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois du lit.

Jeanne s'élança :

– Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu as ?

L'autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste ; elle fixait sur sa maßtresse un regard fou et haletait, comme déchirée par une effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout son corps, elle glissa sur le dos, étouffant entre ses dents serrées un cri de détresse.

Alors sous sa robe collĂ©e Ă  ses cuisses ouvertes quelque chose remua. Et de lĂ  partit aussitĂŽt un bruit singulier, un clapotement, un souffle de gorge Ă©tranglĂ©e qui suffoque ; puis soudain ce fut un long miaulement de chat, une plainte frĂȘle et dĂ©jĂ  douloureuse, le premier appel de souffrance de l'enfant entrant dans la vie.

Jeanne brusquement comprit, et, la tĂȘte Ă©garĂ©e, courut Ă  l'escalier criant :

– Julien, Julien !

Il répondit d'en bas :

– Qu'est-ce que tu veux ?

Elle eut grand-peine Ă  prononcer :

– C'est
 c'est Rosalie qui


Julien s'Ă©lança, gravit les marches deux par deux, et, entrant brusquement dans la chambre, il releva d'un seul coup les vĂȘtements de la fillette et dĂ©couvrit un affreux petit morceau de chair, plissĂ©, geignant, crispĂ© et tout gluant, qui s'agitait entre deux jambes nues.

Il se redressa, la face méchante, et poussant dehors sa femme éperdue :

– Ça ne te regarde pas. Va-t'en. Envoie-moi Ludivine et le pùre Simon.

Jeanne, toute tremblante, descendit à la cuisine, puis, n'osant plus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu depuis le départ de ses parents, et elle attendit anxieusement des nouvelles.

Elle vit bientĂŽt le domestique qui sortait en courant. Cinq minutes aprĂšs il rentrait avec la veuve Dentu, la sage-femme du pays.

Alors ce fut dans l'escalier un grand remuement comme si on portait un blessé ; et Julien vint dire à Jeanne qu'elle pouvait remonter chez elle.

Elle tremblait comme si elle venait d'assister Ă  quelque sinistre accident. Elle s'assit de nouveau devant son feu, puis demanda :

– Comment va-t-elle ?

Julien, prĂ©occupĂ©, nerveux, marchait Ă  travers l'appartement ; et une colĂšre semblait le soulever. Il ne rĂ©pondit point d'abord ; puis, au bout de quelques secondes, s'arrĂȘtant :

– Qu'est-ce que tu comptes faire de cette fille ?

Elle ne comprenait pas et regardait son mari :

– Comment ? Que veux-tu dire ? Je ne sais pas, moi.

Et soudain il cria comme s'il s'emportait :

– Nous ne pouvons pourtant pas garder un bñtard dans la maison !

Alors Jeanne demeura trĂšs perplexe ; puis, au bout d'un long silence :

– Mais, mon ami, peut-ĂȘtre pourrait-on le mettre en nourrice ?

Il ne la laissa pas achever :

– Et qui est-ce qui paiera ? Toi sans doute ?

Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution ; enfin elle dit :

– Mais le pĂšre s'en chargera de cet enfant ; et, s'il Ă©pouse Rosalie, il n'y a plus de difficultĂ©s.

Julien, comme Ă  bout de patience, et furieux, reprit :

– Le pùre !
 le pùre !
 le connais-tu
 le pùre ?
 Non, n'est-ce pas ? Eh bien, alors ?


Jeanne, Ă©mue, s'animait :

– Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ce serait un lñche ! nous demanderons son nom et nous irons le trouver, lui, et il faudra bien qu'il s'explique.

Julien s'était calmé et remis à marcher :

– Ma chùre, elle ne veut pas le dire, le nom de l'homme ; elle ne te l'avouera pas plus qu'à moi
 et s'il ne veut pas d'elle, lui ?
 Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit une fille mùre avec son bñtard, comprends-tu ?

Jeanne, obstinée, répétait :

– Alors c'est un misĂ©rable, cet homme ; mais il faudra bien que nous le connaissions : et alors, il aura affaire Ă  nous.

Julien, devenu fort rouge, s'irritait encore :

– Mais
 en attendant ?

Elle ne savait que décider et lui demanda :

– Qu'est-ce que tu proposes, toi ?

AussitĂŽt, il dit son avis :

– Oh ! moi, c'est bien simple. Je lui donnerais quelque argent et je l'enverrais au diable avec son mioche.

Mais la jeune femme, indignée, se révolta.

– Quant Ă  cela, jamais. C'est ma sƓur de lait, cette fille ; nous avons grandi ensemble. Elle a fait une faute, tant pis ; mais je ne la jetterai pas dehors pour cela ; et, s'il le faut, je l'Ă©lĂšverai, cet enfant.

Alors Julien Ă©clata :

– Et nous aurons une propre rĂ©putation, nous autres, avec notre nom et nos relations ! Et on dira partout que nous protĂ©geons le vice, que nous abritons des gueuses ; et les gens honorables ne voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais Ă  quoi penses-tu, vraiment ? Tu es folle !

Elle était demeurée calme.

– Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie ; et si tu ne veux pas la garder, ma mùre la reprendra et il faudra bien que nous finissions par connaütre le nom du pùre de son enfant.

Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant :

– Les femmes sont stupides avec leurs idĂ©es !

Jeanne, dans l'aprÚs-midi, monta chez l'accouchée. La petite bonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit, les yeux ouverts, tandis que la garde berçait en ses bras l'enfant nouveau-né.

DÚs qu'elle aperçut sa maßtresse, Rosalie se mit à sangloter, cachant sa figure dans ses draps, toute secouée de désespoir. Jeanne la voulut embrasser, mais elle résistait, se voilant. Alors la garde intervint, lui découvrit le visage ; et elle se laissa faire, pleurant encore, mais doucement.

Un maigre feu brûlait dans la cheminée ; il faisait froid ; l'enfant pleurait. Jeanne n'osait point parler du petit de crainte d'amener une autre crise ; et avait pris la main de sa bonne, en répétant d'un ton machinal :

– Ça ne sera rien, ça ne sera rien.

La pauvre fille regardait à la dérobée vers la garde, tressaillait aux cris du marmot ; et un reste de chagrin l'étranglant jaillissait encore par moments en un sanglot convulsif, tandis que des larmes rentrées faisaient un bruit d'eau dans sa gorge.

Jeanne, encore une fois, l'embrassa, et, tout bas, lui murmura dans l'oreille :

– Nous en aurons bien soin, va, ma fille.

Puis, comme un nouvel accÚs de pleurs commençait, elle se sauva bien vite.

Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalie Ă©clatait en sanglots en apercevant sa maĂźtresse.

L'enfant fut mis en nourrice chez une voisine.

Julien cependant parlait à peine à sa femme, comme s'il eût gardé contre elle une grosse colÚre depuis qu'elle avait refusé de renvoyer la bonne. Un jour, il revint sur ce sujet, mais Jeanne tira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu'on lui envoyùt immédiatement cette fille si on ne la gardait pas aux Peuples. Julien, furieux, cria :

– Ta mùre est aussi folle que toi.

Mais il n'insista plus.

Quinze jours aprÚs, l'accouchée pouvait déjà se lever et reprendre son service.

Alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et, la traversant de son regard :

– Voyons, ma fille, dis-moi tout.

Rosalie se mit Ă  trembler, et balbutia :

– Quoi, madame ?

– À qui est-il, cet enfant ?

Alors la petite bonne fut reprise d'un désespoir épouvantable ; et elle cherchait éperdument à dégager ses mains pour s'en cacher la figure.

Mais Jeanne l'embrassait malgré elle, la consolait :

– C'est un malheur, que veux-tu, ma fille ? Tu as Ă©tĂ© faible ; mais ça arrive Ă  bien d'autres. Si le pĂšre t'Ă©pouse, on n'y pensera plus ; et nous pourrons le prendre Ă  notre service avec toi.

Rosalie gémissait comme si on l'eût martyrisée, et de temps en temps donnait une secousse pour se dégager et s'enfuir. Jeanne reprit :

– Je comprends bien que tu aies honte, mais tu vois que je ne me fĂąche pas, que je te parle doucement. Si je te demande le nom de l'homme, c'est pour ton bien, parce que je sens Ă  ton chagrin qu'il t'abandonne, et que je veux empĂȘcher cela. Julien ira le trouver, vois-tu, et nous le forcerons Ă  t'Ă©pouser ; et comme nous vous garderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi Ă  te rendre heureuse.

Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu'elle arracha ses mains de celles de sa maĂźtresse, et se sauva comme une folle.

Le soir, en dĂźnant, Jeanne dit Ă  Julien :

– J'ai voulu dĂ©cider Rosalie Ă  me rĂ©vĂ©ler le nom de son sĂ©ducteur. Je n'ai pu y rĂ©ussir. Essaie donc de ton cĂŽtĂ© pour que nous contraignions ce misĂ©rable Ă  l'Ă©pouser.

Mais Julien tout de suite se fĂącha :

– Ah ! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cette histoire-lĂ , moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais ne m'embĂȘte plus Ă  son sujet.

Il semblait, depuis l'accouchement, d'une humeur plus irritable encore ; et il avait pris cette habitude de ne plus parler à sa femme sans crier comme s'il eût été toujours furieux, tandis qu'au contraire elle baissait la voix, se faisait douce, conciliante, pour éviter toute discussion ; et souvent elle pleurait, la nuit, dans son lit.

Malgré sa constante irritation, son mari avait repris des habitudes d'amour oubliées depuis leur retour, et il était rare qu'il passùt trois soirs de suite sans franchir la porte conjugale.

Rosalie fut bientÎt guérie entiÚrement et devint moins triste, quoiqu'elle restùt comme effarée, poursuivie par une crainte inconnue.

Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait de l'interroger de nouveau.

Julien, tout à coup, parut aussi plus aimable ; et la jeune femme se rattachait à de vagues espoirs, retrouvait des gaietés, bien qu'elle se sentßt parfois souffrante de malaises singuliers dont elle ne parlait point. Le dégel n'était pas venu et depuis bientÎt cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s'étendait sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

Les fermes, isolĂ©es dans leurs cours carrĂ©es, derriĂšre leurs rideaux de grands arbres poudrĂ©s de frimas, semblaient endormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni bĂȘtes ne sortaient plus ; seules les cheminĂ©es des chaumiĂšres rĂ©vĂ©laient la vie cachĂ©e, par les minces filets de fumĂ©e qui montaient droit dans l'air glacial.

La plaine, les haies, les ormes des clÎtures, tout semblait mort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous leur écorce ; et parfois une grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sÚve et rompant les fibres.

Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tiĂšdes, attribuant Ă  la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient.

TantĂŽt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dĂ©goĂ»t devant toute nourriture ; tantĂŽt son pouls battait follement ; tantĂŽt ses faibles repas lui donnaient des Ă©cƓurements d'indigestion ; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolĂ©rable.

Un soir le thermomÚtre descendit encore et Julien, tout frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n'était chauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta les mains en murmurant :

– Il fera bon coucher deux cette nuit, n'est-ce pas, ma chatte ?

Il riait de son rire bon enfant d'autrefois, et Jeanne lui sauta au cou ; mais elle se sentait justement si mal Ă  l'aise, ce soir-lĂ , si endolorie, si Ă©trangement nerveuse qu'elle le pria, tout bas, en lui baisant les lĂšvres, de la laisser dormir seule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal :

– Je t'en prie, mon chĂ©ri ; je t'assure que je ne suis pas bien. Ça ira mieux demain, sans doute.

Il n'insista pas :

– Comme il te plaira, ma chùre ; si tu es malade, il faut te soigner.

Et on parla d'autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit allumer du feu dans sa chambre particuliĂšre.

Quand on lui annonça que « ça flambait bien », il baisa sa femme au front et s'en alla.

La maison entiÚre semblait travaillée par le froid ; les murs pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons ; et Jeanne en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour mettre des bĂ»ches au foyer, et chercher des robes, des jupes, des vieux vĂȘtements qu'elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait rĂ©chauffer, ses pieds s'engourdissaient, tandis qu'en ses mollets et jusqu'en ses cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse, s'agiter, s'Ă©nerver Ă  l'excĂšs.

BientĂŽt ses dents claquĂšrent ; ses mains tremblĂšrent ; sa poitrine se serrait ; son cƓur lent battait de grands coups sourds et semblait parfois s'arrĂȘter ; et sa gorge haletait comme si l'air n'y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son Ăąme en mĂȘme temps que l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles. Jamais elle n'avait Ă©prouvĂ© cela, elle ne s'Ă©tait sentie abandonnĂ©e ainsi par la vie, prĂȘte Ă  exhaler son dernier souffle.

Elle pensa : « Je vais mourir
 Je meurs
 »

Et, frappée d'épouvante, elle sauta hors du lit, sonna Rosalie, attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante et glacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur premier sommeil que rien ne brise ; et Jeanne, perdant l'esprit, s'élança pieds nus dans l'escalier.

Elle monta sans bruit, à tùtons, trouva la porte, l'ouvrit, appela « Rosalie ! » avança toujours, heurta le lit, promena ses mains dessus et reconnut qu'il était vide. Il était vide et tout froid comme si personne n'y eût couché.

Surprise, elle se dit :

– Comment ! elle est encore partie courir par un pareil temps !

Mais comme son cƓur, devenu tout Ă  coup tumultueux, bondissait, l'Ă©touffait, elle redescendit, les jambes flĂ©chissantes, afin de rĂ©veiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette conviction qu'elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdre connaissance.

À la lueur du feu agonisant, elle aperçut, Ă  cĂŽtĂ© de la tĂȘte de son mari, la tĂȘte de Rosalie sur l'oreiller.

Au cri qu'elle poussa, ils se dressÚrent tous les deux. Elle demeura une seconde immobile dans l'effarement de cette découverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre ; et comme Julien, éperdu, avait appelé « Jeanne ! », une peur atroce la saisit de le voir, d'entendre sa voix, de l'écouter s'expliquer, mentir, de rencontrer son regard face à face ; et elle se précipita de nouveau dans l'escalier qu'elle descendit.

Elle courait maintenant dans l'obscurité au risque de rouler le long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle allait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de ne plus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujours en chemise et nu-pieds ; et elle demeurait lĂ , l'esprit perdu.

Julien avait sauté du lit, s'habillait à la hùte. Elle se redressa pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussi l'escalier, et il criait :

– Écoute, Jeanne !

Non, elle ne voulait pas Ă©couter ni se laisser toucher du bout des doigts ; et elle se jeta dans la salle Ă  manger courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l'Ă©viter. Elle se blottit sous la table. Mais dĂ©jĂ  il ouvrait la porte, sa lumiĂšre Ă  la main, rĂ©pĂ©tant toujours : « Jeanne ! » et elle repartit comme un liĂšvre, s'Ă©lança dans la cuisine, en fit deux fois le tour Ă  la façon d'une bĂȘte acculĂ©e ; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s'Ă©lança dans la campagne.

Le contact glacĂ© de la neige, oĂč ses jambes nues entraient parfois jusqu'aux genoux, lui donna soudain une Ă©nergie dĂ©sespĂ©rĂ©e. Elle n'avait pas froid, bien que toute dĂ©couverte ; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son Ăąme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le fossé et partit à travers la lande.

Pas de lune ; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel ; mais la plaine était claire cependant, d'une blancheur terne, d'une immobilité figée, d'un silence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans rĂ©flĂ©chir Ă  rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s'arrĂȘta net, par instinct, et s'accroupit, vidĂ©e de toute pensĂ©e et de toute volontĂ©.

Dans le trou sombre devant elle la mer, invisible et muette, exhalait l'odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d'esprit comme de corps ; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement comme une voile qu'agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts précipités ; et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante.

Puis des visions anciennes passĂšrent devant ses yeux ; cette promenade avec lui dans le bateau du pĂšre Lastique, leur causerie, son amour naissant, le baptĂȘme de la barque ; puis elle remonta plus loin jusqu'Ă  cette nuit bercĂ©e de rĂȘves Ă  son arrivĂ©e aux Peuples. Et maintenant ! maintenant ! Oh ! sa vie Ă©tait cassĂ©e, toute joie finie, toute attente impossible ; et l'Ă©pouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de dĂ©sespoirs lui apparut. Autant mourir, ce serait fini tout de suite.

Mais une voix criait au loin :

– C'est ici, voilà ses pas ; vite, vite, par ici !

C'Ă©tait Julien qui la cherchait.

Oh ! elle ne voulait pas le revoir. Dans l'abĂźme, lĂ , devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches.

Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s'élancer et, jetant à la vie l'adieu des désespérés, elle gémit le dernier mot des mourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans les batailles :

– Maman !

Soudain, la pensée de petite mÚre la traversa ; elle la vit sanglotant ; elle vit son pÚre à genoux devant son cadavre noyé, elle eut en une seconde toute la souffrance de leur désespoir.

Alors elle retomba mollement dans la neige ; et elle ne se sauva plus quand Julien et le pĂšre Simon, suivis de Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arriĂšre, tant elle Ă©tait prĂšs du bord.

Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plus remuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettait dans un lit, puis qu'on la frictionnait avec des linges brûlants ; puis tout s'effaça, toute connaissance disparut.

Puis un cauchemar – Ă©tait-ce un cauchemar ? – l'obsĂ©da. Elle Ă©tait couchĂ©e dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle ne pouvait pas se lever. Pourquoi ? Elle n'en savait rien. Alors elle entendit un petit bruit sur le plancher, une sorte de grattement, de frĂŽlement, et soudain une souris, une petite souris grise passait vivement sur son drap. Une autre aussitĂŽt la suivait, puis une troisiĂšme qui s'avançait vers la poitrine, de son trot vif et menu. Jeanne n'avait pas peur ; mais elle voulut prendre la bĂȘte et lança sa main, sans y parvenir.

Alors d'autres souris, dix, vingt, des centaines, des milliers surgirent de tous les cÎtés. Elles grimpaient aux colonnes, filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entiÚre. Et bientÎt elles pénétrÚrent sous les couvertures ; Jeanne les sentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre et monter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du lit pour pénétrer dedans contre sa gorge ; et elle se débattait, jetait ses mains en avant pour en saisir une et les refermait toujours vides.

Elle s'exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'on la tenait immobile, que des bras vigoureux l'enlaçaient et la paralysaient ; mais elle ne voyait personne.

Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut ĂȘtre long, trĂšs long.

Puis elle eut un réveil las, meurtri, doux cependant. Elle se sentait faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'étonna pas de voir petite mÚre assise dans sa chambre avec un gros homme qu'elle ne connaissait point.

Quel Ăąge avait-elle ? elle n'en savait rien et se croyait toute petite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir.

Le gros homme dit :

– Tenez, la connaissance revient.

Et petite mĂšre se mit Ă  pleurer. Alors le gros homme reprit :

– Voyons, soyez calme, madame la baronne, je vous dis que j'en rĂ©ponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu'elle dorme.

Et il sembla Ă  Jeanne qu'elle vivait encore trĂšs longtemps assoupie, reprise par un pesant sommeil dĂšs qu'elle essayait de penser ; et elle n'essayait pas non plus de se rappeler quoi que ce soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la rĂ©alitĂ© reparue en sa tĂȘte.

Or, une fois, comme elle s'éveillait, elle aperçut Julien, seul prÚs d'elle ; et brusquement, tout lui revint, comme si un rideau se fût levé qui cachait sa vie passée.

Elle eut au cƓur une douleur horrible et voulut fuir encore. Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne la pouvant plus porter.

Julien s'élança vers elle ; et elle se mit à hurler pour qu'il ne la touchùt point. Elle se tordait, se roulait. La porte s'ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron, puis enfin petite mÚre arriva soufflant, éperdue.

On la recoucha ; et aussitÎt elle ferma les yeux sournoisement pour ne point parler et pour réfléchir à son aise.

Sa mĂšre et sa tante la soignaient, s'empressaient, l'interrogeaient :

– Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petite Jeanne ?

Elle faisait la sourde, ne répondait pas ; et elle s'aperçut trÚs bien de la journée finie. La nuit vint. La garde s'installa prÚs d'elle, et la faisait boire de temps en temps.

Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus ; elle raisonnait pĂ©niblement, cherchant des choses qui lui Ă©chappaient, comme si elle avait eu des trous dans sa mĂ©moire, de grandes places blanches et vides oĂč les Ă©vĂ©nements ne s'Ă©taient point marquĂ©s.

Peu Ă  peu, aprĂšs de longs efforts, elle retrouva tous les faits.

Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.

Petite mĂšre, tante Lison et le baron Ă©taient venus, donc elle avait Ă©tĂ© trĂšs malade. Mais Julien ? Qu'avait-il dit ? Ses parents savaient-ils ? Et Rosalie ? oĂč Ă©tait-elle ? Et puis que faire ? Une idĂ©e l'illumina – retourner avec pĂšre et petite mĂšre, Ă  Rouen, comme autrefois. Elle serait veuve ; voilĂ  tout.

Alors elle attendit, écoutant ce qu'on disait autour d'elle, comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retour de raison, patiente et rusée.

Le soir, enfin, elle se trouva seule avec la baronne et elle appela, tout bas :

– Petite mùre !

Sa propre voix l'étonna, lui parut changée. La baronne lui saisit les mains :

– Ma fille, ma Jeanne chĂ©rie ! ma fille, tu me reconnais ?

– Oui, petite mĂšre, mais il ne faut point pleurer ; nous avons Ă  causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je me suis sauvĂ©e dans la neige ?

– Oui, ma mignonne, tu as eu une fiùvre trùs dangereuse.

– Ce n'est pas ça, maman. J'ai eu la fiĂšvre aprĂšs ; mais t'a-t-il dit qui me l'a donnĂ©e, cette fiĂšvre, et pourquoi je me suis sauvĂ©e ?

– Non, ma chĂ©rie.

– C'est parce que j'ai trouvĂ© Rosalie dans son lit.

La baronne crut qu'elle délirait encore, la caressa.

– Dors, ma mignonne, calme-toi, essaie de dormir.

Mais Jeanne, obstinée, reprit :

– J'ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pas de folies comme j'ai dĂ» en dire les jours derniers. Je me sentais malade une nuit, alors j'ai Ă©tĂ© chercher Julien. Rosalie Ă©tait couchĂ©e avec lui. J'ai perdu la tĂȘte de chagrin et je me suis sauvĂ©e dans la neige pour me jeter Ă  la falaise.

Mais la baronne répétait :

– Oui, ma mignonne, tu as Ă©tĂ© bien malade.

– Ce n'est pas ça, maman, j'ai trouvĂ© Rosalie dans le lit de Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmĂšneras Ă  Rouen, comme autrefois.

La baronne, à qui le médecin avait recommandé de ne contrarier Jeanne en rien, répondit :

– Oui, ma mignonne.

Mais la malade s'impatienta :

– Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit pùre, lui, il finira bien par me comprendre.

Et petite mĂšre se leva difficilement, prit ses deux cannes, sortit en traĂźnant ses pieds, puis revint aprĂšs quelques minutes avec le baron qui la soutenait.

Ils s'assirent devant le lit et Jeanne aussitÎt commença. Elle dit tout, doucement, d'une voix faible, avec clarté : le caractÚre bizarre de Julien, ses duretés, son avarice, et enfin son infidélité.

Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguait pas, mais il ne savait que penser, que résoudre et que répondre.

Il lui prit la main, d'une façon tendre, comme autrefois quand il l'endormait avec des histoires.

– Écoute, ma chĂ©rie, il faut agir avec prudence. Ne brusquons rien ; tĂąche de supporter ton mari jusqu'au moment oĂč nous aurons pris une rĂ©solution
 Tu me le promets ?

Elle murmura :

– Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je serai guĂ©rie.

Puis, tout bas, elle ajouta :

– OĂč est Rosalie maintenant ?

Le baron reprit :

– Tu ne la verras plus.

Mais elle s'obstinait.

– OĂč est-elle ? je veux savoir.

Alors il avoua qu'elle n'avait point quitté la maison ; mais il affirma qu'elle allait partir.

En sortant de chez la malade, le baron tout chauffĂ© par la colĂšre, blessĂ© dans son cƓur de pĂšre, alla trouver Julien, et, brusquement :

– Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduite vis-Ă -vis de ma fille. Vous l'avez trompĂ©e avec votre servante ; cela est doublement indigne.

Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu à témoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs ? Est-ce que Jeanne n'était pas folle ? ne venait-elle pas d'avoir une fiÚvre cérébrale ? ne s'était-elle pas sauvée par la neige, une nuit, dans un accÚs de délire, au début de sa maladie ? Et c'est justement au milieu de cet accÚs, alors qu'elle courait presque nue par la maison, qu'elle prétendait avoir vu sa bonne dans le lit de son mari.

Et il s'emportait ; il menaça d'un procÚs ; il s'indignait avec véhémence. Et le baron, confus, fit des excuses, demanda pardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa de prendre.

Quand Jeanne connut la réponse de son mari, elle ne se fùcha point et répondit :

– Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre.

Et pendant deux jours elle fut taciturne, recueillie, méditant.

Puis, le troisiÚme matin, elle voulut voir Rosalie. Le baron refusa de faire monter la bonne, déclara qu'elle était partie. Jeanne ne céda point, répétant :

– Alors qu'on aille la chercher chez elle.

Et déjà elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit tout pour qu'il jugeùt. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer, énervée outre mesure, criant presque :

– Je veux voir Rosalie : je veux la voir !

Alors le médecin lui prit la main, et, à voix basse :

– Calmez-vous, madame ; toute Ă©motion pourrait devenir grave ; car vous ĂȘtes enceinte.

Elle demeura saisie, comme frappĂ©e d'un coup, et il lui sembla tout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle resta silencieuse, n'Ă©coutant pas mĂȘme ce qu'on disait, s'enfonçant en sa pensĂ©e. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en Ă©veil par cette idĂ©e nouvelle et singuliĂšre qu'un enfant vivait lĂ , dans son ventre ; et triste, peinĂ©e qu'il fĂ»t le fils de Julien ; inquiĂšte, craignant qu'il ne ressemblĂąt Ă  son pĂšre. Au jour venu, elle fit appeler le baron.

– Petit pĂšre, ma rĂ©solution est bien prise ; je veux tout savoir, surtout maintenant ; tu entends, je veux ; et tu sais qu'il ne faut pas me contrarier dans la situation oĂč je suis. Écoute bien. Tu vas aller chercher M. le curĂ©. J'ai besoin de lui pour empĂȘcher Rosalie de mentir ; puis, dĂšs qu'il sera venu, tu la feras monter et tu resteras lĂ  avec petite mĂšre. Surtout veille Ă  ce que Julien n'ait pas de soupçons.

Une heure plus tard, le prĂȘtre entrait, engraissĂ© encore, soufflant autant que petite mĂšre. Il s'assit prĂšs d'elle dans un fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes ; et il commença par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir Ă  carreaux sur son front :

– Eh bien, madame la baronne, je crois que nous ne maigrissons pas ; m'est avis que nous faisons la paire.

Puis, se tournant vers le lit de la malade :

– HĂ© ! hĂ© ! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeune dame, que nous aurions bientĂŽt un nouveau baptĂȘme ? Ah ! ah ! ah ! pas d'une barque cette fois.

Et il ajouta d'un ton grave : « Ce sera un dĂ©fenseur pour la patrie », puis, aprĂšs une courte rĂ©flexion : « À moins que ce ne soit une bonne mĂšre de famille » ; et, saluant la baronne, « comme vous, madame ».

Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, éperdue, larmoyant, refusait d'entrer, cramponnée à l'encadrement, et poussée par le baron. Impatienté, il la jeta d'une secousse dans la chambre. Alors elle se couvrit la face de ses mains et resta debout, sanglotant.

Jeanne, dĂšs qu'elle l'aperçut, se dressa brusquement, s'assit, plus pĂąle que ses draps ; et son cƓur affolĂ© soulevait de ses battements la mince chemise collĂ©e Ă  sa peau. Elle ne pouvait parler, respirant Ă  peine, suffoquĂ©e. Enfin, elle prononça d'une voix coupĂ©e par l'Ă©motion :

– Je
 je
 n'aurais pas
 pas besoin
 de t'interroger. Il
 il me suffit de te voir ainsi
 de
 de voir ta
 ta honte devant moi.

AprĂšs une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit :

– Mais je veux tout savoir, tout
 tout. J'ai fait venir M. le curĂ© pour que ce soit comme une confession, tu entends.

Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mains crispées.

Le baron, que la colĂšre gagnait, lui saisit les bras, les Ă©carta violemment, et, la jetant Ă  genoux prĂšs du lit :

– Parle donc
 RĂ©ponds.

Elle resta par terre, dans la posture qu'on prĂȘte aux Madeleines, le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, le visage voilĂ© de nouveau de ses mains redevenues libres.

Alors le curé lui parla :

– Allons, ma fille, Ă©coute ce qu'on te dit, et rĂ©ponds. Nous ne voulons pas te faire de mal ; mais on veut savoir ce qui s'est passĂ©.

Jeanne, penchée au bord de sa couche, la regardait. Elle dit :

– C'est bien vrai que tu Ă©tais dans le lit de Julien quand je vous ai surpris.

Rosalie, à travers ses mains, gémit :

– Oui, madame.

Alors, brusquement, la baronne se mit Ă  pleurer aussi avec un gros bruit de suffocation ; et ses sanglots convulsifs accompagnaient ceux de Rosalie.

Jeanne, les yeux droit sur la bonne, demanda :

– Depuis quand cela durait-il ?

Rosalie balbutia :

– Depuis qu'il est v'nu.

Jeanne ne comprenait pas.

– Depuis qu'il est venu
 Alors
 depuis
 depuis le printemps ?

– Oui, madame.

– Depuis qu'il est entrĂ© dans cette maison ?

– Oui, madame.

Et Jeanne, comme oppressée de questions, interrogea d'une voix précipitée :

– Mais comment cela s'est-il fait ? Comment te l'a-t-il demandĂ© ? Comment t'a-t-il prise ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? À quel moment, comment as-tu cĂ©dĂ© ? comment as-tu pu te donner Ă  lui ?

Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d'une fiÚvre de parler, d'un besoin de répondre :

– J'sais ti mĂ© ? C'est le jour qu'il a dĂźnĂ© ici la premiĂšre fois, qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'Ă©tait cachĂ© dans l'grenier. J'ai pas osĂ© crier pour pas faire d'histoire. Il s'est couchĂ© avec mĂ© ; j'savais pu c'que j'faisais Ă  çu moment-lĂ  ; il a fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce que je le trouvais gentil !


Alors Jeanne, poussant un cri :

– Mais
 ton
 ton enfant
 c'est à lui ?


Rosalie sanglota.

– Oui, madame.

Puis toutes deux se turent.

On n'entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de la baronne.

Jeanne, accablée, sentit à son tour ses yeux ruisselants ; et les gouttes sans bruit coulÚrent sur ses joues.

L'enfant de sa bonne avait le mĂȘme pĂšre que le sien ! Sa colĂšre Ă©tait tombĂ©e. Elle se sentait maintenant toute pĂ©nĂ©trĂ©e d'un dĂ©sespoir morne, lent, profond, infini.

Elle reprit enfin d'une voix changée, mouillée, d'une voix de femme qui pleure :

– Quand nous sommes revenus de
 lĂ -bas
 du voyage
 quand est-ce qu'il a recommencĂ© ?

La petite bonne, tout à fait écroulée par terre, balbutia ;

– Le
 le premier soir, il est v'nu.

Chaque parole tordait le cƓur de Jeanne. Ainsi, le premier soir, le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittĂ©e pour cette fille. VoilĂ  pourquoi il la laissait dormir seule !

Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rien apprendre ; elle cria :

– Va-t'en, va-t'en !

Et comme Rosalie ne bougeait point, anéantie, Jeanne appela son pÚre :

– Emmùne-la, emporte-la.

Mais le curé, qui n'avait encore rien dit, jugea le moment venu de placer un petit sermon.

– C'est trĂšs mal, ce que tu as fait lĂ , ma fille, trĂšs mal ; et le bon Dieu ne te pardonnera pas de sitĂŽt. Pense Ă  l'enfer qui t'attend si tu ne gardes pas dĂ©sormais une bonne conduite. Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges. Mme la baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous te trouverons un mari


Il aurait longtemps parlé, mais le baron, ayant de nouveau saisi Rosalie par les épaules, la souleva, la traßna jusqu'à la porte, et la jeta, comme un paquet, dans le couloir.

DÚs qu'il fut revenu, plus pùle que sa fille, le curé reprit la parole :

– Que voulez-vous ? elles sont toutes comme ça dans le pays. C'est une dĂ©solation, mais on n'y peut rien, et il faut bien un peu d'indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne se marient jamais sans ĂȘtre enceintes, jamais, madame.

Et il ajouta souriant :

– On dirait une coutume locale.

Puis, d'un ton indigné :

Jusqu'aux enfants qui s'en mĂȘlent ! N'ai-je pas trouvĂ© l'an dernier, dans le cimetiĂšre, deux petits du catĂ©chisme, le garçon et la fille ! J'ai prĂ©venu les parents ! Savez-vous ce qu'ils m'ont rĂ©pondu ? « Qu'voulez-vous, monsieur l'curĂ©, c'est pas nous qui leur avons appris ces saletĂ©s-lĂ , j'y pouvons rien. » VoilĂ , monsieur, votre bonne a fait comme les autres.

Mais le baron, qui tremblait d'Ă©nervement, l'interrompit :

– Elle ? que m'importe ! mais c'est Julien qui m'indigne. C'est infñme ce qu'il a fait là, et je vais emmener ma fille.

Et il marchait, s'animant toujours, exaspéré :

– C'est infĂąme d'avoir ainsi trahi ma fille, infĂąme ! C'est un gueux, cet homme, une canaille, un misĂ©rable ; et je le lui dirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne !

Mais le prĂȘtre, qui absorbait lentement une prise de tabac Ă  cĂŽtĂ© de la baronne en larmes, et qui cherchait Ă  accomplir son ministĂšre d'apaisement, reprit :

– Voyons, monsieur le baron, entre nous, il a fait comme tout le monde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soient fidùles ?

Et il ajouta avec une bonhomie malicieuse :

– Tenez, je parie que vous-mĂȘme, vous avez fait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai ?

