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Sur les Femmes

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Denis Diderot Sur les femmes ƒuvres complĂštes de Diderot, Texte Ă©tabli par J. AssĂ©zat, Garnier, 1875-77, II (pp. 251-262). (1772) -------------------------------------------------------------------------------- J'aime Thomas ; je respecte la fiertĂ© de son Ăąme et la noblesse de son caractĂšre : c'est un homme de beaucoup d'esprit ; c'est un homme de bien ; ce n'est donc pas un homme ordinaire. À en juger par sa Dissertation sur les Femmes [2], il n'a pas assez Ă©prouvĂ© une passion que je prise davantage pour les peines dont elle nous console que pour les plaisirs qu'elle nous donne. Il a beaucoup pensĂ©, mais il n'a pas assez senti. Sa tĂȘte s'est tourmentĂ©e, mais son cƓur est demeurĂ© tranquille. J'aurais Ă©crit avec moins d'impartialitĂ© et de sagesse ; mais je me serais occupĂ© avec plus d'intĂ©rĂȘt et de chaleur du seul ĂȘtre de la nature qui nous rende sentiment pour sentiment, et qui soit heureux du bonheur qu'il nous fait. Cinq ou six pages de verve rĂ©pandues dans son ouvrage auraient rompu la continuitĂ© de ses observations dĂ©licates et en auraient fait un ouvrage charmant. Mais il a voulu que son livre ne fĂ»t d'aucun sexe ; et il n'y a malheureusement que trop bien rĂ©ussi. C'est un hermaphrodite, qui n'a ni le nerf de l'homme ni la mollesse de la femme. Cependant peu de nos Ă©crivains du jour auraient Ă©tĂ© capables d'un travail oĂč l'on remarque de l'Ă©rudition, de la raison, de la finesse, du style, de l'harmonie ; mais pas assez de variĂ©tĂ©, de cette souplesse propre Ă  se prĂȘter Ă  l'infinie diversitĂ© d'un ĂȘtre extrĂȘme dans sa force et dans sa faiblesse, que la vue d'une souris ou d'une araignĂ©e fait tomber en syncope, et qui sait quelquefois braver les plus grandes terreurs de la vie. C'est surtout dans la passion de l'amour, les accĂšs de la jalousie, les transports de la tendresse maternelle, les instants de la superstition, la maniĂšre dont elles partagent les Ă©motions Ă©pidĂ©miques et populaires, que les femmes Ă©tonnent, belles comme les sĂ©raphins de Klopstok, terribles comme les diables de Milton. J'ai vu l'amour, la jalousie, la superstition, la colĂšre, portĂ©s dans les femmes Ă  un point que l'homme n'Ă©prouva jamais. Le contraste des mouvements violents avec la douceur de leurs traits les rend hideuses ; elles en sont plus dĂ©figurĂ©es. Les distractions d'une vie occupĂ©e et contentieuse rompent nos passions. La femme couve les siennes : c'est un point fixe, sur lequel son oisivetĂ© ou la frivolitĂ© de ses fonctions tient son regard sans cesse attachĂ©. Ce point s'Ă©tend sans mesure ; et, pour devenir folle, il ne manquerait Ă  la femme passionnĂ©e que l'entiĂšre solitude qu'elle recherche. La soumission Ă  un maĂźtre qui lui dĂ©plaĂźt est pour elle un supplice. J'ai vu une femme honnĂȘte frissonner d'horreur Ă  l'approche de son Ă©poux ; je l'ai vue se plonger dans le bain, et ne se croire jamais assez lavĂ©e de la souillure du devoir. Cette sorte de rĂ©pugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus indulgent. Plusieurs femmes mourront sans avoir Ă©prouvĂ© l'extrĂȘme de la voluptĂ©. Cette sensation, que je regarderai volontiers comme une Ă©pilepsie passagĂšre, est rare pour elles, et ne manque jamais d'arriver quand nous l'appelons. Le souverain bonheur les fuit entre les bras de l'homme qu'elles adorent. Nous le trouvons Ă  cĂŽtĂ© d'une femme complaisante qui nous dĂ©plaĂźt. Moins maĂźtresses de leurs sens que nous, la rĂ©compense en est moins prompte et moins sĂ»re pour elles. Cent