COSI-SANCTA
UN PETIT MAL POUR UN GRAND BIEN
NOUVELLE AFRICAINE
Câest une maxime faussement Ă©tablie quâil nâest pas permis de faire un petit mal dont un plus grand bien pourrait rĂ©sulter. Saint Augustin a Ă©tĂ© entiĂšrement de cet avis, comme il est aisĂ© de le voir dans le rĂ©cit de cette petite aventure arrivĂ©e dans son diocĂšse, sous le proconsulat de Septimus Acindynus, et rapportĂ©e dans le livre de la CitĂ© de Dieu[1].
Il y avait Ă Hippone un vieux curĂ©, grand inventeur de confrĂ©ries, confesseur de toutes les jeunes filles du quartier, et qui passait pour un homme inspirĂ© de Dieu parce quâil se mĂȘlait de dire la bonne aventure, mĂ©tier dont il se tirait assez passablement.
On lui amena un jour une jeune fille nommĂ©e Cosi-Sancta : câĂ©tait la plus belle personne de la province. Elle avait un pĂšre et une mĂšre jansĂ©nistes, qui lâavaient Ă©levĂ©e dans les principes de la vertu la plus rigide ; et de tous les amants quelle avait eus, aucun nâavait pu seulement lui causer, dans ses oraisons, un moment de distraction. Elle Ă©tait accordĂ©e depuis quelques jours Ă un petit vieillard ratatinĂ©, nommĂ© Capito, conseiller au prĂ©sidial dâHippone. CâĂ©tait un petit homme bourru et chagrin, qui ne manquait pas dâesprit, mais qui Ă©tait pincĂ© dans la conversation, ricaneur, et assez mauvais plaisant ; jaloux dâailleurs comme un VĂ©nitien, et qui pour rien au monde ne se serait accommodĂ© dâĂȘtre lâami des galants de sa femme. La jeune crĂ©ature faisait tout ce quâelle pouvait pour lâaimer, parce quâil devait ĂȘtre son mari ; elle y allait de la meilleure foi du monde, et cependant nây rĂ©ussissait guĂšre.
Elle alla consulter son curĂ©, pour savoir si son mariage serait heureux. Le bon homme lui dit dâun ton de prophĂšte : « Ma fille, ta vertu causera bien des malheurs ; mais tu seras un jour canonisĂ©e pour avoir fait trois infidĂ©litĂ©s Ă ton mari. »
Cet oracle Ă©tonna et embarrassa cruellement lâinnocence de cette belle fille. Elle pleura ; elle en demanda lâexplication, croyant que ces paroles cachaient quelque sens mystique ; mais toute lâexplication quâon lui donna fut que les trois fois ne devaient point sâentendre de trois rendez-vous avec le mĂȘme amant, mais de trois aventures diffĂ©rentes.
Alors Cosi-Sancta jeta les hauts cris ; elle dit mĂȘme quelques injures au curĂ©, et jura quâelle ne serait jamais canonisĂ©e. Elle le fut pourtant, comme vous lâallez voir.
Elle se maria bientĂŽt aprĂšs : la noce fut trĂšs-galante ; elle soutint assez bien tous les mauvais discours quâelle eut Ă essuyer, toutes les Ă©quivoques fades, toutes les grossiĂšretĂ©s assez mal enveloppĂ©es dont on embarrasse ordinairement la pudeur des jeunes mariĂ©es[2]. Elle dansa de fort bonne grĂące avec quelques jeunes gens fort bien faits et trĂšs-jolis, Ă qui son mari trouvait le plus mauvais air du monde.
