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San Francesco a Ripa

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San Francesco a Ripa

Henri Beyle (Stendhal)

Revue des Deux Mondes T.3, 1853

Je traduis d'un chroniqueur italien le détail des amours d'une princesse romaine avec un Français. C'était en 1726, au commencement du dernier siÚcle. Tous les abus du népotisme florissaient alors à Rome. Jamais cette cour n'avait été plus brillante. Benoßt XIII (Orsini) régnait, ou plutÎt son neveu, le prince Campobasso, dirigeait sous son nom toutes les affaires, grandes et petites. De toutes parts, les étrangers affluaient à Rome; les princes italiens, les nobles d'Espagne, encore riches de l'or du Nouveau-Monde, y accouraient en foule. Tout homme riche et puissant s'y trouvait au-dessus des lois. La galanterie et la magnificence semblaient la seule occupation de tant d'étrangers et de nationaux réunis.

Les deux niĂšces du pape, la comtesse Orsini et la princesse Campobasso, se partageaient la puissance de leur oncle et les hommages de la cour. Leur beautĂ© les aurait fait distinguer mĂȘme dans les derniers rangs de la sociĂ©tĂ©. L'Orsini, comme on dit familiĂšrement Ă  Rome, Ă©tait gaie et disinvolta, la Campobasso tendre et pieuse; mais cette Ăąme tendre Ă©tait susceptible des transports les plus violens. Sans ĂȘtre ennemies dĂ©clarĂ©es, quoique se rencontrant tous les jours chez le pape et se voyant souvent chez elles, ces dames Ă©taient rivales en tout : beautĂ©, crĂ©dit, richesses.

La comtesse Orsini, moins jolie, mais brillante, légÚre, agissante, intrigante, avait des amans dont elle ne s'occupait guÚre, et qui ne régnaient qu'un jour. Son bonheur était de voir deux cents personnes dans ses salons et d'y paraßtre en reine. Elle se moquait fort de sa cousine, la Campobasso, qui, aprÚs avoir eu la constance de se faire voir partout, trois ans de suite, avec un duc espagnol, avait fini par lui faire dire de quitter Rome dans les vingt-quatre heures, et ce sous peine de mort. « Depuis cette grande expédition, disait l'Orsini, ma sublime cousine n'a plus souri, voici quelques mois qu'il est évident que la pauvre femme meurt d'ennui ou d'amour, et son mari, qui est adroit, fait passer cet ennui aux yeux du pape, notre oncle, pour de la haute piété. Un de ces jours, cette piété la conduira à entreprendre un pÚlerinage en Espagne. »

La Campobasso Ă©tait bien Ă©loignĂ©e de regretter son duc espagnol, qui pendant son rĂšgne l'avait mortellement ennuyĂ©e. Si elle l'eĂ»t regrettĂ©, elle l'eĂ»t envoyĂ© chercher, car c'Ă©tait un de ces caractĂšres naturels et naĂŻfs dans l'indiffĂ©rence comme dans la passion, qu'il n'est pas rare de rencontrer Ă  Rome. D'une dĂ©votion exaltĂ©e, quoique Ă  peine ĂągĂ©e de vingt-trois ans et dans toute la fleur de la beautĂ©, il lui arrivait de se jeter aux genoux de son oncle en le suppliant de lui donner la bĂ©nĂ©diction papale, qui, comme on ne le sait pas assez, Ă  l'exception de deux ou trois pĂ©chĂ©s atroces, absout tous les autres, mĂȘme sans confession. Le bon BenoĂźt XIII pleurait de tendresse. « LĂšve-toi, ma niĂšce, lui disait-il, tu n'as pas besoin de ma bĂ©nĂ©diction, tu vaux mieux que moi aux yeux du Seigneur. »

C'était en quoi, bien qu'infaillible, sa sainteté se trompait, ainsi que Rome tout entiÚre. La Campobasso était éperdument amoureuse, son amant partageait sa passion, et cependant elle était fort malheureuse. Il y avait plusieurs mois qu'elle voyait presque tous les jours le chevalier de Sénecé, neveu du duc de Saint-Aignan, alors ambassadeur de Louis XV à Rome.