fois leur attente est trompĂ©e. OrganisĂ©es tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la voluptĂ© est si dĂ©licat, et la source en est si Ă©loignĂ©e, qu'il n'est pas extraordinaire qu'elle ne vienne point ou qu'elle s'Ă©gare. Si vous entendez une femme mĂ©dire de l'amour, et un homme de lettres dĂ©prĂ©cier la considĂ©ration publique ; dites de l'une que ses charmes passent, et de l'autre que son talent se perd. Jamais un homme ne s'est assis, Ă  Delphes, sur le sacre trĂ©pied. Le rĂŽle de Pythie ne convient qu'Ă  une femme. Il n'y a qu'une tĂȘte de femme qui puisse s'exalter au point de pressentir sĂ©rieusement l'approche d'un dieu, de s'agiter, de s'Ă©cheveler, d'Ă©cumer, de s'Ă©crier : Je le sens, je sens, le voilĂ , le dieu, et d'en trouver le vrai discours. Un solitaire [3], brĂ»lant dans ses idĂ©es ainsi que dans ses expressions, disait aux hĂ©rĂ©siarques de son temps : Adressez-vous aux femmes ; elles reçoivent promptement, parce qu'elles sont ignorantes ; elles rĂ©pandent avec facilitĂ©, parce qu'elles sont lĂ©gĂšres ; elles retiennent longtemps, parce qu'elles sont tĂȘtues. ImpĂ©nĂ©trables dans la dissimulation, cruelles dans la vengeance, constantes dans leurs projets, sans scrupules sur les moyens de rĂ©ussir, animĂ©es d'une haine profonde et secrĂšte contre le despotisme de l'homme, il semble qu'il y ait entre elles un complot facile de domination, une sorte de ligue, telle que celle qui subsiste entre les prĂȘtres de toutes les nations. Elles en connaissent les articles sans se les ĂȘtre communiquĂ©s. Naturellement curieuses, elles veulent savoir, soit pour user, soit pour abuser de tout. Dans les temps de rĂ©volution, la curiositĂ© les prostitue aux chefs de parti. Celui qui les devine est leur implacable ennemi. Si vous les aimez, elles vous perdront, elles se perdront elles-mĂȘmes ; si vous croisez leurs vues ambitieuses, elles ont au fond du cƓur ce que le poĂ«te a mis dans la bouche de Roxane : MalgrĂ© tout mon amour, si dans cette journĂ©e Il ne m'attache Ă  lui par un juste hymĂ©nĂ©e ; S'il ose m'allĂ©guer une odieuse loi ; Quand je fais tout pour lui, s'il ne fait tout pour moi ; DĂšs le mĂȘme moment, sans songer si je l'aime, Sans consulter enfin si je me perds moi-mĂȘme, J'abandonne l'ingrat, et le laisse rentrer Dans l'Ă©tat malheureux d'oĂč je l'ai su tirer. Racine, Bajazet, acte I, scĂšne iii. Toutes mĂ©ritent d'entendre ce qu'un autre poĂ«te, moins Ă©lĂ©gant, adresse Ă  l'une d'entre elles : C'est ainsi que, toujours en proie Ă  leur dĂ©lire, Vos pareilles ont su soutenir leur empire, Vous n'aimĂątes jamais ; votre cƓur insolent Tend bien moins Ă  l'amour qu'Ă  subjuguer l'amant. Qu'on vous fasse rĂ©gner, tout vous paraĂźtra juste ; Mais vous mĂ©priseriez l'amant le plus auguste, S'il ne sacrifiait au pouvoir de vos yeux Son honneur, son devoir, la justice et les dieux [4]. Elles simuleront l'ivresse de la passion, si elles ont un grand intĂ©rĂȘt Ă  vous tromper ; elles l'Ă©prouveront, sans s'oublier. Le moment oĂč elles seront tout Ă  leur projet sera quelquefois celui mĂȘme de leur abandon. Elles s'en imposent mieux que nous sur ce qui leur plaĂźt. L'orgueil est plus leur vice que le nĂŽtre. Une jeune femme SamoĂŻĂšde dansait nue, avec un poignard Ă  la main. Elle paraissait s'en frapper ; mais elle esquivait aux coups qu'elle se portait avec une prestesse si singuliĂšre, qu'elle avait persuadĂ© Ă  ses compatriotes que c'Ă©tait un dieu qui la rendait invulnĂ©rable ; et voilĂ  sa personne sacrĂ©e. Quelques voyageurs europĂ©ens assistĂšrent Ă  cette danse religieuse ; et, quoique bien convaincus que cette femme n'Ă©tait