Elle se mit au lit auprĂšs du petit Capito, avec un peu de rĂ©pugnance. Elle passa une fort bonne partie de la nuit Ă dormir, et se rĂ©veilla toute rĂȘveuse. Son mari Ă©tait pourtant moins le sujet de sa rĂȘverie quâun jeune homme nommĂ© Ribaldos, qui lui avait donnĂ© dans la tĂȘte sans quâelle en sĂ»t rien. Ce jeune homme semblait formĂ© par les mains de lâAmour ; il en avait les grĂąces, la hardiesse et la friponnerie ; il Ă©tait un peu indiscret, mais il ne lâĂ©tait quâavec celles qui le voulaient bien : câĂ©tait la coqueluche dâHippone. Il avait brouillĂ© toutes les femmes de la ville les unes contre les autres, et il lâĂ©tait avec tous les maris et toutes les mĂšres. Il aimait dâordinaire par Ă©tourderie, un peu par vanitĂ© ; mais il aima Cosi-Sancta par goĂ»t, et lâaima dâautant plus Ă©perdument que la conquĂȘte en Ă©tait plus difficile.
Il sâattacha dâabord, en homme dâesprit, Ă plaire au mari. Il lui faisait mille avances, le louait sur sa bonne mine, et sur son esprit aisĂ© et galant. Il perdait contre lui de lâargent au jeu, et avait tous les jours quelque confidence de rien Ă lui faire. Cosi-Sancta le trouvait le plus aimable du monde ; elle lâaimait dĂ©jĂ plus quâelle ne croyait ; elle ne sâen doutait point, mais son mari sâen douta pour elle. Quoiquâil eĂ»t tout lâamour-propre quâun petit homme peut avoir, il ne laissa pas de se douter que les visites de Ribaldos nâĂ©taient pas pour lui seul. Il rompit avec lui sur quelque mauvais prĂ©texte, et lui dĂ©fendit sa maison.
Cosi-Sancta en fut trĂšs-fĂąchĂ©e, et nâosa le dire ; et Ribaldos, devenu plus amoureux par les difficultĂ©s, passa tout son temps Ă Ă©pier les moments de la voir. Il se dĂ©guisa en moine, en revendeuse Ă la toilette, en joueur de marionnettes ; mais il nâen fit point assez pour triompher de sa maĂźtresse, et il en fit trop pour nâĂȘtre pas reconnu par le mari. Si Cosi-Sancta avait Ă©tĂ© dâaccord avec son amant, ils auraient si bien pris leurs mesures que le mari nâaurait rien pu soupçonner ; mais, comme elle combattait son goĂ»t et quâelle nâavait rien Ă se reprocher, elle sauvait tout, hors les apparences ; et son mari la croyait trĂšs-coupable.
Le petit bonhomme, qui Ă©tait trĂšs-colĂšre, et qui sâimaginait que son honneur dĂ©pendait de la fidĂ©litĂ© de sa femme, lâoutragea cruellement, et la punit de ce quâon la trouvait belle. Elle se trouva dans la plus horrible situation oĂč une femme puisse ĂȘtre : accusĂ©e injustement, et maltraitĂ©e par un mari Ă qui elle Ă©tait fidĂšle, et dĂ©chirĂ©e par une passion violente quâelle cherchait Ă surmonter.
Elle crut que, si son amant cessait ses poursuites, son mari pourrait cesser ses injustices, et quâelle serait assez heureuse pour se guĂ©rir dâun amour que rien ne nourrirait plus. Dans cette vue, elle se hasarda dâĂ©crire cette lettre Ă Ribaldos :
« Si vous avez de la vertu, cessez de me rendre malheureuse : vous mâaimez, et votre amour mâexpose aux soupçons et aux violences dâun maĂźtre que je me suis donnĂ© pour le reste de ma vie. PlĂ»t au ciel que ce fĂ»t encore le seul risque que jâeusse Ă courir ! Par pitiĂ© pour moi, cessez vos poursuites ; je vous en conjure par cet amour mĂȘme qui fait votre malheur et le mien, et qui ne peut jamais vous rendre heureux. »
La pauvre Cosi-Sancta nâavait pas prĂ©vu quâune lettre si tendre, quoique si vertueuse, ferait un effet tout contraire Ă celui quâelle espĂ©rait. Elle enflamma plus que jamais le cĆur de son amant, qui rĂ©solut dâexposer sa vie pour voir sa maĂźtresse.
