Arthur Conan Doyle (1859-1930)
NĂ© Arthur Doyle, adopta le patronyme "Conan Doyle", Conan Ă©tant le nom de son parrain.
Traducteur: RenĂ© LĂ©cuyer (1887 â 1939)
LA NUIT TRAGIQUE
- Robinson, le patron te demande !
« Le diable lâemporte ! » bougonnai-je en moi-mĂȘme ; car M. Dickson, reprĂ©sentant Ă Odessa de la maison Bailey et Cie, les gros marchands de blĂ©, Ă©tait un homme particuliĂšrement irascible, comme jâavais dĂ©jĂ eu lâoccasion de lâapprendre Ă mes dĂ©pens.
â Quâest-ce quâil y a encore de cassĂ© ? â demandai-je Ă mon collĂšgue ; â est-ce quâil a dĂ©jĂ eu vent de notre escapade Ă NicolaĂŻeff, ou bien sâagit-il dâautre chose ?
â Je nâen ai pas la moindre idĂ©e, â me rĂ©pondit Gregory ; â mais le vieux mâa paru dâassez bonne humeur. Seulement je te conseille de ne pas te faire attendre.
Pour ĂȘtre prĂȘt Ă toute Ă©ventualitĂ© je mâefforçai donc de prendre la mine scandalisĂ©e dâun homme quâon accuse injustement, et jâentrai rĂ©solument dans la cage du lion.
M. Dickson Ă©tait debout ; le dos au feu, dans cette attitude chĂšre aux nĂ©gociants britanniques ; il mâinvita dâun geste Ă mâasseoir.
â Monsieur Robinson, â commença-t-il ; â jâai beaucoup de confiance dans votre bon sens et votre discrĂ©tion. Sans doute, il faut que jeunesse se passe, mais je crois que, malgrĂ© vos apparences de lĂ©gĂšretĂ©, vous avez au fond le caractĂšre trĂšs sĂ©rieux.
Je mâinclinai.
â Il me semble, â poursuit-il, â que vous parlez le russe assez couramment.
Je mâinclinai encore.
â Eh bien, voici, â continua-t-il ; â jâai une mission Ă vous confier ; votre avancement pourra dĂ©pendre de lâhabiletĂ© avec laquelle vous la remplirez, car câest une affaire de la pus haute importance, et je mâen serais chargĂ© moi-mĂȘme si ma prĂ©sence ici nâĂ©tait absolument indispensable.
â Soyez certain, monsieur, â que je mây emploierai de mon mieux, â rĂ©pondis-je.
â Bien, monsieur, trĂšs bien ! Voici en deux mots ce dont il sâagit. La ligne du chemin de fer vient dâĂȘtre prolongĂ©e jusquâĂ Solteff, Ă quelques centaines de milles vers le nord. Or, je dĂ©sirerais prendre les devants sur les autres firmes dâOdessa pour mâassurer la rĂ©colte de cette rĂ©gion, rĂ©colte qui pourra, jâai tout lieu de le croire, sâacquĂ©rir Ă trĂšs bas prix. Vous pousserez donc jusquâĂ Solteff, et lĂ , vous irez rendre visite Ă un certain M. Dimidoff, qui est le plus grand propriĂ©taire foncier de la ville. Vous traiterez avec lui au mieux de nos intĂ©rĂȘts. Nous tenons, M. Dimidoff et moi, Ă ce que lâaffaire se fasse sans bruit et aussi secrĂštement que possible⊠il sera mĂȘme prĂ©fĂ©rable quâon en ignore tout jusquâau moment oĂč le grain arrivera Ă Odessa. Nous y tenons : moi, dans lâintĂ©rĂȘt de la maison, et M. Dimidoff en raison des prĂ©jugĂ©s quâentretiennent ses cultivateurs Ă lâĂ©gard de lâexportation. Vous partirez ce soir mĂȘme ; on sera prĂ©venu de votre arrivĂ©e lĂ -bas, et il y aura quelquâun pour vous attendre. Je vous ouvrirai un crĂ©dit pour vos frais de voyage. Câest tout. Monsieur Robinson, je vous salue, et je compte que vous saurez vous montrer digne de la bonne opinion que jâai toujours eue de vous.
â Gregory, â dis-je en rentrant tout fier dans le bureau ; â je pars ; je suis chargĂ© dâune mission⊠dâune mission secrĂšte, mon vieux, il sâagit dâune affaire de plusieurs mille livres. PrĂȘte-moi la petite valise (la mienne est trop prĂ©tentieuse) et dis Ă Ivan dây empaqueter mes affaires. Un millionnaire russe mâattend au terme de mon voyage. Surtout, pas un mot de tout cela aux employĂ©s de Simpkins, sans quoi tout serait perdu.