qu'une saltimbanque trĂšs-adroite, elle trompa leurs yeux par la cĂ©lĂ©ritĂ© de ses mouvements. Le lendemain, ils la suppliĂšrent de danser encore une fois. Non, leur dit-elle, je ne danserai point ; le dieu ne le veut pas ; et je me blesserais. On insista. Les habitants de la contrĂ©e joignirent leur vƓu Ă  celui des EuropĂ©ens. Elle dansa. Elle fut dĂ©masquĂ©e. Elle s'en aperçut ; et Ă  l'instant la voila Ă©tendue Ă  terre, le poignard dont elle Ă©tait armĂ©e plongĂ© dans ses intestins. Je l'avais bien prĂ©vu, disait-elle Ă  ceux qui la secouraient, que le dieu ne le voulait pas, et que je me blesserais. Ce qui me surprend, ce n'est pas qu'elle ait prĂ©fĂ©rĂ© la mort Ă  la honte, c'est qu'elle se soit laissĂ© guĂ©rir. Et de nos jours, n'avons-nous pas vu une de ces femmes qui figuraient en bourrelet l'enfance de l'Église, les pieds et les mains clouĂ©s sur une croix [5], le cĂŽtĂ© percĂ© d'une lance, garder le ton de son rĂŽle au milieu des convulsions de la douleur, sous la sueur froide qui dĂ©coulait de ses membres, les yeux obscurcis du voile de la mort, et s'adressant au directeur de ce troupeau de fanatiques, lui dire, non d'une voix souffrante : Mon pĂšre, je veux dormir, mais d'une voix enfantine : Papa, je veux faire dodo ? Pour un seul homme, il y a cent femmes capables de cette force et de cette prĂ©sence d'esprit. C'est cette mĂȘme femme, ou une de ses compagnes, qui disait au jeune Dudoyer, qu'elle regardait tendrement, tandis qu'avec une tenaille il arrachait les clous qui lui traversaient les deux pieds : Le dieu de qui nous tenons le don des prodiges ne nous a pas toujours accordĂ© celui de la saintetĂ© [6]. Mme de Staal est mise Ă  la Bastille avec la duchesse du Maine, sa maĂźtresse [7] ; la premiĂšre s'aperçoit que Mme du Maine a tout avouĂ©. À l'instant elle pleure, elle se roule Ă  terre, elle s'Ă©crie : Ah ! ma pauvre maĂźtresse est devenue folle ! N'attendez rien de pareil d'un homme. La femme porte au dedans d'elle-mĂȘme un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d'elle, et suscitant dans son imagination des fantĂŽmes de toute espĂšce. C'est dans le dĂ©lire hystĂ©rique qu'elle revient sur le passĂ©, qu'elle s'Ă©lance dans l'avenir, que tous les temps lui sont prĂ©sents. C'est de l'organe propre Ă  son sexe que partent toutes ses idĂ©es extraordinaires. La femme, hystĂ©rique dans la jeunesse, se fait dĂ©vote dans l'Ăąge avancĂ© ; la femme Ă  qui il reste quelque Ă©nergie dans l'Ăąge avancĂ©, Ă©tait hystĂ©rique dans sa jeunesse. Sa tĂȘte parle encore le langage de ses sens lorsqu'ils sont muets. Rien de plus contigu que l'extase, la vision, la prophĂ©tie, la rĂ©vĂ©lation, la poĂ©sie fougueuse et l'hystĂ©risme. Lorsque la Prussienne Karsch [8] lĂšve son Ɠil vers le ciel enflammĂ© d'Ă©clairs, elle voit Dieu dans le nuage ; elle le voit qui secoue d'un pan de sa robe noire des foudres qui vont chercher la tĂȘte de l'impie ; elle voit la tĂȘte de l'impie. Cependant la recluse dans sa cellule se sent Ă©lever dans les airs ; son Ăąme se rĂ©pand dans le sein de la DivinitĂ© ; son essence se mĂȘle Ă  l'essence divine ; elle se pĂąme ; elle se meurt ; sa poitrine s'Ă©lĂšve et s'abaisse avec rapiditĂ© ; ses compagnes, attroupĂ©es autour d'elle, coupent les lacets de son vĂȘtement qui la serre. La nuit vient ; elle entend les chƓurs cĂ©lestes ; sa voix s'unit Ă  leurs concerts. Ensuite elle redescend sur la terre ; elle parle de joies ineffables ; on l'Ă©coute ; elle est convaincue ; elle persuade. La femme dominĂ©e par l'hystĂ©risme Ă©prouve je ne sais quoi d'infernal ou de cĂ©leste. Quelquefois, elle m'a fait frissonner. C'est