Fils d'une des maĂźtresses du rĂ©gent Philippe d'OrlĂ©ans, le jeune SĂ©necĂ© avait Ă©tĂ© l'objet des faveurs les plus singuliĂšres. Colonel depuis longtemps, quoiqu'il eĂ»t Ă  peine vingt-deux ans, il avait quelques habitudes de fatuitĂ©, mais sans insolence. La gaietĂ©, l'envie de s'amuser de tout et toujours, l'Ă©tourderie, le courage, la bontĂ©, formaient les traits les plus saillans de ce singulier caractĂšre, et l'on pouvait dire alors, Ă  la louange de la nation, qu'il en Ă©tait un Ă©chantillon parfaitement exact. Ce caractĂšre, dĂšs les premiers instans, avait sĂ©duit la Campobasso. «Je me mĂ©fie de vous, lui avait-elle dit, vous ĂȘtes Français; mais je vous avertis d'une chose : le jour oĂč l'on saura dans Rome que je vous vois quelquefois en secret, je serai convaincue que vous l'avez dit, et je ne vous aimerai plus.»

Tout en jouant avec l'amour, la Campobasso s'Ă©tait Ă©prise d'une passion furieuse. SĂ©necĂ© aussi l'avait aimĂ©e, mais il y avait dĂ©jĂ  huit mois que leur intelligence durait, et le temps, qui redouble la passion d'une Italienne, tue celle d'un Français. La vanitĂ© du chevalier le consolait un peu de son ennui ; il avait dĂ©jĂ  envoyĂ© Ă  Paris deux ou trois portraits de la Campobasso. Du reste, comblĂ© de tous les genres de biens et d'avantages, pour ainsi dire, dĂšs l'enfance, il portait l'insouciance de son caractĂšre jusque dans les intĂ©rĂȘts de la vanitĂ©, qui d'ordinaire maintient si inquiets les cƓurs de sa nation.

SĂ©necĂ© ne comprenait nullement le caractĂšre de sa maĂźtresse, ce qui fait que quelquefois sa bizarrerie l'amusait, bien souvent encore, le jour de la fĂȘte de sainte Balbine, dont elle portait le nom, il eut Ă  vaincre les transports et les remords d'une piĂ©tĂ© ardente et sincĂšre. SĂ©necĂ© ne lui avait pas fait oublier la religion, comme il arrive auprĂšs des femmes vulgaires d'Italie; il l'avait vaincue de vive force, et le combat se renouvelait souvent.

Cet obstacle, le premier que ce jeune homme comblĂ© de tous les dons du hasard eut rencontrĂ© dans sa vie, maintenait vivante l'habitude d'ĂȘtre tendre et attentif auprĂšs de la princesse; de temps Ă  autre, il croyait de son devoir de l'aimer. SĂ©necĂ© n'avait qu'un confident, c'Ă©tait son ambassadeur, le duc de Saint-Aignan, auquel il rendait quelques services par la Campobasso, qui savait tout. D'autre part, l'importance qu'il acquĂ©rait aux yeux de l'ambassadeur le flattait singuliĂšrement. La Campobasso, bien diffĂ©rente de SĂ©necĂ©, n'Ă©tait nullement touchĂ©e des avantages sociaux de son amant. Être ou n'ĂȘtre pas aimĂ©e Ă©tait tout pour elle. « Je lui sacrifie mon bonheur Ă©ternel, se disait-elle; lui qui est un hĂ©rĂ©tique, un Français, ne peut rien me sacrifier de pareil. » Mais le chevalier paraissait, et sa gaietĂ©, si aimable et cependant si spontanĂ©e, Ă©tonnait l'Ăąme de la Campobasso et la charmait. A son aspect, tout ce qu'elle avait formĂ© le projet de lui dire, toutes les idĂ©es sombres disparaissaient. Cet Ă©tat, si nouveau pour cette Ăąme altiĂšre, durait encore longtemps aprĂšs que SĂ©necĂ© avait disparu. Elle finit par trouver qu'elle ne pouvait penser, qu'elle ne pouvait vivre loin de SĂ©necĂ©.