JâĂ©tais tellement flattĂ© dâĂȘtre, comme on dit, « dans la coulisse » que toute la journĂ©e, je me pavanai dans le bureau avec lâair dâun hĂ©ros de roman de cape et dâĂ©pĂ©e, en feignant le plus possible dâĂȘtre lâobjet de prĂ©occupations et de responsabilitĂ©s sans nombre ; et lorsque je sortis, le soir, pour me rendre Ă la gare, quiconque mâeĂ»t observĂ© aurait pu croire, Ă mes allures cauteleuses et inquiĂštes, que jâemportais tout le contenu du coffre-fort dans la petite valise de Gregory. Je me fis la rĂ©flexion quâil avait Ă©tĂ© bien imprudent de laisser subsister toutes les Ă©tiquettes anglaises qui y Ă©taient collĂ©es. Mais enfin, il fallait espĂ©rer que tous ces « Londres » et ces Birmingham » nâĂ©veilleraient la curiositĂ© de personne, ou que du moins, aucun concurrent de mon patron nâen pourrait dĂ©duire qui jâĂ©tais et ce que jâallais faire.
Ayant acquittĂ© le nombre de roubles voulu et reçu mon billet en Ă©change, je mâinstallai dans le coin dâun confortable wagon russe, et mâabsorbai dans les rĂ©flexions bĂ©ates que mâinspirait mon extraordinaire bonne fortune. Dickson commençait Ă vieillir Ă prĂ©sent, et si je parvenais Ă conduire cette affaire dâune façon satisfaisante, les consĂ©quences les plus heureuses pourraient en rĂ©sulter pour moi. Jâentrevis la perspective de devenir bientĂŽt associĂ© de la maison, et tout Ă ma rĂȘverie, il me sembla que le rythme du train ronronnait continuellement : « Bailey, Robinson et Cie » et recommençait : « Bailey, Robinson et Cie » en un refrain monotone qui, peu Ă peu, ne devint plus quâun murmure et finit par cesser tout Ă fait, tandis que je mâabandonnais au sommeil.
Si jâavais pu prĂ©voir lâaventure qui mâattendait au terme de mon voyage, il nâaurait Ă coup sĂ»r pas Ă©tĂ© si paisible.
Je mâĂ©veillai avec cette instinctive sensation de gĂȘne que lâon Ă©prouve Ă se sentir Ă©troitement Ă©piĂ© par quelquâun et en ouvrant les yeux, je mâaperçus tout de suite que je ne mâĂ©tais pas trompĂ©.
Un homme de haute taille, brun, sâĂ©tait assis sur la banquette en face de moi, et ses yeux noirs et sinistres mâexaminaient avec une attention si grande que lâon aurait dit quâils voulaient regarder jusquâau fond de moi-mĂȘme. Son attention se porta ensuite sur la petite valise que jâavais dĂ©posĂ©e Ă terre Ă cĂŽtĂ© de moi.
« Grand Dieu, » pensai-je, « je parie que cet homme est lâagent de Simpkin. Je le disais bien que Gregory avait Ă©tĂ© nĂ©gligent de ne pas arracher ces Ă©tiquettes. »
Je refermai les yeux pendant quelque temps, mais lorsque je les rouvris ensuite, je trouvai encore mon compagnon en train de mâobserver.
â Vous venez dâAngleterre, Ă ce que je vois, â me dit-il en russe, dĂ©couvrant une grimace qui cherchait Ă ĂȘtre un aimable sourire.
â Oui, â rĂ©pondis-je.
Jâavais essayĂ© de prendre un ton dĂ©tachĂ©, mais je sentais bien que je nây avais nullement rĂ©ussi.
â Et⊠vous voyagez pour votre plaisir ? â insista lâinconnu.
â Oui, â rĂ©pondis-je avec empressement, â pour mon plaisir et pas pour autre chose.
â Bien entendu, â rĂ©pliqua-t-il dâune voix lĂ©gĂšrement ironique, â câest toujours pour leur plaisir que les Anglais voyagent, nâest-il pas vrai ?
Son attitude Ă©tait mystĂ©rieuse, pour ne pas dire plus. Il nây avait que deux hypothĂšses possibles pour lâexpliquer : oĂč cet homme Ă©tait un fou, ou bien câĂ©tait lâagent dâune maison similaire Ă la mienne, voyageant dans le mĂȘme but que moi et dĂ©sireux de me montrer quâil devinait mon secret.
Lâune Ă©tait aussi dĂ©sagrĂ©able que lâautre, et somme toute, ce fut avec soulagement que je vis le train sâarrĂȘter sous le hangar branlant qui tenait lieu de gare Ă la ville naissante de Solteff â Solteff dont jâĂ©tais sur le point de dĂ©couvrir les ressources et au commerce de qui jâaillais faire prendre un nouvel essor. Pour un peu, je me serais attendu Ă voir un arc de triomphe dressĂ© sur le quai en mon honneur.
M. Dikson mâavait prĂ©venu quâil y aurait quelquâun pour me recevoir. Je me mis donc Ă regarder autour de moi dans la foule bigarrĂ©e, mais sans y dĂ©couvrir personne qui pĂ»t passer de prĂšs ou de loin pour M. Dimidoff.
Tout Ă coup, un homme de mise nĂ©gligĂ©e, ayant une barbe de huit jours, passa devant moi, regardant ma figure, puis ma valise â cette maudite valise, cause de tout le mal. Presque tout de suite il disparut dans la foule, mais un instant aprĂšs, il revint Ă moi dâune dĂ©marche plus lente, et me chuchota sans en avoir lâair :
â Suivez-moi, mais Ă distance.