Capito, qui Ă©tait assez sot pour vouloir ĂȘtre averti de tout, et qui avait de bons espions, fut averti que Ribaldos sâĂ©tait dĂ©guisĂ© en frĂšre carme quĂȘteur pour demander la charitĂ© Ă sa femme. Il se crut perdu : il imagina que lâhabit dâun carme Ă©tait bien plus dangereux quâun autre pour lâhonneur dâun mari. Il aposta des gens pour Ă©triller frĂšre Ribaldos : il ne fut que trop bien servi. Le jeune homme, en entrant dans la maison, est reçu par ces messieurs ; il a beau crier quâil est un trĂšs-honnĂȘte carme, et quâon ne traite point ainsi de pauvres religieux, il fut assommĂ©, et mourut, Ă quinze jours de lĂ , dâun coup quâil avait reçu sur la tĂȘte. Toutes les femmes de la ville le pleurĂšrent. Cosi-Sancta en fut inconsolable ; Capito mĂȘme en fut fĂąchĂ©, mais par une autre raison, car il se trouvait une trĂšs-mĂšchante affaire sur les bras.
Ribaldos Ă©tait parent du proconsul Acindynus. Ce Romain voulut faire une punition exemplaire de cet assassinat, et, comme il avait eu quelques querelles autrefois avec le prĂ©sidial dâHippone, il ne fut pas fĂąchĂ© dâavoir de quoi faire pendre un conseiller ; et il fut fort aise que le sort tombĂąt sur Capito, qui Ă©tait bien le plus vain et le plus insupportable petit robin du pays.
Cosi-Sancta avait donc vu assassiner son amant, et Ă©tait prĂšs de voir pendre son mari ; et tout cela pour avoir Ă©tĂ© vertueuse : car, comme je lâai dĂ©jĂ dit, si elle avait donnĂ© ses faveurs Ă Ribaldos, le mari en eĂ»t Ă©tĂ© bien mieux trompĂ©.
VoilĂ comme la moitiĂ© de la prĂ©diction du curĂ© fut accomplie. Cosi-Sancta se ressouvint alors de lâoracle, elle craignit fort dâen accomplir le reste ; mais, ayant bien fait rĂ©flexion quâon ne peut vaincre sa destinĂ©e, elle sâabandonna Ă la Providence, qui la mena au but par les chemins du monde les plus honnĂȘtes.
Le proconsul Acindynus Ă©tait un homme plus dĂ©bauchĂ© que voluptueux, sâamusant trĂšs-peu aux prĂ©liminaires, brutal, familier, vrai hĂ©ros de garnison, trĂšs-craint dans la province, et avec qui toutes les femmes dâHippone avaient eu affaire, uniquement pour ne se pas brouiller avec lui.
Il fit venir chez lui Mme Cosi-Sancta : elle arriva en pleurs ; mais elle nâen avait que plus de charmes. « Votre mari, madame, lui dit-il, va ĂȘtre pendu, et il ne tient quâĂ vous de le sauver. â Je donnerais ma vie pour la sienne, lui dit la dame. â Ce nâest pas cela quâon vous demande, rĂ©pliqua le proconsul. â Et que faut-il donc faire ? dit-elle. â Je ne veux quâune de vos nuits, reprit le proconsul. â Elles ne mâappartiennent pas, dit Cosi-Sancta ; câest un bien qui est Ă mon mari. Je donnerai mon sang pour le sauver, mais je ne puis donner mon honneur. â Mais si votre mari y consent ? dit le proconsul. â Il est le maĂźtre, rĂ©pondit la dame : chacun fait de son bien ce quâil veut. Mais je connais mon mari, il nâen fera rien ; câest un petit homme tĂȘtu, tout propre Ă se laisser pendre plutĂŽt que de permettre quâon me touche du bout du doigt. â Nous allons voir cela, dit le juge en colĂšre. »
Sur-le-champ il fait venir devant lui le criminel ; il lui propose ou dâĂȘtre pendu, ou dâĂȘtre cocu : il nây avait point Ă balancer. Le petit bonhomme se fit pourtant tirer lâoreille. Il fit enfin ce que tout autre aurait fait Ă sa place. Sa femme, par charitĂ©, lui sauva la vie ; et ce fut la premiĂšre des trois fois.