La mode Ă  Rome, qui, pendant deux siĂšcles, avait Ă©tĂ© pour les Espagnols, commençait Ă  revenir un peu aux Français. On commençait Ă  comprendre ce caractĂšre qui porte le plaisir et le bonheur partout oĂč il se produit. Ce caractĂšre ne se trouvait alors qu'en France, et, depuis la rĂ©volution de 1789, ne se rencontre nulle part. C'est qu'une gaietĂ© si constante a besoin d'insouciance, et il n'y a plus pour personne de carriĂšre sĂ»re en France, pas mĂȘme pour l'homme de gĂ©nie, s'il en est. La guerre est dĂ©clarĂ©e entre les hommes de la classe de SĂ©necĂ© et le reste de la nation. Rome aussi Ă©tait bien diffĂ©rente alors de ce qu'on la voit aujourd'hui. On ne s'y doutait guĂšre, en 1726, de ce qui devait y arriver soixante-sept ans plus tard, quand le peuple, payĂ© par quelques curĂ©s, Ă©gorgeait le jacobin Basseville, qui voulait, disait-il, civiliser la capitale du monde chrĂ©tien.

Pour la premiÚre fois, auprÚs de Sénecé la Campobasso avait perdu la raison, s'était trouvée dans le ciel ou horriblement malheureuse pour des choses non approuvées par le bon sens. Dans ce caractÚre sévÚre et sincÚre, une fois que Sénecé eut vaincu la religion, qui pour elle était bien plus, bien autre chose que la raison, cet amour devait s'élever rapidement jusqu'à la passion la plus effrénée.

La princesse avait distingué monsignor Ferraterra, dont elle avait entrepris la fortune. Que devint-elle quand Ferraterra lui annonça que non-seulement Sénecé allait plus souvent que de coutume chez l'Orsini, mais encore était cause que la comtesse venait de renvoyer un castrat célÚbre, son amant en titre depuis plusieurs semaines!

Notre histoire commence le soir du jour oĂč la Campobasso avait reçu cette annonce fatale.

Elle Ă©tait immobile dans un immense fauteuil de cuir dorĂ©. PosĂ©es auprĂšs d'elle sur une petite table de marbre noir, deux grandes lampes d'argent au long pied, chefs-d'Ɠuvre du cĂ©lĂšbre Benvenuto Cellini, Ă©clairaient ou plutĂŽt montraient les tĂ©nĂšbres d'une immense salle au rez-de-chaussĂ©e de son palais, ornĂ©e de tableaux noircis par le temps; car dĂ©jĂ , Ă  cette Ă©poque, le rĂšgne des grands peintres datait de loin.

Vis-à-vis de la princesse et presque à ses pieds, sur une petite chaise de bois d'ébÚne garnie d'ornemens d'or massif, le jeune Sénecé venait d'étaler sa personne élégante. La princesse le regardait, et depuis qu'il était entré dans cette salle, loin de voler à sa rencontre et de se jeter dans ses bras, elle ne lui avait pas adressé une parole.

En 1726, déjà Paris était la cité reine des élégances de la vie et des parures. Sénecé en faisait venir réguliÚrement par des courriers tout ce qui pouvait relever les grùces d'un des plus jolis hommes de France. Malgré l'assurance si naturelle à un homme de ce rang, qui avait fait ses premiÚres armes auprÚs des beautés de la cour du régent et sous la direction du fameux Canillac, son oncle, un des roués de ce prince, bientÎt il fut facile de lire quelque embarras dans les traits de Sénecé. Les beaux cheveux blonds de la princesse étaient un peu en désordre; ses grands yeux bleus foncés étaient fixés sur lui: leur expression était douteuse. S'agissait-il d'une vengeance mortelle? était-ce seulement le sérieux profond de l'amour passionné?

- Ainsi vous ne m'aimez plus? dit-elle enfin d'une voix oppressée.

Un long silence suivit cette déclaration de guerre.

Il en coûtait à la princesse de se priver de la grùce charmante de Sénecé, qui, si elle ne lui faisait pas de scÚne, était sur le point de lui dire cent folies; mais elle avait trop d'orgueil pour différer de s'expliquer. Une coquette est jalouse par amour-propre; une femme galante l'est par habitude; une femme qui aime avec sincérité et passionnément a la conscience de ses droits. Cette façon de regarder, particuliÚre à la passion romaine, amusait fort Sénecé : il y trouvait profondeur et incertitude; on voyait l'ùme à nu pour ainsi dire. L'Orsini n'avait pas cette grùce.

Cependant, comme cette fois le silence se prolongeait outre mesure, le jeune Français, qui n'était pas bien habile dans l'art de pénétrer les sentimens cachés d'un coeur italien, trouva un air de tranquillité et de raison qui le mit à son aise. Du reste, en ce moment il avait un chagrin : en traversant les caves et les souterrains qui, d'une maison voisine du palais Campobasso, le conduisaient dans cette salle basse, la broderie toute fraßche d'un habit charmant et arrivé de Paris la veille s'était chargée de plusieurs toiles d'araignée. La présence de ces miles d'araignée le menait mal à son aise, et d'ailleurs il avait cet insecte en horreur.