Et aussitĂŽt, il sortit de la gare et sâengagea dâun pas vif dans la rue en face.
Quel Ă©tait ce nouveau mystĂšre ?
Ma valise Ă la main, je mâefforçai de le suivre aussi rapidement que je pus, et en tournant le coin, je vis un grossier droschki qui attendait.
Mon singulier compagnon mâen ouvrit la portiĂšre, et jây montai :
â Est-ce que monsieur Dim⊠â commençai-je.
â Chut ! â interrompit-il. â Pas de noms, pas de noms. Les murs eux-mĂȘmes ont des oreilles. Vous saurez tout, ce soir.
Et sur cette promesse, il referma la portiĂšre et saisit les rĂȘnes. Nous partĂźmes immĂ©diatement Ă une allure rapide â si rapide mĂȘme que je vis mon compagnon de voyage aux yeux noirs nous regarder jusquâĂ ce que nous eussions disparu.
Tandis que nous filions ainsi, ballottés par cet abominable véhicule sans ressort, je me pris à réfléchir sérieusement.
Est-il possible quâil faille avoir recours Ă tant de mystĂšre pour vendre du bien qui vous appartient ? Ma parole, câest pire quâun propriĂ©taire irlandais. Câest monstrueux !⊠Hum, il nâa pas lâair dâhabiter un quartier bien aristocratique non plus, » monologuai-je en regardant les ruelles Ă©troites et tortueuses par lesquelles nous passions, et les habitants misĂ©rables et malpropres qui les peuplaient. « Je voudrais bien ĂȘtre accompagnĂ© de Gregory ou dâun autre de mes collĂšgues, car cela me fait lâeffet dâun vrai coupe-gorge ! Sapristi, le voilĂ qui sâarrĂȘte. Il faut croire que nous sommes rendus !
Nous lâĂ©tions sans doute en effet, car le droshki stoppa, et la tĂȘte hirsute de mon conducteur se montra Ă la portiĂšre.
â Câest ici, trĂšs honorĂ© maĂźtre, â me dit-il en mâaidant Ă descendre.
â Est-ce que M. Dimi⊠â commençai-je pour la seconde fois ; mais il mâinterrompit encore.
â Tout ce que vous voudrez, mais pas de noms, â murmura-t-il ; â tout ce que vous voudrez exceptĂ© cela. De la prudence, ĂŽ trĂšs vĂ©nĂ©rĂ© maĂźtre.
Et il me poussa à travers un corridor dallé, et me fit monter ensuite un escalier qui se trouvait au fond.
â Donnez-vous la peine de vous asseoir un instant ; â reprit-il en ouvrant une porte. â On va vous servir Ă manger.
LĂ -dessus, il se retira, mâabandonnant Ă mes rĂ©flexions.
« Ma foi, » me dis-je, « il est un fait certain, câest que si la maison de M. Dimidoff nâa pas un aspect trĂšs engageant, ses domestiques sont, du moins, on ne peut mieux stylĂ©s. « TrĂšs vĂ©nĂ©rĂ©, maĂźtre ! » « TrĂšs honorĂ©, maĂźtre ! » Je me demande quel titre il pourrait bien employer sâil avait affaire au vieux Dickson en personne, mais ce ne serait sans doute pas convenable. Au fait, je nâavais pas remarqué⊠câest singulier : cela ressemble Ă une prison ! »
La piĂšce en avait certes bien lâair en effet. La porte Ă©tait en fer dâune soliditĂ© Ă toute Ă©preuve ; la fenĂȘtre unique et garnie de barreaux trĂšs serres. Le plancher Ă©tait en bois et paraissait un peu branlant sous les pieds. Plancher et murs Ă©taient copieusement Ă©claboussĂ©s de cafĂ© et de je ne sais quel autre liquide de couleur sombre. Bref, câĂ©tait lĂ un sĂ©jour qui nâinvitait pas Ă la gaietĂ©.
Jâavais Ă peine terminĂ© mon inspection, lorsque jâentendis des pas rĂ©sonner dans le couloir ; un instant aprĂšs, la porte sâouvrit, et je vis reparaĂźtre lâhomme qui mâavait amenĂ© ; il venait mâannoncer que le dĂźner Ă©tait servi, en sâexcusant, avec force saluts et politesses, de mâavoir fait attendre dans ce quâil appelait « la chambre de congĂ©. »
Il me fit repasser le corridor et mâintroduisit dans une piĂšce fort convenablement meublĂ©e. Au milieu de cette piĂšce Ă©tait dressĂ©e une table pour deux convives, et prĂšs du feu, se tenait un homme guĂšre plus ĂągĂ© que moi.
Ce dernier, en mâentendant entrer, se retourna et sâavança Ă ma rencontre avec toutes les marques du plus profond respect.
â Si jeune et pourtant comblĂ© dĂ©jĂ dâun tel lâhonneur ! â sâexclama-t-il.
Puis, comme sâil repensait tout Ă coup Ă quelque chose quâil avait oubliĂ©e, il continua : â Veuillez vous asseoir, je vous en prie. Vous devez ĂȘtre fatiguĂ© de votre long et pĂ©nible voyage. Nous allons dĂźner tĂȘte-Ă -tĂȘte ; mais les autres sâassembleront ensuite.