dans la fureur de la bĂȘte fĂ©roce [9] qui fait partie d'elle-mĂȘme, que je l'ai vue, que je l'ai entendue. Comme elle sentait ! comme elle s'exprimait ! Ce qu'elle disait n'Ă©tait point d'une mortelle. La Guyon a, dans son livre des Torrents [10], des lignes d'une Ă©loquence dont il n'y a point de modĂšles. C'est sainte ThĂ©rĂšse qui a dit des dĂ©mons : Qu'ils sont malheureux ! ils n'aiment point. Le quiĂ©tisme est l'hypocrisie de l'homme pervers, et la vraie religion de la femme tendre. Il y eut cependant un homme d'une honnĂȘtetĂ© de caractĂšre et d'une simplicitĂ© de mƓurs si rares, qu'une femme aimable put, sans consĂ©quence, s'oublier Ă  cĂŽtĂ© de lui et s'Ă©pancher en Dieu ; mais cet homme fut le seul ; et il s'appelait FĂ©nelon. C'est une femme qui se promenait dans les rues d'Alexandrie, les pieds nus, la tĂȘte Ă©chevelĂ©e, une torche dans une main, une aiguiĂšre dans l'autre, et qui disait : Je veux brĂ»ler le ciel avec cette torche, et Ă©teindre l'enfer avec cette eau, afin que l'homme n'aime son Dieu que pour lui-mĂȘme [11]. Ce rĂŽle ne va qu'Ă  une femme. Mais cette imagination fougueuse, cet esprit qu'on croirait incoercible, un mot suffit pour l'abattre. Un mĂ©decin [12] dit aux femmes de Bordeaux, tourmentĂ©es de vapeurs effrayantes, qu'elles sont menacĂ©es du mal caduc ; et les voilĂ  guĂ©ries. Un mĂ©decin [13] secoue un fer ardent aux yeux d'une troupe de jeunes filles Ă©pileptiques ; et les voilĂ  guĂ©ries. Les magistrats de Milet [14] ont dĂ©clarĂ© que la premiĂšre femme qui se tuera sera exposĂ©e nue sur la place publique ; et voilĂ  les MilĂ©siennes rĂ©conciliĂ©es avec la vie. Les femmes sont sujettes Ă  une fĂ©rocitĂ© Ă©pidĂ©mique. L'exemple d'une seule en entraĂźne une multitude. Il n'y a que la premiĂšre qui soit criminelle ; les autres sont malades. Ô femmes, vous ĂȘtes des enfants bien extraordinaires ! Avec un peu de douleur et de sensibilitĂ© (hĂ© ! monsieur Thomas, que ne vous laissiez-vous aller Ă  ces deux qualitĂ©s, qui ne vous sont pas Ă©trangĂšres ?), quel attendrissement ne nous auriez-vous pas inspirĂ©, en nous montrant les femmes assujetties comme nous aux infirmitĂ©s de l'enfance, plus contraintes et plus nĂ©gligĂ©es dans leur Ă©ducation, abandonnĂ©es aux mĂȘmes caprices du sort, avec une Ăąme plus mobile, des organes plus dĂ©licats, et rien de cette fermetĂ© naturelle ou acquise qui nous y prĂ©pare ; rĂ©duites au silence dans l'Ăąge adulte, sujettes Ă  un malaise qui les dispose Ă  devenir Ă©pouses et mĂšres : alors tristes, inquiĂštes, mĂ©lancoliques, Ă  cĂŽtĂ© de parents alarmĂ©s, non-seulement sur la santĂ© et la vie de leur enfant, mais encore sur son caractĂšre : car c'est Ă  cet instant critique qu'une jeune fille devient ce qu'elle restera toute sa vie, pĂ©nĂ©trante ou stupide, triste ou gaie, sĂ©rieuse ou lĂ©gĂšre, bonne ou mĂ©chante, l'espĂ©rance de sa mĂšre trompĂ©e oĂč rĂ©alisĂ©e. Pendant une longue suite d'annĂ©es, chaque lune ramĂšnera le mĂȘme malaise. Le moment qui la dĂ©livrera du despotisme de ses parents est arrivĂ© ; son imagination s'ouvre Ă  un avenir plein de chimĂšres ; son cƓur nage dans une joie secrĂšte. RĂ©jouis-toi bien, malheureuse crĂ©ature ; le temps aurait sans cesse affaibli la tyrannie que tu quittes ; le temps accroĂźtra sans cesse la tyrannie sous laquelle tu vas passer. On lui choisit un Ă©poux. Elle devient mĂšre. L'Ă©tat de grossesse est pĂ©nible presque pour toutes les femmes. C'est dans les douleurs, au pĂ©ril de leur vie, aux dĂ©pens de leurs charmes, et souvent au dĂ©triment de leur santĂ©, qu'elles donnent naissance Ă  des enfants. Le premier domicile de l'enfant et les