Le baron s'Ă©tait arrĂȘtĂ©, saisi, en face du prĂȘtre qui continua :

– Eh ! oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait mĂȘme si vous n'avez jamais tĂątĂ© d'une petite bobonne comme celle-lĂ . Je vous dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas Ă©tĂ© moins heureuse ni moins aimĂ©e, n'est-ce pas ?

Le baron ne remuait plus, bouleversé.

C'Ă©tait vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souvent encore, toutes les fois qu'il avait pu ; et il n'avait pas respectĂ© non plus le toit conjugal ; et, quand elles Ă©taient jolies, il n'avait jamais hĂ©sitĂ© devant les servantes de sa femme ! Était-il pour cela un misĂ©rable ? Pourquoi jugeait-il si sĂ©vĂšrement la conduite de Julien alors qu'il n'avait jamais mĂȘme songĂ© que la sienne pĂ»t ĂȘtre coupable ?

Et la baronne, tout essoufflée encore de sanglots, eut sur les lÚvres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari, car elle était de cette race sentimentale, vite attendrie, et bienveillante, pour qui les aventures d'amour font partie de l'existence.

Jeanne, affaissĂ©e, les yeux ouverts devant elle, allongĂ©e sur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole de Rosalie lui Ă©tait revenue qui lui blessait l'Ăąme, et pĂ©nĂ©trait comme une vrille en son cƓur : « Moi, j'ai rien dit parce que je le trouvais gentil. »

Elle aussi l'avait trouvé gentil ; et c'est uniquement pour cela qu'elle s'était donnée, liée pour la vie, qu'elle avait renoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout l'inconnu de demain. Elle était tombée dans ce mariage, dans ce trou sans bords pour remonter dans cette misÚre, dans cette tristesse, dans ce désespoir, parce que, comme Rosalie, elle l'avait trouvé gentil !

La porte s'ouvrit d'une poussĂ©e furieuse. Julien parut, l'air fĂ©roce. Il avait aperçu, dans l'escalier, Rosalie gĂ©missant et il venait savoir, comprenant qu'on tramait quelque chose, que la bonne avait parlĂ© sans doute. La vue du prĂȘtre le cloua sur place.

Il demanda d'une voix tremblante, mais calme :

– Quoi ? qu'y a-t-il ?

Le baron, si violent tout à l'heure, n'osait rien dire, craignant l'argument du curé et son propre exemple invoqué par son gendre. Petite mÚre larmoyait plus fort ; mais Jeanne s'était soulevée sur ses mains, et elle regardait, haletante, celui qui la faisait si cruellement souffrir. Elle balbutia :

– Il y a que nous n'ignorons plus rien, que nous savons toutes vos infamies depuis
 depuis le jour oĂč vous ĂȘtes entrĂ© dans cette maison
 il y a que l'enfant de cette bonne est Ă  vous comme
 comme
 le mien
 ils seront frĂšres


Et, une surabondance de douleur lui étant venue à cette pensée, elle s'affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.

Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curé intervint encore.

– Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, ma jeune dame, soyez raisonnable.

Il se leva, s'approcha du lit et posa sa main tiÚde sur le front de cette désespérée. Ce simple contact l'amollit étrangement ; elle se sentit aussitÎt alanguie, comme si cette forte main de rustre, habituée aux gestes qui absolvent, aux caresses réconfortantes, lui eût apporté dans son toucher un apaisement mystérieux.

Le bonhomme, demeuré debout, reprit :

– Madame, il faut toujours pardonner. VoilĂ  un grand malheur qui vous arrive ; mais Dieu, dans sa misĂ©ricorde, l'a compensĂ© par un grand bonheur, puisque vous allez ĂȘtre mĂšre. Cet enfant sera votre consolation. C'est en son nom que je vous implore, que je vous adjure de pardonner l'erreur de M. Julien. Ce sera un lien nouveau entre vous, un gage de sa fidĂ©litĂ© future. Pouvez-vous rester sĂ©parĂ©e de cƓur de celui dont vous portez l'Ɠuvre dans votre flanc ?

Elle ne rĂ©pondait point, broyĂ©e, endolorie, Ă©puisĂ©e maintenant, sans force mĂȘme pour la colĂšre et la rancune. Ses nerfs lui semblaient lĂąchĂ©s, coupĂ©s doucement, elle ne vivait plus qu'Ă  peine.

La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, et dont l'ùme était incapable d'un effort prolongé, murmura :

– Voyons, Jeanne.

Alors le prĂȘtre prit la main du jeune homme et, l'attirant prĂšs du lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus une petite tape comme pour les unir d'une façon dĂ©finitive ; et, quittant son ton prĂȘcheur et professionnel, il dit, d'un air content :

– Allons, c'est fait : croyez-moi, ça vaut mieux.

Puis, les deux mains rapprochées un moment se séparÚrent aussitÎt. Julien, n'osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mÚre au front, pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissa faire, heureux au fond que la chose se fût arrangée ainsi ; et ils sortirent ensemble pour fumer un cigare.

Alors la malade, anĂ©antie, s'assoupit pendant que le prĂȘtre et petite mĂšre causaient doucement Ă  voix basse.

L'abbĂ© parlait, expliquant, dĂ©veloppant ses idĂ©es ; et la baronne consentait toujours d'un signe de tĂȘte. Il dit enfin, pour conclure :

– Donc, c'est entendu, vous donnez Ă  cette fille la ferme de Barville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garçon rangĂ©. Oh ! avec un bien de vingt mille francs, nous ne manquerons pas d'amateurs. Nous n'aurons que l'embarras du choix.

Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmes restées en route sur ses joues, mais dont la traßnée humide était déjà séchée.

Elle insistait :

– C'est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt mille francs ; mais on placera le bien sur la tĂȘte de l'enfant ; les parents en auront la jouissance pendant leur vie.

Et le curé se leva, serra la main de petite mÚre :

– Ne vous dĂ©rangez point, madame la baronne, ne vous dĂ©rangez point ; je sais ce que vaut un pas.

Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir sa malade. Elle ne s'aperçut de rien ; on ne lui dit rien et elle ne sut rien, comme toujours.

Chapitre 08

Rosalie avait quittĂ© la maison et Jeanne accomplissait la pĂ©riode de sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait au cƓur aucun plaisir Ă  se savoir mĂšre, trop de chagrins l'avaient accablĂ©e. Elle attendait son enfant sans curiositĂ©, courbĂ©e encore sous des apprĂ©hensions de malheurs indĂ©finis.

Le printemps Ă©tait venu tout doucement. Les arbres nus frĂ©missaient sous la brise encore fraĂźche, mais dans l'herbe humide des fossĂ©s, oĂč pourrissaient les feuilles de l'automne, les primevĂšres jaunes commençaient Ă  se montrer. De toute la plaine, des cours de ferme, des champs dĂ©trempĂ©s, s'Ă©levait une senteur d'humiditĂ©, comme un goĂ»t de fermentation. Et une foule de petites pointes vertes sortaient de la terre brune et luisaient aux rayons du soleil.

Une grosse femme, bĂątie en forteresse, remplaçait Rosalie et soutenait la baronne dans ses promenades monotones tout le long de son allĂ©e, oĂč la trace de son pied plus lourd restait sans cesse humide et boueuse.

Petit pÚre donnait le bras à Jeanne, alourdie maintenant et toujours souffrante ; et tante Lison, inquiÚte, affairée de l'événement prochain, lui tenait la main de l'autre cÎté, toute troublée de ce mystÚre qu'elle ne devait jamais connaßtre.

Ils allaient tous ainsi sans guÚre parler, pendant des heures, tandis que Julien parcourait le pays à cheval, ce goût nouveau l'ayant envahi subitement.

Rien ne vint plus troubler leur vie morne. Le baron, sa femme et le vicomte firent une visite aux Fourville que Julien semblait déjà connaßtre beaucoup, sans qu'on s'expliquùt au juste comment. Une autre visite de cérémonie fut échangée avec les Briseville, toujours cachés en leur manoir dormant.

Un aprÚs-midi, vers quatre heures, comme deux cavaliers, l'homme et la femme, entraient au trot dans la cour précédant le chùteau, Julien, trÚs animé, pénétra dans la chambre de Jeanne.

– Vite, vite, descends. Voici les Fourville. Ils viennent en voisins, tout simplement, sachant ton Ă©tat. Dis que je suis sorti, mais que je vais rentrer. Je fais un bout de toilette.

Jeanne, étonnée, descendit. Une jeune femme pùle, jolie, avec une figure douloureuse, des yeux exaltés, et des cheveux d'un blond mat comme s'ils n'avaient jamais été caressés d'un rayon de soleil, présenta tranquillement son mari, une sorte de géant, de croque-mitaine à grandes moustaches rousses. Puis elle ajouta :

– Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer M. de Lamare. Nous savons par lui combien vous ĂȘtes souffrante ; et nous n'avons pas voulu tarder davantage Ă  venir vous voir en voisins, sans cĂ©rĂ©monie du tout. Vous le voyez, d'ailleurs, nous sommes Ă  cheval. J'ai eu, en outre, l'autre jour, le plaisir de recevoir la visite de Mme votre mĂšre et du baron.

Elle parlait avec une aisance infinie, familiÚre et distinguée. Jeanne fut séduite et l'adora tout de suite. « Voici une amie », pensa-t-elle.

Le comte de Fourville, au contraire, semblait un ours entré dans un salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau sur la chaise voisine, hésita quelque temps sur ce qu'il ferait de ses mains, les appuya sur ses genoux, sur les bras de son fauteuil, puis enfin croisa les doigts comme pour une priÚre.

Tout à coup, Julien entra. Jeanne stupéfaite ne le reconnaissait plus. Il s'était rasé. Il était beau, élégant et séduisant comme aux jours de leurs fiançailles. Il serra la patte velue du comte qui sembla réveillé par sa venue, et baisa la main de la comtesse dont la joue d'ivoire rosit un peu, et dont les paupiÚres eurent un tressaillement.

Il parla. Il fut aimable comme autrefois. Ses larges yeux, miroirs d'amour, étaient redevenus caressants ; et ses cheveux, tout à l'heure ternes et durs, avaient repris soudain, sous la brosse et l'huile parfumée, leurs molles et luisantes ondulations.

Au moment oĂč les Fourville repartaient, la comtesse se tourna vers lui :

– Voulez-vous, mon cher vicomte, faire jeudi une promenade à cheval ?

Puis, pendant qu'il s'inclinait en murmurant : « Mais certainement, madame », elle prit la main de Jeanne et, d'une voix tendre et pénétrante, avec un sourire affectueux :

– Oh ! quand vous serez guĂ©rie, nous galoperons tous les trois par le pays. Ce sera dĂ©licieux ; voulez-vous ?

D'un geste aisĂ© elle releva la queue de son amazone ; puis elle fut en selle avec une lĂ©gĂšretĂ© d'oiseau, tandis que son mari, aprĂšs avoir gauchement saluĂ©, enfourchait sa grande bĂȘte normande, d'aplomb lĂ -dessus comme un centaure.

Quand ils eurent disparu au tournant de la barriÚre, Julien, qui semblait enchanté, s'écria :

– Quelles charmantes gens ! Voilà une connaissance qui nous sera utile.

Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, répondit :

– La petite comtesse est ravissante, je sens que je l'aimerai ; mais le mari a l'air d'une brute. OĂč les as-tu donc connus ?

Il se frottait gaiement les mains :

– Je les ai rencontrĂ©s par hasard chez les Briseville. Le mari semble un peu rude. C'est un chasseur enragĂ©, mais un vrai noble, celui-lĂ .

Et le dßner fut presque joyeux, comme si un bonheur caché était entré dans la maison.

Et rien de nouveau n'arriva plus jusqu'aux derniers jours de juillet.

Un mardi soir, comme ils étaient assis sous le platane, autour d'une table de bois qui portait deux petits verres et un carafon d'eau-de-vie, Jeanne soudain poussa une sorte de cri, et, devenant trÚs pùle, porta les deux mains à son flanc. Une douleur rapide, aiguë, l'avait brusquement parcourue, puis s'était éteinte aussitÎt.

Mais, au bout de dix minutes, une autre douleur la traversa qui fut plus longue, bien que moins vive. Elle eut grand-peine Ă  rentrer, presque portĂ©e par son pĂšre et son mari. Le court trajet du platane Ă  sa chambre lui parut interminable ; et elle geignait involontairement, demandant Ă  s'asseoir, Ă  s'arrĂȘter, accablĂ©e par une sensation intolĂ©rable de pesanteur dans le ventre.

Elle n'était pas à terme, l'enfantement n'étant prévu que pour septembre ; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut attelée, et le pÚre Simon partit au galop pour chercher le médecin.

Il arriva vers minuit et, du premier coup d'Ɠil, reconnut les symptĂŽmes d'un accouchement prĂ©maturĂ©.

Dans le lit les souffrances s'Ă©taient un peu apaisĂ©es, mais une angoisse affreuse Ă©treignait Jeanne, une dĂ©faillance dĂ©sespĂ©rĂ©e de tout son ĂȘtre, quelque chose comme le pressentiment, le toucher mystĂ©rieux de la mort. Il est de ces moments oĂč elle nous effleure de si prĂšs que son souffle nous glace le cƓur.

La chambre Ă©tait pleine de monde. Petite mĂšre suffoquait, affaissĂ©e dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient, courait de tous cĂŽtĂ©s, apportait des objets, consultait le mĂ©decin, perdait la tĂȘte. Julien marchait de long en large, la mine affairĂ©e, mais l'esprit calme ; et la veuve Dentu se tenait debout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visage de femme d'expĂ©rience que rien n'Ă©tonne. Garde-malade, sage-femme et veilleuse des morts, recevant ceux qui viennent, recueillant leur premier cri, lavant de la premiĂšre eau leur chair nouvelle, la roulant dans le premier linge, puis Ă©coutant avec la mĂȘme quiĂ©tude la derniĂšre parole, le dernier rĂąle, le dernier frisson de ceux qui partent, faisant aussi leur derniĂšre toilette, Ă©pongeant avec du vinaigre leur corps usĂ©, l'enveloppant du dernier drap, elle s'Ă©tait fait une indiffĂ©rence inĂ©branlable Ă  tous les accidents de la naissance ou de la mort.

La cuisiniÚre, Ludivine, et tante Lison restaient discrÚtement cachées contre la porte du vestibule.

Et la malade, de temps en temps, poussait une faible plainte.

Pendant deux heures, on put croire que l'événement se ferait longtemps attendre ; mais vers le point du jour, les douleurs reprirent tout à coup, avec violence, et devinrent bientÎt épouvantables.

Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre ses dents serrées, pensait sans cesse à Rosalie qui n'avait point souffert, qui n'avait presque pas gémi, dont l'enfant, l'enfant bùtard, était sorti sans peine et sans tortures.

Dans son Ăąme misĂ©rable et troublĂ©e, elle faisait entre elles une comparaison incessante ; et elle maudissait Dieu, qu'elle avait cru juste autrefois ; elle s'indignait des prĂ©fĂ©rences coupables du destin, et des criminels mensonges de ceux qui prĂȘchent la droiture et le bien.

Parfois, la crise devenait tellement violente que toute idée s'éteignait en elle. Elle n'avait plus de force, de vie, de connaissance que pour souffrir.

Dans les minutes d'apaisement, elle ne pouvait dĂ©tacher son Ɠil de Julien ; et une autre douleur, une douleur de l'Ăąme l'Ă©treignait en se rappelant ce jour oĂč sa bonne Ă©tait tombĂ©e aux pieds de ce mĂȘme lit avec son enfant entre les jambes, le frĂšre du petit ĂȘtre qui lui dĂ©chirait si cruellement les entrailles. Elle retrouvait avec une mĂ©moire sans ombres les gestes, les regards, les paroles de son mari, devant cette fille Ă©tendue ; et maintenant elle lisait en lui, comme si ses pensĂ©es eussent Ă©tĂ© Ă©crites dans ses mouvements, elle lisait le mĂȘme ennui, la mĂȘme indiffĂ©rence que pour l'autre, le mĂȘme insouci d'homme Ă©goĂŻste, que la paternitĂ© irrite.

Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme si cruel qu'elle se dit : « Je vais mourir, je meurs ! » Alors une révolte furieuse, un besoin de maudire emplit son ùme, et une haine exaspérée contre cet homme qui l'avait perdue, et contre l'enfant inconnu qui la tuait.

Elle se tendit dans un effort suprĂȘme pour rejeter d'elle ce fardeau. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidait brusquement ; et sa souffrance s'apaisa.

La garde et le mĂ©decin Ă©taient penchĂ©s sur elle, la maniaient. Ils enlevĂšrent quelque chose ; et bientĂŽt ce bruit Ă©touffĂ© qu'elle avait entendu dĂ©jĂ  la fit tressaillir ; puis ce petit cri douloureux, ce miaulement frĂȘle d'enfant nouveau-nĂ© lui entra dans l'Ăąme, dans le cƓur, dans tout son pauvre corps Ă©puisĂ© ; et elle voulut, d'un geste inconscient, tendre les bras.

Ce fut en elle une traversĂ©e de joie, un Ă©lan vers un bonheur nouveau, qui venait d'Ă©clore. Elle se trouvait, en une seconde, dĂ©livrĂ©e, apaisĂ©e, heureuse, heureuse comme elle ne l'avait jamais Ă©tĂ©. Son cƓur et sa chair se ranimaient, elle se sentait mĂšre !

Elle voulut connaßtre son enfant ! Il n'avait pas de cheveux, pas d'ongles, étant venu trop tÎt, mais lorsqu'elle vit remuer cette larve, qu'elle la vit ouvrir la bouche, pousser des vagissements, qu'elle toucha cet avorton, fripé, grimaçant, vivant, elle fut inondée d'une joie irrésistible, elle comprit qu'elle était sauvée, garantie contre tout désespoir, qu'elle tenait là de quoi aimer à ne savoir plus faire autre chose.

DĂšs lors elle n'eut plus qu'une pensĂ©e : son enfant. Elle devint subitement une mĂšre fanatique, d'autant plus exaltĂ©e qu'elle avait Ă©tĂ© plus déçue dans son amour, plus trompĂ©e dans ses espĂ©rances. Il lui fallait toujours le berceau prĂšs de son lit, puis, quand elle put se lever, elle resta des journĂ©es entiĂšres assise contre la fenĂȘtre, auprĂšs de la couche lĂ©gĂšre qu'elle balançait.

Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit ĂȘtre assoiffĂ© tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuĂątres, et prenait entre ses lĂšvres goulues le bouton de chair brune et plissĂ©e, elle regardait, pĂąlie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec un dĂ©sir de lui arracher son fils, et de frapper, de dĂ©chirer de l'ongle cette poitrine qu'il buvait avidement.

Puis elle voulut broder elle-mĂȘme, pour le parer, des toilettes fines, d'une Ă©lĂ©gance compliquĂ©e. Il fut enveloppĂ© dans une brume de dentelles, et coiffĂ© de bonnets magnifiques. Elle ne parlait plus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer un lange, une bavette ou quelque ruban supĂ©rieurement ouvragĂ©, et, n'Ă©coutant rien de ce qui se disait autour d'elle, elle s'extasiait sur des bouts de linge qu'elle tournait longtemps et retournait dans sa main levĂ©e pour mieux voir ; puis soudain elle demandait :

– Croyez-vous qu'il sera beau avec ça ?

Le baron et petite mÚre souriaient de cette tendresse frénétique, mais Julien, troublé dans ses habitudes, diminué dans son importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard et tout-puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d'homme qui lui volait sa place dans la maison, répétait sans cesse, impatient et colÚre :

– Est-elle assommante avec son mioche !

Elle fut bientÎt tellement obsédée par cet amour qu'elle passait les nuits assise auprÚs du berceau à regarder dormir le petit. Comme elle s'épuisait dans cette contemplation passionnée et maladive, qu'elle ne prenait plus aucun repos, qu'elle s'affaiblissait, maigrissait et toussait, le médecin ordonna de la séparer de son fils.

Elle se fùcha, pleura, implora ; mais on resta sourd à ses priÚres. Il fut placé chaque soir auprÚs de sa nourrice ; et chaque nuit la mÚre se levait, nu-pieds, et allait coller son oreille au trou de la serrure pour écouter s'il dormait paisiblement, s'il ne se réveillait pas, s'il n'avait besoin de rien.

Elle fut trouvée là, une fois, par Julien qui rentrait tard, ayant dßné chez les Fourville ; et on l'enferma désormais à clef dans sa chambre pour la contraindre à se mettre au lit.

Le baptĂȘme eut lieu vers la fin d'aoĂ»t. Le baron fut parrain, et tante Lison marraine. L'enfant reçut les noms de Pierre-Simon-Paul ; Paul pour les appellations courantes.

Dans les premiers jours de septembre, tante Lison repartit sans bruit ; et son absence demeura aussi inaperçue que sa présence.

Un soir, aprÚs le dßner, le curé parut. Il semblait embarrassé, comme s'il eût porté un mystÚre en lui, et, aprÚs une suite de propos inutiles, il pria la baronne et son mari de lui accorder quelques instants d'entretien particulier.

Ils partirent tous trois, d'un pas lent, jusqu'au bout de la grande allée, causant avec vivacité, tandis que Julien, resté seul avec Jeanne, s'étonnait, s'inquiétait, s'irritait de ce secret.

Il voulut accompagner le prĂȘtre qui prenait congĂ© et ils disparurent ensemble, allant vers l'Ă©glise qui sonnait l'angĂ©lus.

Il faisait frais, presque froid, on rentra bientÎt dans le salon. Tout le monde sommeillait un peu quand Julien revint brusquement, rouge, avec un air indigné.

De la porte, sans songer que Jeanne Ă©tait lĂ , il cria vers ses beaux-parents :

– Vous ĂȘtes donc fous, nom de Dieu ! d'aller flanquer vingt mille francs Ă  cette fille !

Personne ne répondit tant la surprise fut grande. Il reprit, beuglant de colÚre :

– On n'est pas bĂȘte Ă  ce point-lĂ  ; vous voulez donc ne pas nous laisser un sou !

Alors le baron, qui reprenait contenance, tenta de l'arrĂȘter :

– Taisez-vous ! Songez que vous parlez devant votre femme.

Mais il trépignait d'exaspération :

– Je m'en fiche un peu, par exemple ; elle sait bien ce qu'il en est d'ailleurs. C'est un vol Ă  son prĂ©judice.

Jeanne, saisie, regardait sans comprendre. Elle balbutia :

– Qu'est-ce qu'il y a donc ?

Alors Julien se tourna vers elle, la prit à témoin, comme une associée frustrée aussi dans un bénéfice espéré. Il lui raconta brusquement le complot pour marier Rosalie, le don de la terre de Barville qui valait au moins vingt mille francs. Il répétait :

– Mais tes parents sont fous, ma chĂšre, fous Ă  lier ! vingt mille francs ! vingt mille francs ! mais ils ont perdu ta tĂȘte ! vingt mille francs pour un bĂątard !

Jeanne Ă©coutait, sans Ă©motion et sans colĂšre, s'Ă©tonnant elle-mĂȘme de son calme, indiffĂ©rente maintenant Ă  tout ce qui n'Ă©tait pas son enfant.

Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finit par éclater, tapant du pied, criant :

– Songez Ă  ce que vous dites, c'est rĂ©voltant Ă  la fin. À qui la faute s'il a fallu doter cette fille mĂšre ? À qui cet enfant ? vous auriez voulu l'abandonner maintenant !

Julien, étonné de la violence du baron, le considérait fixement. Il reprit d'un ton plus posé :

– Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en ont toutes, des enfants, avant de se marier. Que ce soit Ă  l'un ou Ă  l'autre, ça n'y change rien, par exemple. Au lieu qu'en donnant une de vos fermes d'une valeur de vingt mille francs, outre le prĂ©judice que vous nous portez, c'est dire Ă  tout le monde ce qui est arrivĂ© ; vous auriez dĂ», au moins, songer Ă  notre nom et Ă  notre situation.

Et il parlait d'une voix sévÚre, en homme fort de son droit et de la logique de son raisonnement. Le baron, troublé par cette argumentation inattendue, restait béant devant lui. Alors Julien, sentant son avantage, posa ses conclusions :

– Heureusement que rien n'est fait encore ; je connais le garçon qui la prend en mariage, c'est un brave homme, et avec lui tout pourra s'arranger. Je m'en charge.

Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer la discussion, heureux du silence de tous, qu'il prenait pour un acquiescement.

DÚs qu'il eut disparu, le baron s'écria, outré de surprise et frémissant :

– Oh ! c'est trop fort, c'est trop fort !

Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée de son pÚre, se mit brusquement à rire, de son rire clair d'autrefois, quand elle assistait à quelque drÎlerie.

Elle répétait :

– Pùre, pùre, as-tu entendu comme il prononçait : vingt mille francs ?

Et petite mĂšre, chez qui la gaietĂ© Ă©tait aussi prompte que les larmes, au souvenir de la tĂȘte furieuse de son gendre, et de ses exclamations indignĂ©es, et de son refus vĂ©hĂ©ment de laisser donner Ă  la fille, sĂ©duite par lui, de l'argent qui n'Ă©tait pas Ă  lui, heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouĂ©e par son rire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. Alors, le baron partit Ă  son tour, gagnĂ© par la contagion ; et tous trois, comme aux bons jours passĂ©s, s'amusaient Ă  s'en rendre malades.

Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s'étonna :

– C'est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme un Ă©tranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme. Vous voyez, je m'amuse de ses
 de ses
 de ses indĂ©licatesses.

Et, sans bien savoir pourquoi, ils s'embrassĂšrent, encore souriants et attendris.

Mais deux jours plus tard, aprĂšs le dĂ©jeuner, alors que Julien partait Ă  cheval, un grand gars de vingt-deux Ă  vingt-cinq ans, vĂȘtu d'une blouse bleue toute neuve, aux plis raides, aux manches ballonnĂ©es, boutonnĂ©es aux poignets, franchit sournoisement la barriĂšre, comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© embusquĂ© lĂ  depuis le matin, se glissa le long du fossĂ© des Couillard, contourna le chĂąteau et s'approcha, Ă  pas suspects, du baron et des deux femmes, assis toujours sous le platane.

Il avait Îté sa casquette en les apercevant, et il s'avançait en saluant, avec des mines embarrassées.

DĂšs qu'il fut assez prĂšs pour se faire entendre, il bredouilla :

– Votre serviteur, monsieur le baron, madame et la compagnie.

Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonça :

– C'est moi que je suis DĂ©sirĂ© Lecoq.

Ce nom ne révélant rien, le baron demanda :

– Que voulez-vous ?

Alors le gars se troubla tout Ă  fait devant la nĂ©cessitĂ© d'expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevant les yeux coup sur coup, de sa casquette qu'il tenait aux mains au sommet du toit du chĂąteau : « C'est m'sieu l'curĂ© qui m'a touchĂ© deux mots au sujet de c't'affaire
 » puis il se tut, par crainte d'en trop lĂącher et de compromettre ses intĂ©rĂȘts.

Le baron, sans comprendre, reprit :

– Quelle affaire ? Je ne sais pas, moi.

L'autre alors, baissant la voix, se décida :

– C't'affaire de vot'bonne
 la Rosalie


Jeanne, ayant deviné, se leva et s'éloigna avec son enfant dans les bras. Et le baron prononça : « Approchez-vous », puis il montra la chaise que sa fille venait de quitter.

Le paysan s'assit aussitĂŽt en murmurant :

– Vous ĂȘtes bien honnĂȘte.

Puis il attendit comme s'il n'avait plus rien à dire. Au bout d'un assez long silence il se décida enfin, et, levant son regard vers le ciel bleu :

– En v'lĂ  du biau temps pour la saison. C'est la terre, qui n'en profite pour c' qu'y'a dĂ©jĂ  d'semĂ©.

Et il se tut de nouveau.

Le baron s'impatientait ; il attaqua brusquement la question, d'un ton sec :

– Alors, c'est vous qui Ă©pousez Rosalie ?

L'homme aussitÎt devint inquiet, troublé dans ses habitudes de cautÚle normande. Il répliqua d'une voix plus vive, mis en défiance :

– C'est selon, p't'ĂȘtre que oui, p't'ĂȘtre que non, c'est selon.

Mais le baron s'irritait de ces tergiversations :

– Sacrebleu ! rĂ©pondez franchement : est-ce pour ça que vous venez, oui ou non ? La prenez-vous, oui ou non ?

L'homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds :

– Si c'est c'que dit m'sieu l'curĂ©, j'la prends ; mais si c'est c'que dit m'sieu Julien, j'la prends point.

– Qu'est-ce que vous a dit M. Julien ?

– M'sieu Julien, i m'a dit qu'j'aurais quinze cents francs ; et m'sieu l'curĂ© i m'a dit que j'n'aurais vingt mille ; j'veux ben pour vingt mille, mais j'veux point pour quinze cents.

Alors la baronne, qui restait enfoncĂ©e en son fauteuil, devant l'attitude anxieuse du rustre, se mit Ă  rire par petites secousses. Le paysan la regarda de coin, d'un Ɠil mĂ©content, ne comprenant pas cette gaietĂ©, et il attendit.

Le baron, que ce marchandage gĂȘnait, y coupa court.

– J'ai dit Ă  M. le curĂ© que vous auriez la ferme de Barville, votre vie durant, pour revenir ensuite Ă  l'enfant. Elle vaut vingt mille francs. Je n'ai qu'une parole. Est-ce fait, oui ou non ?

L'homme sourit d'un air humble et satisfait, et devenu soudain loquace :

– Oh ! pour lors, je n'dis pas non, N'y avait qu'ça qui m'opposait. Quand m'sieu l'curĂ© m'na parlĂ©, j'voulais ben tout d'suite, pardi, et pi j'Ă©tais ben aise d'satisfaire m'sieu l'baron, qui me r'vaudra ça, je m'le disais. C'est-i pas vrai, quand on s'oblige, entre gens, on se r'trouve toujours plus tard ; et on se r'vaut ça. Mais m'sieu Julien m'a v'nu trouver ; et c'n'Ă©tait pu qu'quinze cents. J'mai dit : « Faut savoir », et j'suis v'nu. C'est pas pour dire, j'avais confiance, mais j'voulais savoir. I n'est qu'les bons comptes qui font les bons amis, pas vrai, m'sieu l'baron


Il fallut l'arrĂȘter ; le baron demanda :

– Quand voulez-vous conclure le mariage ?

Alors l'homme redevint brusquement timide, plein d'embarras. Il finit par dire, en hésitant :

– J'frons-ti point d'abord un p'tit papier ?

Le baron, cette fois, se fĂącha :

– Mais nom d'un chien ! puisque vous aurez le contrat de mariage. C'est là le meilleur des papiers.

Le paysan s'obstinait :

– En attendant, j'pourrions ben en faire un bout tout d'mĂȘme, ça nuit toujours pas.

Le baron se leva pour en finir :

– RĂ©pondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus, dites-le, j'ai un autre prĂ©tendant.

Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il se décida, tendit la main comme aprÚs l'achat d'une vache :

– Topez-lĂ , m'sieu l'baron, c'est fait. Couillon qui s'en dĂ©dit.

Le baron topa, puis cria :

– Ludivine !

La cuisiniĂšre montra la tĂȘte Ă  la fenĂȘtre :

– Apportez une bouteille de vin.

On trinqua pour arroser l'affaire conclue. Et le gars partit d'un pied plus allĂšgre.

On ne dit rien de cette visite à Julien. Le contrat fut préparé en grand secret, puis, une fois les bans publiés, la noce eut lieu un lundi matin.

Une voisine portait le mioche Ă  l'Ă©glise, derriĂšre les nouveaux Ă©poux, comme une sĂ»re promesse de fortune. Et personne, dans le pays, ne s'Ă©tonna ; on enviait DĂ©sirĂ© Lecoq. Il Ă©tait nĂ© coiffĂ©, disait-on avec un sourire malin oĂč n'entrait point d'indignation.

Julien fit une scÚne terrible, qui abrégea le séjour de ses beaux-parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans une tristesse trop profonde, Paul étant devenu pour elle une source inépuisable de bonheur.

Chapitre 09

Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut à aller rendre leur visite aux Fourville et à se présenter aussi chez le marquis de Coutelier.

Julien venait d'acheter, dans une vente publique, une nouvelle voiture, un phaéton ne demandant qu'un cheval, afin de pouvoir sortir deux fois par mois.

Elle fut attelée par un jour clair de décembre et, aprÚs deux heures de route à travers les plaines normandes, on commença à descendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et le fond mis en culture.

Puis, les terres ensemencées furent bientÎt remplacées par des prairies, et les prairies par un marécage plein de grands roseaux, secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient, pareilles à des rubans jaunes.

Tout à coup, aprÚs un brusque détour du val, le chùteau de la Vrillette se montra, adossé d'un cÎté à la pente boisée et, de l'autre, trempant toute sa muraille dans un grand étang que terminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l'autre versant de la vallée.

Il fallut passer par un antique pont-levis et franchir un vaste portail Louis XIII pour pĂ©nĂ©trer dans la cour d'honneur, devant un Ă©lĂ©gant manoir de la mĂȘme Ă©poque Ă  encadrements de briques, flanquĂ© de tourelles coiffĂ©es d'ardoises.

Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bùtiment, en habitué qui le connaßt à fond. Il en faisait les honneurs, s'extasiant sur sa beauté :

– Regarde-moi ce portail ! Est-ce grandiose une habitation comme ça, hein ? Toute l'autre façade est dans l'Ă©tang, avec un perron royal qui descend jusqu'Ă  l'eau ; et quatre barques sont amarrĂ©es au bas des marches, deux pour le comte et deux pour la comtesse. LĂ -bas Ă  droite, lĂ  oĂč tu vois le rideau de peupliers, c'est la fin de l'Ă©tang ; c'est lĂ  que commence la riviĂšre qui va jusqu'Ă  FĂ©camp. C'est plein de sauvagine ce pays. Le comte adore chasser lĂ -dedans. VoilĂ  une vraie rĂ©sidence seigneuriale.

