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Vers Ispahan

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Pierre Loti (1850-1923)

"Qui veut venir avec moi voir Ă  Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement Ă  mes cĂŽtĂ©s, par Ă©tapes, ainsi qu’au moyen Ăąge.

Qui veut venir avec moi voir Ă  Ispahan la saison des roses, consente au danger des chevauchĂ©es par les sentiers mauvais oĂč les bĂȘtes tombent, et Ă  la promiscuitĂ© des caravansĂ©rails oĂč l’on dort entassĂ©s dans une niche de terre battue, parmi les mouches et la vermine.

Qui veut venir avec moi voir apparaĂźtre, dans sa triste oasis, au milieu de ses champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de mystĂšre, avec tous ses dĂŽmes bleus, tous ses minarets bleus d’un inaltĂ©rable Ă©mail ; qui veut venir avec moi voir Ispahan sous le beau ciel de mai, se prĂ©pare Ă  de longues marches, au brĂ»lant soleil, dans le vent Ăąpre et froid des altitudes extrĂȘmes, Ă  travers ces plateaux d’Asie, les plus Ă©levĂ©s et les plus vastes du monde, qui furent le berceau des humanitĂ©s, mais sont devenus aujourd’hui des dĂ©serts.

Nous passerons devant des fantîmes de palais, tout en un silex couleur de souris, dont le grain est plus durable et plus fin que celui des marbres. Là, jadis, habitaient les maütres de la Terre, et, aux abords, veillent depuis plus de deux mille ans des colosses à grandes ailes, qui ont la forme d’un taureau, le visage d’un homme et la tiare d’un roi. Nous passerons, mais, alentour, il n’y aura rien, que le silence infini des foins en fleur et des orges vertes.

Qui veut venir avec moi voir la saison des roses Ă  Ispahan, s’attende Ă  d’interminables plaines, aussi haut montĂ©es que les sommets des Alpes, tapissĂ©es d’herbes rases et d’étranges fleurettes pĂąles, oĂč Ă  peine de loin en loin surgira quelque village en terre d’un gris tourterelle, avec sa petite mosquĂ©e croulante, au dĂŽme plus adorablement bleu qu’une turquoise ; qui veut me suivre, se rĂ©signe Ă  beaucoup de jours passĂ©s dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages..."

En avril 1900, à son retour des Indes, Pierre Loti décide de traverser la Perse, afin de visiter Ispahan, la cité millénaire qui fut un temps la capitale de l'Iran.