â Câest Ă M. Dimidoff, sans doute, que jâai lâhonneur de parler ? â lui demandai-je.
â Non, monsieur, â me rĂ©pliqua-t-il en fixant sur moi ses yeux gris pleins de perspicacitĂ©. â Mon nom est Petrokini ; vous me confondez sans doute avec un des autres. Nous laissons cela ; quâil ne soit pas question de nos affaires tant que le conseil ne sera pas rĂ©uni. GoĂ»tez un peu Ă la soupe de notre chef ; jâai tout lieu de penser que vous la trouverez excellente.
Qui Ă©tait-ce M. Petrokine, et quels pouvaient ĂȘtre les autres dont il me parlait, je nâen avait pas la moindre idĂ©e. Quelques gĂ©rants de propriĂ©tĂ©s de Dimidoff, peut-ĂȘtre, bien que le nom ne parut pas ĂȘtre familier Ă mon compagnon. NĂ©anmoins, comme il semblait dĂ©sireux, pour lâinstant, dâesquiver toute question relative Ă nos affaires, je me conformai Ă son caprice, et nous nous mĂźmes Ă causer de la vie sociale en Angleterre, sujet quâil possĂ©dait Ă fond, et quâil paraissait avoir Ă©tudiĂ© avec la plus grande subtilitĂ©. Les rĂ©flexions que je lui entendis faire Ă©galement sur Malthus et les lois de la repopulation Ă©taient toutes excellentes, quoique frisant un peu le radicalisme.
â Ă propos, â constata-t-il, tandis que nous fumions un cigare en dĂ©gustant une bouteille de bon vin ; â nous ne vous aurions jamais reconnu sans les Ă©tiquettes anglaises qui se trouvaient sur vos bagages ; câest un heureux hasard quâAlexandre les ait remarquĂ©es. On ne nous avait donnĂ© de vous aucun signalement, et nous nous attendions mĂȘme Ă avoir affaire Ă un homme un peu plus ĂągĂ©. Il faut convenir, en effet, monsieur, que vous ĂȘtes bien jeune pour ĂȘtre chargĂ© dâun mission pareille.
â Mon chef a confiance en moi, â repartis-je, â et nous avons eu maintes fois lâoccasion de constater dans notre commerce, que la perspicacitĂ© nâĂ©tait pas incompatible avee la jeunesse.
Votre observation est juste, monsieur, â reconnut mon nouvel ami ; toutefois, je mâĂ©tonne que vous appliquiez le nom de commerce Ă notre glorieuse association ! Un terme pareil est vraiment par trop vulgaire pour quâon lâattribue Ă une rĂ©union dâhommes associĂ©s pour donner au monde ce quâil souhaite le plus ardemment, mais quâil ne pourrait jamais espĂ©rer goĂ»ter, si nous ne consacrions pas tous nos efforts Ă le lui fournir. Il serait plus convenable dâappeler cela une confrĂ©rie spirituelle.
« Fichtre ! » pensai-je in petto, « ce quâil serait fier, le patron, sâil entendait ! Quel que soit cet homme il a certainement dĂ» ĂȘtre de la partie. »
â Maintenant, monsieur, â me fit observer M. Petrokine, â la pendule marque huit heures, et il est probable que le conseil siĂšge dĂ©jĂ . Montons ensemble et je vous prĂ©senterai. Je crois superflu de vous rappeler quâon observe chez nous le plus grand secret, et que lâon attend votre arrivĂ©e avec impatience.
Tout en le suivant, je ruminais dans ma cervelle le moyen le meilleur de remplir ma mission et de mâassurer les conditions les plus avantageuses. Ils avaient lâair aussi anxieux que moi de mener Ă bien cette affaire et ne semblaient pas vouloir y mettre la moindre opposition : le plus sage serait donc peut-ĂȘtre de les laisser venir afin de voir ce quâils me proposeraient.
Je venais Ă peine dâopiner en faveur de cette derniĂšre tactique lorsque mon guide ouvrit une large porte au fond du corridor, et me fit entrer dans une piĂšce encore plus luxueusement meublĂ©e que celle oĂč jâavais dĂźnĂ©. Une longue table, recouverte de serge verte et jonchĂ©e de papiers, courait dans le milieu.
Autour de cette table Ă©taient assis quatorze ou quinze hommes qui causaient avec animation.
En nous voyant entrer, toute la compagnie se leva et salua. Je ne pus mâempĂȘcher de constater que mon compagnon nâattirait pas la moindre attention, tandis quâau contraire tous les yeux se fixaient sur moi avec un singulier mĂ©lange de surprise et de respect quasi servile. Celui qui occupait la place dâhonneur et dont le teint trĂšs pĂąle prĂ©sentait un contraste frappant avec ses cheveux et sa moustache dâun noir bleutĂ©, mâinvita Ă prendre le siĂšge qui se trouvait Ă cĂŽtĂ© de lui.
â Je nâai pas besoin de vous annoncer, â dit M. Petrokine lorsque je fus assis, â que vous avez maintenant lâhonneur de recevoir parmi vous lâagent anglais Gustave Berger. Il est jeune assurĂ©ment, Alexis, â continua-t-il en sâadressant Ă mon blĂȘme voisin, et cependant sa rĂ©putation sâĂ©tend dĂ©jĂ Ă lâEurope entiĂšre.
