George Sand (1804-1876)
"Nous Ă©tions Ă Venise. Le froid et la pluie avaient chassĂ© les promeneurs et les masques de la place et des quais. La nuit Ă©tait sombre et silencieuse. On nâentendait au loin que la voix monotone de lâAdriatique se brisant sur les Ăźlots, et de temps en temps les cris des hommes de quart de la frĂ©gate qui garde lâentrĂ©e du canal Saint-Georges sâentrecroisant avec les rĂ©ponses de la goĂ©lette de surveillance. CâĂ©tait un beau soir de carnaval dans lâintĂ©rieur des palais et des thĂ©Ăątres ; mais au-dehors tout Ă©tait morne, et les rĂ©verbĂšres se reflĂ©taient sur les dalles humides, oĂč retentissait de loin en loin le pas prĂ©cipitĂ© dâun masque attardĂ©, enveloppĂ© dans son manteau.
Nous Ă©tions tous deux seuls dans une des salles de lâancien palais Nasi, situĂ© sur le quai des Esclavons, et converti aujourdâhui en auberge, la meilleure de Venise. Quelques bougies Ă©parses sur les tables et la lueur du foyer Ă©clairaient faiblement cette piĂšce immense, et lâoscillation de la flamme semblait faire mouvoir les divinitĂ©s allĂ©goriques peintes Ă fresque sur le plafond. Juliette Ă©tait souffrante, elle avait refusĂ© de sortir. Ătendue sur un sofa et roulĂ©e Ă demi dans son manteau dâhermine, elle semblait plongĂ©e dans un lĂ©ger sommeil, et je marchais sans bruit sur le tapis en fumant des cigarettes de Serraglio.
Nous connaissons, dans mon pays, un certain Ă©tat de lâĂąme qui est, je crois, particulier aux Espagnols. Câest une sorte de quiĂ©tude grave qui nâexclut pas, comme chez les peuples tudesques et dans les cafĂ©s de lâOrient, le travail de la pensĂ©e. Notre intelligence ne sâengourdit pas durant ces extases oĂč lâon nous voit plongĂ©s. Lorsque nous marchons mĂ©thodiquement, en fumant nos cigares, pendant des heures entiĂšres, sur le mĂȘme carrĂ© de mosaĂŻque, sans nous en Ă©carter dâune ligne, câest alors que sâopĂšre le plus facilement chez nous ce quâon pourrait appeler la digestion de lâesprit ; les grandes rĂ©solutions se forment en de semblables moments, et les passions soulevĂ©es sâapaisent pour enfanter des actions Ă©nergiques. Jamais un Espagnol nâest plus calme que lorsquâil couve quelque projet ou sinistre ou sublime."
Aleo est amoureux de Juliette, une jeune fille qu'il a sauvée ; mais celle-ci est encore folle amoureuse de son ancien amant : Leone Leoni, un noble vénitien ruiné et dévoyé. Juliette raconte son histoire à Aleo : comment elle est devenue une fille perdue à cause de Leone...