Le mĂȘme jour, son fils tomba malade dâune maladie fort extraordinaire, inconnue Ă tous les mĂ©decins dâHippone. Il nây en avait quâun qui eĂ»t des secrets pour cette maladie ; encore demeurait-il Ă Aquila, Ă quelques lieues dâHippone. Il Ă©tait dĂ©fendu alors Ă un mĂ©decin Ă©tabli dans une ville dâen sortir pour aller exercer sa profession dans une autre. Cosi-Sancta fut obligĂ©e elle-mĂȘme dâaller Ă sa porte Ă Aquila, avec un frĂšre quâelle avait, et quâelle aimait tendrement. Dans les chemins elle fut arrĂȘtĂ©e par des brigands. Le chef de ces messieurs la trouva trĂšs-jolie ; et, comme on Ă©tait prĂšs de tuer son frĂšre, il sâapprocha dâelle, et lui dit que, si elle voulait avoir un peu de complaisance, on ne tuerait point son frĂšre, et quâil ne lui en coĂ»terait rien. La chose Ă©tait pressante : elle venait de sauver la vie Ă son mari quâelle nâaimait guĂšre ; elle allait perdre un frĂšre quâelle aimait beaucoup ; dâailleurs le danger de son fils lâalarmait ; il nây avait pas de moment Ă perdre. Elle se recommanda Ă Dieu, fit tout ce quâon voulut ; et ce fut la seconde des trois fois.
Elle arriva le mĂȘme jour Ă Aquila, et descendit chez le mĂ©decin. CâĂ©tait un de ces mĂ©decins Ă la mode que les femmes envoient chercher quand elles ont des vapeurs, ou quand elles nâont rien du tout. Il Ă©tait le confident des unes, lâamant des autres : homme poli, complaisant, un peu brouillĂ© dâailleurs avec la FacultĂ©, dont il avait fait de fort bonnes plaisanteries dans lâoccasion.
Cosi-Sancta lui exposa la maladie de son fils, et lui offrit un gros sesterce. (Vous remarquerez quâun gros sesterce fait, en monnaie de France, mille Ă©cus et plus.) « Ce nâest pas de cette monnaie, madame, que je prĂ©tends ĂȘtre payĂ©, lui dit le galant mĂ©decin. Je vous offrirais moi-mĂȘme tout mon bien, si vous Ă©tiez dans le goĂ»t de vous faire payer des cures que vous pouvez faire : guĂ©rissez-moi seulement du mal que vous me faites, et je rendrai la santĂ© Ă votre fils. »
La proposition parut extravagante Ă la dame ; mais le destin lâavait accoutumĂ©e aux choses bizarres. Le mĂ©decin Ă©tait un opiniĂątre qui ne voulait point dâautre prix de son remĂšde. Cosi-Sancta nâavait point de mari Ă consulter ; et le moyen de laisser mourir un fils quâelle adorait, faute du plus petit secours du monde quâelle pouvait lui donner ! Elle Ă©tait aussi bonne mĂšre que bonne sĆur. Elle acheta le remĂšde au prix quâon voulut : et ce fut la derniĂšre des trois fois.
Elle revint à Hippone avec son frÚre, qui ne cessait de la remercier, durant le chemin, du courage avec lequel elle lui avait sauvé la vie.
Ainsi Cosi-Sancta, pour avoir Ă©tĂ© trop sage, fit pĂ©rir son amant et condamner Ă mort son mari, et, pour avoir Ă©tĂ© complaisante, conserva les jours de son frĂšre, de son fils et de son mari. On trouva quâune pareille femme Ă©tait fort nĂ©cessaire dans une famille ; on la canonisa aprĂšs sa mort, pour avoir fait tant de bien Ă ses parents en se mortifiant, et lâon grava sur son tombeau :
UN PETIT MAL POUR UN GRAND BIEN.