deux rĂ©servoirs de sa nourriture, les organes qui caractĂ©risent le sexe, sont sujets Ă  deux maladies incurables. Il n'y a peut-ĂȘtre pas de joie comparable Ă  celle de la mĂšre qui voit son premier-nĂ© ; mais ce moment sera payĂ© bien cher. Le pĂšre se soulage du soin des garçons sur un mercenaire ; la mĂšre demeure chargĂ©e de la garde de ses filles. L'Ăąge avance ; la beautĂ© passe ; arrivent les annĂ©es de l'abandon, de l'humeur et de l'ennui. C'est par le malaise que Nature les a disposĂ©es Ă  devenir mĂšres ; c'est par une maladie longue et dangereuse qu'elle leur ĂŽte le pouvoir de l'ĂȘtre. Qu'est-ce alors qu'une femme ? NĂ©gligĂ©e de son Ă©poux, dĂ©laissĂ©e de ses enfants, nulle dans la sociĂ©tĂ©, la dĂ©votion est son unique et derniĂšre ressource. Dans presque toutes les contrĂ©es, la cruautĂ© des lois civiles s'est rĂ©unie contre les femmes Ă  la cruautĂ© de la nature. Elles ont Ă©tĂ© traitĂ©es comme des enfants imbĂ©ciles. Nulle sorte de vexations que, chez les peuples policĂ©s, l'homme ne puisse exercer impunĂ©ment contre la femme. La seule reprĂ©saille qui dĂ©pende d'elle est suivie du trouble domestique, et punie d'un mĂ©pris plus ou moins marquĂ©, selon que la nation a plus ou moins de mƓurs. Nulle sorte de vexations que le sauvage n'exerce contre sa femme. La femme, malheureuse dans les villes, est plus malheureuse encore au fond des forĂȘts. Écoutez le discours d'une Indienne des rives de l'OrĂ©noque ; et Ă©coutez-le, si vous le pouvez, sans en ĂȘtre Ă©mu. Le missionnaire jĂ©suite, Gumilla [15], lui reprochait d'avoir fait mourir une fille dont elle Ă©tait accouchĂ©e, en lui coupant le nombril trop court : « PlĂ»t Ă  Dieu, PĂšre, lui dit-elle, plĂ»t Ă  Dieu qu'au moment oĂč ma mĂšre me mit au monde, elle eĂ»t eu assez d'amour et de compassion, pour Ă©pargner Ă  son enfant tout ce que j'ai endurĂ© et tout ce que j'endurerai jusqu'Ă  la fin de mes jours ! Si ma mĂšre m'eĂ»t Ă©touffĂ©e en naissant, je serais morte ; mais je n'aurais pas senti la mort, et j'aurais Ă©chappĂ© Ă  la plus malheureuse des conditions. Combien j'ai souffert ! et qui sait ce qui me reste Ă  souffrir jusqu'Ă  ce que je meure ? ReprĂ©sente-toi bien, PĂšre, les peines qui sont rĂ©servĂ©es Ă  une Indienne parmi ces Indiens. Ils nous accompagnent dans les champs avec leur arc et leurs flĂšches. Nous y allons, nous, chargĂ©es d'un enfant qui pend Ă  nos mamelles, et d'un autre que nous portons dans une corbeille. Ils vont tuer un oiseau, ou prendre un poisson. Nous bĂȘchons la terre, nous ; et aprĂšs avoir supportĂ© toute la fatigue de la culture, nous supportons toute celle de la moisson. Ils reviennent le soir sans aucun fardeau ; nous, nous leur apportons des racines pour leur nourriture, et du maĂŻs pour leur boisson. De retour chez eux, ils vont s'entretenir avec leurs amis ; nous, nous allons chercher du bois et de l'eau pour prĂ©parer leur souper. Ont-ils mangĂ©, ils s'endorment ; nous, nous passons presque toute la nuit Ă  moudre le maĂŻs et Ă  leur faire la chica, et quelle est la rĂ©compense de nos veilles ? Ils boivent leur chica, ils s'enivrent ; et quand ils sont ivres, ils nous traĂźnent par les cheveux, et nous foulent aux pieds. Ah ! PĂšre, plĂ»t Ă  Dieu que ma mĂšre m'eĂ»t Ă©touffĂ©e en naissant ! Tu sais toi-mĂȘme si nos plaintes sont justes. Ce que je te dis, tu le vois tous les jours. Mais notre plus grand malheur, tu ne saurais le connaĂźtre. Il est triste pour la pauvre Indienne de servir son mari comme une esclave, aux champs accablĂ©e de sueurs, et au logis privĂ©e de repos ; mais il est affreux de le voir, au bout de vingt ans, prendre une autre femme plus jeune, qui n'a point de jugement. Il s'attache Ă  elle. Elle nous frappe, elle frappe nos enfants, elle nous commande, elle nous traite comme ses servantes ; et au moindre murmure qui nous Ă©chapperait, une branche d'arbre levĂ©e