La porte d'entrĂ©e s'Ă©tait ouverte et la pĂąle comtesse apparut, venant au-devant de ses visiteurs, souriante, vĂȘtue d'une robe traĂźnante comme une chĂątelaine d'autrefois. Elle semblait la belle dame du lac, nĂ©e pour ce manoir de conte.

Le salon, Ă  huit fenĂȘtres, en avait quatre ouvrant sur la piĂšce d'eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau juste en face.

La verdure à tons noirs rendait profond, austÚre et lugubre l'étang ; et, quand le vent soufflait, les gémissements des arbres semblaient la voix du marais.

La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût été une amie d'enfance, puis elle la fit asseoir et se mit prÚs d'elle, sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes les élégances oubliées renaissaient depuis cinq mois, causait, souriait, doux et familier.

La comtesse et lui parlĂšrent de leurs promenades Ă  cheval. Elle riait un peu de sa maniĂšre de monter, l'appelant « le chevalier TrĂ©buche », et il riait aussi, l'ayant baptisĂ©e « la reine Amazone ». Un coup de fusil parti sous les fenĂȘtres fit pousser Ă  Jeanne un petit cri. C'Ă©tait le comte qui tuait une sarcelle.

Sa femme aussitÎt l'appela. On entendit un bruit d'avirons, le choc d'un bateau contre la pierre, et il parut, énorme et botté, suivi de deux chiens trempés, rougeùtres comme lui, et qui se couchÚrent sur le tapis devant la porte.

Il semblait plus Ă  son aise, en sa demeure, et ravi de voir des visiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin de MadĂšre et des biscuits ; et soudain il s'Ă©cria :

– Mais vous allez düner avec nous, c'est entendu.

Jeanne, que ne quittait jamais la pensée de son enfant, refusait ; il insista, et, comme elle s'obstinait à ne pas vouloir, Julien fit un geste brusque d'impatience. Alors elle eut peur de réveiller son humeur méchante et querelleuse ; et, bien que torturée à l'idée de ne plus revoir Paul avant le lendemain, elle accepta.

L'aprĂšs-midi fut charmant. On alla visiter les sources, d'abord. Elles jaillissaient au pied d'une roche moussue dans un clair bassin toujours remuĂ© comme de l'eau bouillante ; puis on fit un tour en barque Ă  travers de vrais chemins taillĂ©s dans une forĂȘt de roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens qui flairaient, le nez au vent, ramait ; et chaque secousse de ses avirons soulevait la grande barque et la lançait en avant. Jeanne, parfois, laissait tremper sa main dans l'eau froide, et elle jouissait de la fraĂźcheur glacĂ©e qui lui courait des doigts au cƓur. Tout Ă  l'arriĂšre du bateau, Julien et la comtesse, enveloppĂ©e de chĂąles, souriaient de ce sourire continu des gens heureux Ă  qui le bonheur ne laisse rien Ă  dire.

Le soir venait avec de longs frissons gelés, des souffles du nord qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avait plongé derriÚre les sapins ; et le ciel rouge, criblé de petits nuages écarlates et bizarres, donnait froid rien qu'à le regarder.

On rentra dans le vaste salon oĂč flambait un feu gigantesque. Une sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux dĂšs la porte. Alors le comte, mis en gaietĂ©, saisit sa femme dans ses bras d'athlĂšte, et, l'Ă©levant comme un enfant jusqu'Ă  sa bouche, il lui colla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait.

Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu'on disait un ogre au seul aspect de ses moustaches ; et elle pensait :

– Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde.

Ayant alors, presque involontairement, reportĂ© les yeux sur Julien, elle le vit debout dans l'embrasure de la porte, horriblement pĂąle, et l'Ɠil fixĂ© sur le comte. InquiĂšte, elle s'approcha de son mari, et, Ă  voix basse :

– Es-tu malade ? Qu'as-tu donc ?

Il répondit d'un ton courroucé :

– Rien, laisse-moi tranquille. J'ai eu froid.

Quand on passa dans la salle Ă  manger, le comte demanda la permission de laisser entrer ses chiens ; et ils vinrent aussitĂŽt se planter sur leur derriĂšre, Ă  droite et Ă  gauche de leur maĂźtre. Il leur donnait Ă  tout moment quelque morceau et caressait leurs longues oreilles soyeuses. Les bĂȘtes tendaient la tĂȘte, remuaient la queue, frĂ©missaient de contentement.

AprĂšs le dĂźner, comme Jeanne et Julien se disposaient Ă  partir, M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une pĂȘche au flambeau.

Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron qui descendait à l'étang ; et il monta dans sa barque avec un valet portant un épervier et une torche allumée. La nuit était claire et piquante sous un ciel semé d'or.

La torche faisait ramper sur l'eau des traĂźnĂ©es de feu Ă©tranges et mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux, illuminait le grand rideau de sapins. Et soudain, la barque ayant tournĂ©, une ombre colossale, fantastique, une ombre d'homme se dressa sur cette lisiĂšre Ă©clairĂ©e du bois. La tĂȘte dĂ©passait les arbres, se perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dans l'Ă©tang. Puis l'ĂȘtre dĂ©mesurĂ© Ă©leva les bras comme pour prendre les Ă©toiles. Ils se dressĂšrent brusquement, ces bras immenses, puis retombĂšrent ; et on entendit aussitĂŽt un petit bruit d'eau fouettĂ©e.

La barque alors ayant encore viré doucement, le prodigieux fantÎme sembla courir le long du bois, qu'éclairait, en tournant, la lumiÚre ; puis il s'enfonça dans l'invisible horizon, puis soudain il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvements singuliers, sur la façade du chùteau.

Et la grosse voix du comte cria :

– Gilberte, j'en ai huit !

Et les avirons battirent l'onde. L'ombre Ă©norme restait maintenant debout immobile sur la muraille, mais diminuant peu Ă  peu de taille et d'ampleur ; sa tĂȘte paraissait descendre, son corps maigrir ; et quand M. de Fourville remonta les marches du perron, toujours suivi de son valet portant le feu, elle Ă©tait rĂ©duite aux proportions de sa personne, et rĂ©pĂ©tait tous ses gestes.

Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.

Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppĂ©s en des manteaux et des couvertures qu'on leur avait prĂȘtĂ©s, Jeanne dit, presque involontairement :

– Quel brave homme que ce gĂ©ant !

Et Julien, qui conduisait, répliqua :

– Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant le monde.

Huit jours aprÚs ils se rendirent chez les Coutelier, qui passaient pour la premiÚre famille noble de la province. Leur domaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le chùteau neuf bùti sous Louis XIV était caché dans le parc magnifique entouré de murs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l'ancien chùteau. Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une grande piÚce imposante. Tout au milieu, une espÚce de colonne supportait une coupe immense de la manufacture de SÚvres, et, dans le socle, une lettre autographe du roi, défendue par une plaque de cristal, invitait le marquis Léopold-Hervé-Joseph-Germer de Varneville, de Rollebosc de Coutelier, à recevoir ce don du souverain.

Jeanne et Julien considĂ©raient ce prĂ©sent royal quand entrĂšrent le marquis et la marquise. La femme Ă©tait poudrĂ©e, aimable par fonction, et maniĂ©rĂ©e par dĂ©sir de sembler condescendante. L'homme, gros personnage Ă  cheveux blancs relevĂ©s droit sur la tĂȘte, mettait en ses gestes, en sa voix, en toute son attitude, une hauteur qui disait son importance.

C'Ă©taient de ces gens Ă  Ă©tiquette dont l'esprit, les sentiments et les paroles semblent toujours sur des Ă©chasses.

Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d'un air indifférent, semblaient toujours accomplir la fonction, imposée par leur naissance, de recevoir avec politesse les petits nobles des environs.

Jeanne et Julien, perclus, s'efforçaient de plaire, gĂȘnĂ©s de rester davantage, inhabiles Ă  se retirer ; mais la marquise termina elle-mĂȘme la visite, naturellement, simplement, en arrĂȘtant Ă  point la conversation comme une reine polie qui donne congĂ©. En revenant, Julien dit :

– Si tu veux, nous bornerons là nos visites ; moi, les Fourville me suffisent.

Et Jeanne fut de son avis.

DĂ©cembre s'Ă©coulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fond de l'annĂ©e. La vie enfermĂ©e recommençait comme l'an passĂ©. Jeanne ne s'ennuyait point cependant, toujours prĂ©occupĂ©e de Paul que Julien regardait de cĂŽtĂ©, d'un Ɠil inquiet et mĂ©content.

Souvent, quand la mÚre le tenait en ses bras, le caressait avec ces frénésies de tendresse qu'ont les femmes pour leurs enfants, elle le présentait au pÚre, en lui disant :

– Mais embrasse-le donc ; on dirait que tu ne l'aimes pas.

Il effleurait du bout des lÚvres, d'un air dégoûté, le front glabre du marmot en décrivant un cercle de tout son corps, comme pour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispées. Puis il s'en allait brusquement ; on eût dit qu'une répugnance le chassait.

Le maire, le docteur et le curé venaient dßner de temps en temps ; de temps en temps c'étaient les Fourville, avec qui on se liait de plus en plus.

Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genoux pendant toute la durĂ©e des visites, ou mĂȘme pendant des aprĂšs-midi tout entiers. Il le maniait d'une façon dĂ©licate dans ses grosses mains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe de ses longues moustaches, puis l'embrassait par Ă©lans passionnĂ©s, Ă  la façon des mĂšres. Il souffrait continuellement de ce que son mariage demeurĂąt stĂ©rile.

Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilberte reparla de promenades Ă  cheval que tous les quatre feraient ensemble. Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits, des longs jours pareils et monotones, consentit, toute heureuse de ces projets ; et pendant une semaine elle s'amusa Ă  confectionner son amazone.

Puis ils commencĂšrent les excursions. Ils allaient toujours deux par deux, la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent pas derriĂšre. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis, car ils Ă©taient devenus amis par le contact de leurs Ăąmes droites, de leurs cƓurs simples ; ceux-lĂ  parlaient bas souvent, riaient parfois par Ă©clats violents, se regardaient soudain comme si leurs yeux avaient Ă  se dire des choses que ne prononçaient pas leurs bouches ; et ils partaient brusquement au galop, poussĂ©s par un dĂ©sir de fuir, d'aller plus loin, trĂšs loin.

Puis, Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportée par des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deux cavaliers attardés. Le comte alors souriait, disait à Jeanne :

– Elle n'est pas tous les jours bien levĂ©e, ma femme.

Un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, la piquant, puis la retenant par secousses brusques, on entendit plusieurs fois Julien lui répéter :

– Prenez garde, prenez donc garde, vous allez ĂȘtre emportĂ©e.

Elle répliqua : « Tant pis ; ce n'est pas votre affaire », d'un ton si clair et si dur que les paroles nettes sonnÚrent par la campagne comme si elles restaient suspendues dans l'air.

L'animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte, inquiet, cria de ses forts poumons :

– Fais donc attention, Gilberte !

Alors, comme par dĂ©fi, dans un de ces Ă©nervements de femme que rien n'arrĂȘte, elle frappa brutalement de sa cravache, entre les deux oreilles, la bĂȘte qui se dressa, furieuse, battit l'air de ses jambes de devant, et, retombant, s'Ă©lança d'un bond formidable et dĂ©tala par la plaine, de toute la vigueur de ses jarrets.

Elle franchit d'abord une prairie, puis, se précipitant à travers les labourés, elle soulevait en poussiÚre la terre humide et grasse, et filait si vite qu'on distinguait à peine la monture et l'amazone.

Julien, stupéfait, restait en place, appelant désespérément :

– Madame, Madame !

Mais le comte eut une sorte de grognement et, se courbant sur l'encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d'une poussĂ©e de tout son corps : et il le lança d'une telle allure, l'excitant, l'entraĂźnant, l'affolant avec la voix, le geste et l'Ă©peron, que l'Ă©norme cavalier semblait porter la lourde bĂȘte entre ses cuisses et l'enlever comme pour s'envoler. Ils allaient d'une inconcevable vitesse, se ruant droit devant eux ; et Jeanne voyait lĂ -bas les deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer, s'effacer, disparaĂźtre, comme on voit deux oiseaux se poursuivant, se perdre et s'Ă©vanouir Ă  l'horizon.

Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d'un air furieux :

– Je crois qu'elle est folle, aujourd'hui.

Et tous deux partirent derriÚre leurs amis, enfoncés maintenant dans une ondulation de plaine.

Au bout d'un quart d'heure ils les aperçurent qui revenaient ; et bientÎt ils les joignirent.

Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait de sa poigne irrésistible le cheval frémissant de sa femme. Elle était pùle, avec un visage douloureux et crispé ; et elle se soutenait d'une main sur l'épaule de son mari comme si elle allait défaillir.

Jeanne, ce jour-lĂ , comprit que le comte aimait Ă©perdument.

Puis la comtesse, pendant le mois qui suivit, se montra joyeuse comme elle ne l'avait jamais Ă©tĂ©. Elle venait plus souvent aux Peuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des Ă©lans de tendresse. On eĂ»t dit qu'un mystĂ©rieux ravissement Ă©tait descendu sur sa vie. Son mari, tout heureux lui-mĂȘme, ne la quittait point des yeux, et tĂąchait Ă  tout instant de toucher sa main, sa robe, dans un redoublement de passion.

Il disait, un soir, Ă  Jeanne :

– Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberte n'avait Ă©tĂ© gentille comme ça. Elle n'a plus de mauvaise humeur, plus de colĂšre. Je sens qu'elle m'aime. Jusqu'Ă  prĂ©sent je n'en Ă©tais pas sĂ»r.

Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences, comme si l'amitié des deux familles avait apporté la paix et la joie dans chacune d'elles.

Le printemps fut singuliÚrement précoce et chaud.

Depuis les douces matinĂ©es jusqu'aux calmes et tiĂšdes soirĂ©es, le soleil faisait germer toute la surface de la terre. C'Ă©tait une brusque et puissante Ă©closion de tous les germes en mĂȘme temps, une de ces irrĂ©sistibles poussĂ©es de sĂšve, une de ces ardeurs Ă  renaĂźtre que la nature montre quelquefois, en des annĂ©es privilĂ©giĂ©es qui feraient croire Ă  des rajeunissements du monde.

Jeanne se sentait vaguement troublĂ©e par cette fermentation de vie. Elle avait des alanguissements subits en face d'une petite fleur dans l'herbe, des mĂ©lancolies dĂ©licieuses, des heures de mollesse rĂȘvassante.

Puis, elle se sentit envahie par des souvenirs attendris des premiers temps de son amour ; non qu'il lui revĂźnt au cƓur un renouveau d'affection pour Julien, c'Ă©tait fini, cela, bien fini pour toujours ; mais toute sa chair caressĂ©e des brises, pĂ©nĂ©trĂ©e des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitĂ©e par quelque invisible et tendre appel.

Elle se plaisait Ă  ĂȘtre seule, Ă  s'abandonner sous la chaleur du soleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues et sereines qui n'Ă©veillaient point d'idĂ©es.

Un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa, une vision rapide de ce trou ensoleillĂ© au milieu des sombres feuillages, dans le petit bois prĂšs d'Étretat. C'est lĂ  que, pour la premiĂšre fois, elle avait senti frĂ©mir son corps auprĂšs de ce jeune homme qui l'aimait alors ; c'est lĂ  qu'il avait balbutiĂ©, pour la premiĂšre fois, le timide dĂ©sir de son cƓur ; c'est aussi lĂ  qu'elle avait cru toucher tout Ă  coup l'avenir radieux de ses espĂ©rances.

Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pĂšlerinage sentimental et superstitieux, comme si un retour Ă  ce lieu devait changer quelque chose Ă  la marche de sa vie.

Julien Ă©tait parti dĂšs l'aube, elle ne savait oĂč. Elle fit donc seller le petit cheval blanc des Martin, qu'elle montait quelquefois maintenant ; et elle partit.

C'Ă©tait par une de ces journĂ©es si tranquilles que rien ne remue nulle part, pas une herbe, pas une feuille ; tout semble immobile pour jusqu'Ă  la fin des temps, comme si le vent Ă©tait mort. On dirait disparus les insectes eux-mĂȘmes.

Un calme brûlant et souverain descendait du soleil, insensiblement, en buée d'or ; et Jeanne allait au pas de son bidet, bercée, heureuse. De temps en temps elle levait les yeux pour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée de coton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, tout seul, au milieu du ciel bleu.

Elle descendit dans la vallĂ©e qui va se jeter Ă  la mer, entre ces grandes arches de la falaise qu'on nomme les portes d'Étretat, et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumiĂšre Ă  travers la verdure encore grĂȘle. Elle cherchait l'endroit sans le retrouver, errant par les petits chemins.

Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut tout au bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et elle les reconnut aussitÎt ; c'étaient ceux de Gilberte et de Julien. La solitude commençait à lui peser ; elle fut heureuse de cette rencontre imprévue ; et elle mit au trot sa monture.

Quand elle eut atteint les deux bĂȘtes patientes, comme accoutumĂ©es Ă  ces longues stations, elle appela. On ne lui rĂ©pondit pas.

Un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazon foulé. Donc ils s'étaient assis là, puis éloignés laissant leurs chevaux.

Elle attendit un quart d'heure, vingt minutes, surprise, sans comprendre ce qu'ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied Ă  terre, et ne remuait plus, appuyĂ©e contre un tronc d'arbre, deux petits oiseaux, sans la voir, s'abattirent dans l'herbe tout prĂšs d'elle. L'un d'eux s'agitait, sautillait autour de l'autre, les ailes soulevĂ©es et vibrantes, saluant de la tĂȘte et pĂ©piant ; tout Ă  coup ils s'accouplĂšrent.

Jeanne fut surprise comme si elle eût ignoré cette chose ; puis elle se dit : « C'est vrai, c'est le printemps » ; puis une autre pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda de nouveau le gant, les cravaches, les deux chevaux abandonnés ; et elle se remit brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir.

Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa tĂȘte travaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait les circonstances. Comment n'avait-elle pas devinĂ© plus tĂŽt ? Comment n'avait-elle rien vu ? Comment n'avait-elle pas compris les absences de Julien, le recommencement de ses Ă©lĂ©gances passĂ©es, puis l'apaisement de son humeur ? Elle se rappelait aussi les brusqueries nerveuses de Gilberte, ses cĂąlineries exagĂ©rĂ©es, et, depuis quelque temps, cette espĂšce de bĂ©atitude oĂč elle vivait, et dont le comte Ă©tait heureux.

Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravement réfléchir, et l'allure vive troublait ses idées.

AprĂšs la premiĂšre Ă©motion passĂ©e, son cƓur Ă©tait redevenu presque calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevĂ© de mĂ©pris. Elle ne songeait guĂšre Ă  Julien ; rien ne l'Ă©tonnait plus de lui ; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, la rĂ©voltait. Tout le monde Ă©tait donc perfide, menteur et faux. Et des larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois des illusions avec autant de tristesse que les morts.

Elle se résolut pourtant à feindre de ne rien savoir, à fermer son ùme aux affections courantes, à n'aimer plus que Paul et ses parents ; et à supporter les autres avec un visage tranquille.

SitĂŽt rentrĂ©e, elle se jeta sur son fils, l'emporta dans sa chambre et l'embrassa Ă©perdument, pendant une heure sans s'arrĂȘter.

Julien revint pour dĂźner, charmant et souriant, plein d'intentions aimables. Il demanda :

– PĂšre et petite mĂšre ne viennent donc pas cette annĂ©e ?

Elle lui sut tant de grĂ© de cette gentillesse qu'elle lui pardonna presque la dĂ©couverte du bois ; et un violent dĂ©sir l'envahissant tout Ă  coup de revoir bien vite les deux ĂȘtres qu'elle aimait le plus aprĂšs Paul, elle passa toute sa soirĂ©e Ă  leur Ă©crire, pour hĂąter leur arrivĂ©e.

Ils annoncĂšrent leur retour pour le 20 mai. On Ă©tait alors au 7 de ce mois.

Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme si elle eĂ»t Ă©prouvĂ©, en dehors mĂȘme de son affection filiale, un besoin nouveau de frotter son cƓur Ă  des cƓurs honnĂȘtes, de causer, l'Ăąme ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont la vie, et toutes les actions, et toutes les pensĂ©es, et tous les dĂ©sirs avaient toujours Ă©tĂ© droits.

Ce qu'elle sentait maintenant, c'Ă©tait une sorte d'isolement de sa conscience juste au milieu de toutes ces consciences dĂ©faillantes ; et bien qu'elle eĂ»t appris soudain Ă  dissimuler, bien qu'elle accueillĂźt la comtesse, la main tendue et la lĂšvre souriante, cette sensation de vide, de mĂ©pris pour les hommes, elle la sentait grandir, l'envelopper ; et chaque jour les petites nouvelles du pays lui jetaient Ă  l'Ăąme un dĂ©goĂ»t plus grand, une plus haute mĂ©sestime des ĂȘtres.

La fille des Couillard venait d'avoir un enfant et le mariage allait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, était grosse ; une petite voisine ùgée de quinze ans était grosse ; une veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide, qu'on appelait la Crotte tant sa saleté paraissait horrible, était grosse.

À tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bien quelque fredaine d'une fille, d'une paysanne mariĂ©e et mĂšre de famille ou de quelque riche fermier respectĂ©.

Ce printemps ardent semblait remuer les sĂšves chez les hommes comme chez les plantes.

Et Jeanne, dont les sens Ă©teints ne s'agitaient plus, dont le cƓur meurtri, l'Ăąme sentimentale semblaient seuls remuĂ©s par les souffles tiĂšdes et fĂ©conds, qui rĂȘvait, exaltĂ©e sans dĂ©sirs, passionnĂ©e pour des songes et morte aux besoins charnels, s'Ă©tonnait, pleine d'une rĂ©pugnance qui devenait haineuse, de cette sale bestialitĂ©.

L'accouplement des ĂȘtres l'indignait Ă  prĂ©sent comme une chose contre nature ; et, si elle en voulait Ă  Gilberte, ce n'Ă©tait point de lui avoir pris son mari, mais du fait mĂȘme d'ĂȘtre tombĂ©e aussi dans cette fange universelle.

Elle n'Ă©tait point, celle-lĂ , de la race des rustres chez qui les bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s'abandonner de la mĂȘme façon que ces brutes ?

Le jour mĂȘme oĂč devaient arriver ses parents, Julien raviva ses rĂ©pulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toute naturelle et drĂŽle, que le boulanger ayant entendu quelque bruit dans son four, la veille, qui n'Ă©tait pas jour de cuisson, avait cru y surprendre un chat rĂŽdeur et avait trouvĂ© sa femme « qui n'enfournait pas du pain ».

Et il ajoutait :

– Le boulanger a bouchĂ© l'ouverture ; ils ont failli Ă©touffer lĂ -dedans ; c'est le petit garçon de la boulangĂšre qui a prĂ©venu les voisins ; car il avait vu entrer sa mĂšre avec le forgeron.

Et Julien riait, répétant :

– Ils nous font manger du pain d'amour, ces facteurs-là. C'est un vrai conte de La Fontaine.

Jeanne n'osait plus toucher au pain.

Lorsque la chaise de poste s'arrĂȘta devant le perron et que la figure heureuse du baron parut Ă  la vitre, ce fut dans l'Ăąme et dans la poitrine de la jeune femme une Ă©motion profonde, un tumultueux Ă©lan d'affection comme elle n'en avait jamais ressenti.

Mais elle demeura saisie, et presque dĂ©faillante, quand elle aperçut petite mĂšre. La baronne, en ces six mois d'hiver, avait vieilli de dix ans. Ses joues Ă©normes, flasques, tombantes, s'Ă©taient empourprĂ©es, comme gonflĂ©es de sang ; son Ɠil semblait Ă©teint ; et elle ne remuait plus que soulevĂ©e sous les deux bras ; sa respiration pĂ©nible Ă©tait devenue sifflante, et si difficile qu'on Ă©prouvait prĂšs d'elle une sensation de gĂȘne douloureuse.

Le baron, l'ayant vue chaque jour, n'avait point remarqué cette décadence ; et, quand elle se plaignait de ses étouffements continus, de son alourdissement grandissant, il répondait :

– Mais non, ma chùre, je vous ai toujours connue comme ça.

Jeanne, aprĂšs les avoir accompagnĂ©s en leur chambre, se retira dans la sienne pour pleurer, bouleversĂ©e, Ă©perdue. Puis, elle alla retrouver son pĂšre, et, se jetant sur son cƓur, les yeux pleins de larmes :

– Oh ! comme mĂšre est changĂ©e ! Qu'est-ce qu'elle a, dis-moi, qu'est-ce qu'elle a ?

Il fut trÚs surpris, et répondit :

– Tu crois ? quelle idĂ©e ? mais non. Moi qui ne l'ai point quittĂ©e, je t'assure que je ne la trouve pas mal, elle est comme toujours.

Le soir Julien dit Ă  sa femme :

– Ta mĂšre file un mauvais coton. Je la crois touchĂ©e.

Et, comme Jeanne Ă©clatait en sanglots, il s'impatienta.

– Allons, bon, je ne te dis pas qu'elle soit perdue. Tu es toujours follement exagĂ©rĂ©e. Elle est changĂ©e, voilĂ  tout, c'est de son Ăąge.

Au bout de huit jours elle n'y songeait plus, accoutumĂ©e Ă  la physionomie nouvelle de sa mĂšre, et refoulant peut-ĂȘtre ses craintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par une sorte d'instinct Ă©goĂŻste, de besoin naturel de tranquillitĂ© d'Ăąme, les apprĂ©hensions, les soucis menaçants.

La baronne, impuissante Ă  marcher, ne sortait plus qu'une demi-heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois le parcours de « son » allĂ©e, elle ne pouvait se mouvoir davantage et demandait Ă  s'asseoir sur « son » banc. Et, quand elle se sentait incapable mĂȘme de mener jusqu'au bout sa promenade, elle disait :

– ArrĂȘtons-nous ; mon hypertrophie me casse les jambes aujourd'hui.

Elle ne riait plus guĂšre, souriait seulement aux choses qui l'auraient secouĂ©e tout entiĂšre l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Mais comme ses yeux Ă©taient demeurĂ©s excellents, elle passait des jours Ă  relire Corinne ou Les MĂ©ditations de Lamartine ; puis elle demandait qu'on lui apportĂąt le tiroir « aux souvenirs ». Alors, ayant vidĂ© sur ses genoux les vieilles lettres douces Ă  son cƓur, elle posait le tiroir sur une chaise Ă  cĂŽtĂ© d'elle et remettait dedans, une Ă  une, ses « reliques », aprĂšs avoir lentement revu chacune. Et, quand elle Ă©tait seule, bien seule, elle en baisait certaines, comme on baise secrĂštement les cheveux des morts qu'on aime.

Quelquefois, Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant, pleurant des larmes tristes. Elle s'Ă©criait :

– Qu'as-tu, petite mùre ?

Et la baronne, aprÚs un long soupir, répondait :

– Ce sont mes reliques qui m'ont fait ça. On remue des choses qui ont Ă©tĂ© si bonnes et qui sont finies ! Et puis il y a des personnes auxquelles on ne pensait plus guĂšre et qu'on retrouve tout d'un coup. On croit les voir et les entendre, et ça vous produit un effet Ă©pouvantable. Tu connaĂźtras ça, plus tard.

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, il murmurait :

– Jeanne, ma chĂ©rie, si tu m'en crois, brĂ»le tes lettres, toutes tes lettres, celles de ta mĂšre, les miennes, toutes. Il n'y a rien de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans sa jeunesse.

Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, prĂ©parait sa « boĂźte aux reliques », obĂ©issant, bien qu'elle diffĂ©rĂąt en tout de sa mĂšre, Ă  une sorte d'instinct hĂ©rĂ©ditaire de sentimentalitĂ© rĂȘveuse.

Le baron, aprĂšs quelques jours, eut Ă  s'absenter pour une affaire et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantes d'astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petite mÚre se trouva bientÎt mieux portante ; et Jeanne, oubliant les amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque complÚtement heureuse. Toute la campagne resplendissait du matin au soir, sous le soleil.

Jeanne, un aprĂšs-midi, prit Paul en ses bras, et s'en alla par les champs. Elle regardait tantĂŽt son fils, tantĂŽt l'herbe criblĂ©e de fleurs le long de la route, s'attendrissant dans une fĂ©licitĂ© sans bornes. De minute en minute elle baisait l'enfant, le serrait passionnĂ©ment contre elle ; puis, frĂŽlĂ©e par quelque savoureuse odeur de campagne, elle se sentait dĂ©faillante, anĂ©antie dans un bien-ĂȘtre infini. Puis elle rĂȘva d'avenir pour lui. Que serait-il ? TantĂŽt elle le voulait grand homme, renommĂ©, puissant. TantĂŽt elle le prĂ©fĂ©rait humble et restant prĂšs d'elle, dĂ©vouĂ©, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand elle l'aimait avec son cƓur Ă©goĂŻste de mĂšre, elle dĂ©sirait qu'il restĂąt son fils, rien que son fils ; mais, quand elle l'aimait avec sa raison passionnĂ©e, elle ambitionnait qu'il devĂźnt quelqu'un par le monde.

Elle s'assit au bord d'un fossĂ© et se mit Ă  le regarder. Il lui semblait qu'elle ne l'avait jamais vu. Et elle s'Ă©tonna brusquement Ă  la pensĂ©e que ce petit ĂȘtre serait grand, qu'il marcherait d'un pas ferme, qu'il aurait de la barbe aux joues et parlerait d'une voix sonore.

Au loin quelqu'un l'appelait. Elle leva la tĂȘte. C'Ă©tait Marius accourant. Elle pensa qu'une visite l'attendait, et elle se dressa, mĂ©contente d'ĂȘtre troublĂ©e. Mais le gamin arrivait Ă  toutes jambes, et, quand il fut assez prĂšs, il cria :

– Madame, c'est madame la Baronne qu'est bien mal.

Elle sentit comme une goutte d'eau froide qui lui descendait le long du dos ; et elle repartit Ă  grands pas, la tĂȘte Ă©garĂ©e.

Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elle s'Ă©lança et, le groupe s'Ă©tant ouvert, elle vit sa mĂšre Ă©tendue par terre, la tĂȘte soutenue par deux oreillers. La figure Ă©tait toute noire, les yeux fermĂ©s, et sa poitrine, qui depuis vingt ans haletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l'enfant dans les bras de la jeune femme, et l'emporta.

Jeanne, hagarde, demandait :

– Qu'est-il arrivĂ© ? Comment est-elle tombĂ©e ? Qu'on aille chercher le mĂ©decin.

Et, comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu on ne sait comment. Il offrit ses soins, s'empressa en relevant les manches de sa soutane. Mais le vinaigre, l'eau de Cologne, les frictions demeurÚrent inefficaces.

– Il faudrait la dĂ©vĂȘtir et la coucher, dit le prĂȘtre.

Le fermier Joseph Couillard se trouvait lĂ  ainsi que le pĂšre Simon et Ludivine. AidĂ©s de l'abbĂ© Picot, ils voulurent emporter la baronne ; mais, quand ils la soulevĂšrent, la tĂȘte s'abattit en arriĂšre, et la robe qu'ils avaient saisie se dĂ©chirait, tant sa grosse personne Ă©tait pesante et difficile Ă  remuer. Alors Jeanne se mit Ă  crier d'horreur. On reposa par terre le corps Ă©norme et mou.

Il fallut prendre un fauteuil du salon ; et, quand on l'eut assise dedans, on put enfin l'enlever. Pas à pas ils gravirent le perron, puis l'escalier ; et, parvenus dans la chambre, la déposÚrent sur le lit.

Comme la cuisiniĂšre n'en finissait pas d'enlever ses vĂȘtements, la veuve Dentu se trouva lĂ  juste Ă  point, venue soudain, ainsi que le prĂȘtre, comme s'ils avaient « senti la mort », selon le mot des domestiques.

Joseph Couillard partit Ă  franc Ă©trier pour prĂ©venir le docteur ; et comme le prĂȘtre se disposait Ă  aller chercher les saintes huiles, la garde lui souffla dans l'oreille :

– Ne vous dĂ©rangez point, monsieur le CurĂ©, je m'y connais, elle a passĂ©.

Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter, quel remÚde employer. Le curé, à tout hasard, prononça l'absolution.

Pendant deux heures on attendit auprÚs du corps violet et sans vie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévorée d'angoisse et de douleur.

Lorsque la porte s'ouvrit et que le médecin parut il lui sembla voir entrer le salut, la consolation, l'espérance ; et elle s'élança vers lui, balbutiant tout ce qu'elle savait de l'accident :

– Elle se promenait comme tous les jours
 elle allait bien
 trĂšs bien mĂȘme
 elle avait mangĂ© un bouillon et deux Ɠufs au dĂ©jeuner
 elle est tombĂ©e tout d'un coup
 elle est devenue noire comme vous la voyez
 et elle n'a plus remué  nous avons essayĂ© de tout pour la ranimer
 de tout


Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecin pour signifier que c'était fini, bien fini. Alors, se refusant à comprendre, elle interrogea anxieusement, répétant :

– Est-ce grave ? croyez-vous que ce soit grave ?

Il dit enfin :

– J'ai bien peur que ce soit
 que ce soit
 fini. Ayez du courage, un grand courage.

Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mĂšre.

Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié, sans cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l'improviste trop brusquement pour se faire d'un seul coup le visage et la contenance qu'il fallait. Il murmura :

– Je m'y attendais, je sentais bien que c'Ă©tait la fin.

Puis il tira son mouchoir, s'essuya les yeux, s'agenouilla, se signa, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussi relever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et le baisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu'on l'emportùt. Elle semblait folle.

Au bout d'une heure on la laissa revenir. Aucun espoir ne subsistait. L'appartement Ă©tait arrangĂ© maintenant en chambre mortuaire. Julien et le prĂȘtre parlaient bas prĂšs d'une fenĂȘtre. La veuve Dentu, assise dans un fauteuil, d'une façon confortable, en femme habituĂ©e aux veilles et qui se sent chez elle dans une maison dĂšs que la mort vient d'y entrer, paraissait assoupie dĂ©jĂ .