SĂ©necĂ©, croyant voir du calme dans l'Ɠil de la princesse, songeait Ă  Ă©viter la scĂšne, Ă  tourner le reproche au lieu de lui rĂ©pondre; mais, portĂ© au sĂ©rieux par la contrariĂ©tĂ© qu'il Ă©prouvait : « Ne serait-ce point ici une occasion favorable, se disait-il, pour lui faire entrevoir la vĂ©ritĂ©? Elle vient de poser la question elle-mĂȘme; voilĂ  dĂ©jĂ  la moitiĂ© de l'ennui Ă©vitĂ©. Certainement il faut que je ne sois pas fait pour l'amour. Je n'ai jamais rien vu de si beau que cette femme avec ses yeux singuliers. Elle a de mauvaises maniĂšres, elle me fait passer par des souterrains dĂ©goĂ»tans ; mais c'est la niĂšce du souverain auprĂšs duquel le roi m'a envoyĂ©. De plus, elle est blonde dans un pays oĂč toutes les femmes sont brunes : c'est une grande distinction. Tous les jours j'entends porter sa beautĂ© aux nues par des gens dont le tĂ©moignage n'est pas suspect, et qui sont Ă  mille lieues de penser qu'ils parlent Ă  l'heureux possesseur de tant de charmes. Quant au pouvoir qu'un homme doit avoir sur sa maĂźtresse, je n'ai point d'inquiĂ©tude Ă  cet Ă©gard. Si je veux prendre la peine de dire un mot, je l'enlĂšve Ă  son palais, Ă  ses meubles d'or, Ă  son oncle-roi, et tout cela pour l'emmener en France, au fond de la province, vivoter tristement dans une de mes terres... Ma loi, la perspective de ce dĂ©vouement ne m'inspire que la rĂ©solution la plus vive de ne jamais le lui demander. L'Orsini est bien moins jolie : elle m'aime, si elle m'aime, tout juste un peu plus que le castrat Butafoco que je lui ai fait renvoyer hier; mais elle a de l'usage, elle sait vivre, on peut arriver chez elle en carrosse. Et je me suis bien assurĂ© qu'elle ne fera jamais de scĂšne ; elle ne m'aime pas assez pour cela. »

Pendant ce long silence, le regard fixe de la princesse n'avait pas quitté le joli front du jeune Français.

« Je ne le verrai plus, se dit-elle. » Et tout à coup elle se jeta dans ses bras et couvrit de baisers ce front et ces yeux qui ne rougissaient plus de bonheur en la revoyant. Le chevalier se fût mésestimé, s'il n'eût pas oublié à l'instant tous ses projets de rupture; mais sa maßtresse était trop profondément émue pour oublier sa jalousie. Peu d'instans aprÚs, Sénecé la regardait avec étonnement; des larmes de rage tombaient rapidement sur ses joues. « Quoi! disait-elle à demi-voix, je m'avilis jusqu'à lui parler de son changement; je le lui reproche, moi qui m'étais juré de ne jamais m'en apercevoir! Et ce n'est pas assez de bassesse, il faut encore que je cÚde à la passion que m'inspire cette charmante figure! Ah! vile, vile, vile princesse!... Il faut en finir. »

Elle essuya ses larmes et parut reprendre quelque tranquillitĂ©. - Chevalier, il faut en unir, lui dit-elle assez paisiblement. Vous paraissez souvent chez la comtesse... Ici elle pĂąlit extrĂȘmement. - Si tu l'aimes, vas-y tous les jours, soit; mais ne reviens plus ici... Elle s'arrĂȘta comme malgrĂ© elle. Elle attendait un mot du chevalier; ce mot ne fut point prononcĂ©. Elle continua avec un petit mouvement convulsif et comme en serrant les dents : - Ce sera l'arrĂȘt de ma mort et de la vĂŽtre.

Cette menace décida l'ùme incertaine du chevalier, qui jusque-là n'était qu'étonné de cette bourrasque imprévue aprÚs tant d'abandon. Il se mit à rire.