 Ah ! PĂšre, comment veux-tu que nous supportions cet Ă©tat ? Qu'a de mieux Ă  faire une Indienne, que de soustraire son enfant Ă  une servitude mille fois pire que la mort ? PlĂ»t Ă  Dieu, PĂšre, je te le rĂ©pĂšte, que ma mĂšre m'eĂ»t assez aimĂ©e pour m'enterrer lorsque je naquis ! Mon cƓur n'aurait pas tant Ă  souffrir, ni mes yeux Ă  pleurer ! » Femmes, que je vous plains ! Il n'y avait qu'un dĂ©dommagement Ă  vos maux ; et si j'avais Ă©tĂ© lĂ©gislateur, peut-ĂȘtre l'eussiez-vous obtenu. Affranchies de toute servitude, vous auriez Ă©tĂ© sacrĂ©es en quelque endroit que vous eussiez paru. Quand on Ă©crit des femmes, il faut tremper sa plume dans l'arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussiĂšre des ailes du papillon ; comme le petit chien du pĂšlerin, Ă  chaque fois qu'on secoue la patte, il faut qu'il en tombe des perles ; et il n'en tombe point de celle de M. Thomas [16]. Il ne suffit pas de parler des femmes, et d'en parler bien, monsieur Thomas, faites encore que j'en voie. Suspendez-les sous mes yeux, comme autant de thermomĂštres des moindres vicissitudes des mƓurs et des usages. Fixez, avec le plus de justesse et d'impartialitĂ© que vous pourrez, les prĂ©rogatives de l'homme et de la femme ; mais n'oubliez pas que, faute de rĂ©flexion et de principes, rien ne pĂ©nĂštre jusqu'Ă  une certaine profondeur de conviction dans l'entendement des femmes ; que les idĂ©es de justice, de vertu, de vice, de bontĂ©, de mĂ©chancetĂ©, nagent Ă  la superficie de leur Ăąme ; qu'elles ont conservĂ© l'amour-propre et l'intĂ©rĂȘt personnel avec toute l'Ă©nergie de nature ; et que, plus civilisĂ©es que nous en dehors, elles sont restĂ©es de vraies sauvages en dedans, toutes machiavĂ©listes, du plus au moins. Le symbole des femmes en gĂ©nĂ©ral est celle de l'Apocalypse, sur le front de laquelle il est Ă©crit : mystĂšre. OĂč il y a un mur d'airain pour nous, il n'y a souvent qu'une toile d'araignĂ©e pour elles. On a demandĂ© si les femmes Ă©taient faites pour l'amitiĂ©. Il y a des femmes qui sont hommes, et des hommes qui sont femmes ; et j'avoue que je ne ferai jamais mon ami d'un homme-femme. Si nous avons plus de raison que les femmes, elles ont bien plus d'instinct que nous. La seule chose qu'on leur ait apprise, c'est Ă  bien porter la feuille de figuier qu'elles ont reçue de leur premiĂšre aĂŻeule. Tout ce qu'on leur a dit et rĂ©pĂ©tĂ© dix-huit Ă  dix-neuf ans de suite se rĂ©duit Ă  ceci : Ma fille, prenez garde Ă  votre feuille de figuier ; votre feuille de figuier va bien, votre feuille de figuier va mal. Chez une nation galante, la chose la moins sentie est la valeur d'une dĂ©claration. L'homme et la femme n'y voient qu'un Ă©change de jouissances. Cependant, que signifie ce mot si lĂ©gĂšrement prononcĂ© si frivolement interprĂ©tĂ© : Je vous aime ? Il signifie rĂ©ellement : « Si vous vouliez me sacrifier votre innocence et vos mƓurs ; perdre le respect que vous vous portez Ă  vous-mĂȘme, et que vous obtenez des autres ; marcher les yeux baissĂ©s dans la sociĂ©tĂ©. du moins jusqu'Ă  ce que, par l'habitude du libertinage, vous en ayez acquis l'effronterie ; renoncer Ă  tout Ă©tat honnĂȘte ; faire mourir vos parents de douleur, et m'accorder un moment de plaisir ; je vous en serais vraiment obligĂ© [17]. » MĂšres, lisez ces lignes Ă  vos jeunes filles : c'est, en abrĂ©gĂ©, le commentaire de tous les discours flatteurs