La nuit tombait. Le curĂ© s'avança vers Jeanne, lui prit les mains, l'encouragea, dĂ©versant, sur ce cƓur inconsolable, l'onde onctueuse des consolations ecclĂ©siastiques. Il parla de la trĂ©passĂ©e, la cĂ©lĂ©bra en termes sacerdotaux, et, triste de cette fausse tristesse de prĂȘtre pour qui les cadavres sont bienfaisants, il s'offrit Ă  passer la nuit en priĂšres auprĂšs du corps.

Mais Jeanne, Ă  travers ses larmes convulsives, refusa. Elle voulait ĂȘtre seule, toute seule en cette nuit d'adieux. Julien s'avança :

– Mais ce n'est pas possible, nous resterons tous les deux.

Elle faisait « non » de la tĂȘte, incapable de parler davantage. Elle put dire enfin :

– C'est ma mĂšre, ma mĂšre. Je veux ĂȘtre seule Ă  la veiller.

Le médecin murmura :

– Laissez-la faire Ă  sa guise, la garde pourra rester dans la chambre Ă  cĂŽtĂ©.

Le prĂȘtre et Julien consentirent, songeant Ă  leur lit. Puis l'abbĂ© Picot s'agenouilla Ă  son tour, pria, se releva et sortit en prononçant : « C'Ă©tait une sainte », sur le ton dont il disait : Dominus vobiscum.

Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda :

– Vas-tu prendre quelque chose ?

Jeanne ne répondit point, ignorant qu'il s'adressait à elle. Il reprit :

– Tu ferais peut-ĂȘtre bien de manger un peu pour te soutenir.

Elle répliqua d'un air égaré :

– Envoie tout de suite chercher papa.

Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.

Elle demeura abĂźmĂ©e dans une sorte de douleur immobile, comme si elle eĂ»t attendu, pour s'abandonner au flot montant des regrets dĂ©sespĂ©rĂ©s, l'heure du dernier tĂȘte-Ă -tĂȘte.

Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte de tĂ©nĂšbres. La veuve Dentu se mit Ă  rĂŽder, de son pas lĂ©ger, cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvements silencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu'elle posa doucement sur la table de nuit couverte d'une serviette blanche Ă  la tĂȘte du lit.

Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elle attendait d'ĂȘtre seule. Julien rentra ; il avait dĂźnĂ© ; et, de nouveau, il demanda :

– Tu ne veux rien prendre ?

Sa femme fit « non » de la tĂȘte.

Il s'assit, d'un air résigné plutÎt que triste, et demeura sans parler.

Ils restaient tous trois, éloignés l'un de l'autre, sans un mouvement, sur leurs siÚges.

Par moments, la garde s'endormant ronflait un peu, puis se réveillait brusquement.

Julien Ă  la fin se leva, et, s'approchant de Jeanne :

– Veux-tu rester seule maintenant ?

Elle lui prit la main, dans un Ă©lan involontaire :

– Oh oui, laissez-moi.

Il l'embrassa sur le front, en murmurant :

– Je viendrai te voir de temps en temps.

Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans la chambre voisine.

Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deux fenĂȘtres. Elle reçut en pleine figure la tiĂšde caresse d'un soir de fenaison. Les foins de la pelouse, fauchĂ©s la veille, Ă©taient couchĂ©s sous le clair de lune.

Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme une ironie.

Elle revint auprÚs du lit, prit une des mains inertes et froides et se mit à considérer sa mÚre.

Elle n'était plus enflée comme au moment de l'attaque ; elle semblait dormir à présent, plus paisiblement qu'elle n'avait jamais fait ; et la flamme pùle des bougies, qu'agitaient des souffles, déplaçait, à tout moment, les ombres de son visage, la faisait vivante comme si elle eût remué.

Jeanne la regardait avidement ; et, du fond des lointains de sa petite jeunesse, une foule de souvenirs accourait.

Elle se rappelait les visites de petite mÚre au parloir du couvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein de gùteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, de petites tendresses, des paroles, des intonations, des gestes familiers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupir essoufflé quand elle venait de s'asseoir.

Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorte d'hébétement : « Elle est morte » ; et toute l'horreur de ce mot lui apparut.

Celle couchĂ©e lĂ  – maman – petite mĂšre – madame AdĂ©laĂŻde, Ă©tait morte ? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne rirait plus, ne dĂźnerait plus jamais en face de petit pĂšre ; elle ne dirait plus : « Bonjour Jeannette. » Elle Ă©tait morte !

On allait la clouer dans une caisse et l'enfouir, et ce serait fini. On ne la verrait plus. Était-ce possible ? Comment ? Elle n'aurait plus sa mĂšre ? Cette chĂšre figure si familiĂšre, vue dĂšs qu'on a ouvert les yeux, aimĂ©e dĂšs qu'on a ouvert les bras, ce grand dĂ©versoir d'affection, cet ĂȘtre unique, la mĂšre, plus important pour le cƓur que tout le reste des ĂȘtres, Ă©tait disparu. Elle n'avait plus que quelques heures Ă  regarder son visage, ce visage immobile et sans pensĂ©e ; et puis rien, plus rien, un souvenir.

Et elle s'abattit sur les genoux dans une crise horrible de désespoir ; et, les mains crispées sur la toile qu'elle tordait, la bouche collée sur le lit, elle cria d'une voix déchirante, étouffée dans les draps et les couvertures :

– Oh ! maman, ma pauvre maman, maman !

Puis, comme elle se sentait folle, folle ainsi qu'elle avait Ă©tĂ© dans cette nuit de fuite Ă  travers la neige, elle se releva et courut Ă  la fenĂȘtre pour se rafraĂźchir, boire de l'air nouveau qui n'Ă©tait point l'air de cette couche, l'air de cette morte.

Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas, se reposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charme tendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanne et elle se mit à pleurer lentement.

Puis elle revint auprÚs du lit et s'assit en reprenant dans sa main la main de petite mÚre, comme si elle l'eût veillée malade.

Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battait les murs comme une balle, allait d'un bout à l'autre de la chambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour le voir ; mais elle n'apercevait jamais que son ombre errante sur le blanc du plafond.

Puis elle ne l'entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tac lĂ©ger de la pendule et un autre petit bruit, ou, plutĂŽt, un bruissement presque imperceptible. C'Ă©tait la montre de petite mĂšre qui continuait Ă  marcher, oubliĂ©e dans la robe jetĂ©e sur une chaise aux pieds du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cette morte et cette mĂ©canique qui ne s'Ă©tait point arrĂȘtĂ©e raviva la douleur aiguĂ« au cƓur de Jeanne.

Elle regarda l'heure. Il Ă©tait Ă  peine dix heures et demie ; et elle fut prise d'une peur horrible de cette nuit entiĂšre Ă  passer lĂ .

D'autres souvenirs lui revenaient : ceux de sa propre vie – Rosalie, Gilberte – les amĂšres dĂ©sillusions de son cƓur. Tout n'Ă©tait donc que misĂšre, chagrin, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. OĂč trouver un peu de repos et de joie ? Dans une autre existence sans doute ! Quand l'Ăąme Ă©tait dĂ©livrĂ©e de l'Ă©preuve de la terre. L'Ăąme ! Elle se mit Ă  rĂȘver sur cet insondable mystĂšre, se jetant brusquement en des convictions poĂ©tiques que d'autres hypothĂšses, non moins vagues, renversaient immĂ©diatement. OĂč donc Ă©tait, maintenant, l'Ăąme de sa mĂšre ? l'Ăąme de ce corps immobile et glacĂ© ? TrĂšs loin, peut-ĂȘtre. Quelque part dans l'espace ? Mais oĂč ? ÉvaporĂ©e comme le parfum d'une fleur sĂšche ? ou errante comme un invisible oiseau Ă©chappĂ© de sa cage ?

RappelĂ©e Ă  Dieu ? ou Ă©parpillĂ©e au hasard des crĂ©ations nouvelles, mĂȘlĂ©e aux germes prĂšs d'Ă©clore ?

TrĂšs proche peut-ĂȘtre ? Dans cette chambre, autour de cette chair inanimĂ©e qu'elle avait quittĂ©e ! Et brusquement Jeanne crut sentir un souffle l'effleurer, comme le contact d'un esprit. Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu'elle n'osait plus remuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derriĂšre elle. Son cƓur battait comme dans les Ă©pouvantes.

Et soudain l'invisible insecte reprit son vol et se remit Ă  heurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds Ă  la tĂȘte, puis, rassurĂ©e tout Ă  coup quand elle eut reconnu le ronflement de la bĂȘte ailĂ©e, elle se leva, et se retourna. Ses yeux tombĂšrent sur le secrĂ©taire aux tĂȘtes de sphinx, le meuble aux reliques.

Et une idée tendre et singuliÚre l'envahit ; c'était de lire, en cette derniÚre veillée, comme elle aurait fait d'un livre pieux, les vieilles lettres chÚres à la morte. Il lui sembla qu'elle allait remplir un devoir délicat et sacré, quelque chose de vraiment filial, qui ferait plaisir, dans l'autre monde, à petite mÚre.

C'Ă©tait l'ancienne correspondance de son grand'pĂšre et de sa grand'mĂšre, qu'elle n'avait point connus. Elle voulait leur tendre les bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en cette nuit funĂšbre comme s'ils eussent souffert aussi, former une sorte de chaĂźne mystĂ©rieuse de tendresse entre ceux-lĂ  morts autrefois, celle qui venait de disparaĂźtre Ă  son tour, et elle-mĂȘme restĂ©e encore sur la terre.

Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans le tiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficelés avec ordre, et rangés cÎte à cÎte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne, par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit à lire.

C'étaient ces vieilles épßtres qu'on retrouve dans les antiques secrétaires de famille, ces épßtres qui sentent un autre siÚcle.

La premiĂšre commençait par « Ma chĂ©rie ». Une autre par « Ma belle petite-fille », puis c'Ă©taient « Ma chĂšre petite » – « Ma mignonne » – « Ma fille adorĂ©e » puis « Ma chĂšre enfant » – « Ma chĂšre AdĂ©laĂŻde » – « Ma chĂšre fille », selon qu'elles s'adressaient Ă  la fillette, Ă  la jeune fille et, plus tard, Ă  la jeune femme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles, de mille petites choses intimes, de ces grands et simples événements du foyer, si mesquins pour les indifférents : « PÚre a la grippe ; la bonne Hortense s'est brûlée au doigt ; le chat Croquerat est mort ; on a abattu le sapin à droite de la barriÚre ; mÚre a perdu son livre de messe en revenant de l'église, elle pense qu'on le lui a volé. »

On y parlait aussi de gens inconnus Ă  Jeanne, mais dont elle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dans son enfance.

Elle s'attendrissait Ă  ces dĂ©tails qui lui semblaient des rĂ©vĂ©lations ; comme si elle fĂ»t entrĂ©e tout Ă  coup dans toute la vie passĂ©e, secrĂšte, la vie du cƓur de petite mĂšre. Elle regardait le corps gisant ; et, brusquement, elle se mit Ă  lire tout haut, Ă  lire pour la morte, comme pour la distraire, la consoler.

Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit ; et elle pensa qu'il faudrait les mettre dans le cercueil, comme on y dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C'était une écriture nouvelle. Elle commença : « Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t'aime à devenir fou. »

Rien de plus ; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L'adresse portait bien « Madame la baronne Le Perthuis des Vauds ».

Alors elle ouvrit la suivante : « Viens ce soir, dÚs qu'il sera sorti. Nous aurons une heure. Je t'adore. »

Dans une autre : « J'ai passĂ© une nuit de dĂ©lire Ă  te dĂ©sirer vainement. J'avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes lĂšvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages Ă  me jeter par la fenĂȘtre en songeant qu'Ă  cette heure-lĂ  tu dormais Ă  son cĂŽtĂ©, qu'il te possĂ©dait Ă  son gré  »

Jeanne, interdite, ne comprenait pas.

Qu'Ă©tait-ce que cela ? À qui, pour qui, de qui ces paroles d'amour ?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues, des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, à la fin, ces quatre mots : « Surtout brûle cette lettre. »

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation Ă  dĂźner, mais de la mĂȘme Ă©criture et signĂ©e : « Paul d'Ennemare », celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui : « Mon pauvre vieux Paul », et dont la femme avait Ă©tĂ© la meilleure amie de la baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d'un doute qui devint tout de suite une certitude. Sa mÚre l'avait eu pour amant.

Et soudain, la tĂȘte Ă©perdue, elle rejeta d'une secousse ces papiers infĂąmes, comme elle eĂ»t rejetĂ© quelque bĂȘte venimeuse montĂ©e sur elle, et elle courut Ă  la fenĂȘtre, et elle se mit Ă  pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui dĂ©chiraient la gorge ; puis, tout son ĂȘtre se brisant, elle s'affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour qu'on n'entendĂźt point ses gĂ©missements, elle sanglota, abĂźmĂ©e dans un dĂ©sespoir insondable.

Elle serait restĂ©e peut-ĂȘtre ainsi toute la nuit ; mais un bruit de pas dans la piĂšce voisine la fit se redresser d'un bond. C'Ă©tait son pĂšre, peut-ĂȘtre ? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et sur le plancher. Il lui suffirait d'en ouvrir une ? Et il saurait cela ! lui !

Elle s'élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiers jaunes, ceux des grands-parents et ceux de l'amant, et ceux qu'elle n'avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelés dans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans la cheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flamme jaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d'une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corps énorme sous le drap.

Quand il n'y eut plus qu'un amas de cendres au fond du foyer, elle retourna s'asseoir auprĂšs de la fenĂȘtre ouverte comme si elle n'eĂ»t plus osĂ© rester auprĂšs de la morte, et elle se remit Ă  pleurer, la figure dans ses mains, et gĂ©missant d'un ton navrĂ©, d'un ton de plainte dĂ©solĂ©e :

– Oh ! ma pauvre maman, oh ! ma pauvre maman !

Et une atroce rĂ©flexion lui vint : si petite mĂšre n'Ă©tait pas morte, par hasard, si elle n'Ă©tait qu'endormie d'un sommeil lĂ©thargique, si elle allait soudain se lever, parler ? La connaissance de l'affreux secret n'amoindrirait-elle pas son amour filial ? L'embrasserait-elle des mĂȘmes lĂšvres pieuses ? La chĂ©rirait-elle de la mĂȘme affection sacrĂ©e ? Non. Ce n'Ă©tait pas possible ! et cette pensĂ©e lui dĂ©chira le cƓur.

La nuit s'effaçait ; les étoiles pùlissaient ; c'était l'heure fraßche qui précÚde le jour. La lune descendue allait s'enfoncer dans la mer qu'elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passĂ©e Ă  la fenĂȘtre lors de son arrivĂ©e aux Peuples. Comme c'Ă©tait loin, comme tout Ă©tait changĂ©, comme l'avenir lui semblait diffĂ©rent.

Et voilĂ  que le ciel devint rose, d'un rose joyeux, amoureux, charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant un phĂ©nomĂšne, cette radieuse Ă©closion du jour, se demandant s'il Ă©tait possible que, sur cette terre oĂč se levaient de pareilles aurores, il n'y eĂ»t ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C'Ă©tait Julien. Il demanda :

– Eh bien ? tu n'es pas trop fatiguĂ©e ?

Elle balbutia « Non », heureuse de n'ĂȘtre plus seule.

– À prĂ©sent, va te reposer, dit-il.

Elle embrassa lentement sa mÚre d'un baiser lent, douloureux et navré ; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s'écoula dans ces tristes occupations que réclame un mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.

L'enterrement eut lieu le lendemain.

AprÚs qu'elle eut, pour la derniÚre fois, appuyé ses lÚvres sur le front glacé, qu'elle eut fait la derniÚre toilette, et vu couler le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaient venir.

Gilberte arriva la premiùre et se jeta, en sanglotant, sur le cƓur de son amie.

On voyait par la fenĂȘtre les voitures tourner Ă  la grille, s'en venant au trot. Et des voix rĂ©sonnaient dans le grand vestibule. Des femmes en noir entraient peu Ă  peu dans la chambre, des femmes que Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et la vicomtesse de Briseville l'embrassĂšrent.

Elle s'aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derriÚre elle. Et elle l'étreignit avec tendresse, ce qui fit presque défaillir la vieille fille.

Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait de cette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu'il demandait. Il ajouta d'un ton confidentiel :

– Toute la noblesse est venue, ce sera trùs bien.

Et il repartit en saluant gravement les dames.

Tante Lison et la comtesse Gilberte restÚrent seules auprÚs de Jeanne pendant que s'accomplissait la cérémonie funÚbre. La comtesse l'embrassait sans cesse en répétant :

– Ma pauvre chĂ©rie, ma pauvre chĂ©rie !

Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, il pleurait lui-mĂȘme comme s'il avait perdu sa propre mĂšre

Chapitre 10

Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans une maison qui semble vide par l'absence de l'ĂȘtre familier disparu pour toujours, ces jours criblĂ©s de souffrance Ă  chaque rencontre de tout objet que maniait incessamment la morte. D'instant en instant, un souvenir vous tombe sur le cƓur et le meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restĂ©e dans le vestibule, son verre que la bonne n'a point serrĂ© ! Et dans toutes les chambres on retrouve des choses traĂźnant : ses ciseaux, un gant, le volume dont les feuillets sont usĂ©s par ses doigts alourdis, et mille riens qui prennent une signification douloureuse parce qu'ils rappellent mille petits faits.

Et sa voix vous poursuit ; on croit l'entendre ; on voudrait fuir n'importe oĂč, Ă©chapper Ă  la hantise de cette maison. Il faut rester parce que d'autres sont lĂ  qui restent et souffrent aussi.

Et puis Jeanne demeurait Ă©crasĂ©e sous le souvenir de ce qu'elle avait dĂ©couvert. Cette pensĂ©e pesait sur elle ; son cƓur broyĂ© ne se guĂ©rissait pas. Sa solitude d'Ă  prĂ©sent s'augmentait de ce secret horrible ; sa derniĂšre confiance Ă©tait tombĂ©e avec sa derniĂšre croyance.

PĂšre, au bout de quelque temps, s'en alla, ayant besoin de remuer, de changer d'air, de sortir du noir chagrin oĂč il s'enfonçait de plus en plus.

Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en temps disparaßtre un de ses maßtres, reprit sa vie calme et réguliÚre.

Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, resta douze jours sans dormir, presque sans manger.

Il guĂ©rit ; mais elle demeura Ă©pouvantĂ©e par cette idĂ©e qu'il pouvait mourir. Alors que ferait-elle ? que deviendrait-elle ? Et tout doucement se glissa dans son cƓur le vague besoin d'avoir un autre enfant. BientĂŽt elle en rĂȘva, reprise tout entiĂšre par son ancien dĂ©sir de voir autour d'elle deux petits ĂȘtres, un garçon et une fille. Et ce fut une obsession.

Mais, depuis l'affaire de Rosalie, elle vivait sĂ©parĂ©e de Julien. Un rapprochement semblait mĂȘme impossible dans les situations oĂč ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs ; elle le savait ; et la seule pensĂ©e de subir de nouveau ses caresses la faisait frĂ©mir de rĂ©pugnance.

Elle s'y serait pourtant rĂ©signĂ©e, tant l'envie d'ĂȘtre encore mĂšre la harcelait ; mais elle se demandait comment pourraient recommencer leurs baisers ? Elle serait morte d'humiliation plutĂŽt que de laisser deviner ses intentions ; et il ne paraissait plus songer Ă  elle.

Elle y eĂ»t renoncĂ© peut-ĂȘtre ; mais voilĂ  que, chaque nuit, elle se mit Ă  rĂȘver d'une fille ; et elle la voyait jouant avec Paul sous le platane ; et parfois elle sentait une sorte de dĂ©mangeaison de se lever, et d'aller, sans prononcer un mot, trouver son mari dans sa chambre. Deux fois mĂȘme elle se glissa jusqu'Ă  sa porte ; puis elle revint vivement, le cƓur battant de honte.

Le baron était parti ; petite mÚre était morte ; Jeanne maintenant n'avait plus personne qu'elle pût consulter, à qui elle pût confier ses intimes secrets.

Alors elle se résolut à aller trouver l'abbé Picot, et à lui dire, sous le sceau de la confession, les difficiles projets qu'elle avait.

Elle arriva comme il lisait son bréviaire dans son petit jardin planté d'arbres fruitiers.

AprÚs avoir causé quelques minutes de choses et d'autres, elle balbutia, en rougissant :

– Je voudrais me confesser, monsieur l'abbĂ©.

Il demeura stupéfait et releva ses lunettes pour la bien considérer ; puis il se mit à rire.

– Vous ne devez pourtant pas avoir de gros pĂ©chĂ©s sur la conscience.

Elle se troubla tout Ă  fait, et reprit :

– Non, mais j'ai un conseil Ă  vous demander, un conseil si
 si
 si pĂ©nible que je n'ose pas vous en parler comme ça.

Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit son air sacerdotal :

– Eh bien, mon enfant, je vous Ă©couterai dans le confessionnal, allons.

Mais elle le retint, hĂ©sitante, arrĂȘtĂ©e tout Ă  coup par une sorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans le recueillement d'une Ă©glise vide.

– Ou bien, non
, monsieur le curé  je puis
 je puis
 si vous le voulez
 vous dire ici ce qui m'amĂšne. Tenez, nous allons nous asseoir lĂ -bas sous votre petite tonnelle.

Ils y allÚrent à pas lents. Elle cherchait comment s'exprimer, comment débuter. Ils s'assirent.

Alors, comme si elle se fĂ»t confessĂ©e, elle commença : « Mon pĂšre
 » puis elle hĂ©sita, rĂ©pĂ©ta de nouveau : « Mon pĂšre
 » et se tut, tout Ă  fait troublĂ©e.

Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant son embarras, il l'encouragea :

– Eh bien, ma fille, on dirait que vous n'osez pas ; voyons, prenez courage.

Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger :

– Mon pùre, je voudrais un autre enfant.

Il ne répondit rien, ne comprenant pas. Alors elle s'expliqua, perdant les mots, effarée.

– Je suis seule dans la vie maintenant ; mon pùre et mon mari ne s'entendent guùre ; ma mùre est morte ; et
 et


Elle prononça tout bas en frissonnant
 :

– L'autre jour j'ai failli perdre mon fils ! Que serais-je devenue alors ?


Elle se tut. Le prĂȘtre, dĂ©routĂ©, la regardait.

– Voyons, arrivez au fait.

Elle répéta :

– Je voudrais un autre enfant.

Alors il sourit, habituĂ© aux grosses plaisanteries des paysans qui ne se gĂȘnaient guĂšre devant lui, et il rĂ©pondit avec un hochement de tĂȘte malin :

– Eh bien, il me semble qu'il ne tient qu'à vous.

Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant de confusion :

– Mais
 mais
 vous comprenez que depuis ce
 ce que
 ce que vous savez de
 de cette bonne
 mon mari et moi nous vivons
 nous vivons tout Ă  fait sĂ©parĂ©s.

AccoutumĂ© aux promiscuitĂ©s et aux mƓurs sans dignitĂ© des campagnes, il fut Ă©tonnĂ© de cette rĂ©vĂ©lation ; puis, tout Ă  coup, il crut deviner le dĂ©sir vĂ©ritable de la jeune femme. Il la regarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sa dĂ©tresse :

– Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre
 votre veuvage vous pĂšse. Vous ĂȘtes jeune, bien portante. Enfin, c'est naturel, trop naturel.

Il se remettait Ă  sourire, emportĂ© par sa nature grivoise de prĂȘtre campagnard ; et il tapotait doucement la main de Jeanne :

– Ça vous est permis, bien permis mĂȘme par les commandements. – L'Ɠuvre de chair ne dĂ©sireras qu'en mariage seulement. – Vous ĂȘtes mariĂ©e, n'est-ce pas ? Ce n'est point pour piquer des raves.

À son tour elle n'avait pas compris d'abord ses sous-entendus ; mais, sitĂŽt qu'elle les pĂ©nĂ©tra, elle s'empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux.

– Oh ! monsieur le curĂ©, que dites-vous ? que pensez-vous ? Je vous jure
 Je vous jure


Et les sanglots l'Ă©touffĂšrent.

Il fut surpris ; et il la consolait :

– Allons, je n'ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantais un peu ; ça n'est pas dĂ©fendu quand on est honnĂȘte. Mais comptez sur moi ; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M. Julien.

Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refuser cette intervention qu'elle craignait maladroite et dangereuse, mais elle n'osait point ; et elle se sauva aprÚs avoir balbutié :

– Je vous remercie, monsieur le curĂ©.

Huit jours se passÚrent. Elle vivait dans une angoisse d'inquiétude.

Un soir, au dĂźner, Julien la regarda d'une façon singuliĂšre avec un certain pli souriant des lĂšvres qu'elle lui connaissait en ses heures de gouaillerie. Il eut mĂȘme Ă  son Ă©gard une sorte de galanterie imperceptiblement ironique ; et comme ils se promenaient ensuite dans la grande avenue de petite mĂšre, il lui dit tout bas dans l'oreille :

– Il paraĂźt que nous sommes raccommodĂ©s.

Elle ne rĂ©pondit rien. Elle regardait par terre une sorte de ligne droite presque invisible Ă  prĂ©sent, l'herbe ayant repoussĂ©. C'Ă©tait la trace du pied de la baronne qui s'effaçait, comme s'efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le cƓur crispĂ©, noyĂ© de tristesse ; elle se sentait perdue dans la vie, si loin de tout le monde.

Julien reprit :

– Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te dĂ©plaire.

Le soleil se couchait, l'air Ă©tait doux. Une envie de pleurer oppressait Jeanne, un de ces besoins d'expansion vers un cƓur ami, un besoin d'Ă©treindre, en murmurant ses peines. Un sanglot lui montait Ă  la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le cƓur de Julien.

Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, ne pouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu'elle l'aimait encore et déposa sur son chignon un baiser condescendant.

Puis ils rentrĂšrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambre et passa la nuit avec elle.

Et leurs rapports anciens recommencĂšrent. Il les accomplissait comme un devoir qui cependant ne lui dĂ©plaisait pas ; elle les subissait comme une nĂ©cessitĂ© Ă©cƓurante et pĂ©nible, avec la rĂ©solution de les arrĂȘter pour toujours dĂšs qu'elle se sentirait enceinte de nouveau.

Mais elle remarqua bientĂŽt que les caresses de son mari semblaient diffĂ©rentes de jadis. Elles Ă©taient plus raffinĂ©es peut-ĂȘtre, mais moins complĂštes. Il la traitait comme un amant discret, et non plus comme un Ă©poux tranquille.

Elle s'Ă©tonna, observa, et s'aperçut bientĂŽt que toutes ses Ă©treintes s'arrĂȘtaient avant qu'elle pĂ»t ĂȘtre fĂ©condĂ©e.

Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura :

– Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier comme autrefois ?

Il se mit Ă  ricaner :

– Parbleu, pour ne pas t'engrosser.

Elle tressaillit :

– Pourquoi donc ne veux-tu plus d'enfants ?

Il demeura perclus de surprise :

– Hein ? tu dis ? mais tu es folle ? Un autre enfant ? Ah ! mais non, par exemple ! C'est dĂ©jĂ  trop d'un pour piailler, occuper tout le monde et coĂ»ter de l'argent. Un autre enfant : merci !

Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l'enveloppa d'amour, et, tout bas :

– Oh ! je t'en supplie, rends-moi mùre encore une fois.

Mais il se fĂącha comme si elle l'eĂ»t blessĂ© : « Ça vraiment, tu perds la tĂȘte. Fais-moi grĂące de tes bĂȘtises, je te prie. »

Elle se tut et se promit de le forcer par ruse Ă  lui donner le bonheur qu'elle rĂȘvait.

Alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comédie d'une ardeur délirante, le liant à elle de ses deux bras crispés en des transports qu'elle simulait. Elle usa de tous les subterfuges ; mais il resta maßtre de lui ; et pas une fois il ne s'oublia.

Alors, travaillĂ©e de plus en plus par son dĂ©sir acharnĂ©, poussĂ©e Ă  bout, prĂȘte Ă  tout braver, Ă  tout oser, elle retourna chez l'abbĂ© Picot.

Il achevait son déjeuner ; il était fort rouge, ayant toujours des palpitations aprÚs ses repas. DÚs qu'il la vit entrer, il s'écria : « Eh bien ? » désireux de savoir le résultat de ses négociations.

Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle répondit immédiatement :

– Mon mari ne veut plus d'enfants.

L'abbĂ© se retourna vers elle, intĂ©ressĂ© tout Ă  fait, prĂȘt Ă  fouiller avec une curiositĂ© de prĂȘtre dans ces mystĂšres du lit qui lui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda :

– Comment ça ?

Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer :

– Mais il
 il
 il refuse de me rendre mùre.

L'abbé comprit, il connaissait ces choses ; et il se mit à interroger avec des détails précis et minutieux, une gourmandise d'homme qui jeûne.

Puis il réfléchit quelques instants et, d'une voix tranquille, comme s'il lui eût parlé de la récolte qui venait bien, il lui traça un plan de conduite habile, réglant tous les points :

– Vous n'avez qu'un moyen, ma chĂšre enfant, c'est de lui faire accroire que vous ĂȘtes grosse. Il ne s'observera plus ; et vous le deviendrez pour de vrai.

Elle rougit jusqu'aux yeux ; mais, déterminée à tout, elle insista.

– Et
 et s'il ne me croit pas ?

Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenir les hommes :

– Annoncez votre grossesse Ă  tout le monde, dites-la partout ; il finira par y croire lui-mĂȘme.

Puis il ajouta, comme pour s'absoudre de ce stratagĂšme :

– C'est votre droit, l'Église ne tolĂšre les rapports entre homme et femme que dans le but de la procrĂ©ation.

Elle suivit le conseil rusé et, quinze jours plus tard, elle annonçait à Julien qu'elle se croyait grosse. Il eut un sursaut.

– Pas possible ! ce n'est pas vrai.

Elle indiqua aussitÎt la raison de ses soupçons. Mais il se rassura.

– Bah ! attends un peu. Tu verras.

Alors chaque matin, il demanda :

– Eh bien ?

Et toujours elle répondait :

– Non, pas encore. Je serais bien trompĂ©e si je n'Ă©tais pas enceinte.

Il s'inquiétait à son tour, furieux et désolé, autant que surpris. Il répétait :

– Je n'y comprends rien, mais rien. Si je sais comment cela s'est fait ! je veux bien ĂȘtre pendu.

Au bout d'un mois elle annonçait de tous les cÎtés la nouvelle sauf à la comtesse Gilberte, par une sorte de pudeur compliquée et délicate.

Depuis sa premiÚre inquiétude, Julien ne l'approchait plus ; puis il prit, en rageant, son parti, et déclara :

– En voilĂ  un qui n'Ă©tait pas demandĂ©.

Et il recommença à pénétrer dans la chambre de sa femme.

Ce qu'avait prĂ©vu le prĂȘtre se rĂ©alisa complĂštement. Elle Ă©tait grosse.

Alors, inondée d'une joie délirante, elle ferma sa porte chaque soir, se vouant, dans un élan de reconnaissance vers la vague divinité qu'elle adorait, à une chasteté éternelle.

Elle se sentait de nouveau presque heureuse, s'étonnant de la promptitude avec laquelle s'était adoucie sa douleur aprÚs la mort de sa mÚre. Elle s'était crue inconsolable ; et voilà qu'en deux mois à peine cette plaie vive se fermait. Il ne lui restait plus qu'une mélancolie attendrie, comme un voile de chagrin jeté sur sa vie. Aucun événement ne lui paraissait plus possible. Ses enfants grandiraient, l'aimeraient ; elle vieillirait tranquille, contente, sans s'occuper de son mari.

Vers la fin du mois de septembre, l'abbĂ© Picot vint faire une visite de cĂ©rĂ©monie avec une soutane neuve qui ne portait encore que huit jours de taches ; et il prĂ©senta son successeur, l'abbĂ© Tolbiac. C'Ă©tait un tout jeune prĂȘtre maigre, fort petit, Ă  la parole emphatique, et dont les yeux, cerclĂ©s de noir et caves, indiquaient une Ăąme violente. Le vieux curĂ© Ă©tait nommĂ© doyen de Goderville.

Jeanne ressentit une vraie tristesse de ce dĂ©part. La figure du bonhomme Ă©tait liĂ©e Ă  tous ses souvenirs de jeune femme. Il l'avait mariĂ©e, il avait baptisĂ© Paul, et enterrĂ© la baronne. Elle ne se figurait pas Étouvent sans la bedaine de l'abbĂ© Picot passant le long des cours des fermes ; et elle l'aimait parce qu'il Ă©tait joyeux et naturel.

Malgré son avancement il ne semblait pas gai. Il disait :

– Ça me coĂ»te, ça me coĂ»te, madame la comtesse. VoilĂ  dix-huit ans que je suis ici. Oh ! la commune rapporte peu et ne vaut point grand-chose. Les hommes n'ont pas plus de religion qu'il ne faut, et les femmes, les femmes, voyez-vous, n'ont guĂšre de conduite. Les filles ne passent Ă  l'Ă©glise pour le mariage qu'aprĂšs avoir fait un pĂšlerinage Ă  Notre- Dame du Gros-Ventre, et la fleur d'oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l'aimais, moi.

Le nouveau curé faisait des gestes d'impatience, et devenait rouge. Il dit brusquement :

– Avec moi, il faudra que tout cela change.

Il avait l'air d'un enfant rageur, tout frĂȘle et tout maigre dans sa soutane usĂ©e dĂ©jĂ , mais propre.

L'abbé Picot le regarda de biais, comme il faisait en ses moments de gaieté, et il reprit :

– Voyez-vous, l'abbĂ©, pour empĂȘcher ces choses-lĂ , il faudrait enchaĂźner vos paroissiens, et encore ça ne servirait Ă  rien.

Le petit prĂȘtre rĂ©pondit d'un ton cassant :

– Nous verrons bien.

Et le vieux curé sourit en humant sa prise :

– L'Ăąge vous calmera, l'abbĂ©, et l'expĂ©rience aussi ; vous Ă©loignerez de l'Ă©glise vos derniers fidĂšles ; et voilĂ  tout. Dans ce pays-ci, on est croyant, mais tĂȘte de chien : prenez garde. Ma foi, quand je vois entrer au prĂŽne une fille qui me paraĂźt un peu grasse, je me dis : « C'est un paroissien de plus qu'elle m'amĂšne » et je tĂąche de la marier. Vous ne les empĂȘcherez pas de fauter, voyez-vous ; mais vous pouvez aller trouver le garçon et l'empĂȘcher d'abandonner la mĂšre. Mariez-les, l'abbĂ©, mariez-les, ne vous occupez pas d'autre chose.