« Tout beau, tout beau, nâexagĂ©rons rien, » murmurai-je intĂ©rieurement.
Et jâajoutai tout haut :
â Si câest Ă moi que vous voulez faire allusion, monsieur, je dois vous prĂ©venir que, si je suis en effet anglais, comme vous le dites, mon nom nâest pas Berger, mais Robinson⊠M. Ton Robinson, pour vous servir.
Un Ă©clat de rire parcourut le tour de la table.
â Soit, soit, â acquiesça celui quâon appelait Alexis. â Je loue fort votre discrĂ©tion, ami trĂšs honorĂ©. On ne saurait trop se tenir sur ses gardes. Conservez votre sobriquet anglais puisque vous le jugez bon ; moi, je nây vois aucun inconvĂ©nient. En attendant, je regrette quâil nous faille accomplir un pĂ©nible devoir en cette mĂ©morable soirĂ©e qui sera sans doute si grosse de consĂ©quences pour nous ; mais il faut coĂ»te que coĂ»te que les rĂšgles de notre association soient observĂ©es, et il est indispensable que nous donnions ce soir un congĂ©.
« OĂč diantre veut-il en venir ? » me demandai-je « Quâest-ce que cela peut me faire quâil flanque son domestique Ă la porte ? Je ne sais pas oĂč peut nicher ce Dimidoff quâon ne voit nulle part, mais je commence Ă croire quâil a installĂ© ici un asile dâaliĂ©nĂ©s.
â Otez-lui son bĂąillon !
En entendant ces mots, je sursautai comme si lâon mâavait braquĂ© un pistolet sous le nez.
Câest Petrokine qui avait parlĂ©. Pour la premiĂšre fois je remarquai quâun homme corpulent et bouffi, assis au bout de la table, avait les mains attachĂ©es autour de sa chaise et un mouchoir nouĂ© sur la bouche.
Dâhorribles soupçons commencĂšrent Ă me ronger le cour. OĂč Ă©tais-je ? Ătais-je chez M. Dimidoff ? Quels Ă©taient ces individus avec leurs singuliĂšres façons de parler ?
â Maintenant, Paul Ivanovitch, â reprit Petrokine, â quâavez-vous Ă dire avant de vous en aller ?
â Ne me congĂ©diez pas, messieurs, â implora-t-il ; â ne me congĂ©diez pas. Tout ce que vous voudrez, mais pas cela ! Je mâexilerai dans quelque pays lointain, et ma bouche restera muette pour toujours. Je ferai tout ce que la sociĂ©tĂ© exigera de moi ; mais je vous en conjure, ne me congĂ©diez pas.
â Vous savez quelles sont nos lois, et vous savez quel est votre crime, â rĂ©pondit Alexis dâune voix froide et dure. â Qui sâest fait chasser dâOdessa grĂące Ă sa langue traĂźtresse et Ă son double visage ! Qui a Ă©crit la lettre anonyme au Gouverneur ? Qui a coupĂ© le fil qui aurait supprimĂ© le tyran trois fois maudit ? Câest vous, Paul Ivanovitch, vous le savez bien, et pour cela, il va vous falloir mourir.
Je me renversai en arriĂšre, â complĂštement suffoquĂ©.
â Emmenez-le, ordonna Petrokine.
Et lâhomme du drochski, secondĂ© par dâeux autres, força le malheureux Ă sortir.
Jâentendis leurs pas sâĂ©loigner le long du corridor, puis une porte sâouvrir et se refermer. Ensuite il y eut comme un bruit de lutte, terminĂ© par un coup retentissant suivi dâun choc sourd.
â Ainsi pĂ©rissent tous ceux qui manquent Ă leurs serments, â prononça Alexis dâun ton solennel.
â La mort seule peut nous congĂ©dier et nous faire quitter lâordre auquel nous appartenons ; â dit un autre homme un peu plus loin que lui ; â mais M. Berg⊠M. Robinson est pĂąle. Cette scĂšne Ă Ă©tĂ© trop impressionnante pour lui aprĂšs le long voyage quâil IvienĂź de faire.
« Oh, Tom, Tom, mon vieux, » pensai-je Ă part moi, « si jamais tu te tires de ce guĂȘpier, tu ne risqueras rien de faire amende honorable de toutes tes fautes. En ce moment, tu nâes guĂšre prĂ©parĂ© Ă comparaĂźtre devant le Grand Juge ».
Ce qui Ă©tait non moins Ă©vident aussi, : hĂ©las ! câest que, par suite de je ne sais quelle erreur inexplicable je me trouvais maintenant au beau milieu dâune bande de Nihilistes implacables, qui me prenaient pour un membre de leur confrĂ©rie. AprĂšs la scĂšne dont je venais dâĂȘtre tĂ©moin, je compris que ma seule chance de salut consisterait Ă jouer le rĂŽle qui mâĂ©tait imposĂ© jusquâĂ ce que lâoccasion de mâĂ©vader se prĂ©sentĂąt. Je fis donc tous mes efforts pour reprendre possession de mon sang-froid qui venait dâĂȘtre Ă©branlĂ© de si rude maniĂšre.