qu'on leur adressera ; et vous ne pouvez les en prĂ©venir de trop bonne heure. On a mis tant d'importance Ă  la galanterie, qu'il semble qu'il ne reste aucune vertu Ă  celle qui a franchi ce pas. C'est comme la fausse dĂ©vote et le mauvais prĂȘtre, en qui l'incrĂ©dulitĂ© est presque le sceau de la dĂ©pravation. AprĂšs avoir commis le grand crime, ils ne peuvent avoir horreur de rien. Tandis que nous lisons dans des livres, elles lisent dans le grand livre du monde. Aussi leur ignorance les dispose-t-elle Ă  recevoir promptement la vĂ©ritĂ©, quand on la leur montre. Aucune autoritĂ© ne les a subjuguĂ©es ; au lieu que la vĂ©ritĂ© trouve Ă  l'entrĂ©e de nos crĂąnes un Platon, un Aristote, un Épicure, un ZĂ©non, en sentinelles, et armĂ©s de piques pour la repousser. Elles sont rarement systĂ©matiques, toujours Ă  la dictĂ©e du moment. Thomas ne dit pas un mot des avantages du commerce des femmes pour un homme de lettres ; et c'est un ingrat. L'Ăąme des femmes n'Ă©tant pas plus honnĂȘte que la nĂŽtre, mais la dĂ©cence ne leur permettant pas de s'expliquer avec notre franchise, elles se sont fait un ramage dĂ©licat, Ă  l'aide duquel on dit honnĂȘtement tout ce qu'on veut quand on a Ă©tĂ© sifflĂ© dans leur voliĂšre. Ou les femmes se taisent, ou souvent elles ont l'air de n'oser dire ce qu'elles disent. On s'aperçoit aisĂ©ment que Jean-Jacques a perdu bien des moments aux genoux des femmes, et que Marmontel en a beaucoup employĂ© entre leurs bras. On soupçonnerait volontiers Thomas et D'Alembert d'avoir Ă©tĂ© trop sages. Elles nous accoutument encore Ă  mettre de l'agrĂ©ment et de la clartĂ© dans les matiĂšres les plus sĂšches et les plus Ă©pineuses. On leur adresse sans cesse la parole ; on veut en ĂȘtre Ă©coutĂ© ; on craint de les fatiguer ou de les ennuyer ; et l'on prend une facilitĂ© particuliĂšre de s'exprimer, qui passe de la conversation dans le style. Quand elles ont du gĂ©nie, je leur en crois l'empreinte plus originale qu'en nous. -------------------------------------------------------------------------------- 1.? Ce morceau se trouve dans la Correspondance littĂ©raire de Grimm, annĂ©e 1772, avec des changements qu'il s'est permis de faire ; nous ne rapporterons que deux variantes qui nous ont paru mĂ©riter quelque intĂ©rĂȘt. (Br.) — L'article Sur les Femmes, quoique court, mĂ©rite bien d'ĂȘtre distinguĂ© des articles de pure critique au jour le jour comme Diderot en fournissait tant Ă  Grimm. Il fait partie de cette sĂ©rie qu'il appelait les petits papiers, « c'est-Ă -dire les petits chefs-d'Ɠuvre, » ajoute Sainte-Beuve. 2.? Essai sur le caractĂšre, les mƓurs et l'esprit des femmes dans les diffĂ©rents siĂšcles. Paris, 1772, in-8°, fig. 3.? Saint JĂ©rĂŽme. (Br.) 4.? CrĂ©billon, vers supprimĂ©s dans la scĂšne premiĂšre du deuxiĂšme acte de Catilina. (Br.) 5.? Voir dans la Correspondance de Grimm, annĂ©e 1761, la lettre de La Condamine sur le crucifiement des dĂ©votes jansĂ©nistes convulsionnaires. 6.? Du Doyer de Gastel, Ă  la suite de La Condamine, rend compte, dans la mĂȘme Correspondance de Grimm, du Miracle du jour de la Saint-Jean, 1759 ; c'est la sƓur Françoise qui est l'hĂ©roĂŻne de cette scĂšne d'exaltation oĂč les secours, comme on appelait ces tortures, sont des coups de hache, des coups d'Ă©pĂ©e, et finalement l'incendie du lit et de la robe de la patiente. Françoise Ă©tait une fille de cinquante-huit ans, ce n'est pas elle qui fit au jeune Du Doyer l'Ă©trange aveu rapportĂ© par Diderot. 7.? À l'occasion de la conjuration du prince de Cellamare. (Br.) 8.? Il y a eu une improvisatrice prussienne de ce nom, mais plus connue sous celui de Karschin. 