Le nouveau curé répondit avec rudesse :

– Nous pensons diffĂ©remment ; il est inutile d'insister.

Et l'abbĂ© Picot se remit Ă  regretter son village, la mer qu'il voyait des fenĂȘtres du presbytĂšre, les petites vallĂ©es en entonnoir oĂč il allait rĂ©citer son brĂ©viaire, en regardant au loin passer les bateaux.

Et les deux prĂȘtres prirent congĂ©. Le vieux embrassa Jeanne, qui faillit pleurer.

Huit jours plus tard, l'abbĂ© Tolbiac revint. Il parla des rĂ©formes qu'il accomplissait comme aurait pu le faire un prince prenant possession de son royaume. Puis il pria la comtesse de ne point manquer l'office du dimanche, et de communier Ă  toutes les fĂȘtes.

– Vous et moi, disait-il, nous sommes la tĂȘte du pays ; nous devons le gouverner et nous montrer toujours comme un exemple Ă  suivre. Il faut que nous soyons unis pour ĂȘtre puissants et respectĂ©s. L'Ă©glise et le chĂąteau se donnant la main, la chaumiĂšre nous craindra et nous obĂ©ira.

La religion de Jeanne Ă©tait toute de sentiment ; elle avait cette foi rĂȘveuse que garde toujours une femme ; et, si elle accomplissait Ă  peu prĂšs ses devoirs, c'Ă©tait surtout par habitude gardĂ©e du couvent, la philosophie frondeuse du baron ayant depuis longtemps jetĂ© bas ses convictions.

L'abbé Picot se contentait du peu qu'elle pouvait lui donner et ne la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l'ayant point vue à l'office du précédent dimanche, était accouru inquiet et sévÚre.

Elle ne voulut point rompre avec le presbytÚre et promit, se réservant de ne se montrer assidue que par complaisance dans les premiÚres semaines.

Mais, peu Ă  peu, elle prit l'habitude de l'Ă©glise et subit l'influence de ce frĂȘle abbĂ© intĂšgre et dominateur. Mystique, il lui plaisait par ses exaltations et ses ardeurs. Il faisait vibrer en elle la corde de poĂ©sie religieuse que toutes les femmes ont dans l'Ăąme. Son austĂ©ritĂ© intraitable, son mĂ©pris du monde et des sensualitĂ©s, son dĂ©goĂ»t des prĂ©occupations humaines, son amour de Dieu, son inexpĂ©rience juvĂ©nile et sauvage, sa parole dure, sa volontĂ© inflexible donnaient Ă  Jeanne l'impression de ce que devaient ĂȘtre les martyrs ; et elle se laissait sĂ©duire, elle, cette souffrante dĂ©jĂ  dĂ©sabusĂ©e, par le fanatisme rigide de cet enfant, ministre du Ciel.

Il la menait au Christ consolateur, lui montrant comment les joies pieuses de la religion apaiseraient toutes ses souffrances ; et elle s'agenouillait au confessionnal, s'humiliant, se sentant petite et faible devant ce prĂȘtre qui semblait avoir quinze ans.

Mais il fut bientÎt détesté par toute la campagne.

D'une inflexible sĂ©vĂ©ritĂ© pour lui-mĂȘme, il se montrait pour les autres d'une implacable intolĂ©rance. Une chose surtout le soulevait de colĂšre et d'indignation, l'amour. Il en parlait dans ses prĂȘches avec emportement, en termes crus, selon l'usage ecclĂ©siastique, jetant sur cet auditoire de rustres des pĂ©riodes tonnantes contre la concupiscence ; et il tremblait de fureur, trĂ©pignait, l'esprit hantĂ© des images qu'il Ă©voquait dans ses fureurs.

Les grands gars et les filles se coulaient des regards sournois à travers l'église ; et les vieux paysans, qui aiment toujours à plaisanter sur ces choses-là, désapprouvaient l'intolérance du petit curé en retournant à la ferme aprÚs l'office, à cÎté du fils en blouse bleue et de la fermiÚre en mante noire. Et toute la contrée était en émoi.

On se racontait tout bas ses sĂ©vĂ©ritĂ©s au confessionnal, les pĂ©nitences sĂ©vĂšres qu'il infligeait ; et, comme il s'obstinait Ă  refuser l'absolution aux filles dont la chastetĂ© avait subi des atteintes, la moquerie s'en mĂȘla. On riait, aux grand-messes des fĂȘtes, quand on voyait des jeunesses rester Ă  leurs bancs au lieu d'aller communier avec les autres.

BientĂŽt il Ă©pia les amoureux pour empĂȘcher leurs rencontres, comme fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait le long des fossĂ©s, derriĂšre les granges, par les soirs de lune, et dans les touffes de joncs marins sur le versant des petites cĂŽtes.

Une fois il en découvrit deux qui ne se désunirent pas devant lui ; ils se tenaient par la taille, et marchaient en s'embrassant dans un ravin rempli de pierres.

L'abbé cria :

– Voulez-vous bien finir, manants que vous ĂȘtes !

Et le gars, s'étant retourné, lui répondit :

– MĂȘlez-vous d'vos affaires, m'sieu l'curĂ©, celles-lĂ  n'vous r'gardent pas.

Alors l'abbé ramassa des cailloux et les leur jeta comme on fait aux chiens.

Ils s'enfuirent en riant tous deux ; et le dimanche suivant, il les dénonça par leurs noms en pleine église.

Tous les garçons du pays cessÚrent d'aller aux offices.

Le curé dßnait au chùteau tous les jeudis, et venait souvent en semaine causer avec sa pénitente. Elle s'exaltait comme lui, discutait sur les choses immatérielles, maniait tout l'arsenal antique et compliqué des controverses religieuses.

Ils se promenaient tous deux le long de la grande allĂ©e de la baronne en parlant du Christ et des ApĂŽtres, et de la Vierge et des PĂšres de l'Église, comme s'ils les eussent connus. Ils s'arrĂȘtaient parfois pour se poser des questions profondes qui les faisaient divaguer mystiquement, elle, se perdant en des raisonnements poĂ©tiques qui montaient au ciel comme des fusĂ©es, lui plus prĂ©cis, arguant comme un avouĂ© monomane qui dĂ©montrerait mathĂ©matiquement la quadrature du cercle.

Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect, répétant sans cesse :

– Il me va, ce prĂȘtre-lĂ , il ne pactise pas.

Et il se confessait et communiait à volonté, donnant l'exemple prodigalement.

Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville, chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, et montant à cheval avec la comtesse, malgré les pluies et les gros temps. Le comte disait :

– Ils sont enragĂ©s avec leur cheval, mais cela fait du bien Ă  ma femme.

Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé, vieilli, éteint, baigné dans une tristesse noire qui avait pénétré son esprit. Et tout de suite l'amour qui le liait à sa fille sembla accru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent exaspéré son besoin d'affection, de confiance et de tendresse.

Jeanne ne lui confia point ses idĂ©es nouvelles, son intimitĂ© avec l'abbĂ© Tolbiac, et son ardeur religieuse ; mais, la premiĂšre fois qu'il vit le prĂȘtre, il sentit s'Ă©veiller contre lui une inimitiĂ© vĂ©hĂ©mente.

Et quand la jeune femme lui demanda, le soir : « Comment le trouves-tu ? » il répondit :

– Cet homme-lĂ , c'est un inquisiteur ! Il doit ĂȘtre trĂšs dangereux.

Puis quand il eut appris par les paysans dont il Ă©tait l'ami, les sĂ©vĂ©ritĂ©s du jeune prĂȘtre, ses violences, cette espĂšce de persĂ©cution qu'il exerçait contre les lois et les instincts innĂ©s, ce fut une haine qui Ă©clata dans son cƓur.

Il Ă©tait, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de la nature, attendri dĂšs qu'il voyait deux animaux s'unir, Ă  genoux devant une espĂšce de Dieu panthĂ©iste et hĂ©rissĂ© devant la conception catholique d'un Dieu Ă  intentions bourgeoises, Ă  colĂšres jĂ©suitiques et Ă  vengeances de tyran, un Dieu qui lui rapetissait la crĂ©ation entrevue, fatale, sans limites, toute-puissante, la crĂ©ation vie, lumiĂšre, terre, pensĂ©e, plante, roche, homme, air, bĂȘte, Ă©toile, Dieu, insecte en mĂȘme temps, crĂ©ant parce qu'elle est crĂ©ation, plus forte qu'une volontĂ©, plus vaste qu'un raisonnement, produisant sans but, sans raison et sans fin dans tous les sens et dans toutes les formes Ă  travers l'espace infini, suivant les nĂ©cessitĂ©s du hasard et le voisinage des soleils chauffant les mondes.

La création contenait tous les germes, la pensée et la vie se développant en elle comme des fleurs et des fruits sur les arbres.

Pour lui donc, la reproduction Ă©tait la grande loi gĂ©nĂ©rale, l'acte sacrĂ©, respectable, divin, qui accomplit l'obscure et constante volontĂ© de l'Être Universel. Et il commença, de ferme en ferme, une campagne ardente contre le prĂȘtre intolĂ©rant, persĂ©cuteur de la vie.

Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son pÚre ; mais il répondait toujours :

– Il faut combattre ces hommes-là, c'est notre droit et notre devoir. Ils ne sont pas humains.

Il répétait, en secouant ses longs cheveux blancs :

– Ils ne sont pas humains ; ils ne comprennent rien, rien, rien. Ils agissent dans un rĂȘve fatal ; ils sont anti-physiques.

Et il criait « Anti-physiques ! » comme s'il eût jeté une malédiction.

Le prĂȘtre sentait bien l'ennemi, mais, comme il tenait Ă  rester maĂźtre du chĂąteau et de la jeune femme, il temporisait, sĂ»r de la victoire finale.

Puis une idée fixe le hantait ; il avait découvert par hasard les amours de Julien et de Gilberte, et il les voulait interrompre à tout prix.

Il s'en vint un jour trouver Jeanne et, aprĂšs un long entretien mystique, il lui demanda de s'unir Ă  lui pour combattre, pour tuer le mal dans sa propre famille, pour sauver deux Ăąmes en danger.

Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il répondit :

– L'heure n'est pas venue, je vous reverrai bientît.

Et il partit brusquement.

L'hiver alors touchait Ă  sa fin, un hiver pourri, comme on dit aux champs, humide et tiĂšde.

L'abbĂ© revint quelques jours plus tard et parla en termes obscurs d'une de ces liaisons indignes entre gens qui devraient ĂȘtre irrĂ©prochables. Il appartenait, disait-il, Ă  ceux qui avaient connaissance de ces faits, de les arrĂȘter par tous les moyens. Puis il entra en des considĂ©rations Ă©levĂ©es, puis, prenant la main de Jeanne, il l'adjura d'ouvrir les yeux, de comprendre et de l'aider.

Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait, épouvantée à la pensée de tout ce qui pouvait survenir de pénible dans sa maison tranquille à présent, et elle feignit de ne pas savoir ce que l'abbé voulait dire. Alors il n'hésita plus et parla clairement.

– C'est un devoir pĂ©nible que je vais accomplir, madame la comtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministĂšre que je remplis m'ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous pouvez empĂȘcher. Sachez donc que votre mari entretient une amitiĂ© criminelle avec Mme de Fourville.

Elle baissa la tĂȘte, rĂ©signĂ©e et sans force.

Le prĂȘtre reprit :

– Que comptez-vous faire, maintenant ?

Alors elle balbutia :

– Que voulez-vous que je fasse, monsieur l'abbĂ© ?

Il répondit violemment :

– Vous jeter en travers de cette passion coupable.

Elle se mit à pleurer ; et d'une voix navrée :

– Mais il m'a dĂ©jĂ  trompĂ©e avec une bonne ; mais il ne m'Ă©coute pas ; il ne m'aime plus ; il me maltraite sitĂŽt que je manifeste un dĂ©sir qui ne lui convient pas. Que puis-je ?

Le curé, sans répondre directement, s'écria :

– Alors, vous vous inclinez ! Vous vous rĂ©signez ! Vous consentez ! L'adultĂšre est sous votre toit ; et vous le tolĂ©rez ! Le crime s'accomplit sous vos yeux, et vous dĂ©tournez le regard ? Êtes-vous une Ă©pouse ? une chrĂ©tienne ? une mĂšre ?

Elle sanglotait :

– Que voulez-vous que je fasse ?

Il répliqua :

– Tout plutĂŽt que de permettre cette infamie. Tout, vous dis-je. Quittez-le. Fuyez cette maison souillĂ©e.

Elle dit :

– Mais je n'ai pas d'argent, monsieur l'abbĂ© ; et puis je suis sans courage, maintenant ; et puis comment partir sans preuves ? Je n'en ai mĂȘme pas le droit.

Le prĂȘtre se leva, frĂ©missant :

– C'est la lĂąchetĂ© qui vous conseille, madame, je vous croyais autre. Vous ĂȘtes indigne de la misĂ©ricorde de Dieu !

Elle tomba Ă  ses genoux :

– Oh ! je vous en prie, ne m'abandonnez pas, conseillez-moi !

Il prononça d'une voix brÚve :

– Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C'est à lui qu'il appartient de rompre cette liaison.

À cette pensĂ©e une Ă©pouvante la saisit :

– Mais il les tuerait, monsieur l'abbĂ© ! Et je commettrais une dĂ©nonciation ! Oh ! pas cela, jamais !

Alors, il leva la main comme pour la maudire, tout soulevé de colÚre :

– Restez dans votre honte et dans votre crime ; car vous ĂȘtes plus coupable qu'eux. Vous ĂȘtes l'Ă©pouse complaisante ! Je n'ai plus rien Ă  faire ici.

Et il s'en alla, si furieux que tout son corps tremblait.

Elle le suivit Ă©perdue, prĂȘte Ă  cĂ©der, commençant Ă  promettre. Mais il demeurait vibrant d'indignation, marchant Ă  pas rapides en secouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut que lui.

Il aperçut Julien debout prÚs de la barriÚre, dirigeant des travaux d'ébranchage ; alors il tourna à gauche pour traverser la ferme des Couillard ; et il répétait :

– Laissez-moi, madame, je n'ai plus rien à vous dire.

Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d'enfants, ceux de la maison et ceux des voisins attroupĂ©s autour de la loge de la chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avec une attention concentrĂ©e et muette. Au milieu d'eux le baron, les mains derriĂšre le dos, regardait aussi avec curiositĂ©. On eĂ»t dit un maĂźtre d'Ă©cole. Mais, quand il vit de loin le prĂȘtre, il s'en alla pour Ă©viter de le rencontrer, de le saluer, de lui parler.

Jeanne disait, suppliante :

– Laissez-moi quelques jours, monsieur l'abbĂ©, et revenez au chĂąteau. Je vous raconterai ce que j'aurai pu faire, et ce que j'aurai prĂ©parĂ© ; et nous aviserons.

Ils arrivaient alors auprĂšs du groupe des enfants ; et le curĂ© s'approcha pour voir ce qui les intĂ©ressait ainsi. C'Ă©tait la chienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petits grouillaient dĂ©jĂ  autour de la mĂšre qui les lĂ©chait avec tendresse, Ă©tendue sur le flanc, tout endolorie. Au moment oĂč le prĂȘtre se penchait, la bĂȘte crispĂ©e s'allongea et un sixiĂšme petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis de joie, se mirent Ă  crier en battant des mains :

– En v'là encore un, en v'là encore un !

C'Ă©tait un jeu pour eux, un jeu naturel oĂč rien d'impur n'entrait. Ils contemplaient cette naissance comme ils auraient regardĂ© tomber des pommes.

L'abbĂ© Tolbiac demeura d'abord stupĂ©fait, puis, saisi d'une fureur irrĂ©sistible, il leva son grand parapluie et se mit Ă  frapper dans le tas des enfants sur les tĂȘtes, de toute sa force. Les galopins effarĂ©s s'enfuirent Ă  toutes jambes ; et il se trouva subitement en face de la chienne en gĂ©sine qui s'efforçait de se lever. Mais il ne la laissa pas mĂȘme se dresser sur ses pattes, et, la tĂȘte perdue, il commença Ă  l'assommer Ă  tour de bras. EnchaĂźnĂ©e, elle ne pouvait s'enfuir, et gĂ©missait affreusement en se dĂ©battant sous les coups. Il cassa son parapluie. Alors, les mains vides, il monta dessus, la piĂ©tinant avec frĂ©nĂ©sie, la pilant, l'Ă©crasant. Il lui fit mettre au monde un dernier petit qui jaillit sous la pression ; et il acheva, d'un talon forcenĂ©, le corps saignant qui remuait encore au milieu des nouveau-nĂ©s piaulants, aveugles et lourds, cherchant dĂ©jĂ  les mamelles.

Jeanne s'Ă©tait sauvĂ©e ; mais le prĂȘtre soudain se sentit pris au cou, un soufflet fit sauter son tricorne ; et le baron, exaspĂ©rĂ©, l'emporta jusqu'Ă  la barriĂšre et le jeta sur la route.

Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille à genoux, sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sa jupe. Il revint vers elle à grands pas, en gesticulant, et il criait :

– Le voilà, le voilà, l'homme en soutane ! L'as-tu vu, maintenant ?

Les fermiers Ă©taient accourus, tout le monde regardait la bĂȘte Ă©ventrĂ©e ; et la mĂšre Couillard dĂ©clara :

– C'est-il possible d'ĂȘtre sauvage comme ça !

Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait les élever.

On essaya de leur donner du lait : trois moururent le lendemain. Alors le pÚre Simon courut le pays pour découvrir une chienne allaitant. Il n'en trouva pas, mais il rapporta une chatte en affirmant qu'elle ferait l'affaire. On tua donc trois autres petits et on confia le dernier à cette nourrice d'une autre race. Elle l'adopta immédiatement, et lui tendit sa mamelle en se couchant sur le cÎté.

Pour qu'il n'Ă©puisĂąt point sa mĂšre adoptive, on sevra le chien quinze jours aprĂšs, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-mĂȘme au biberon. Elle l'avait nommĂ© Toto. Le baron changea son nom d'autoritĂ©, et le baptisa « Massacre ».

Le prĂȘtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lança du haut de la chaire des imprĂ©cations, des malĂ©dictions et des menaces contre le chĂąteau, disant qu'il faut porter le fer rouge dans les plaies, anathĂ©matisant le baron qui s'en amusa, et marquant d'une allusion voilĂ©e, encore timide, les nouvelles amours de Julien. Le vicomte fut exaspĂ©rĂ©, mais la crainte d'un scandale affreux Ă©teignit sa colĂšre.

Alors, de prĂŽne en prĂŽne, le prĂȘtre continua l'annonce de sa vengeance, prĂ©disant que l'heure de Dieu approchait, que tous ses ennemis seraient frappĂ©s.

Julien Ă©crivit Ă  l'archevĂȘque une lettre respectueuse mais Ă©nergique. L'abbĂ© Tolbiac fut menacĂ© d'une disgrĂące. Il se tut.

On le rencontrait maintenant faisant de longues courses solitaires, Ă  pas allongĂ©s, avec un air exaltĂ©. Gilberte et Julien dans leurs promenades Ă  cheval l'apercevaient Ă  tout moment, parfois au loin comme un point noir au bout d'une plaine ou sur le bord de la falaise, parfois lisant son brĂ©viaire dans quelque Ă©troit vallon oĂč ils allaient entrer. Ils tournaient bride alors pour ne point passer prĂšs de lui.

Le printemps Ă©tait venu, ravivant leur amour, les jetant chaque jour aux bras l'un de l'autre, tantĂŽt ici, tantĂŽt lĂ , sous tout abri oĂč les portaient leurs courses.

Comme les feuilles des arbres Ă©taient encore claires, et l'herbe humide, et qu'ils ne pouvaient, ainsi qu'au cƓur de l'Ă©tĂ©, s'enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adoptĂ© le plus souvent, pour cacher leurs Ă©treintes, la cabane ambulante d'un berger, abandonnĂ©e depuis l'automne au sommet de la cĂŽte de Vaucotte.

Elle restait lĂ  toute seule, haute sur ses roues, Ă  cinq cents mĂštres de la falaise, juste au point oĂč commençait la descente rapide du vallon. Ils ne pouvaient ĂȘtre surpris dedans, car ils dominaient la plaine ; et les chevaux attachĂ©s aux brancards attendaient qu'ils fussent las de baisers.

Mais voilĂ  qu'un jour, au moment oĂč ils quittaient ce refuge, ils aperçurent l'abbĂ© Tolbiac assis presque cachĂ© dans les joncs marins de la cĂŽte.

– Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ils pourraient nous dĂ©noncer de loin.

Et ils prirent l'habitude d'attacher les bĂȘtes dans un repli du val plein de broussailles.

Puis un soir, comme ils rentraient tous deux Ă  la Vrillette oĂč ils devaient dĂźner avec le comte, ils rencontrĂšrent le curĂ© d'Étouvent qui sortait du chĂąteau. Il se rangea pour les laisser passer ; et salua sans qu'ils rencontrassent ses yeux.

Une inquiétude les saisit qui se dissipa bientÎt.

Or Jeanne, un aprÚs-midi, lisait auprÚs du feu par un grand coup de vent (c'était au commencement de mai), quand elle aperçut soudain le comte de Fourville qui s'en venait à pied et si vite qu'elle crut un malheur arrivé.

Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut en face de lui, elle le pensa devenu fou. Il Ă©tait coiffĂ© d'une grosse casquette fourrĂ©e qu'il ne portait que chez lui, vĂȘtu de sa blouse de chasse, et si pĂąle que sa moustache rousse, qui ne tranchait point d'ordinaire sur son teint colorĂ©, semblait une flamme. Et ses yeux Ă©taient hagards, roulaient, comme vides de pensĂ©e.

Il balbutia :

– Ma femme est ici, n'est-ce pas ?

Jeanne, perdant la tĂȘte, rĂ©pondit :

– Mais non, je ne l'ai point vue aujourd'hui.

Alors il s'assit, comme si ses jambes se fussent brisĂ©es, il ĂŽta sa coiffure et s'essuya le front avec son mouchoir, plusieurs fois, par un geste machinal ; puis se relevant d'une secousse, il s'avança vers la jeune femme, les deux mains tendues, la bouche ouverte, prĂȘt Ă  parler, Ă  lui confier quelque affreuse douleur ; puis il s'arrĂȘta, la regarda fixement, prononça dans une sorte de dĂ©lire :

– Mais c'est votre mari
 vous aussi


Et il s'enfuit du cÎté de la mer.

Jeanne courut pour l'arrĂȘter, l'appelant, l'implorant, le cƓur crispĂ© de terreur, pensant : « Il sait tout ! que va-t-il faire ? Oh ! pourvu qu'il ne les trouve point ! »

Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l'écoutait pas. Il allait devant lui sans hésiter, sûr de son but. Il franchit le fossé, puis enjambant les joncs marins à pas de géant, il gagna la falaise.

Jeanne, debout sur le talus planté d'arbres, le suivit longtemps des yeux ; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturée d'angoisse.

Il avait tourné vers la droite, et s'était mis à courir. La mer houleuse roulait ses vagues ; les gros nuages tout noirs arrivaient d'une vitesse folle, passaient, suivis par d'autres ; et chacun d'eux criblait la cÎte d'une averse furieuse. Le vent sifflait, geignait, rasait l'herbe, couchait les jeunes récoltes, emportait, pareils à des flocons d'écume, de grands oiseaux blancs qu'il entraßnait au loin dans les terres.

Les grains, qui se succĂ©daient, fouettaient le visage du comte, trempaient ses joues et ses moustaches oĂč l'eau glissait, emplissaient de bruit ses oreilles et son cƓur de tumulte.

LĂ -bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorge profonde. Rien jusque-lĂ  qu'une hutte de berger auprĂšs d'un parc Ă  moutons vide. Deux chevaux Ă©taient attachĂ©s aux brancards de la maison roulante. Que pouvait-on craindre par cette tempĂȘte ?

DĂšs qu'il les eut aperçus, le comte se coucha contre terre, puis il se traĂźna sur les mains et sur les genoux, semblable Ă  une sorte de monstre avec son grand corps souillĂ© de boue et sa coiffure en poil de bĂȘte. Il rampa jusqu'Ă  la cabane solitaire et se cacha dessous pour n'ĂȘtre point dĂ©couvert par les fentes des planches.

Les chevaux, l'ayant vu, s'agitaient. Il coupa lentement leurs brides avec son couteau qu'il tenait ouvert Ă  la main et, une bourrasque Ă©tant survenue, les animaux s'enfuirent, harcelĂ©s par la grĂȘle qui cinglait le toit penchĂ© de la maison de bois, la faisant trembler sur ses roues.

Le comte alors, redressĂ© sur les genoux, colla son Ɠil au bas de la porte, en regardant dedans.

Il ne bougeait plus ; il semblait attendre. Un temps assez long s'Ă©coula ; et tout Ă  coup il se releva, fangeux de la tĂȘte aux pieds. Avec un geste forcenĂ© il poussa le verrou qui fermait l'auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mit Ă  secouer cette niche comme s'il eĂ»t voulu la briser en piĂšces. Puis soudain, il s'attela, pliant sa haute taille dans un effort dĂ©sespĂ©rĂ©, tirant comme un bƓuf, et haletant ; et il entraĂźna, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu'elle enfermait.

Ils criaient lĂ -dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait.

Lorsqu'il fut en haut de la descente, il lùcha la légÚre demeure qui se mit à rouler sur la cÎte inclinée.

Elle prĂ©cipitait sa course, emportĂ©e follement, allant toujours plus vite, sautant, trĂ©buchant comme une bĂȘte, battant la terre de ses brancards.

Un vieux mendiant, blotti dans un fossĂ©, la vit passer d'un Ă©lan sur sa tĂȘte ; et il entendit des cris affreux poussĂ©s dans le coffre de bois.

Tout Ă  coup elle perdit une roue arrachĂ©e d'un heurt, s'abattit sur le flanc et se remit Ă  dĂ©valer comme une boule, comme une maison dĂ©racinĂ©e dĂ©gringolerait du sommet d'un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en dĂ©crivant une courbe, et, tombant au fond, s'y creva comme un Ɠuf.

DÚs qu'elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l'avait vue passer, descendit à petits pas à travers les ronces ; et, mû par une prudence de paysan, n'osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu'à la ferme voisine annoncer l'accident.

On accourut ; on souleva les débris ; on aperçut deux corps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L'homme avait le front ouvert et toute la face écrasée. La mùchoire de la femme pendait, détachée dans un choc ; et leurs membres cassés étaient mous comme s'il n'y avait plus d'os sous la chair.

On les reconnut cependant ; et on se mit Ă  raisonner longuement sur les causes de ce malheur.

– QuĂ© qui faisaient dans c'tĂ© cahute ? dit une femme.

Alors, le vieux pauvre raconta qu'ils s'Ă©taient apparemment rĂ©fugiĂ©s lĂ -dedans pour se mettre Ă  l'abri d'une bourrasque, et que le vent furieux avait dĂ» chavirer et prĂ©cipiter la cabane. Et il expliquait que lui-mĂȘme allait s'y cacher quand il avait vu les chevaux attachĂ©s aux brancards, et compris par lĂ  que la place Ă©tait occupĂ©e.

Il ajouta d'un air satisfait :

– Sans ça, c'est moi qu'j'y passais.

Une voix dit :

– Ça aurait-il pas mieux valu ?

Alors, le bonhomme se mit dans une colĂšre terrible :

– Pourquoi qu'ça aurait mieux valu ? Parce qu'je sieus pauvre et qu'i sont riches ! Guettez-les, à c't'heure


Et, tremblant, dĂ©guenillĂ©, ruisselant d'eau, sordide avec sa barbe mĂȘlĂ©e et ses longs cheveux coulant du chapeau dĂ©foncĂ©, il montrait les deux cadavres du bout de son bĂąton crochu ; et il dĂ©clara :

– J'sommes tous Ă©gaux, lĂ -devant.

Mais d'autres paysans Ă©taient venus, et regardaient de coin, d'un Ɠil inquiet, sournois, effrayĂ©, Ă©goĂŻste et lĂąche. Puis on dĂ©libĂ©ra sur ce qu'on ferait ; et il fut dĂ©cidĂ©, dans l'espoir d'une rĂ©compense, que les corps seraient reportĂ©s aux chĂąteaux. On attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficultĂ© surgit. Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des voitures ; les autres Ă©taient d'avis d'y placer des matelas par convenance.

La femme qui avait déjà parlé cria :

– Mais y s'ront pleins d'sang, ces matelas, qu'y faudra les r'laver à l'ieau de javelle.

Alors, un gros fermier à face réjouie répondit :

– Y les paieront donc. Plus qu'ça vaudra, plus qu'ça sera cher.

L'argument fut décisif.

Et les deux carrioles, haut perchĂ©es sur des roues sans ressorts, partirent au trot, l'une Ă  droite, l'autre Ă  gauche, secouant et ballottant Ă  chaque cahot des grandes orniĂšres ces restes d'ĂȘtres qui s'Ă©taient Ă©treints et qui ne se rencontreraient plus.

Le comte, dÚs qu'il avait vu rouler la cabane sur la dure descente, s'était enfui de toute la vitesse de ses jambes à travers la pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant plusieurs heures, coupant les routes, sautant les talus, crevant les haies ; et il était rentré chez lui à la tombée du jour, sans savoir comment.

Les domestiques effarés l'attendaient et lui annoncÚrent que les deux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julien ayant suivi l'autre.

Alors M. de Fourville chancela ; et d'une voix entrecoupée :

– Il leur sera arrivĂ© quelque accident par ce temps affreux. Que tout le monde se mette Ă  leur recherche.

Il repartit lui-mĂȘme ; mais, dĂšs qu'il fut hors de vue, il se cacha sous une ronce, guettant la route par oĂč allait revenir morte, ou mourante, ou peut-ĂȘtre estropiĂ©e, dĂ©figurĂ©e Ă  jamais, celle qu'il aimait encore d'une passion sauvage.

Et bientĂŽt, une carriole passa devant lui, qui portait quelque chose d'Ă©trange.

Elle s'arrĂȘta devant le chĂąteau, puis entra. C'Ă©tait cela, oui, c'Ă©tait Elle ; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une peur horrible de savoir, une Ă©pouvante de la vĂ©ritĂ© ; et il ne remuait plus, blotti comme un liĂšvre, tressaillant au moindre bruit.

Il attendit une heure, deux heures peut-ĂȘtre. La carriole ne sortait pas. Il se dit que sa femme expirait ; et la pensĂ©e de la voir, de rencontrer son regard, l'emplit d'une telle horreur qu'il craignit soudain d'ĂȘtre dĂ©couvert dans sa cachette et forcĂ© de rentrer pour assister Ă  cette agonie, et qu'il s'enfuit encore jusqu'au milieu des bois. Alors, tout Ă  coup, il rĂ©flĂ©chit qu'elle avait peut-ĂȘtre besoin de secours, que personne sans doute ne pouvait la soigner ; et il revint en courant Ă©perdument.

Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria :

– Eh bien ?

L'homme n'osait pas répondre. Alors, M. de Fourville hurlant presque :

– Est-elle morte ?

Et le serviteur balbutia :

– Oui, monsieur le comte.

Il ressentit un soulagement immense. Un calme brusque entra dans son sang et dans ses muscles vibrants ; et il monta d'un pas ferme les marches de son grand perron.

L'autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne, de loin, l'aperçut, vit le matelas, devina qu'un corps gisait dessus, et comprit tout. Son émotion fut si vive qu'elle s'affaissa sans connaissance.

Quand elle reprit ses sens, son pĂšre lui tenait la tĂȘte et lui mouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hĂ©sitant :

– Tu sais ?


Elle murmura :

– Oui, pùre.

Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant elle souffrait.

Le soir mĂȘme elle accoucha d'un enfant mort : d'une fille.

Elle ne vit rien de l'enterrement de Julien ; elle n'en sut rien. Elle s'aperçut seulement au bout d'un jour ou deux que tante Lison Ă©tait revenue ; et, dans les cauchemars fiĂ©vreux qui la hantaient, elle cherchait obstinĂ©ment Ă  se rappeler depuis quand la vieille fille Ă©tait repartie des Peuples, Ă  quelle Ă©poque, dans quelles circonstances. Elle n'y pouvait parvenir, mĂȘme en ses heures de luciditĂ©, sĂ»re seulement qu'elle l'avait vue aprĂšs la mort de petite mĂšre.

Chapitre 11

Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et si pùle qu'on la croyait et qu'on la disait perdue. Puis peu à peu elle se ranima. Petit pÚre et tante Lison ne la quittaient pas, installés tous deux aux Peuples. Elle avait gardé de cette secousse une maladie nerveuse ; le moindre bruit la faisait défaillir, et elle tombait en de longues syncopes provoquées par les causes les plus insignifiantes.

Jamais elle n'avait demandĂ© de dĂ©tails sur la mort de Julien. Que lui importait ? N'en savait-elle pas assez ? Tout le monde croyait Ă  un accident, mais elle ne s'y trompait pas ; et elle gardait en son cƓur ce secret qui la torturait : la connaissance de l'adultĂšre, et la vision de cette brusque et terrible visite du comte, le jour de la catastrophe.

VoilĂ  que maintenant son Ăąme Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e par des souvenirs attendris, doux et mĂ©lancoliques, des courtes joies d'amour que lui avait autrefois donnĂ©es son mari. Elle tressaillait Ă  tout moment Ă  des rĂ©veils inattendus de sa mĂ©moire ; et elle le revoyait tel qu'il avait Ă©tĂ© en ces jours de fiançailles, et tel aussi qu'elle l'avait chĂ©ri en ses seules heures de passion Ă©closes sous le grand soleil de la Corse. Tous les dĂ©fauts diminuaient, toutes les duretĂ©s disparaissaient, les infidĂ©litĂ©s elles-mĂȘmes s'attĂ©nuaient maintenant dans l'Ă©loignement grandissant du tombeau fermĂ©. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cet homme qui l'avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrances passĂ©es pour ne songer qu'aux moments heureux. Puis, le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrĂšrent d'oubli, comme d'une poussiĂšre accumulĂ©e, toutes ses rĂ©miniscences et ses douleurs ; et elle se donna tout entiĂšre Ă  son fils.