â Il est de fait que je suis fatiguĂ©, â rĂ©pondis-je ; â mais je me sens plus fort Ă prĂ©sent. Excusez, ce moment de dĂ©faillance involontaire.
â Nous lâexcuserons dâautant plus volontiers quâil Ă©tait bien naturel, â dit un homme fort barbu assis Ă ma droite. â Et maintenant, ami trĂšs honorĂ©, expliquez-nous comment se comporte notre cause en Angleterre.
â Ă merveille, â repartis-je.
â Le grand commissaire a-t-il eu la condescendance dâenvoyer un message Ă la section de Solteff ? questionna Petrokine.
â Il ne mâa rien donnĂ© par Ă©crit, â rĂ©pliquai-je.
â Mais de vive voix ?
â Oui, il mâa assurĂ© quâil lâavait regardĂ©e agir avec la plus vive satisfaction, â rĂ©pondis-je.
â Câest bien ! câest bien ! â prononcĂšrent plusieurs voix autour de la table.
Ma situation mâapparaissait si critique que jâen avais la nausĂ©e et des Ă©tourdissements. Dâun moment Ă lâautre, on pourrait me poser une question embarrassante qui me ferait tout de suite voir sous mon vĂ©ritable jour. Je me levai et, prenant un carafon dâeau-de-vie qui se trouvait sur un guĂ©ridon, je mâen versai un petit verre. Cela me donna un coup de fouet qui me remit Ă peu prĂšs dâaplomb, et lorsque je repris ma place, jâavais regagnĂ© suffisamment dâinsoucience pour juger presque drĂŽle la position oĂč je me trouvais et avoir envie de jouer au plus fin avec mes bourreaux. NĂ©anmoins, jâavais gardĂ© toute ma prĂ©sence dâesprit.
â Vous ĂȘtes allĂ© Ă Birmingham ? â interrogea lâhomme barbu.
â Plusieurs fois, â rĂ©pondis-je.
â En ce cas, vous avez dĂ» voir lâatelier et lâarsenal privĂ©s.
â Je les ai visitĂ©s tous deux Ă diverses reprises.
â La police ignore toujours complĂštement leur existence, jâimagine, â continua lâautre.
â ComplĂštement, â repartis-je.
â Pourriez-vous nous expliquer comment il se fait quâune aussi vaste entreprise passe si absolument inaperçue ?
Cette fois, câĂ©tait bien ce qui sâappelle « une colle » ; cependant, mon imprudence innĂ©e, jointe Ă lâinfluence de lâeau-de-vie me vinrent en aide.
â Câest lĂ une chose, â rĂ©pondis-je, â que je ne me considĂšre pas comme autorisĂ© Ă rĂ©vĂ©ler mĂȘme ici. En refusant de vous fournir lâexplication que vous me demandez, je ne fais que me conformer aux instructions que jâai reçues du grand commissaire.
â Vous avez raison⊠vous avez parfaitement raison, â dĂ©clara Petrokine. â Avant dâentrer dans de tels dĂ©tails, vous irez sans doute prĂ©senter votre rapport au bureau central de Moscou.
â Parfaitement, â mâempressai-je de rĂ©pondre, trop heureux de voir quâil mâaidait lui-mĂȘme Ă me tirer dâaffaire.
â Nous avons appris, â dit Alexis, â que lâon vous avait envoyĂ© inspecter le Livadia. Pouvez-vous nous fournir quelques renseignements Ă ce propos ?
â Je mâefforcerai de rĂ©pondre Ă toutes les questions que vous me poserez, dĂ©clarai-je, en dĂ©sespoir de cause.
â Des ordres ont-ils Ă©tĂ© donnĂ©s Ă Birmingham Ă ce sujet ?
â On nâen avait pas encore donnĂ© quand jâai quittĂ© lâAngleterre.
â Enfin, enfin, il y a encore bien du temps⊠dit lâhomme Ă la grosse barbe, plusieurs mois. La carĂšne sera-t-elle en bois ou en fer ?
â En bois, rĂ©pondis-je Ă tout hasard.
â Tant mieux ! sâĂ©cria une autre voix. Et quelle est la largeur de la Clyde en aval de Greenock ?
â Elle est trĂšs variable rĂ©pliquai-je ; gĂ©nĂ©ralement de quatre-vingts mĂštres environ.
â Combien dâhommes y aura-t-il Ă bord ? sâinforma un jeune homme dâaspect anĂ©mique, qui aurait Ă©tĂ© plus Ă sa place dans un collĂšge universitaire que dans ce repaire dâassassins.
â Environ trois cents, ripostai-je.
â Un vrai cercueil flottant ! sâexclama le jeune nihiliste dâune voix sĂ©pulcrale.
â La soute aux vivres se trouve-t-elle au mĂȘme niveau que les cabines, ou bien au-dessous ? demanda Petrokine.
â Au-dessous, rĂ©pondis-je catĂ©goriquement, bien que, cela va sans dire, je nâen eusse pas la moindre idĂ©e.
â Et maintenant, ami trĂšs honorĂ©, reprit Alexis, racontez-nous un peu quelle rĂ©ponse Bauer, le socialiste allemand, a fait Ă la proclamation de Ravinsky.