9.? « La coquette a envie d'avoir A pour ami, B pour amant, C pour mari. Le premier a pour lui la confiance, le second la passion, le troisiĂšme la vanitĂ© ; elle essaiera de A, se dĂ©goĂ»tera de B et gardera C. A rĂšgne sur le cƓur, G sur la tĂȘte, et B sur ce mobile interne que les mĂ©decins appellent le plexus nerveux, que votre Diderot a nommĂ© la bĂȘte fĂ©roce, et que nous autres savants, nous regardons comme remplaçant dans la mĂ©canique de la femme la machine Ă  vapeurs. » RĂ©cit exact de ce qui s'est passĂ© Ă  la sĂ©ance de la SociĂ©tĂ© des Observateurs de la Femme, le mardi 2 novembre 1802. Dans cette spirituelle parodie des faits et gestes de la SociĂ©tĂ© des Observateurs de l'Homme, Lemontey, parlant de la dĂ©coration de la salle oĂč se tenait la sĂ©ance, dit qu'elle Ă©tait dĂ©corĂ©e des « bustes de trois philosophes qui avaient particuliĂšrement mĂ©ditĂ© sur la femme : Thomas, Rousseau et Diderot. Le premier avait l'air de lire, le second de rĂȘver, et le troisiĂšme de prĂȘcher. La mĂȘme variĂ©tĂ© se retrouvait dans les matiĂšres que le sculpteur avait employĂ©es : Thomas Ă©tait en plĂątre verni, Rousseau en bronze dorĂ©, et Diderot en lave brute. » Cette apprĂ©ciation nous paraĂźt aussi juste qu'ingĂ©nieuse. 10.? Mme Guyon, quiĂ©tiste cĂ©lĂšbre du xviie siĂšcle, qui sĂ©duisit, jusqu'Ă  FĂ©nelon, a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e par M. Matter dans son livre le Mysticisme en France au temps de FĂ©nelon Paris, Didier, 1866, in-18. Ses rĂȘveries ont Ă©tĂ© publiĂ©es d'abord par fragments. Le traitĂ© des Torrents (spirituels), qui avait longtemps couru manuscrit, fut imprimĂ©, pour la premiĂšre fois, dans l'Ă©dition des Opuscules spirituels, Cologne, 1704, in-12. En 1790 on donna une Ă©dition complĂšte des ƒuvres de Mme Guyon, en quarante volumes in-8°, Paris, chez les libraires associĂ©s. 11.? Fait citĂ© par Bayle dans les PensĂ©es sur la comĂšte de 1680. Il place la scĂšne Ă  Damas au temps de saint Louis. 12.? Le mĂ©decin Silva, consultĂ© Ă  Bordeaux par une foule de jolies femmes, qui se plaignaient de vapeurs et de maux de nerfs, leur rĂ©pondit : « Ce ne sont pas des maux de nerfs, c'est le mal caduc. » Le lendemain, il n'y eut plus une seule femme dans Bordeaux qui eĂ»t mal aux nerfs. (Br.) 13.? Boerhaave guĂ©rit une Ă©pidĂ©mie d'hystĂ©rie en menaçant les malades du cautĂšre. 14.? Variante : « Le dĂ©goĂ»t de vivre saisit les femmes de Milet, les magistrats dĂ©clarent que, etc. » 15.? Histoire naturelle, civile et gĂ©ographique de l'OrĂ©noque. Un des premiers collaborateurs de Diderot, Eidous, avait traduit cet ouvrage en 1758. Avignon et Paris, 3 vol. in-12, fig. 16.? Variante : « Affranchies de toute servitude, je vous aurais mises au-dessus de la loi ; vous auriez Ă©tĂ© sacrĂ©es en quelque endroit que vous eussiez paru. Quand on veut Ă©crire des femmes, il faut, monsieur Thomas, tremper sa plume dans l'arc-en-ciel, et secouer sur sa ligne la poussiĂšre des ailes du papillon. Il faut ĂȘtre plein de lĂ©gĂšretĂ©, de dĂ©licatesse et de grĂąces ; et ces qualitĂ©s vous manquent. Comme le petit chien du pĂšlerin, Ă  chaque fois qu'on secoue sa patte, il faut qu'il en tombe des perles, et il n'en tombe aucune de la vĂŽtre. » — M. Villemain (Cours de littĂ©rature), critiquant cette phrase, Ă©tait blessĂ©, non pas d'y voir Thomas gratifiĂ© d'une patte, mais bien l'arc-en-ciel changĂ© en encrier. L'image est peut-ĂȘtre en effet un peu risquĂ©e, mais elle est si expressive ! 17.? Cette leçon est Ă  peu prĂšs celle que Diderot donnait un jour Ă  sa fille, et qu'il rapporte dans sa lettre Ă  Mlle Voland, du 22 novembre 1768. .