Il devint l'idole, l'unique pensĂ©e des trois ĂȘtres rĂ©unis autour de lui ; et il rĂ©gnait en despote. Une sorte de jalousie se dĂ©clara mĂȘme entre ces trois esclaves qu'il avait, Jeanne regardant nerveusement les grands baisers donnĂ©s au baron aprĂšs les sĂ©ances de cheval sur un genou. Et tante Lison, nĂ©gligĂ©e par lui comme elle l'avait toujours Ă©tĂ© par tout le monde, traitĂ©e parfois en bonne par ce maĂźtre qui ne parlait guĂšre encore, s'en allait pleurer dans sa chambre en comparant les insignifiantes caresses mendiĂ©es par elle et obtenues Ă  peine aux Ă©treintes qu'il gardait pour sa mĂšre et pour son grand-pĂšre.

Deux années tranquilles, sans aucun événement, passÚrent dans la préoccupation incessante de l'enfant. Au commencement du troisiÚme hiver, on décida qu'on irait habiter Rouen jusqu'au printemps ; et toute la famille émigra. Mais, en arrivant dans l'ancienne maison abandonnée et humide, Paul eut une bronchite si grave qu'on craignit une pleurésie ; et les trois parents éperdus déclarÚrent qu'il ne pouvait se passer de l'air des Peuples. On l'y ramena dÚs qu'il fut guéri.

Alors commença une série d'années monotones et douces.

Toujours ensemble autour du petit, tantÎt dans sa chambre, tantÎt dans le grand salon, tantÎt dans le jardin, ils s'extasiaient sur ses bégaiements, sur ses expressions drÎles, sur ses gestes.

Sa mÚre l'appelait Paulet par cùlinerie, il ne pouvait articuler ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des rires interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignait plus autrement.

Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des trois parents que le baron appelait « ses trois mÚres » était de mesurer sa taille.

On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une série de petits traits au canif indiquant, de mois en mois, sa croissance. Cette échelle, baptisée « échelle de Poulet », tenait une place considérable dans l'existence de tout le monde.

Puis un nouvel individu vint jouer un rÎle important dans la famille, le chien « Massacre », négligé par Jeanne préoccupée uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieux baril devant l'écurie, il vivait solitaire, toujours à la chaßne.

Paul, un matin, le remarqua, et se mit Ă  crier pour aller l'embrasser. On l'y conduisit avec des craintes infinies. Le chien fit fĂȘte Ă  l'enfant qui beugla quand on voulut les sĂ©parer. Alors Massacre fut lĂąchĂ© et installĂ© dans la maison. Il devint l'insĂ©parable de Paul, l'ami de tous les instants. Ils se roulaient ensemble, dormaient cĂŽte Ă  cĂŽte sur le tapis. Puis bientĂŽt Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus Ă  le quitter. Jeanne se dĂ©solait parfois Ă  cause des puces ; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part de l'affection du petit, de l'affection volĂ©e par cette bĂȘte, lui semblait-il, de l'affection qu'elle aurait tant dĂ©sirĂ©e.

De rares visites Ă©taient Ă©changĂ©es avec les Briseville et les Coutelier. Le maire et le mĂ©decin troublaient seuls la solitude du vieux chĂąteau. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les soupçons que lui avait inspirĂ©s le prĂȘtre lors de la mort horrible de la comtesse et de Julien, n'entrait plus Ă  l'Ă©glise, irritĂ©e contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.

L'abbĂ© Tolbiac, de temps Ă  autre, anathĂ©matisait en des allusions directes le chĂąteau hantĂ© par l'Esprit du Mal, l'Esprit d'Éternelle RĂ©volte, l'Esprit d'Erreur et de Mensonge, l'Esprit d'IniquitĂ©, l'Esprit de Corruption et d'ImpuretĂ©. Il dĂ©signait ainsi le baron.

Son Ă©glise d'ailleurs Ă©tait dĂ©sertĂ©e ; et, quand il allait le long des champs oĂč les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans ne s'arrĂȘtaient pas pour lui parler, ne se dĂ©tournaient point pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu'il avait chassĂ© le dĂ©mon d'une femme possĂ©dĂ©e. Il connaissait, disait-on, des paroles mystĂ©rieuses pour Ă©carter les sorts, qui n'Ă©taient, selon lui, que des espĂšces de farces de Satan. Il imposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait retrouver les objets perdus.

Son esprit étroit et fanatique s'adonnait avec passion à l'étude des livres religieux contenant l'histoire des apparitions du Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, ses influences occultes et variées, toutes les ressources qu'il avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appelé particuliÚrement à combattre cette Puissance mystérieuse et fatale, il avait appris toutes les formules d'exorcisme indiquées dans les manuels ecclésiastiques.

Il croyait sans cesse sentir errer dans l'ombre le Malin Esprit ; et la phrase latine revenait Ă  tout moment sur ses lĂšvres : Sicut leo rugiens circuit quaerens quem devoret.

Alors une crainte se rĂ©pandit, une terreur de sa force cachĂ©e. Ses confrĂšres eux-mĂȘmes, prĂȘtres ignorants des campagnes, pour qui BelzĂ©buth est article de foi, qui, troublĂ©s par les prescriptions minutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance du mal, en arrivent Ă  confondre la religion avec la magie, considĂ©raient l'abbĂ© Tolbiac comme un peu sorcier ; et ils le respectaient autant pour le pouvoir obscur qu'ils lui supposaient que pour l'inattaquable austĂ©ritĂ© de sa vie.

Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.

Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne comprenait point, en son ùme craintive de vieille fille, qu'on n'allùt pas à l'église. Elle était pieuse sans doute, sans doute elle se confessait et communiait ; mais personne ne le savait, ne cherchait à le savoir.

Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l'écoutait à peu prÚs quand elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps du monde ; mais, quand elle lui disait qu'il faut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois :

– OĂč qu'il est, tante ?

Alors elle montrait le ciel avec son doigt :

– Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire.

Elle avait peur du baron. Mais un jour Poulet lui déclara :

– Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l'Ă©glise.

Il avait parlé à son grand-pÚre des révélations mystérieuses de tante.

L'enfant prenait dix ans ; sa mÚre semblait en avoir quarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les leçons l'ennuyant, il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitÎt arrivait, disant :

– Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune.

Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C'est à peine si elle se rendait compte qu'il marchait, courait, parlait comme un petit homme ; et elle vivait dans une peur constante qu'il ne tombùt, qu'il n'eût froid, qu'il n'eût chaud en s'agitant, qu'il ne mangeùt trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.

Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit ; celle de la premiÚre communion.

Lise, un matin, vint trouver Jeanne et lui représenta qu'on ne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes les façons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l'opinion des gens qu'ils voyaient. La mÚre, troublée, indécise, hésitait, affirmant qu'on pouvait attendre encore.

Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite Ă  la vicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard :

– C'est cette annĂ©e sans doute que votre Paul va faire sa premiĂšre communion.

Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit :

– Oui, madame.

Ce simple mot la décida, et, sans en rien confier à son pÚre, elle pria Lise de conduire l'enfant au catéchisme.

Pendant un mois tout alla bien ; mais Poulet revint un soir avec la gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mÚre affolée l'interrogea, et elle apprit que le curé l'avait envoyé attendre la fin de la leçon à la porte de l'église dans le courant d'air du porche, parce qu'il s'était mal tenu.

Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-mĂȘme cet alphabet de la religion. Mais l'abbĂ© Tolbiac, malgrĂ© les supplications de Lison, refusa de l'admettre parmi les communiants, comme Ă©tant insuffisamment instruit.

Il en fut de mĂȘme l'an suivant. Alors le baron, exaspĂ©rĂ©, jura que l'enfant n'avait pas besoin de croire Ă  cette niaiserie, Ă  ce symbole puĂ©ril de la transsubstantiation, pour ĂȘtre un honnĂȘte homme ; et il fut dĂ©cidĂ© qu'il serait Ă©levĂ© en chrĂ©tien, mais non pas en catholique pratiquant, et qu'Ă  sa majoritĂ© il demeurerait libre de devenir ce qu'il lui plairait.

Et Jeanne, quelque temps aprÚs, ayant fait une visite aux Briseville, n'en reçut point en retour. Elle s'étonna, connaissant la méticuleuse politesse de ses voisins ; mais la marquise de Coutelier lui révéla, avec hauteur, la raison de cette abstention.

Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien authentique, et par sa fortune considérable, comme une sorte de reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie reine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante, selon les occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout propos. Jeanne, donc, s'étant présentée chez elle, cette dame, aprÚs quelques paroles glaciales, prononça d'un ton sec :

– La sociĂ©tĂ© se divise en deux classes : les gens qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas. Les uns, mĂȘme les plus humbles, sont nos amis, nos Ă©gaux ; les autres ne sont rien pour nous.

Jeanne, sentant l'attaque, répliqua :

– Mais ne peut-on croire en Dieu sans frĂ©quenter les Ă©glises ?

La marquise répondit :

– Non, madame ; les fidĂšles vont prier Dieu dans son Ă©glise comme on va trouver les hommes en leurs demeures.

Jeanne, blessée, reprit :

– Dieu est partout, madame. Quant Ă  moi qui crois, du fond du cƓur, Ă  sa bontĂ©, je ne le sens plus prĂ©sent quand certains prĂȘtres se trouvent entre lui et moi.

La marquise se leva :

– Le prĂȘtre porte le drapeau de l'Église, madame ; quiconque ne suit pas le drapeau est contre lui, et contre nous.

Jeanne s'était levée à son tour, frémissante :

– Vous croyez, madame, au Dieu d'un parti. Moi, je crois au Dieu des honnĂȘtes gens.

Elle salua et sortit.

Les paysans aussi la blĂąmaient entre eux de n'avoir point fait faire Ă  Poulet sa premiĂšre communion. Ils n'allaient point aux offices, n'approchaient point des sacrements, ou bien ne les recevaient qu'Ă  PĂąques selon les prescriptions formelles de l'Église ; mais pour les mioches, c'Ă©tait autre chose ; et tous auraient reculĂ© devant l'audace d'Ă©lever un enfant hors de cette loi commune, parce que la Religion, c'est la Religion.

Elle vit bien cette rĂ©probation, et s'indigna en son Ăąme de toutes ces pactisations, de ces arrangements de conscience, de cette universelle peur de tout, de la grande lĂąchetĂ© gĂźtĂ©e au fond de tous les cƓurs, et parĂ©e, quand elle se montre, de tant de masques respectables.

Le baron prit la direction des Ă©tudes de Paul, et le mit au latin. La mĂšre n'avait plus qu'une recommandation : « Surtout ne le fatigue pas », et elle rĂŽdait, inquiĂšte, prĂšs de la chambre aux leçons, petit pĂšre lui en ayant interdit l'entrĂ©e parce qu'elle interrompait Ă  tout instant l'enseignement pour demander : « Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet ? » Ou bien : « Tu n'as pas mal Ă  la tĂȘte, Poulet ? » Ou bien pour arrĂȘter le maĂźtre : « Ne le fais pas tant parler, tu vas lui fatiguer la gorge. »

DÚs que le petit était libre, il descendait jardiner avec mÚre et tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture de la terre ; et tous trois plantaient des jeunes arbres au printemps, semaient des graines dont l'éclosion et la poussée les passionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pour faire des bouquets.

Le plus grand souci du jeune homme Ă©tait la production des salades. Il dirigeait quatre grands carrĂ©s du potager oĂč il Ă©levait avec un soin extrĂȘme, Laitues, Romaines, ChicorĂ©es, Barbes-de-capucin, Royales, toutes les espĂšces connues de ces feuilles comestibles. Il bĂȘchait, arrosait, sarclait, repiquait, aidĂ© de ses deux mĂšres qu'il faisait travailler comme des femmes de journĂ©e. On les voyait, pendant des heures entiĂšres, Ă  genoux dans les plates-bandes, maculant leurs robes et leurs mains occupĂ©es Ă  introduire la racine des jeunes plantes en des trous qu'elles creusaient d'un seul doigt piquĂ© d'aplomb dans la terre.

Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans ; et l'échelle du salon marquait un mÚtre cinquante-huit. Mais il restait enfant d'esprit, ignorant, niais, étouffé par ces deux jupes et ce vieil homme aimable qui n'était plus du siÚcle.

Un soir, enfin, le baron parla du collÚge ; et Jeanne aussitÎt se mit à sangloter. Tante Lison, effarée, se tenait dans un coin sombre.

La mÚre répondait :

– Qu'a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme des champs, un gentilhomme campagnard. Il cultivera des terres comme font beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cette maison oĂč nous aurons vĂ©cu avant lui, oĂč nous mourrons. Que peut-on demander de plus ?

Mais le baron hochait la tĂȘte.

– Que rĂ©pondras-tu s'il vient te dire, lorsqu'il aura vingt-cinq ans : Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la faute de ton Ă©goĂŻsme maternel. Je me sens incapable de travailler, de devenir quelqu'un, et pourtant je n'Ă©tais pas fait pour la vie obscure, humble, et triste Ă  mourir, Ă  laquelle ta tendresse imprĂ©voyante m'a condamnĂ©.

Elle pleurait toujours, implorant son fils.

– Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t'avoir trop aimĂ©, n'est-ce pas ?

Et le grand enfant, surpris, promettait :

– Non, maman.

– Tu me le jures ?

– Oui, maman.

– Tu veux rester ici, n'est-ce pas ?

– Oui, maman.

Alors le baron parla ferme et haut :

– Jeanne, tu n'as pas le droit de disposer de cette vie. Ce que tu fais là est lñche et presque criminel ; tu sacrifies ton enfant à ton bonheur particulier.

Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglots précipités, et elle balbutiait dans ses larmes :

– J'ai Ă©tĂ© si malheureuse
 si malheureuse ! Maintenant que je suis tranquille avec lui, on me l'enlĂšve
 Qu'est- ce que je deviendrai
 toute seule
 Ă  prĂ©sent ?


Son pĂšre se leva, vint s'asseoir auprĂšs d'elle, la prit dans ses bras.

– Et moi, Jeanne ?

Elle le saisit brusquement par le cou, l'embrassa avec violence, puis, toute suffoquée encore, elle articula au milieu d'étranglements :

– Oui. Tu as raison
 peut-ĂȘtre
 petit pĂšre. J'Ă©tais folle, mais j'ai tant souffert. Je veux bien qu'il aille au collĂšge.

Et, sans trop comprendre ce qu'on allait faire de lui, Poulet, Ă  son tour, se mit Ă  larmoyer.

Alors ses trois mĂšres, l'embrassant, le cĂąlinant, l'encouragĂšrent. Et lorsqu'on monta se coucher, tous avaient le cƓur serrĂ© et tous pleurĂšrent dans leurs lits, mĂȘme le baron qui s'Ă©tait contenu.

Il fut décidé qu'à la rentrée on mettrait le jeune homme au collÚge du Havre ; et il eut, pendant tout l'été, plus de gùteries que jamais.

Sa mÚre gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle prépara son trousseau comme s'il allait entreprendre un voyage de dix ans ; puis, un matin d'octobre, aprÚs une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron montÚrent avec lui dans la calÚche qui partit au trot des deux chevaux.

On avait dĂ©jĂ  choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoir et sa place en classe. Jeanne, aidĂ©e de tante Lison, passa tout le jour Ă  ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble ne contenait pas le quart de ce qu'on avait apportĂ©, elle alla trouver le proviseur pour en obtenir un second. L'Ă©conome fut appelĂ© ; il reprĂ©senta que tant de linges et d'effets ne feraient que gĂȘner sans servir jamais ; et il refusa, au nom du rĂšglement, de cĂ©der une autre commode. La mĂšre, dĂ©solĂ©e, se rĂ©solut alors Ă  louer une chambre dans un petit hĂŽtel voisin, en recommandant Ă  l'hĂŽtelier d'aller lui-mĂȘme porter Ă  Poulet tout ce dont il aurait besoin, au premier appel de l'enfant.

Puis on fit un tour sur la jetée pour regarder sortir et entrer les navires.

Le triste soir tomba sur la ville qui s'illuminait peu Ă  peu. On entra pour dĂźner dans un restaurant. Aucun d'eux n'avait faim ; et ils se regardaient d'un Ɠil humide pendant que les plats dĂ©filaient devant eux et s'en retournaient presque pleins.

Puis on se mit en marche lentement vers le collÚge. Des enfants de toutes les tailles arrivaient de tous les cÎtés, conduits par leurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. On entendait un bruit de larmes dans la grande cour à peine éclairée.

Jeanne et Poulet s'étreignirent longtemps. Tante Lison restait derriÚre, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Mais le baron, qui s'attendrissait, abrégea les adieux en entraßnant sa fille. La calÚche attendait devant la porte ; ils montÚrent dedans tous trois et s'en retournÚrent dans la nuit vers les Peuples.

Parfois un gros sanglot passait dans l'ombre.

Le lendemain Jeanne pleura jusqu'au soir. Le jour suivant elle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la premiÚre fois de sa vie il avait des camarades ; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.

Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les récréations, elle demeurait assise au parloir, n'ayant ni la force ni le courage de s'éloigner du collÚge. Le proviseur la fit prier de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle ne tint pas compte de cette recommandation.

Il la prĂ©vint alors que, si elle continuait Ă  empĂȘcher son fils de jouer pendant les heures d'Ă©bats, et de travailler en le troublant sans cesse, on se verrait forcĂ© de le lui rendre ; et le baron fut prĂ©venu par un mot. Elle demeura donc gardĂ©e Ă  vue aux Peuples, comme une prisonniĂšre.

Elle attendait chaque vacance avec plus d'anxiété que son enfant.

Et une inquiĂ©tude incessante agitait son Ăąme. Elle se mit Ă  rĂŽder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des jours entiers, en rĂȘvassant dans le vide. Parfois, elle restait assise durant tout un aprĂšs-midi Ă  regarder la mer du haut de la falaise ; parfois, elle descendait jusqu'Ă  Yport Ă  travers le bois, refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la poursuivait. Comme c'Ă©tait loin, comme c'Ă©tait loin le temps oĂč elle parcourait ce mĂȘme pays, jeune fille, et grise de rĂȘves.

Chaque fois qu'elle revoyait son fils, il lui semblait qu'ils avaient Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s pendant dix ans. Il devenait homme de mois en mois ; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son pĂšre paraissait son frĂšre, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restĂ©e fanĂ©e dĂšs son Ăąge de vingt-cinq ans, avait l'air d'une sƓur aĂźnĂ©e.

Poulet ne travaillait guÚre ; il doubla sa quatriÚme. La troisiÚme alla tant bien que mal ; mais il fallut recommencer la seconde ; et il se trouva en rhétorique alors qu'il atteignait vingt ans.

Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjà touffus et une apparence de moustaches. C'était lui maintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis longtemps des leçons d'équitation, il louait simplement un cheval et faisait la route en deux heures.

DĂšs le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le baron qui se courbait peu Ă  peu et marchait ainsi qu'un petit vieux, les mains rejointes derriĂšre son dos comme pour s'empĂȘcher de tomber sur le nez.

Ils allaient tout doucement le long de la route, s'asseyant parfois sur le fossé, et regardant au loin si on n'apercevait pas encore le cavalier. DÚs qu'il apparaissait comme un point noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs ; et il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s'exalter le grand-pÚre qui criait « Bravo » dans un enthousiasme d'impotent.

Bien que Paul eĂ»t la tĂȘte de plus que sa mĂšre, elle le traitait toujours comme un marmot, lui demandant encore : « Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet ? » et, quand il se promenait devant le perron, aprĂšs dĂ©jeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenĂȘtre pour lui crier :

– Ne sors pas nu-tĂȘte, je t'en prie, tu vas attraper un rhume de cerveau.

Et elle frémissait d'inquiétude quand il repartait à cheval dans la nuit :

– Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent, pense Ă  ta pauvre mĂšre qui serait dĂ©sespĂ©rĂ©e s'il t'arrivait quelque chose.

Mais voilà qu'un samedi matin elle reçut une lettre de Paul annonçant qu'il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis avaient organisé une partie de plaisir à laquelle il était invité.

Elle fut torturée d'angoisse pendant toute la journée du dimanche comme sous la menace d'un malheur puis, le jeudi, n'y tenant plus, elle partit pour Le Havre.

Il lui parut changé sans qu'elle se rendßt compte en quoi. Il semblait animé, parlait d'une voix plus mùle. Et soudain il lui dit, comme une chose toute naturelle :

– Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd'hui, je n'irai pas aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notre fĂȘte.

Elle resta toute saisie, suffoquée comme s'il eût annoncé qu'il partait pour le Nouveau Monde ; puis, quand elle put enfin parler :

– Oh ! Poulet, qu'as-tu ? dis-moi, que se passe-t-il ?

Il se mit Ă  rire et l'embrassa :

– Mais rien de rien, maman. Je vais m'amuser avec des amis, c'est de mon ñge.

Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut toute seule dans la voiture, des idées singuliÚres l'assaillirent. Elle ne l'avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pour la premiÚre fois elle s'apercevait qu'il était grand, qu'il n'était plus à elle, qu'il allait vivre de son cÎté sans s'occuper des vieux. Il lui semblait qu'en un jour il s'était transformé. Quoi ! c'était son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dont la volonté s'affirmait !

Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps en temps, toujours hanté d'un désir évident de repartir au plus vite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne s'effrayait, et le baron sans cesse la consolait répétant :

– Laisse-le faire ; il a vingt ans, ce garçon.

Mais, un matin, un vieil homme assez mal vĂȘtu demanda en français d'Allemagne :

– Matame la vicomtesse.

Et, aprÚs beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche un portefeuille sordide en déclarant : « Ché un bétit bapier bour fous », et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda :

– Qu'est-ce que cela veut dire ?

L'homme, obséquieux, expliqua :

– ChĂ© fĂ© fous tire. Votre fils il afĂ© pesoin d'un peu d'archent, et comme chĂ© safais que fous ĂȘtes une ponne mĂšre, che lui prĂȘtĂ© quelque betite chose bour son pesoin.

Elle tremblait.

– Mais pourquoi ne m'en a-t-il pas demandĂ© Ă  moi ?

Le Juif expliqua longuement qu'il s'agissait d'une dette de jeu devant ĂȘtre payĂ©e le lendemain avant midi, que Paul n'Ă©tant pas encore majeur, personne ne lui aurait rien prĂȘtĂ© et que son « honneur Ă©tĂ© gombromise » sans le « bĂ©tit service obligeant » qu'il avait rendu Ă  ce jeune homme.

Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever tant l'Ă©motion la paralysait. Enfin elle dit Ă  l'usurier :

– Voulez-vous avoir la complaisance de sonner ?

Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia :

– Si che fous chĂȘne, che refiendrai.

Elle remua la tĂȘte pour dire non. Elle sonna ; et ils attendirent, muets, l'un en face de l'autre.

Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite la situation. Le billet était de quinze cents francs. Il en paya mille en disant à l'homme entre les yeux :

– Surtout ne revenez pas.

L'autre remercia, salua, et disparut.

Le grand-pÚre et la mÚre partirent aussitÎt pour Le Havre ; mais en arrivant au collÚge, ils apprirent que depuis un mois Paul n'y était point venu. Le principal avait reçu quatre lettres signées de Jeanne pour annoncer un malaise de son élÚve, et ensuite pour donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d'un certificat de médecin ; le tout faux, naturellement. Ils furent atterrés, et ils restaient là, se regardant.

Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire de police. Les deux parents couchÚrent à l'hÎtel.

Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue de la ville. Son grand-pÚre et sa mÚre l'emmenÚrent aux Peuples sans qu'un mot fût échangé entre eux tout le long de la route. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la campagne d'un air indifférent.

En huit jours on découvrit que, pendant les trois derniers mois, il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers ne s'étaient point montrés d'abord, sachant qu'il serait bientÎt majeur.

Aucune explication n'eut lieu. On voulait le reconquérir par la douceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait, on le gùtait. C'était au printemps ; on lui loua un bateau à Yport, malgré les terreurs de Jeanne, pour qu'il pût faire des promenades en mer.

On ne lui laissait point de cheval de crainte qu'il n'allĂąt au Havre.

Il demeurait dĂ©sƓuvrĂ©, irritable, parfois brutal. Le baron s'inquiĂ©tait de ses Ă©tudes incomplĂštes. Jeanne, affolĂ©e Ă  la pensĂ©e d'une sĂ©paration, se demandait cependant ce qu'on allait faire de lui.

Un soir il ne rentra pas. On apprit qu'il Ă©tait sorti en barque avec deux matelots. Sa mĂšre, Ă©perdue, descendit nu-tĂȘte jusqu'Ă  Yport, dans la nuit.

Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée de l'embarcation.

Un petit feu apparut au large ; il approchait en se balançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s'était fait conduire au Havre.

La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La fille qui l'avait caché une premiÚre fois avait aussi disparu, sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé. Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de cette créature qui paraissait folle d'amour pour lui. Elle parlait d'un voyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires, disait-elle.

Et les trois habitants du chùteau vécurent, silencieux et sombres, dans l'enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne, gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandait naïvement pourquoi la destinée la frappait ainsi.

Elle reçut une lettre de l'abbĂ© Tolbiac : « Madame, la main de Dieu s'est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusĂ© votre enfant ; Il vous l'a pris Ă  son tour pour le jeter Ă  une prostituĂ©e. N'ouvrirez-vous pas les yeux Ă  cet enseignement du Ciel ? La misĂ©ricorde du Seigneur est infinie. Peut-ĂȘtre vous pardonnera-t-il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y viendrez frapper. »

Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C'Ă©tait vrai, peut-ĂȘtre, ce que disait ce prĂȘtre. Et toutes les incertitudes religieuses se mirent Ă  dĂ©chirer sa conscience. Dieu pouvait-il ĂȘtre vindicatif et jaloux comme les hommes ? mais s'il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne l'adorerait plus. Pour se faire mieux connaĂźtre Ă  nous, sans doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments. Et le doute lĂąche, qui pousse aux Ă©glises les hĂ©sitants, les troublĂ©s, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, Ă  la nuit tombante, jusqu'au presbytĂšre, et, s'agenouillant aux pieds du maigre abbĂ©, sollicita l'absolution.

Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutes ses grùces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron : « Vous sentirez bientÎt, affirma-t-il, les effets de la Divine Mansuétude. »

Elle reçut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils et elle la considéra, dans l'affolement de sa peine, comme le début des soulagements promis par l'abbé.

« Ma chĂšre maman, n'aie pas d'inquiĂ©tude. Je suis Ă  Londres, en bonne santĂ©, mais j'ai grand besoin d'argent. Nous n'avons plus un sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m'accompagne, et que j'aime de toute mon Ăąme a dĂ©pensĂ© tout ce qu'elle avait pour ne pas me quitter : cinq mille francs ; et tu comprends que je suis engagĂ© d'honneur Ă  lui rendre cette somme d'abord. Tu serais donc bien aimable de m'avancer une quinzaine de mille francs sur l'hĂ©ritage de papa, puisque je vais ĂȘtre bientĂŽt majeur ; tu me tireras d'un grand embarras.

« Adieu, ma chĂšre maman, je t'embrasse de tout mon cƓur, ainsi que grand-pĂšre et tante Lison. J'espĂšre te revoir bientĂŽt.

« Ton fils, Vicomte Paul de LAMARE. »

Il lui avait Ă©crit ! Donc il ne l'oubliait pas. Elle ne songea point qu'il demandait de l'argent. On lui en enverrait puisqu'il n'en avait plus. Qu'importait l'argent ! Il lui avait Ă©crit !

Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante Lison fut appelée ; et on relut, mot à mot, ce papier qui parlait de lui. On en discuta chaque terme.

Jeanne, sautant de la complÚte désespérance à une sorte d'enivrement d'espoir, défendait Paul :

– Il reviendra, il va revenir puisqu'il Ă©crit.

Le baron, plus calme, prononça :

– C'est Ă©gal, il nous a quittĂ©s pour cette crĂ©ature. Il l'aime donc mieux que nous, puisqu'il n'a pas hĂ©sitĂ©.

Une douleur subite et Ă©pouvantable traversa le cƓur de Jeanne ; et tout de suite une haine s'alluma en elle contre cette maĂźtresse qui lui volait son fils, une haine inapaisable, sauvage, une haine de mĂšre jalouse. Jusqu'alors toute sa pensĂ©e avait Ă©tĂ© pour Paul. À peine songeait-elle qu'une drĂŽlesse Ă©tait la cause de ses Ă©garements. Mais soudain cette rĂ©flexion du baron avait Ă©voquĂ© cette rivale, lui avait rĂ©vĂ©lĂ© sa puissance fatale ; et elle sentit qu'entre cette femme et elle une lutte commençait, acharnĂ©e, et elle sentait aussi qu'elle aimerait mieux perdre son fils que de le partager avec l'autre.

Ils envoyĂšrent les quinze mille francs et ne reçurent plus de nouvelles pendant cinq mois. Puis, un homme d'affaires se prĂ©senta pour rĂ©gler les dĂ©tails de la succession de Julien. Jeanne et le baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant mĂȘme l'usufruit qui revenait Ă  la mĂšre. Et, rentrĂ© Ă  Paris, Paul toucha cent vingt mille francs. Il Ă©crivit alors quatre lettres en six mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de froides protestations de tendresse : « Je travaille, affirmait-il ; j'ai trouvĂ© une position Ă  la Bourse. J'espĂšre aller vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents. »

Il ne disait pas un mot de sa maßtresse ; et ce silence signifiait plus que s'il eût parlé d'elle durant quatre pages. Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme, embusquée, implacable, l'ennemie éternelle des mÚres, la fille.

Les trois solitaires discutaient sur ce qu'on pouvait faire pour sauver Paul ; et ils ne trouvaient rien. Un voyage à Paris ? À quoi bon ?

Le baron disait :

– Il faut laisser s'user sa passion. Il nous reviendra tout seul.

Et leur vie Ă©tait lamentable.

Jeanne et Lison allaient ensemble Ă  l'Ă©glise en se cachant du baron.

Un temps assez long s'écoula sans nouvelles, puis, un matin, une lettre désespérée les terrifia.

« Ma pauvre maman, je suis perdu, je n'ai plus qu'Ă  me brĂ»ler la cervelle si tu ne viens pas Ă  mon secours. Une spĂ©culation qui prĂ©sentait pour moi toutes les chances de succĂšs vient d'Ă©chouer ; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C'est le dĂ©shonneur si je ne paie pas, la ruine, l'impossibilitĂ© de rien faire dĂ©sormais. Je suis perdu. Je te le rĂ©pĂšte, je me brĂ»lerai la cervelle plutĂŽt que de survivre Ă  cette honte. Je l'aurais peut-ĂȘtre fait dĂ©jĂ  sans les encouragements d'une femme dont je ne parle jamais et qui est ma Providence.

« Je t'embrasse du fond du cƓur, ma chĂšre maman ; c'est peut-ĂȘtre pour toujours. Adieu.

« Paul. »

Des liasses de papiers d'affaires joints à cette lettre donnaient des explications détaillées sur le désastre.

Le baron répondit poste pour poste qu'on allait aviser. Puis il partit pour Le Havre afin de se renseigner ; et il hypothéqua des terres pour se procurer de l'argent qui fut envoyé à Paul.

Le jeune homme répondit trois lettres de remerciements enthousiastes et de tendresses passionnées, annonçant sa venue immédiate pour embrasser ses chers parents.

Il ne vint pas.

Une année entiÚre s'écoula.

Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouver et de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu'il Ă©tait Ă  Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots Ă  vapeur, sous la raison sociale « PAUL DELAMARE ET Cie ». Il Ă©crivait : « C'est la fortune assurĂ©e pour moi, peut-ĂȘtre la richesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d'ici tous les avantages. Quand je vous reverrai, j'aurai une belle position dans le monde. Il n'y a que les affaires pour se tirer d'embarras aujourd'hui. » Trois mois plus tard, la compagnie de paquebots Ă©tait mise en faillite et le directeur poursuivi pour irrĂ©gularitĂ©s dans les Ă©critures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui dura plusieurs heures ; puis elle prit le lit.

Le baron repartit au Havre, s'informa, vit des avocats, des hommes d'affaires, des avoués, des huissiers, constata que le déficit de la société Delamare était de deux cent trente-cinq mille francs, et il hypothéqua de nouveau ses biens. Le chùteau des Peuples et les deux fermes furent grevés pour une grosse somme.

Un soir, comme il réglait les derniÚres formalités dans le cabinet d'un homme d'affaires, il roula sur le parquet, frappé d'une attaque d'apoplexie.

Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, il était mort.

Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sa douleur était plutÎt de l'engourdissement que du désespoir.

L'abbé Tolbiac refusa au corps l'entrée de l'église, malgré les supplications éperdues des deux femmes. Le baron fut enterré à la nuit tombante, sans cérémonie aucune.

Paul connut l'Ă©vĂ©nement par un des agents liquidateurs de sa faillite. Il Ă©tait encore cachĂ© en Angleterre. Il Ă©crivit pour s'excuser de n'ĂȘtre point venu, ayant appris trop tard le malheur. « D'ailleurs, maintenant que tu m'as tirĂ© d'affaire, ma chĂšre maman, je rentre en France, et je t'embrasserai bientĂŽt. »

Jeanne vivait dans un tel affaissement d'esprit qu'elle semblait ne plus rien comprendre.

Et vers la fin de l'hiver tante Lison, ùgée alors de soixante-huit ans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion de poitrine ; et elle expira doucement en balbutiant :

– Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu'il ait pitiĂ© de toi.

Jeanne la suivit au cimetiĂšre, vit tomber la terre sur le cercueil, et, comme elle s'affaissait avec l'envie au cƓur de mourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une forte paysanne la saisit dans ses bras et l'emporta comme elle eĂ»t fait d'un petit enfant.

En rentrant au chùteau, Jeanne, qui venait de passer cinq nuits au chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sans résistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avec douceur et autorité ; et elle tomba dans un sommeil d'épuisement, accablée de fatigue et de souffrance.