Pour le coup, jâĂ©tais positivement rĂ©duit Ă quia. Mon astuce mâaurait-elle permis ou non de me tirer de ce mauvais pas ? Câest ce que je ne saurai jamais, car Ă ce moment la main de la Providence mâarracha Ă ce dilemne pour me prĂ©cipiter dans un autre bien plus redoutable encore.
Une porte venait de claquer en bas et lâon entendit des pas se rapprocher avec rapiditĂ©. Puis on frappa, dâabord un grand coup, et ensuite deux autres moins forts.
â Le signal de la sociĂ©tĂ©, fit observer Petrokine ; et cependant nous sommes au complet. Qui cela peut-il ĂȘtre ?
La porte sâouvrit brusquement, et nous vĂźmes entrer un homme en costume de voyage, tout poudreux, mais dont les traits, Ă la fois durs et expressifs, portaient les marques de lâautoritĂ© et de la puissance. Son regard parcourut le tour de la table, scrutant avec attention les visages de chacun de ceux qui Ă©taient assis. Il y eut parmi lâassistance un tressaillement de surprise. Ă nâen pas douter, cet homme nâĂ©tait connu dâaucun des membres de la sociĂ©tĂ© secrĂšte dans laquelle il venait de sâintroduire.
â De quel droit entrez-vous ici, monsieur ? demanda lâhomme Ă la grosse barbe.
â De quel droit ? rĂ©pĂ©ta lâinconnu. On mâavait laissĂ© entendre quâon mâattendait, et jâavais comptĂ© sur une rĂ©ception plus chaleureuse de la part de mes camarades. Ma physionomie vous est inconnue, messieurs, mais jâose croire que mon nom Ă©veillera chez vous le respect qui lui est dĂ». Je suis Gustave Berger, lâagent dâAngleterre, chargĂ© dâapporter les lettres du grand commissaire Ă ses frĂšres bien-aimĂ©s de Solteff.
Si lâune de leurs bombes avait Ă©clatĂ© au milieu dâeux, la surprise des anarchistes nâaurait certes pas Ă©tĂ© plus grande. Tous les yeux se fixĂšrent alternativement sur moi et sur le nouveau venu.
â Si vous ĂȘtes vĂ©ritablement Gustave Berger, sâĂ©cria Petrokine, quel est donc cet homme ?
â Si je suis Gustave Berger ? Vous lâallez voir tout de suite par ces lettres de crĂ©dit qui en font foi ; quant Ă cet homme, jâignore qui il peut ĂȘtre ; mais sâil est avĂ©rĂ© quâil se soit introduit ici au moyen dâun subterfuge quelconque, il est bien Ă©vident quâil ne faudra pas le laisser colporter ailleurs ce quâil a pu apprendre dans cette maison. Pariez, monsieur, ajouta-t-il en sâadressant Ă moi. Qui ĂȘtes-vous, et quel est votre nom ?
Je compris que le moment dâagir Ă©tait venu. Jâavais mon revolver dans la poche de derriĂšre de mon pantalon ; mais Ă quoi me servirait-il contre tant dâhommes rĂ©solus Ă tout ? NĂ©anmoins, je crispai mes doigts sur la crosse, comme un homme qui se noie se cramponne Ă un fĂ©tu de paille, et je mâefforçai de rester aussi calme que possible pour affronter les regards froidement vindicatifs rivĂ©s sur moi.
â Messieurs, expliquai-je, câest tout Ă fait indĂ©pendamment de ma volontĂ© que jâai jouĂ© le rĂŽle que vous mâavez vu jouer ici ce soir. DĂ©trompez-vous, je ne suis pas un espion de la police, comme vous paraissez le soupçonner ; par contre, je nâai pas non plus lâhonneur dâappartenir Ă votre association. Je ne suis quâun inoffensif nĂ©gociant en blĂ© qui, par suite dâune mĂ©prise extraordinaire, sâest vu tout Ă coup placĂ© dans-cette situation dĂ©sagrĂ©able et embarrassante.
Je mâarrĂȘtai un instant pour Ă©couter. Ătait-ce une illusion, ou bien nâentendait-on pas, en bas, dans la rue, un bruit particulier â celui de pas nombreux sâavançant avec prĂ©caution ? Non, jâavais dĂ» me tromper. Ce ne devaient ĂȘtre que les battements prĂ©cipitĂ©s de mon cĆur.
â Je nâai pas besoin de vous certifier, poursuivis-je, que rien de ce que jâai pu entendre ce soir ne sera rĂ©vĂ©lĂ© par moi. Je vous donne ma parole dâhonneur que pas un seul mot nâen transpirera par ma faute.
Il faut croire que lorsquâon se trouve en pĂ©ril de mort, vos sens se dĂ©veloppent dâune façon anormale ou bien que votre imagination vous procure des illusions singuliĂšres. JâĂ©tais assis, le dos tournĂ© Ă la porte, mais jâaurais jurĂ© entendre derriĂšre cette porte le souffle dâune respiration haletante. Ătaient-ce les trois bourreaux que jâavais vus naguĂšre dans lâexercice de leurs sinistres fonctions et qui, tels des vautours, venaient de flairer une nouvelle victime ?
Cependant, autour de la table, je voyais toujours les mĂȘmes visages cruels et durs. Pas un regard de pitiĂ©. Jâarmai mon revolver dans ma poche.
Il y eut un silence pénible, bientÎt rompu par la voix ùpre et discordante de Petrokine.
â Les promesses sont faciles Ă faire et non moins faciles Ă oublier, dit-il. Il nâexiste quâun seul moyen de sâassurer dâune façon certaine du silence de quelquâun. Ce sont nos existences Ă nous, ou la vĂŽtre qui sont en jeu. Que le plus illustre parmi nous donne son avis.
â Vous avez raison, monsieur, approuva lâagent anglais ; il nây a quâun seul parti a adopter. Il faut congĂ©dier cet homme.
Sachant ce que, dans leur infernal jargon, cela voulait dire, je me levai dâun bond.
â Par le ciel, mâĂ©criai-je en mâadossant Ă la porte, il ne sera pas dit quâun citoyen de la libre Angleterre sâest laissĂ© ainsi Ă©gorger comme un poulet. Prenez garde : le premier qui bouge est un homme mort !
Quelquâun bondit sur moi. DerriĂšre le point de mire de mon revolver, je vis briller la lame dâun couteau et grimacer la figure dĂ©moniaque de Gustave Berger. Alors, je pressai la dĂ©tente et, tandis que son cri rauque retentissait Ă mes oreilles, je fus immĂ©diatement terrassĂ© par un coup formidable qui me frappa dans le dos. Ă demi-Ă©vanoui et accablĂ© par je ne sais quel poids effrayant, jâentends vaguement un vacarme de cris et de coups Ă©changĂ©s au-dessus de moi, puis je perdis tout Ă fait connaissance.
Lorsque je revins Ă moi, je mâaperçus que jâĂ©tais Ă©tendu par terre au milieu des dĂ©bris de la porte quâon avait enfoncĂ©e et qui sâĂ©tait renversĂ©e sur moi. Une douzaine des hommes qui, tout Ă lâheure, se disposaient Ă me condamner Ă mort, me faisaient maintenant face, attachĂ©s deux par deux et gardĂ©s par des soldats russes. Ă mes cĂŽtĂ©s gisait le corps de lâagent anglais, la figure toute dĂ©chiquetĂ©e par la violence de lâexplosion. Quant Ă Alexis et Ă Petrokine, ils Ă©taient comme moi couchĂ©s par terre et perdaient du sang en abondance.
Eh bien, jeune homme, vous lâavez Ă©chappĂ© belle, il me semble, murmura tout prĂšs de moi une voix bon enfant.
Je reconnus mon compagnon de voyage.
â Relevez-vous, continua-t-il ; vous ĂȘtes encore tout Ă©tourdi, mais ce ne sera rien ; vous nâavez rien de cassĂ©. Je ne mâĂ©tonne plus que je vous aie pris pour lâagent anarchiste, puisque ses associĂ©s eux-mĂȘmes sây sont trompĂ©s. Mais câest Ă©gal, vous pouvez vous vanter de revenir de loin : aucun Ă©tranger avant vous nâĂ©tait ressorti vivant de ce repaire. Accompagnez-moi en bas. Je sais Ă prĂ©sent qui vous ĂȘtes et ce que vous cherchez. Dans un instant, je vous conduirai chez M. Dimiioff. Non, non, nâentrez pas la-dedans, sâinterposa-t-il en me voyant me diriger vers la porte de lâespĂšce de prison oĂč lâon mâavait introduit en premier lieu, nâentrez pas lĂ -dedans : vous avez vu assez dâhorreurs pour aujourdâhui. Venez, nous aillons prendre un verre de liqueur ensemble : cela vous remontera.
Chemin faisant, tandis que nous nous dirigions vers lâhĂŽtel, il mâexpliqua que la police de Solteff, dont il Ă©tait le chef, avait Ă©tĂ© depuis quelque temps dĂ©jĂ prĂ©venue de lâarrivĂ©e de cet Ă©missaire nihiliste et sâattendait Ă le voir dĂ©barquer dâun jour Ă lâautre. Mon arrivĂ©e inopinĂ©e dans ce pays perdu, mes allures plutĂŽt mystĂ©rieuses et les Ă©tiquettes anglaises dont la mauvaise valise de Gregory Ă©tait revĂȘtue avaient achevĂ© de donner le change et de faire croire que jâĂ©tais Gustave Berger.
Il me reste peu de chose Ă ajouter. Les tristes personnages dont jâavais fait la connaissance malgrĂ© moi furent tous dĂ©portĂ©s en SibĂ©rie ou exĂ©cutĂ©s. Quant Ă la mission dont jâĂ©tais chargĂ©, elle se trouva remplie Ă lâentiĂšre satisfaction de mes chefs qui approuvĂšrent fort le sang-froid et la prĂ©sence dâesprit dont jâavais fait preuve en toute cette Ă©pineuse affaire, si bien que ma situation sâest beaucoup amĂ©liorĂ©e depuis cette nuit horrible, dont le seul souvenir suffit encore aujourdâhui Ă me donner le frisson.
FIN