Elle s'éveilla vers le milieu de la nuit. Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Une femme dormait dans un fauteuil. Qui était cette femme ? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait, s'étant penchée au bord de sa couche, pour bien distinguer ses traits sous la lueur tremblotante de la mÚche flottant sur l'huile dans un verre de cuisine.

Il lui semblait pourtant qu'elle avait vu cette figure. Mais quand ? Mais oĂč ? La femme dormait paisiblement, la tĂȘte inclinĂ©e sur l'Ă©paule, le bonnet tombĂ© par terre. Elle pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle Ă©tait forte, colorĂ©e, carrĂ©e, puissante. Ses larges mains pendaient des deux cĂŽtĂ©s du siĂšge. Ses cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinĂ©ment dans ce trouble d'esprit du rĂ©veil aprĂšs le sommeil fiĂ©vreux qui suit les grands malheurs.

Certes elle avait vu ce visage ! Était-ce autrefois ? Était-ce rĂ©cemment ? Elle n'en savait rien, et cette obsession l'agitait, l'Ă©nervait. Elle se leva doucement pour regarder de plus prĂšs la dormeuse, et elle s'approcha sur la pointe des pieds. C'Ă©tait la femme qui l'avait relevĂ©e au cimetiĂšre, puis couchĂ©e. Elle se rappelait cela confusĂ©ment.

Mais l'avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque de sa vie ? Ou bien la croyait-elle reconnaßtre seulement dans le souvenir obscur de la derniÚre journée ? Et puis comment était-elle là, dans sa chambre ? Pourquoi ?

La femme souleva sa paupiÚre, aperçut Jeanne et se dressa brusquement. Elles se trouvaient face à face, si prÚs que leurs poitrines se frÎlaient. L'inconnue grommela :

– Comment ! vous v'là d'bout ! Vous allez attraper du mal à c't'heure. Voulez-vous bien vous r'coucher !

Jeanne demanda :

– Qui ĂȘtes-vous ?

Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l'enleva de nouveau, et la reporta sur son lit avec la force d'un homme. Et comme elle la reposait doucement sur ses draps, penchée, presque couchée sur Jeanne, elle se mit à pleurer en l'embrassant éperdument sur les joues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure de ses larmes, et balbutiant :

– Ma pauvre maütresse, mam'zelle Jeanne, ma pauvre maütresse, vous ne me reconnaissez donc point ?

Et Jeanne s'Ă©cria :

– Rosalie, ma fille.

Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l'Ă©treignit en la baisant ; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacĂ©es Ă©troitement, mĂȘlant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leurs bras.

Rosalie se calma la premiĂšre :

– Allons, faut ĂȘtre sage, dit-elle, et ne pas attraper froid.

Et elle ramassa les couvertures, reborda le lit, replaça l'oreiller sous la tĂȘte de son ancienne maĂźtresse qui continuait Ă  suffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son Ăąme.

Elle finit par demander :

– Comment es-tu revenue, ma pauvre fille ?

Rosalie répondit :

– Pardi, est-ce que j'allais vous laisser comme ça, toute seule, maintenant !

Jeanne reprit :

– Allume donc une bougie que je te voie.

Et, quand la lumiÚre fut apportée sur la table de nuit, elles se considérÚrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne, tendant la main à sa vieille bonne, murmura :

– Je ne t'aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changĂ©e, sais-tu, mais pas tant que moi, encore.

Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre et fanée, qu'elle avait quittée jeune, belle et fraßche, répondit :

– Ça c'est vrai que vous ĂȘtes changĂ©e, madame Jeanne, et plus que de raison. Mais songez aussi que v'lĂ  vingt-quatre ans que nous nous sommes pas vues.

Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin, balbutia :

– As-tu Ă©tĂ© heureuse au moins ?

Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelque souvenir trop douloureux, bégayait :

– Mais
 oui
, oui
, madame. J'ai pas trop Ă  me plaindre, j'ai Ă©tĂ© plus heureuse que vous
 pour sĂ»r. Il n'y a qu'une chose qui m'a toujours gĂątĂ© le cƓur, c'est de ne pas ĂȘtre restĂ©e ici


Puis elle se tut brusquement, saisie d'avoir touché à cela sans y songer. Mais Jeanne reprit avec douceur :

– Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Tu es veuve aussi, n'est-ce pas ?

Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua :

– As-tu d'autres
 d'autres enfants ?

– Non, madame.

– Et, lui, ton
 ton fils, qu'est-ce qu'il est devenu ? En es-tu satisfaite ?

– Oui, madame, c'est un bon gars qui travaille d'attaque. Il s'est mariĂ© v'lĂ  six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v'lĂ  revenue avec vous.

Jeanne, tremblant d'Ă©motion, murmura :

– Alors, tu ne me quitteras plus, ma fille ?

Et Rosalie, d'un ton brusque :

– Pour sĂ»r, madame, que j'ai pris mes dispositions pour ça.

Puis elles ne parlĂšrent pas de quelque temps. Jeanne, malgrĂ© elle, se remettait Ă  comparer leurs existences, mais sans amertume au cƓur, rĂ©signĂ©e maintenant aux cruautĂ©s injustes du sort. Elle dit :

– Ton mari, comment a-t-il Ă©tĂ© pour toi ?

– Oh ! c'Ă©tait un brave homme, madame, et pas feignant, qui a su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine. »

Alors Jeanne, s'asseyant sur son lit, envahie d'un besoin de savoir :

– Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera du bien, aujourd'hui.

Et Rosalie, approchant une chaise, s'assit et se mit à parler d'elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détails chers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois de choses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés, haussant le ton peu à peu, en fermiÚre habituée à commander. Elle finit par déclarer :

– Oh ! j'ai du bien au soleil, aujourd'hui. Je ne crains rien.

Puis elle se troubla encore et reprit plus bas :

– C'est Ă  vous que je dois ça tout de mĂȘme : aussi vous savez que je n'veux pas de gages. Ah ! mais non. Ah ! mais non ! Et puis, si vous n' voulez point, je m'en vas.

Jeanne reprit :

– Tu ne prĂ©tends pourtant pas me servir pour rien ?

– Ah ! mais que oui, madame. De l'argent ! Vous me donneriez de l'argent ! Mais j'en ai quasiment autant que vous. Savez-vous seulement c'qui vous reste avec tous vos gribouillis d'hypothĂšques et d'empruntages, et d'intĂ©rĂȘts qui n'sont pas payĂ©s et qui s'augmentent Ă  chaque terme ? Savez-vous ? non, n'est-ce pas ? Eh bien, je vous promets que vous n'avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous rĂ©gler tout ça, et vite encore.

Elle s'Ă©tait remise Ă  parler haut, s'emportant, s'indignant de ces intĂ©rĂȘts nĂ©gligĂ©s, de cette ruine menaçante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maĂźtresse, elle s'Ă©cria, rĂ©voltĂ©e :

– Il ne faut pas rire de ça, madame, parce que sans argent, il n'y a plus que des manants.

Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes ; puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui l'obsédait :

– Oh ! moi, je n'ai pas eu de chance. Tout a mal tournĂ© pour moi. La fatalitĂ© s'est acharnĂ©e sur ma vie.

Mais Rosalie hocha la tĂȘte :

– Faut pas dire ça, madame, faut pas dire ça. Vous avez mal Ă©tĂ© mariĂ©e, v'lĂ  tout. On n'se marie pas comme ça aussi, sans seulement connaĂźtre son prĂ©tendu.

Et elles continuĂšrent Ă  parler d'elles ainsi qu'auraient fait deux vieilles amies. Le soleil se leva comme elles causaient encore.

Chapitre 12

Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses et des gens du chùteau. Jeanne, résignée, obéissait passivement. Faible et traßnant les jambes comme jadis petite mÚre, elle sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents, la sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques et tendres, la traitant comme une enfant malade.

Elles causaient toujours d'autrefois, Jeanne avec des larmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions d'intĂ©rĂȘts en souffrance, puis elle exigea qu'on lui livrĂąt les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par honte pour son fils.

Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage Ă  FĂ©camp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu'elle connaissait.

Puis un soir, aprĂšs avoir mis au lit sa maĂźtresse, elle s'assit Ă  son chevet, et brusquement :

– Maintenant que vous v'lĂ  couchĂ©e, madame, nous allons causer.

Et elle exposa la situation.

Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huit mille francs de rentes. Rien de plus.

Jeanne répondit :

– Que veux-tu, ma fille ? Je sens bien que je ne ferai pas de vieux os ; j'en aurai toujours assez.

Mais Rosalie se fĂącha :

– Vous, madame, c'est possible ; mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors ?

Jeanne frissonna.

– Je t'en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quand j'y pense.

– Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n'ĂȘtes pas brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des bĂȘtises ; eh bien, il n'en fera pas toujours : et puis il se mariera, il aura des enfants. Il faudra de l'argent pour les Ă©lever. Écoutez-moi bien : Vous allez vendre les Peuples !


Jeanne, d'un sursaut, s'assit dans son lit :

– Vendre les Peuples ! Y penses-tu ? Oh ! jamais, par exemple !

Mais Rosalie ne se troubla pas.

– Je vous dis que vous les vendrez, moi, madame, parce qu'il le faut.

Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.

Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à un amateur qu'elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées à Saint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothÚque, constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On mettrait de cÎté treize cents francs par an pour les réparations et l'entretien des biens ; il resterait donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses de l'année ; et on en réserverait deux mille pour former une caisse de prévoyance.

Elle ajouta :

– Tout le reste est mangĂ©, c'est fini. Et puis c'est moi qui garderai la clef, vous entendez ; et quant Ă  M. Paul, il n'aura plus rien, mais rien ; il vous prendrait jusqu'au dernier sou.

Jeanne, qui pleurait en silence, murmura :

– Mais s'il n'a pas de quoi manger ?

– Il viendra manger chez nous, donc, s'il a faim. Il y aura toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu'il aurait fait toutes ces bĂȘtises-lĂ  si vous ne lui aviez pas donnĂ© un sou du commencement ?

– Mais il avait des dettes, il aurait Ă©tĂ© dĂ©shonorĂ©.

– Quand vous n'aurez plus rien, ça l'empĂȘchera-t-il d'en faire ? Vous avez payĂ©, c'est bien ; mais vous ne paierez plus, c'est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, madame.

Et elle s'en alla.

Jeanne ne dormit point, bouleversĂ©e Ă  la pensĂ©e de vendre les Peuples, de s'en aller, de quitter cette maison oĂč toute sa vie Ă©tait attachĂ©e.

Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle lui dit :

– Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me dĂ©cider Ă  m'Ă©loigner d'ici.

Mais la bonne se fĂącha :

– Faut que ça soit comme ça pourtant, madame. Le notaire va venir tantît avec celui qui a envie du chñteau. Sans ça, dans quatre ans, vous n'auriez plus un radis.

Jeanne restait anéantie, répétant :

– Je ne pourrai pas ; je ne pourrai jamais.

Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui demandait encore dix mille francs. Que faire ? Éperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras :

– Qu'est-ce que je vous disais, madame ? Ah ! vous auriez Ă©tĂ© propres tous les deux si je n'Ă©tais pas revenue !

Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeune homme :

« Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m'as ruinĂ©e ; je me vois mĂȘme forcĂ©e de vendre les Peuples. Mais n'oublie point que j'aurai toujours un abri quand tu voudras te rĂ©fugier auprĂšs de ta vieille mĂšre que tu as bien fait souffrir.

« JEANNE. »

Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de sucre, elle les reçut elle-mĂȘme et les invita Ă  tout visiter en dĂ©tail.

Un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetait en mĂȘme temps une petite maison bourgeoise sise auprĂšs de Goderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau de Batteville.

Puis, jusqu'au soir elle se promena toute seule dans l'allĂ©e de petite mĂšre, le cƓur dĂ©chirĂ© et l'esprit en dĂ©tresse, adressant Ă  l'horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, Ă  toutes ces choses si connues qu'elles semblaient entrĂ©es dans ses yeux et dans son Ăąme, au bosquet, au talus devant la lande oĂč elle s'Ă©tait si souvent assise, d'oĂč elle avait vu courir vers la mer le comte de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, Ă  un vieil orme sans tĂȘte contre lequel elle s'appuyait souvent, Ă  tout ce jardin familier, des adieux dĂ©sespĂ©rĂ©s et sanglotants.

Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer Ă  rentrer.

Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la salua d'un ton amical comme s'il la connaissait de longtemps.

– Bonjour, madame Jeanne, ça va bien ? La mĂšre m'a dit de venir pour le dĂ©mĂ©nagement. Je voudrais savoir c'que vous emporterez, vu que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de la terre.

C'Ă©tait le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frĂšre de Paul.

Il lui sembla que son cƓur s'arrĂȘtait ; et pourtant elle aurait voulu embrasser ce garçon.

Elle le regardait, cherchant s'il ressemblait Ă  son mari, s'il ressemblait Ă  son fils. Il Ă©tait rouge, vigoureux, avec les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mĂšre. Et pourtant il ressemblait Ă  Julien. En quoi ? Par quoi ? Elle ne le savait pas trop ; mais il avait quelque chose de lui dans l'ensemble de la physionomie.

Le gars reprit :

– Si vous pouviez me montrer ça tout de suite, ça m'obligerait.

Mais elle ne savait pas encore ce qu'elle se déciderait à enlever, sa nouvelle maison étant fort petite, et elle le pria de revenir au bout de la semaine.

Alors son déménagement la préoccupa, apportant une distraction triste dans sa vie morne et sans attentes.

Elle allait de piĂšce en piĂšce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des Ă©vĂ©nements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre ĂȘtre, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachĂ©s des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont Ă©tĂ© les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usĂ©s Ă  cĂŽtĂ© de nous, dont l'Ă©toffe est crevĂ©e par places et la doublure dĂ©chirĂ©e, dont les articulations branlent, dont la couleur s'est effacĂ©e.

Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée comme avant de prendre des déterminations capitales, revenant à tout instant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils ou de quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table à ouvrage.

Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler des faits ; puis, quand elle s'était bien dit : « Oui, je prendrai ceci », on descendait l'objet dans la salle à manger.

Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, ses tapisseries, sa pendule, tout.

Elle prit quelques siÚges du salon, ceux dont elle avait aimé les dessins dÚs sa petite enfance : le renard et la cigogne, le renard et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le héron mélancolique.

Puis, en rĂŽdant par tous les coins de cette demeure qu'elle allait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.

Elle demeura saisie d'étonnement ; c'était un fouillis d'objets de toute nature, les uns brisés, les autres salis seulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu'ils ne plaisaient plus, parce qu'ils avaient été remplacés. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout à coup sans qu'elle y eût songé, des riens qu'elle avait maniés, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traßné quinze ans à cÎté d'elle, qu'elle avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui, tout à coup, retrouvés là, dans ce grenier, à cÎté d'autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés, d'amis retrouvés. Ils lui faisaient l'effet de ces gens qu'on a fréquentés longtemps sans qu'ils se soient jamais révélés et qui soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur ùme qu'on ne soupçonnait pas.

Elle allait de l'un Ă  l'autre avec des secousses au cƓur, se disant : « Tiens, c'est moi qui ai fĂȘlĂ© cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage. Ah ! voici la petite lanterne de mĂšre et la canne que petit pĂšre a cassĂ©e en voulant ouvrir la barriĂšre dont le bois Ă©tait gonflĂ© par la pluie. »

Il y avait aussi là-dedans beaucoup de choses qu'elle ne connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses grands-parents, ou de ses arriÚre-grands-parents, de ces choses poudreuses qui ont l'air exilées dans un temps qui n'est plus le leur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne sait l'histoire, les aventures, personne n'ayant vu ceux qui les ont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n'ayant connu les mains qui les maniaient familiÚrement et les yeux qui les regardaient avec plaisir.

Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la poussiÚre accumulée ; et elle demeurait là au milieu de ces vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits carreaux de verre encastrés dans la toiture.

Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds, cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une chaufferette défoncée qu'elle croyait reconnaßtre et un tas d'ustensiles de ménage hors de service.

Puis elle fit un lot de ce qu'elle voulait emporter, et, redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne, indignée, refusait de descendre « ces saletés ». Mais Jeanne, qui n'avait cependant plus aucune volonté, tint bon cette fois ; et il fallut obéir. Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s'en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie l'accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer les meubles aux places qu'ils devaient occuper.

Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres du chùteau, saisie d'une crise affreuse de désespoir, embrassant, en des élans d'amour exalté, tout ce qu'elle ne pouvait prendre avec elle, les grands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieux flambeaux, tout ce qu'elle rencontrait. Elle allait d'une piÚce à l'autre, affolée, les yeux ruisselants de larmes ; puis elle sortit pour « dire adieu » à la mer.

C'Ă©tait vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblait peser sur le monde ; les flots tristes et jaunĂątres s'Ă©tendaient Ă  perte de vue. Elle resta longtemps debout sur la falaise, roulant en sa tĂȘte des pensĂ©es torturantes. Puis, comme la nuit tombait, elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu'en ses plus grands chagrins.

Rosalie était revenue et l'attendait, enchantée de la nouvelle maison, la déclarant bien plus gaie que ce grand coffre de bùtiment qui n'était seulement pas au bord d'une route.

Jeanne pleura toute la soirée.

Depuis qu'ils savaient le chĂąteau vendu, les fermiers n'avaient pour elle que bien juste les Ă©gards qu'ils lui devaient, l'appelant entre eux « la Folle », sans trop savoir pourquoi, sans doute parce qu'ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa sentimentalitĂ© maladive et grandissante, ses rĂȘvasseries exaltĂ©es, tout le dĂ©sordre de sa pauvre Ăąme secouĂ©e par le malheur.

La veille de son départ, elle entra, par hasard, dans l'écurie. Un grognement la fit tressaillir. C'était Massacre auquel elle n'avait plus songé depuis des mois. Aveugle et paralytique, parvenu à un ùge que ces animaux n'atteignent guÚre, il vivait encore sur un lit de paille, soigné par Lucienne qui ne l'oubliait pas. Elle le prit dans ses bras, l'embrassa, et l'emporta dans la maison. Gros comme une tonne, il se traßnait à peine sur ses pattes écartées et raides, et il aboyait à la façon des chiens de bois qu'on donne aux enfants.

Le dernier jour enfin se leva. Jeanne avait couché dans l'ancienne chambre de Julien, la sienne étant démeublée.

Elle sortit de son lit, exténuée et haletante, comme si elle eût fait une grande course. La voiture contenant les malles et le reste du mobilier était déjà chargée dans la cour. Une autre carriole à deux roues était attelée derriÚre, qui devait emporter la maßtresse et la bonne.

Le pÚre Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu'à l'arrivée du nouveau propriétaire ; puis ils se retireraient chez des parents, Jeanne leur ayant constitué une petite rente. Ils avaient des économies d'ailleurs. C'étaient maintenant de trÚs vieux serviteurs, inutiles et bavards. Marius, ayant pris femme, avait depuis longtemps quitté la maison.

Vers huit heures, la pluie se mit à tomber, une pluie fine et glacée que chassait une légÚre brise de mer. Il fallut tendre des couvertures sur la charrette. Les feuilles s'envolaient déjà des arbres.

Sur la table de la cuisine, des tasses de café au lait fumaient. Jeanne s'assit devant la sienne et la but à petites gorgées, puis, se levant :

– Allons ! dit-elle.

Elle mit son chapeau, son chùle, et, pendant que Rosalie la chaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée :

– Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommes parties de Rouen pour venir ici


Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine et s'abattit sur le dos, sans connaissance.

Pendant plus d'une heure, elle demeura comme morte ; puis elle rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnées d'un débordement de larmes.

Quand elle se fut un peu calmĂ©e, elle se sentit si faible qu'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d'autres crises si on retardait le dĂ©part, alla chercher son fils. Ils la prirent, l'enlevĂšrent, l'emportĂšrent, la dĂ©posĂšrent dans la carriole, sur le banc de bois garni de cuir cirĂ© ; et la vieille bonne, montĂ©e Ă  cĂŽtĂ© de Jeanne, enveloppa ses jambes, lui couvrit les Ă©paules d'un gros manteau, puis, tenant ouvert un parapluie au-dessus de sa tĂȘte, elle s'Ă©cria :

– Vite, Denis, allons-nous-en.

Le jeune homme grimpa prÚs de sa mÚre et, s'asseyant sur une seule cuisse, faute de place, il lança au grand trot son cheval dont l'allure saccadée faisait sauter les deux femmes.

Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu'un marchant de long en large sur la route, c'était l'abbé Tolbiac qui semblait guetter ce départ.

Il s'arrĂȘta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'une main sa soutane relevĂ©e par crainte de l'eau du chemin, et ses jambes maigres, vĂȘtues de bas noirs, finissaient en d'Ă©normes souliers fangeux.

Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard ; et Rosalie, qui n'ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait : « Manant, manant ! » puis, saisissant la main de son fils :

– Fiches-y donc un coup de fouet.

Mais le jeune homme, au moment oĂč il passait contre le prĂȘtre, fit tomber brusquement dans l'orniĂšre la roue de sa guimbarde lancĂ©e Ă  toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvrit l'ecclĂ©siastique des pieds Ă  la tĂȘte.

Et Rosalie, radieuse, se retourna pour lui montrer le poing, pendant que le prĂȘtre s'essuyait avec son grand mouchoir.

Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'Ă©cria :

– Massacre que nous avons oubliĂ© !

Il fallut s'arrĂȘter, et Denis, descendant, courut chercher le chien, tandis que Rosalie tenait les guides.

Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bĂȘte informe et pelĂ©e qu'il dĂ©posa entre les jupes des deux femmes.

Chapitre 13

La voiture s'arrĂȘta deux heures plus tard devant une petite maison de briques bĂątie au milieu d'un verger plantĂ© de poiriers en quenouilles, sur le bord de la grand-route.

Quatre tonnelles en treillage habillées de chÚvrefeuilles et de clématites formaient les quatre coins de ce jardin disposé par petits carrés à légumes que séparaient d'étroits chemins bordés d'arbres fruitiers.

Une haie vive trÚs élevée entourait de partout cette propriété, qu'un champ séparait de la ferme voisine. Une forge la précédait de cent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches se trouvaient distantes d'un kilomÚtre.

La vue alentour s'étendait sur la plaine du pays de Caux, toute parsemée de fermes qu'enveloppaient les quatre doubles lignes de grands arbres enfermant la cour à pommiers.

Jeanne, aussitĂŽt arrivĂ©e, voulait se reposer, mais Rosalie ne le lui permit pas, craignant qu'elle ne se remĂźt Ă  rĂȘvasser.

Le menuisier de Goderville était là, venu pour l'installation ; et on commença tout de suite l'emménagement des meubles apportés déjà, en attendant la derniÚre voiture.

Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexions et de grands raisonnements.

Puis la charrette, au bout d'une heure, apparut à la barriÚre, et il fallut la décharger sous la pluie.

La maison, quand le soir tomba, était dans un complet désordre, pleine d'objets empilés au hasard ; et Jeanne, harassée, s'endormit aussitÎt qu'elle fut au lit.

Les jours suivants elle n'eut pas le temps de s'attendrir tant elle se trouva accablĂ©e de besogne. Elle prit mĂȘme un certain plaisir Ă  faire jolie sa nouvelle demeure, la pensĂ©e que son fils y reviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de son ancienne chambre furent tendues dans la salle Ă  manger, qui servait en mĂȘme temps de salon ; et elle organisa avec un soin particulier une des deux piĂšces du premier qui prit en sa pensĂ©e le nom « d'appartement de Poulet ».

Elle se réserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, à cÎté du grenier.

La petite maison, arrangée avec soin, était gentille, et Jeanne s'y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose lui manquùt dont elle ne se rendait pas bien compte.

Un matin, le clerc de notaire de Fécamp lui apporta trois mille six cents francs, prix des meubles laissés aux Peuples et estimés par un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, un frémissement de plaisir ; et, dÚs que l'homme fut parti, elle s'empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au plus vite pour faire tenir à Paul cette somme inespérée.

Mais, comme elle se hùtait sur la grand-route, elle rencontra Rosalie qui revenait du marché. La bonne eut un soupçon sans deviner tout de suite la vérité, puis, quand elle l'eut découverte, car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa son panier par terre pour se fùcher tout à son aise.

Et elle cria, les poings sur les hanches ; puis elle prit sa maĂźtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujours furieuse, elle se remit en marche vers la maison.

DÚs qu'elles furent rentrées, la bonne exigea la remise de l'argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs ; mais sa ruse fut vite percée par la servante mise en défiance ; et elle dut livrer le tout.

Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fût envoyé au jeune homme.

Il remercia au bout de quelques jours. »Tu m'as rendu un grand service, ma chÚre maman, car nous étions dans une profonde misÚre. »

Jeanne, cependant, ne s'accoutumait guĂšre Ă  Batteville ; il lui semblait sans cesse qu'elle ne respirait plus comme autrefois, qu'elle Ă©tait plus seule encore, plus abandonnĂ©e, plus perdue. Elle sortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenait par les Trois-Mares puis, une fois rentrĂ©e, se relevait, prise d'une envie de ressortir comme si elle eĂ»t oubliĂ© d'aller lĂ  justement oĂč elle devait se rendre, oĂč elle avait envie de se promener.

Et cela, tous les jours, recommençait sans qu'elle comprßt la raison de cet étrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vint inconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elle dit, en s'asseyant, pour dßner :

– Oh ! comme j'ai envie de voir la mer !

Ce qui lui manquait si fort, c'Ă©tait la mer, sa grande voisine depuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salĂ©, ses colĂšres, sa voix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que, chaque matin, elle voyait de sa fenĂȘtre des Peuples, qu'elle respirait jour et nuit, qu'elle sentait prĂšs d'elle, qu'elle s'Ă©tait mise Ă  aimer comme une personne sans s'en douter.

Massacre vivait Ă©galement dans une extrĂȘme agitation. Il s'Ă©tait installĂ©, dĂšs le soir de son arrivĂ©e, dans le bas du buffet de la cuisine, sans qu'il fĂ»t possible de l'en dĂ©loger. Il restait lĂ  tout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps en temps avec un grognement sourd.

Mais, aussitÎt que venait la nuit, il se levait et se traßnait vers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il avait passé dehors les quelques minutes qu'il lui fallait, il rentrait, s'asseyait sur son derriÚre devant le fourneau encore chaud, et, dÚs que ses deux maßtresses étaient parties se coucher, il se mettait à hurler.

Il hurlait ainsi toute la nuit, d'une voix plaintive et lamentable, s'arrĂȘtant parfois une heure pour reprendre sur un ton plus dĂ©chirant encore. On l'attacha devant la maison dans un baril. Il hurla sous les fenĂȘtres. Puis, comme il Ă©tait infirme et bien prĂšs de mourir, on le remit Ă  la cuisine.

Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait le vieil animal gémir et gratter sans cesse, cherchant à se reconnaßtre dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu'il n'était plus chez lui.

Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour, comme si ses yeux Ă©teints, la conscience de son infirmitĂ©, l'eussent empĂȘchĂ© de se mouvoir, alors que tous les ĂȘtres vivent et s'agitent, il se mettait Ă  rĂŽder sans repos dĂšs que tombait le soir, comme s'il n'eĂ»t plus osĂ© vivre et remuer que dans les tĂ©nĂšbres, qui font tous les ĂȘtres aveugles.

On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.

L'hiver s'avançait ; et Jeanne se sentait envahie par une invincible désespérance. Ce n'était pas une de ces douleurs aiguës qui semblent tordre l'ùme, mais une morne et lugubre tristesse.

Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s'occupait d'elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite et à gauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passait au trot, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse, gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu ; parfois c'était une charrette lente, ou bien on voyait venir de loin deux paysans, l'homme et la femme, tout petits à l'horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé la maison, rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas, tout au bout de la ligne blanche qui s'allongeait à perte de vue, montant et descendant selon les molles ondulations du sol.

Quand l'herbe se remit Ă  pousser, une fillette en jupe courte passait tous les matins devant la barriĂšre, conduisant deux vaches maigres qui broutaient le long des fossĂ©s de la route. Elle revenait le soir, de la mĂȘme allure endormie, faisant un pas toutes les dix minutes derriĂšre ses bĂȘtes.

Jeanne, chaque nuit, rĂȘvait qu'elle habitait encore les Peuples.

Elle s'y retrouvait comme autrefois avec pĂšre et petite mĂšre, et parfois mĂȘme avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliĂ©es et finies, s'imaginait soutenir Mme AdĂ©laĂŻde voyageant dans son allĂ©e. Et chaque rĂ©veil Ă©tait suivi de larmes.

Elle pensait toujours Ă  Paul, se demandant : « Que fait-il ? Comment est-il maintenant ? Songe-t-il Ă  moi quelquefois ? » En se promenant lentement dans les chemins creux entre les fermes, elle roulait dans sa tĂȘte toutes ces idĂ©es qui la martyrisaient ; mais elle souffrait surtout d'une jalousie inapaisable contre cette femme inconnue qui lui avait ravi son fils. Cette haine seule la retenait, l'empĂȘchait d'agir, d'aller le chercher, de pĂ©nĂ©trer chez lui. Il lui semblait voir la maĂźtresse debout sur la porte et demandant :

– Que voulez-vous ici, madame ?

Sa fiertĂ© de mĂšre se rĂ©voltait de la possibilitĂ© de cette rencontre ; et son orgueil hautain de femme toujours pure, sans dĂ©faillances et sans tache, l'exaspĂ©rait de plus en plus contre toutes ces lĂąchetĂ©s de l'homme asservi par les sales pratiques de l'amour charnel qui rend lĂąches les cƓurs eux-mĂȘmes. L'humanitĂ© lui semblait immonde quand elle songeait Ă  tous les secrets malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, Ă  tous les mystĂšres devinĂ©s des accouplements indissolubles.

Le printemps et l'été passÚrent encore.

Mais quand l'automne revint avec les longues pluies, le ciel grisùtre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi la saisit, qu'elle se résolut à tenter un grand effort pour reprendre son Poulet.

La passion du jeune homme devait ĂȘtre usĂ©e Ă  prĂ©sent.

Elle lui écrivit une lettre éplorée.

« Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir auprĂšs de moi. Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toute l'annĂ©e, avec une bonne. J'habite maintenant une petite maison auprĂšs de la route. C'est bien triste. Mais si tu Ă©tais lĂ  tout changerait pour moi. Je n'ai que toi au monde et je ne t'ai pas vu depuis sept ans ! Tu ne sauras jamais comme j'ai Ă©tĂ© malheureuse et combien j'avais reposĂ© mon cƓur sur toi. Tu Ă©tais ma vie, mon rĂȘve, mon seul espoir, mon seul amour, et tu me manques, et tu m'as abandonnĂ©e.

« Oh ! reviens, mon petit Poulet, reviens m'embrasser, reviens auprÚs de ta vieille mÚre qui te tend des bras désespérés.

« JEANNE. »

Il répondit quelques jours plus tard.

« Ma chÚre maman, je ne demanderais pas mieux que d'aller te voir, mais je n'ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et je viendrai. J'avais du reste l'intention d'aller te trouver pour te parler d'un projet qui me permettrait de faire ce que tu me demandes.

« Le désintéressement et l'affection de celle qui a été ma compagne dans les vilains jours que je traverse, demeurent sans limites à mon égard. Il n'est pas possible que je reste plus longtemps sans reconnaßtre publiquement son amour et son dévouement si fidÚles. Elle a du reste de trÚs bonnes maniÚres que tu pourras apprécier. Et elle est trÚs instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tu ne te fais pas l'idée de ce qu'elle a toujours été pour moi. Je serais une brute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Je viens donc te demander l'autorisation de l'épouser. Tu me pardonnerais mes escapades et nous habiterions tous ensemble dans ta nouvelle maison.

« Si tu la connaissais, tu m'accorderais tout de suite ton consentement. Je t'assure qu'elle est parfaite, et trÚs distinguée. Tu l'aimerais, j'en suis certain. Quant à moi, je ne pourrais pas vivre sans elle.

« J'attends ta rĂ©ponse avec impatience, ma chĂšre maman, et nous t'embrassons de tout cƓur.

« Ton fils.

« Vicomte PAUL DE LAMARE. »

Jeanne fut atterrĂ©e. Elle demeurait immobile, la lettre sur les genoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse retenu son fils, qui ne l'avait pas laissĂ© venir une seule fois, attendant son heure, l'heure oĂč la vieille mĂšre dĂ©sespĂ©rĂ©e, ne pouvant plus rĂ©sister au dĂ©sir d'Ă©treindre son enfant, faiblirait, accorderait tout.

Et la grosse douleur de cette prĂ©fĂ©rence obstinĂ©e de Paul pour cette crĂ©ature dĂ©chirait son cƓur. Elle rĂ©pĂ©tait :

– Il ne m'aime pas. Il ne m'aime pas.

Rosalie entra. Jeanne balbutia :

– Il veut l'Ă©pouser maintenant.

La bonne eut un sursaut :

– Oh ! madame, vous ne permettrez pas ça. M. Paul ne va pas ramasser cette traĂźnĂ©e.

Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit :

– Ça, jamais, ma fille. Et, puisqu'il ne veut pas venir, je vais aller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deux l'emportera.

Et elle écrivit tout de suite à Paul pour annoncer son arrivée, et pour le voir autre part que dans le logis habité par cette gueuse.

Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs. Rosalie commença à empiler dans une vieille malle le linge et les effets de sa maßtresse. Mais comme elle pliait une robe, une ancienne robe de campagne, elle s'écria :

– Vous n'avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Je ne vous permettrai pas d'aller comme ça. Vous feriez honte à tout le monde ; et les dames de Paris vous regarderaient comme une servante.

Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensemble à Goderville pour choisir une étoffe à carreaux verts qui fut confiée à la couturiÚre du bourg. Puis elles entrÚrent chez le notaire, maßtre Roussel, qui faisait chaque année un voyage d'une quinzaine dans la capitale, afin d'obtenir de lui des renseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n'avait pas revu Paris.

Il fit des recommandations nombreuses sur la maniĂšre d'Ă©viter les voitures, sur les procĂ©dĂ©s pour n'ĂȘtre pas volĂ©, conseillant de coudre l'argent dans la doublure des vĂȘtements et de ne garder dans la poche que l'indispensable ; il parla longuement des restaurants Ă  prix moyens dont il dĂ©signa deux ou trois frĂ©quentĂ©s par des femmes ; et il indiqua l'hĂŽtel de Normandie oĂč il descendait lui-mĂȘme, auprĂšs de la gare du chemin de fer. On pouvait s'y prĂ©senter de sa part.

Depuis six ans, ces chemins de fer, dont on parlait partout, fonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne, obsédée de chagrin, n'avait pas encore vu ces voitures à vapeur qui révolutionnaient tout le pays.

Cependant, Paul ne répondait pas.

Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matin sur la route au-devant du facteur qu'elle abordait en frémissant :

– Vous n'avez rien pour moi, pùre Malandain ?

Et l'homme répondait toujours de sa voix enrouée par les intempéries des saisons :

– Encore rien c'te fois, ma bonne dame.

C'Ă©tait cette femme, assurĂ©ment, qui empĂȘchait Paul de rĂ©pondre !

Jeanne alors résolut de partir tout de suite. Elle voulait prendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pour ne pas augmenter les frais de voyage.

Elle ne permit pas d'ailleurs Ă  sa maĂźtresse d'emporter plus de trois cents francs :

– S'il vous en faut d'autres, vous m'Ă©crirez donc, et j'irai chez le notaire pour qu'il vous fasse parvenir ça. Si je vous en donne plus, c'est M. Paul qui l'empochera.

Et, un matin de décembre, elles montÚrent dans la carriole de Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare, Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maßtresse.

Elles prirent d'abord des renseignements sur le prix des billets, puis, quand tout fut rĂ©glĂ© et la malle enregistrĂ©e, elles attendirent devant ces lignes de fer, cherchant Ă  comprendre comment manƓuvrait cette chose, si prĂ©occupĂ©es de ce mystĂšre qu'elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.

Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tĂȘte, et elles aperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec un bruit terrible, passa devant elles en traĂźnant une longue chaĂźne de petites maisons roulantes ; et un employĂ© ayant ouvert une porte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de ces cases.

Rosalie, Ă©mue, criait :

– Au revoir, madame ; bon voyage, à bientît !

– Au revoir, ma fille.

Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet de voitures se remit à rouler doucement d'abord, puis plus vite, puis avec une rapidité effrayante.

Dans le compartiment oĂč se trouvait Jeanne, deux messieurs dormaient adossĂ©s Ă  deux coins.

Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, les villages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vie nouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n'était plus le sien, celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.

Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.

Un commissionnaire prit la malle de Jeanne ; et elle le suivit effarée, bousculée, inhabile à passer dans la foule remuante, courant presque derriÚre l'homme dans la crainte de le perdre de vue.

Quand elle fut dans le bureau de l'hĂŽtel, elle s'empressa d'annoncer :

– Je vous suis recommandĂ©e par M. Roussel.

La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à son bureau, demanda :

– Qui ça, M. Roussel ?

Jeanne interdite reprit :

– Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous les ans.

La grosse dame déclara :

– C'est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez une chambre ?

– Oui, madame.

Et un garçon, prenant son bagage, monta l'escalier devant elle.

Elle se sentait le cƓur serrĂ©. Elle s'assit devant une petite table et demanda qu'on lui montĂąt un bouillon avec une aile de poulet. Elle n'avait rien pris depuis l'aurore.

Elle mangea tristement Ă  la lueur d'une bougie, songeant Ă  mille choses, se rappelant son passage en cette mĂȘme ville au retour de son voyage de noces, les premiers signes du caractĂšre de Julien, apparus lors de ce sĂ©jour Ă  Paris. Mais elle Ă©tait jeune alors, et confiante et vaillante. Maintenant, elle se sentait vieille, embarrassĂ©e, craintive mĂȘme, faible et troublĂ©e pour un rien. Quand elle eut fini son repas, elle se mit Ă  la fenĂȘtre et regarda la rue pleine de monde. Elle avait envie de sortir et n'osait point. Elle allait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle se coucha ; et souffla sa lumiĂšre.

Mais le bruit, cette sensation d'une ville inconnue et le trouble du voyage la tenaient Ă©veillĂ©e. Les heures s'Ă©coulaient. Les rumeurs du dehors s'apaisaient peu Ă  peu sans qu'elle pĂ»t dormir, Ă©nervĂ©e par ce demi-repos des grandes villes. Elle Ă©tait habituĂ©e Ă  ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdit tout, les hommes, les bĂȘtes et les plantes ; et elle sentait maintenant, autour d'elle, toute une agitation mystĂ©rieuse. Des voix presque insaisissables lui parvenaient comme si elles eussent glissĂ© dans les murs de l'hĂŽtel. Parfois un plancher craquait, une porte se fermait, une sonnette tintait.

Tout à coup, vers deux heures du matin, alors qu'elle commençait à s'assoupir, une femme poussa des cris dans une chambre voisine ; Jeanne s'assit brusquement dans son lit ; puis elle crut entendre un rire d'homme.

Alors, à mesure qu'approchait le jour, la pensée de Paul l'envahit ; et elle s'habilla dÚs que le crépuscule parut.

Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s'y rendre à pied pour obéir aux recommandations d'économie de Rosalie. Il faisait beau ; l'air froid piquait la chair ; des gens pressés couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vite possible, suivant une rue indiquée au bout de laquelle elle devait tourner à droite, puis à gauche ; puis arrivée sur une place, il lui faudrait s'informer à nouveau. Elle ne trouva pas la place et se renseigna auprÚs d'un boulanger qui lui donna des indications différentes. Elle repartit, s'égara, erra, suivit d'autres conseils, se perdit tout à fait.

Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allait se décider à appeler un cocher quand elle aperçut la Seine. Alors elle longea les quais.

Au bout d'une heure environ, elle entrait dans la rue du Sauvage, une sorte de ruelle toute noire. Elle s'arrĂȘta devant la porte, tellement Ă©mue qu'elle ne pouvait plus faire un pas.

Il Ă©tait lĂ , dans cette maison, Poulet.

Elle sentait trembler ses genoux et ses mains ; enfin, elle entra, suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda en tendant une piĂšce d'argent :

– Pourriez-vous monter dire à M. Paul de Lamare qu'une vieille dame, une amie de sa mùre, l'attend en bas ?

Le portier répondit :

– Il n'habite plus ici, madame.

Un grand frisson la parcourut. Elle balbutia :

– Ah ! oĂč
 oĂč demeure-t-il maintenant ?

– Je ne sais pas.

Elle se sentit Ă©tourdie comme si elle allait tomber et elle demeura quelque temps sans pouvoir parler.

Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura :

– Depuis quand est-il parti ?

L'homme la renseigna abondamment.

– VoilĂ  quinze jours. Ils sont partis comme ça, un soir, et pas revenus. Ils devaient partout dans le quartier ; aussi vous comprenez bien qu'ils n'ont pas laissĂ© leur adresse.

Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si on lui eût tiré des coups de fusil devant les yeux. Mais une idée fixe la soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence, et réfléchie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet.

– Alors il n'a rien dit, en s'en allant ?

– Oh ! rien du tout, ils se sont sauvĂ©s pour ne pas payer, voilĂ .

– Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu'un.

– Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n'en recevaient pas dix par an. Je leur en ai montĂ© une pourtant deux jours avant qu'ils s'en aillent.

C'était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment :

– Écoutez, je suis sa mùre, à lui, et je suis venue pour le chercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous savez quelque nouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les-moi à l'hîtel de Normandie, rue du Havre, et je vous paierai bien.

Et elle se sauva.

Elle se remit Ă  marcher sans s'inquiĂ©ter oĂč elle allait. Elle se hĂątait comme pressĂ©e par une course importante ; elle filait le long des murs, heurtĂ©e par des gens Ă  paquets ; elle traversait les rues sans regarder les voitures venir, injuriĂ©e par les cochers ; elle trĂ©buchait aux marches des trottoirs auxquelles elle ne prenait point garde ; elle courait devant elle, l'Ăąme perdue.

Tout Ă  coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit si fatiguĂ©e qu'elle s'assit sur un banc. Elle y demeura fort longtemps apparemment, pleurant sans s'en apercevoir, car des passants s'arrĂȘtaient pour la regarder. Puis elle sentit qu'elle avait trĂšs froid ; et elle se leva pour repartir ; ses jambes la portaient Ă  peine tant elle Ă©tait accablĂ©e et faible.

Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, mais elle n'osait pas pĂ©nĂ©trer dans ces Ă©tablissements, prise d'une espĂšce de honte, d'une peur, d'une sorte de pudeur de son chagrin qu'elle sentait visible. Elle s'arrĂȘtait une seconde devant la porte, regardait au-dedans, voyait tous ces gens attablĂ©s et mangeant, et s'enfuyait intimidĂ©e, se disant : « J'entrerai dans le prochain. » Et elle ne pĂ©nĂ©trait pas davantage dans le suivant.

À la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme de lune, et elle se mit Ă  le croquer tout en marchant. Elle avait grand-soif, mais elle ne savait oĂč aller boire et elle s'en passa.

Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardin entouré d'arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal.

Comme le soleil et la marche l'avaient un peu réchauffée, elle s'assit encore une heure ou deux.

Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait, saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et les hommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies.

Jeanne, effarĂ©e d'ĂȘtre au milieu de cette cohue brillante, se leva pour s'enfuir ; mais, soudain, la pensĂ©e lui vint qu'elle pourrait rencontrer Paul en ce lieu ; et elle se mit Ă  errer en Ă©piant les visages, allant et venant sans cesse, d'un bout Ă  l'autre du Jardin, de son pas humble et rapide.

Des gens se retournaient pour la regarder, d'autres riaient et se la montraient. Elle s'en aperçut et se sauva, pensant que, sans doute, on s'amusait de sa tournure et de sa robe à carreaux verts choisie par Rosalie et exécutée sur ses indications par la couturiÚre de Goderville.

Elle n'osait mĂȘme plus demander sa route aux passants. Elle s'y hasarda pourtant et finit par retrouver son hĂŽtel.

Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de son lit, sans remuer. Puis elle dĂźna, comme la veille, d'un potage et d'un peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque acte machinalement par habitude.

Le lendemain elle se rendit à la préfecture de police pour qu'on lui retrouvùt son enfant. On ne put rien lui promettre ; on s'en occuperait cependant.

Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours le rencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitée, plus perdue, plus misérable qu'au milieu des champs déserts.

Quand elle rentra, le soir, Ă  l'hĂŽtel, on lui dit qu'un homme l'avait demandĂ©e de la part de M. Paul et qu'il reviendrait le lendemain. Un flot de sang lui jaillit au cƓur et elle ne ferma pas l'Ɠil de la nuit. Si c'Ă©tait lui ? Oui, c'Ă©tait lui assurĂ©ment, bien qu'elle ne l'eĂ»t pas reconnu aux dĂ©tails qu'on lui avait donnĂ©s.

Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria : « Entrez ! » prĂȘte Ă  s'Ă©lancer, les bras ouverts. Un inconnu se prĂ©senta. Et, pendant qu'il s'excusait de l'avoir dĂ©rangĂ©e et qu'il expliquait son affaire, une dette de Paul qu'il venait rĂ©clamer, elle se sentait pleurer sans vouloir le laisser paraĂźtre, enlevant les larmes du bout du doigt, Ă  mesure qu'elles glissaient au coin des yeux.

Il avait appris sa venue par le concierge de la rue du Sauvage, et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s'adressait Ă  la mĂšre. Et il tendait un papier qu'elle prit sans songer Ă  rien. Elle lut un chiffre : 90 francs, tira son argent et paya.

Elle ne sortit pas ce jour-lĂ .

Le lendemain d'autres créanciers se présentÚrent. Elle donna tout ce qui lui restait, ne réservant qu'une vingtaine de francs ; et elle écrivit à Rosalie pour lui dire sa situation.

Elle passait ses jours Ă  errer, attendant la rĂ©ponse de sa bonne, ne sachant que faire, oĂč tuer les heures lugubres, les heures interminables, n'ayant personne Ă  qui dire un mot tendre, personne qui connĂ»t sa misĂšre. Elle allait au hasard, harcelĂ©e Ă  prĂ©sent par un besoin de partir, de retourner lĂ -bas, dans sa petite maison sur le bord de la route solitaire.

Elle n'y pouvait plus vivre, quelques jours auparavant, tant la tristesse l'accablait, et maintenant elle sentait bien qu'elle ne saurait plus, au contraire, vivre que lĂ , oĂč ses mornes habitudes s'Ă©taient enracinĂ©es.

Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs. Rosalie disait :

« Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plus rien. Quant à M. Paul, c'est moi qu'irai le chercher quand nous aurons de ses nouvelles.

« Je vous salue. Votre servante.

« ROSALIE. »

Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu'il neigeait, et qu'il faisait grand froid.

Chapitre 14

Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait chaque matin Ă  la mĂȘme heure, regardait le temps par sa fenĂȘtre, puis descendait s'asseoir devant le feu dans la salle.

Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantés sur la flamme, laissant aller à l'aventure ses lamentables pensées et suivant le triste défilé de ses misÚres. Les ténÚbres, peu à peu, envahissaient la petite piÚce sans qu'elle eût fait d'autre mouvement que pour remettre du bois au feu. Rosalie alors apportait la lampe et s'écriait :

– Allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bien vous n'aurez pas encore faim ce soir.

Elle Ă©tait souvent poursuivie d'idĂ©es fixes qui l'obsĂ©daient et torturĂ©e par des prĂ©occupations insignifiantes, les moindres choses, dans sa tĂȘte malade, prenant une importance extrĂȘme.

Elle revivait surtout dans le passĂ©, dans le vieux passĂ©, hantĂ©e par les premiers temps de sa vie et par son voyage de noces, lĂ -bas en Corse. Des paysages de cette Ăźle, oubliĂ©s depuis longtemps, surgissaient soudain devant elle dans les tisons de sa cheminĂ©e ; et elle se rappelait tous les dĂ©tails, tous les petits faits, toutes les figures rencontrĂ©es lĂ -bas ; la tĂȘte du guide Jean Ravoli la poursuivait ; et elle croyait parfois entendre sa voix.

Puis elle songeait aux douces années de l'enfance de Paul, alors qu'il lui faisait repiquer des salades, et qu'elle s'agenouillait dans la terre grasse à cÎté de tante Lison, rivalisant de soins toutes les deux pour plaire à l'enfant, luttant à celle qui ferait reprendre les jeunes plantes avec le plus d'adresse et obtiendrait le plus d'élÚves.

Et, tout bas, ses lĂšvres murmuraient : « Poulet, mon petit Poulet », comme si elle lui eĂ»t parlĂ© ; et, sa rĂȘverie s'arrĂȘtant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heures d'Ă©crire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui le composaient. Elle les traçait lentement, devant le feu, s'imaginant les voir, puis, croyant s'ĂȘtre trompĂ©e, elle recommençait le P d'un bras tremblant de fatigue, s'efforçant de dessiner le nom jusqu'au bout ; puis, quand elle avait fini, elle recommençait.

À la fin elle ne pouvait plus, mĂȘlait tout, modelait d'autres mots, s'Ă©nervant jusqu'Ă  la folie.

Toutes les manies des solitaires la possédaient. La moindre chose changée de place l'irritait.

Rosalie souvent la forçait à marcher, l'emmenait sur la route ; mais Jeanne, au bout de vingt minutes, déclarait : « Je n'en puis plus, ma fille », et elle s'asseyait au bord du fossé.

BientĂŽt tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au lit le plus tard possible.

Depuis son enfance, une seule habitude lui Ă©tait demeurĂ©e invariablement tenace, celle de se lever tout d'un coup aussitĂŽt aprĂšs avoir bu son cafĂ© au lait. Elle tenait d'ailleurs Ă  ce mĂ©lange d'une façon exagĂ©rĂ©e ; et la privation lui en aurait Ă©tĂ© plus sensible que celle de n'importe quoi. Elle attendait, chaque matin, l'arrivĂ©e de Rosalie avec une impatience un peu sensuelle ; et, dĂšs que la tasse pleine Ă©tait posĂ©e sur la table de nuit, elle se mettait sur son sĂ©ant et la vidait vivement d'une maniĂšre un peu goulue. Puis, rejetant ses draps, elle commençait Ă  se vĂȘtir.

Mais, peu Ă  peu, elle s'habitua Ă  rĂȘvasser quelques secondes aprĂšs avoir reposĂ© le bol dans son assiette, puis elle s'Ă©tendit de nouveau dans le lit ; puis elle prolongea, de jour en jour, cette paresse jusqu'au moment oĂč Rosalie revenait, furieuse, et l'habillait presque de force.

Elle n'avait plus, d'ailleurs, une apparence de volonté et, chaque fois que sa servante lui demandait un conseil, lui posait une question, s'informait de son avis, elle répondait :

– Fais comme tu voudras, ma fille.

Elle se croyait si directement poursuivie par une malchance obstinĂ©e contre elle qu'elle devenait fataliste comme un Oriental ; et l'habitude de voir s'Ă©vanouir ses rĂȘves et s'Ă©crouler ses espoirs faisait qu'elle n'osait plus rien entreprendre, et qu'elle hĂ©sitait des journĂ©es entiĂšres avant d'accomplir la chose la plus simple, persuadĂ©e qu'elle s'engageait toujours dans la mauvaise voie et que cela tournerait mal.

Elle répétait à tout moment :

– C'est moi qui n'ai pas eu de chance dans la vie.

Alors Rosalie s'Ă©criait :

– Qu'est-ce que vous diriez donc s'il vous fallait travailler pour avoir du pain, si vous Ă©tiez obligĂ©e de vous lever tous les jours Ă  six heures du matin pour aller en journĂ©e ! Il y en a bien qui sont obligĂ©es de faire ça, pourtant, et, quand elles deviennent trop vieilles, elles meurent de misĂšre.

Jeanne répondait :

– Songe donc que je suis toute seule, que mon fils m'a abandonnĂ©e.

Et Rosalie alors se fĂąchait furieusement :

– En voilĂ  une affaire ! Eh bien ! et les enfants qui sont au service militaire ! et ceux qui vont s'Ă©tablir en AmĂ©rique.

L'AmĂ©rique reprĂ©sentait pour elle un pays vague, oĂč l'on va faire fortune et dont on ne revient jamais.

Elle continuait :

– Il y a toujours un moment oĂč il faut se sĂ©parer, parce que les vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble.

Et elle concluait d'un ton féroce :

– Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il Ă©tait mort ?

Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien.

Un peu de force lui revint quand l'air s'amollit aux premiers jours du printemps, mais elle n'employait ce retour d'activité qu'à se jeter de plus en plus dans ses pensées sombres.

Comme elle était montée au grenier, un matin, pour chercher quelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieux calendriers ; on les avait conservés selon la coutume de certaines gens de campagne.

Il lui sembla qu'elle retrouvait les annĂ©es elles-mĂȘmes de son passĂ©, et elle demeura saisie d'une Ă©trange et confuse Ă©motion devant ce tas de cartons carrĂ©s.

Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avait de toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit à les ranger par années sur la table. Soudain elle retrouva le premier, celui qu'elle avait apporté aux Peuples.

Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par elle le matin de son départ de Rouen, le lendemain de sa sortie du couvent. Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes, de pauvres larmes de vieille en face de sa vie misérable, étalée devant elle sur cette table.

Et une idée la saisit qui fut bientÎt une obsession terrible, incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu'elle avait fait.

Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un aprÚs l'autre, ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face de l'un ou de l'autre, se demandant : « Que m'est-il arrivé, ce mois-là ? »

Elle avait marqué de traits les dates mémorables de son histoire, et elle parvenait parfois à retrouver un mois entier, reconstituant un à un, groupant, rattachant l'un à l'autre tous les petits faits qui avaient précédé ou suivi un événement important.

Elle réussit, à force d'attention obstinée, d'efforts de mémoire, de volonté concentrée, à rétablir presque entiÚrement ses deux premiÚres années aux Peuples, les souvenirs lointains de sa vie lui revenant avec une facilité singuliÚre et une sorte de relief.

Mais les annĂ©es suivantes lui semblaient se perdre dans un brouillard, se mĂȘler, enjamber, l'une sur l'autre ; et elle demeurait parfois un temps infini, la tĂȘte penchĂ©e vers un calendrier, l'esprit tendu sur l'Autrefois, sans parvenir mĂȘme Ă  se rappeler si c'Ă©tait dans ce carton-lĂ  que tel souvenir pouvait ĂȘtre retrouvĂ©.

Elle allait de l'un Ă  l'autre autour de la salle qu'entouraient, comme les gravures d'un chemin de la croix, ces tableaux des jours finis. Brusquement elle arrĂȘtait sa chaise devant l'un d'eux, et restait jusqu'Ă  la nuit immobile Ă  le regarder, enfoncĂ©e en ses recherches.

Puis tout à coup, quand toutes les sÚves se réveillÚrent sous la chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par les champs, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les cours s'épanouirent comme des boules roses et parfumÚrent la plaine, une grande agitation la saisit.

Elle ne tenait plus en place ; elle allait et venait, sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le long des fermes, s'exaltant dans une sorte de fiĂšvre de regret.

La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau dans une orniĂšre oĂč se mirait le bleu du ciel, la remuait, l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l'Ă©cho de ses Ă©motions de jeune fille, quand elle rĂȘvait par la campagne.

Elle avait frĂ©mi des mĂȘmes secousses, savourĂ© cette douceur et cette griserie troublante des jours tiĂšdes, quand elle attendait l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir Ă©tait clos. Elle en jouissait encore dans son cƓur ; mais elle en souffrait en mĂȘme temps, comme si la joie Ă©ternelle du monde rĂ©veillĂ© en pĂ©nĂ©trant sa peau sĂ©chĂ©e, son sang refroidi, son Ăąme accablĂ©e, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et douloureux.

Il lui semblait aussi que quelque chose Ă©tait un peu changĂ© partout autour d'elle. Le soleil devait ĂȘtre un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu moins verte ; et les fleurs, plus pĂąles et moins odorantes, n'enivraient plus tout Ă  fait autant.

Dans certains jours, cependant, un tel bien-ĂȘtre de vie la pĂ©nĂ©trait, qu'elle se reprenait Ă  rĂȘvasser, Ă  espĂ©rer, Ă  attendre ; car peut-on, malgrĂ© la rigueur acharnĂ©e du sort, ne pas espĂ©rer toujours, quand il fait beau ?

Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettĂ©e par l'excitation de son Ăąme. Et parfois elle s'arrĂȘtait tout Ă  coup, et s'asseyait au bord de la route pour rĂ©flĂ©chir Ă  des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas Ă©tĂ© aimĂ©e comme d'autres ? Pourquoi n'avait-elle pas mĂȘme connu les simples bonheurs d'une existence calme ?

Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle Ă©tait vieille, qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route Ă©tait parcourue ; et elle bĂątissait, comme jadis, Ă  seize ans, des projets doux Ă  son cƓur ; elle combinait des bouts d'avenir charmants. Puis la dure sensation du rĂ©el tombait sur elle ; elle se relevait courbaturĂ©e comme sous la chute d'un poids qui lui aurait cassĂ© les reins ; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant :

– Oh ! vieille folle ! vieille folle !

Rosalie maintenant lui répétait à tout moment :

– Mais restez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avez Ă  vous Ă©mouver comme ça ?

Et Jeanne répondait tristement :

– Que veux-tu, je suis comme « Massacre » aux derniers jours.

La bonne, un matin, entra plus tÎt dans sa chambre, et déposant sur sa table de nuit le bol de café au lait :

– Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend. Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire là-bas.

Jeanne crut qu'elle allait s'évanouir tant elle se sentit émue ; et elle s'habilla en tremblant d'émotion, effarée et défaillante à la pensée de revoir sa chÚre maison.

Un ciel radieux s'Ă©talait sur le monde ; et le bidet, pris de gaietĂ©s, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la commune d'Étouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait ; et quand elle aperçut les piliers de brique de la barriĂšre, elle dit Ă  voix basse deux ou trois fois, et malgrĂ© elle : « Oh ! oh ! oh ! » comme devant les choses qui rĂ©volutionnent le cƓur.

On détela la carriole chez les Couillard ; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au chùteau, les maßtres étant absents, et on lui donna les clefs.

Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du cĂŽtĂ© de la mer, elle s'arrĂȘta pour le regarder. Rien n'Ă©tait changĂ© au-dehors. Le vaste bĂątiment grisĂątre avait ce jour-lĂ , sur ses murs ternis, des sourires de soleil. Tous les contrevents Ă©taient clos.

Un petit morceau d'une branche morte tomba sur sa robe, elle leva les yeux ; il venait du platane. Elle s'approcha du gros arbre Ă  la peau lisse et pĂąle, et le caressa de la main comme une bĂȘte. Son pied heurta, dans l'herbe, un morceau de bois pourri ; c'Ă©tait le dernier fragment du banc oĂč elle s'Ă©tait assise si souvent avec tous les siens, du banc qu'on avait posĂ© le jour mĂȘme de la premiĂšre visite de Julien.

Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand-peine Ă  l'ouvrir, la lourde clef rouillĂ©e refusant de tourner. La serrure, enfin, cĂ©da avec un dur grincement des ressorts ; et le battant, un peu rĂ©sistant lui-mĂȘme, s'enfonça sous une poussĂ©e.

Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu'Ă  sa chambre. Elle ne la reconnut pas, tapissĂ©e d'un papier clair ; mais, ayant ouvert une fenĂȘtre, elle demeura remuĂ©e jusqu'au fond de sa chair devant tout cet horizon tant aimĂ©, le bosquet, les ormes, la lande, et la mer semĂ©e de voiles brunes qui semblaient immobiles au loin.

Alors elle se mit Ă  rĂŽder par la grande demeure vide. Elle regardait, sur les murailles, des taches familiĂšres Ă  ses yeux. Elle s'arrĂȘta devant un petit trou creusĂ© dans le plĂątre par le baron qui s'amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, Ă  faire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passait devant cet endroit.

Dans la chambre de petite mĂšre elle retrouva, piquĂ©e derriĂšre une porte, dans un coin sombre auprĂšs du lit, une fine Ă©pingle Ă  tĂȘte d'or qu'elle avait enfoncĂ©e lĂ  autrefois (elle se le rappelait maintenant), et qu'elle avait, depuis, cherchĂ©e pendant des annĂ©es. Personne ne l'avait trouvĂ©e. Elle la prit comme une inapprĂ©ciable relique et la baisa.

Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presque invisibles dans les tentures des chambres qu'on n'avait point changĂ©es, revoyait ces figures bizarres que l'imagination prĂȘte souvent aux dessins des Ă©toffes, des marbres, aux ombres des plafonds salis par le temps.

Elle marchait Ă  pas muets, toute seule dans l'immense chĂąteau silencieux, comme Ă  travers un cimetiĂšre. Toute sa vie gisait lĂ -dedans.

Elle descendit au salon. Il Ă©tait sombre derriĂšre ses volets fermĂ©s et elle fut quelque temps avant d'y rien distinguer ; puis, son regard s'habituant Ă  l'obscuritĂ©, elle reconnut peu Ă  peu les hautes tapisseries oĂč se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils Ă©taient restĂ©s devant la cheminĂ©e comme si on venait de les quitter ; et l'odeur mĂȘme de la piĂšce, une odeur qu'elle avait toujours gardĂ©e, comme les ĂȘtres ont la leur, une odeur vague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indĂ©cise des vieux appartements, pĂ©nĂ©trait Jeanne, l'enveloppait de souvenirs, grisait sa mĂ©moire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passĂ©, et les yeux fixĂ©s sur les deux siĂšges. Et soudain, dans une brusque hallucination qu'enfanta son idĂ©e fixe, elle crut voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son pĂšre et sa mĂšre chauffant leurs pieds au feu.

Elle recula, épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s'y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les fauteuils.

La vision avait disparu.

Elle demeura Ă©perdue pendant quelques minutes ; puis elle reprit lentement la possession d'elle-mĂȘme et voulut s'enfuir, ayant peur d'ĂȘtre folle. Son regard tomba par hasard sur le lambris auquel elle s'appuyait ; et elle aperçut l'Ă©chelle de Poulet.

Toutes les légÚres marques grimpaient sur la peinture à des intervalles inégaux ; et des chiffres tracés au canif indiquaient les ùges, les mois, et la croissance de son fils. TantÎt c'était l'écriture du baron, plus grande, tantÎt la sienne, plus petite, tantÎt celle de tante Lison, un peu tremblée. Et il lui sembla que l'enfant d'autrefois était là, devant elle, avec ses cheveux blonds, collant son petit front contre le mur pour qu'on mesurùt sa taille.

Le baron criait :

– Jeanne, il a grandi d'un centimùtre depuis six semaines.

Elle se mit à baiser le lambris, avec une frénésie d'amour.

Mais on l'appelait au-dehors. C'Ă©tait la voix de Rosalie :

– Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pour dĂ©jeuner.

Elle sortit, perdant la tĂȘte. Et elle ne comprenait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle mangea des choses qu'on lui servit, Ă©couta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec les fermiers qui s'informaient de sa santĂ©, se laissa embrasser, embrassa elle-mĂȘme des joues qu'on lui tendait, et elle remonta dans la voiture.

Quand elle perdit de vue, Ă  travers les arbres, la haute toiture du chĂąteau, elle eut dans la poitrine un dĂ©chirement horrible. Elle sentait en son cƓur qu'elle venait de dire adieu pour toujours Ă  sa maison.

On s'en revint Ă  Batteville.

Au moment oĂč elle allait rentrer dans sa nouvelle demeure, elle aperçut quelque chose de blanc sous la porte ; c'Ă©tait une lettre que le facteur avait glissĂ©e lĂ  en son absence. Elle reconnut aussitĂŽt qu'elle venait de Paul, et l'ouvrit, tremblant d'angoisse. Il disait :

« Ma chĂšre maman, je ne t'ai pas Ă©crit plus tĂŽt parce que je ne voulais pas te faire faire Ă  Paris un voyage inutile, devant moi-mĂȘme aller te voir incessamment. Je suis, Ă  l'heure prĂ©sente, sous le coup d'un grand malheur et dans une grande difficultĂ©. Ma femme est mourante aprĂšs avoir accouchĂ© d'une petite fille, voici trois jours ; et je n'ai pas le sou. Je ne sais que faire de l'enfant que ma concierge Ă©lĂšve au biberon comme elle peut, mais j'ai peur de la perdre. Ne pourrais-tu t'en charger ? Je ne sais absolument que faire et je n'ai pas d'argent pour la mettre en nourrice. RĂ©ponds poste pour poste.

« Ton fils qui t'aime,

« PAUL. »

Jeanne s'affaissa sur une chaise, ayant Ă  peine la force d'appeler Rosalie. Quand la bonne fut lĂ , elles relurent la lettre ensemble, puis demeurĂšrent silencieuses, l'une en face de l'autre, longtemps.

Rosalie, enfin, parla :

– J'vas aller chercher la petite moi, madame. On ne peut pas la laisser comme ça.

Jeanne répondit :

– Va, ma fille.

Elles se turent encore, puis la bonne reprit :

– Mettez votre chapeau, madame, et puis allons Ă  Goderville chez le notaire. Si l'autre va mourir, faut que M. Paul l'Ă©pouse, pour la petite, plus tard.

Et Jeanne, sans rĂ©pondre un mot, mit son chapeau. Une joie profonde et inavouable inondait son cƓur, une joie perfide qu'elle voulait cacher Ă  tout prix, une de ces joies abominables dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mystĂ©rieux de l'Ăąme : la maĂźtresse de son fils allait mourir.

Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu'elle se fit répéter plusieurs fois ; puis, sûre de ne pas commettre d'erreur, elle déclara :

– Ne craignez rien, je m'en charge maintenant.

Elle partit pour Paris la nuit mĂȘme.

Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait incapable de réfléchir à rien. Le troisiÚme matin elle reçut un seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Rien de plus.

Vers trois heures elle fit atteler la carriole d'un voisin qui la conduisit Ă  la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.

Elle restait debout sur le quai, l'Ɠil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant lĂ -bas, au bout de l'horizon. De temps en temps elle regardait l'horloge. Encore dix minutes. Encore cinq minutes. Encore deux minutes. Voici l'heure. Rien n'apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout Ă  coup, elle aperçut une tache blanche, une fumĂ©e, puis au-dessous un point noir qui grandit, accourant Ă  toute vitesse. La grosse machine enfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne qui guettait avidement les portiĂšres. Plusieurs s'ouvrirent ; des gens descendaient, des paysans en blouse, des fermiĂšres avec des paniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.

Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes Ă©taient devenues molles. Sa bonne, l'ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire ; et elle dit :

– Bonjour, madame ; me v'là revenue, c'est pas sans peine.

Jeanne balbutia :

– Eh bien ?

Rosalie répondit :

– Eh bien, elle est morte, c'te nuit. Ils sont mariĂ©s, v'lĂ  la petite.

Et elle tendit l'enfant qu'on ne voyait point dans ses linges.

Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis montÚrent dans la voiture.

Rosalie reprit :

– M. Paul viendra dĂšs l'enterrement fini. Demain Ă  la mĂȘme heure, faut croire.

Jeanne murmura « Paul
 » et n'ajouta rien.

Le soleil baissait vers l'horizon, inondant de clartĂ© les plaines verdoyantes, tachĂ©es de place en place par l'or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiĂ©tude infinie planait sur la terre tranquille oĂč germaient les sĂšves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval.

Et Jeanne regardait droit devant elle en l'air, dans le ciel que coupait, comme des fusĂ©es, le vol cintrĂ© des hirondelles. Et soudain une tiĂ©deur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pĂ©nĂ©tra sa chair ; c'Ă©tait la chaleur du petit ĂȘtre qui dormait sur ses genoux.

Alors une Ă©motion infinie l'envahit. Elle dĂ©couvrit brusquement la figure de l'enfant qu'elle n'avait pas encore vue : la fille de son fils. Et comme la frĂȘle crĂ©ature, frappĂ©e par la lumiĂšre vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit Ă  l'embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.

Mais Rosalie, contente et bourrue, l'arrĂȘta.

– Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier.

Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée :

– La vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit.

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