Une rougeur subite couvrit les joues de la princesse, qui devinrent Ă©carlates. « La colĂšre va la suffoquer, pensa le chevalier: elle va avoir un coup de sang. » Il s'avança pour dĂ©lacer sa robe; elle le repoussa avec une rĂ©solution et une force auxquelles il n'Ă©tait pas accoutumĂ©. SĂ©necĂ© se rappela plus tard que, tandis qu'il essayait de la prendre dans ses bras, il l'avait entendue se parler Ă  elle-mĂȘme. Il se retira un peu : discrĂ©tion inutile, car elle semblait ne le plus voir. D'une voix basse et concentrĂ©e, elle se disait, comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© Ă  cent lieues de lui : « Il m'insulte, il me brave. Sans doute, Ă  son Ăąge et avec l'indiscrĂ©tion naturelle Ă  son pays, il va raconter Ă  l'Orsini toutes les indignitĂ©s auxquelles je m'abaisse... Je ne suis pas sĂ»re de moi; je ne puis me rĂ©pondre mĂȘme de rester insensible devant cette tĂȘte charmante... » Ici il y eut un nouveau silence qui sembla fort ennuyeux au chevalier. La princesse se leva enfin en rĂ©pĂ©tant d'un ton plus sombre : Il faut en finir.

Sénecé, à qui la réconciliation avait fait perdre l'idée d'une explication sérieuse, lui adressa deux ou trois mots plaisans sur une aventure dont on parlait beaucoup à Rome...

- Laissez-moi, chevalier, lui dit la princesse l'interrompant; je ne me sens pas bien...

« Celle femme s'ennuie, se dit SĂ©necĂ© en se hĂątant d'obĂ©ir, et rien de contagieux comme l'ennui. » La princesse l'avait suivi des yeux jusqu'au bout de la salle... « Et j'allais dĂ©cider Ă  l'Ă©tourdie du sort de ma vie! dit-elle avec un sourire amer. Heureusement, ses plaisanteries dĂ©placĂ©es m'ont rĂ©veillĂ©e. Quelle sottise chez cet homme! Comment puis-je aimer un ĂȘtre qui me comprend si peu? Il veut m'amuser par un mot plaisant, quand il s'agit de ma vie et de la sienne!... Ah! je reconnais bien lĂ  cette disposition sinistre et sombre qui fait mon malheur! » Et elle se leva de son fauteuil avec fureur. « Comme ses yeux Ă©taient jolis quand il m'a dit ce mot!... Et, il faut l'avouer, l'intention du pauvre chevalier Ă©tait aimable. Il a connu le malheur de mon caractĂšre; il voulait me faire oublier le sombre chagrin qui m'agitait, au lieu de m'en demander la cause. Aimable Français! Au fait, ai-je connu le bonheur avant de l'aimer?»

Elle se mit Ă  penser et avec dĂ©lices aux perfections de son amant. Peu Ă  peu elle fut conduite Ă  la contemplation des grĂąces de la comtesse Orsini. Son Ăąme commença Ă  voir tout en noir. Les tourmens de la plus affreuse jalousie s'emparĂšrent de son cƓur. RĂ©ellement un pressentiment funeste l'agitait depuis deux mois; elle n'avait de momens supportables que ceux qu'elle passait auprĂšs du chevalier, et cependant presque toujours, quand elle n'Ă©tait pas dans ses bras, elle lui parlait avec aigreur.

Sa soirĂ©e fut affreuse. EpuisĂ©e et comme un peu calmĂ©e par la douleur, elle eut l'idĂ©e de parler au chevalier : « car enfin il m'a vue irritĂ©e, mais il ignore le sujet de mes plaintes. Peut-ĂȘtre il n'aime pas la comtesse. Peut-ĂȘtre il ne se rend chez elle que parce qu'un voyageur doit voir la sociĂ©tĂ© du pays oĂč il se trouve, et surtout la famille du souverain. Peut-ĂȘtre si je me fais prĂ©senter SĂ©necĂ©, s'il peut venir ouvertement chez moi, il y passera des heures entiĂšres comme chez l'Orsini.

« Non, s'Ă©cria-t-elle avec rage, je m'avilirais en parlant; il me mĂ©prisera, et voilĂ  tout ce que j'aurai gagnĂ©. Le caractĂšre Ă©vaporĂ© de l'Orsini que j'ai si souvent mĂ©prisĂ©, folle que j'Ă©tais, est dans le fait plus agrĂ©able que le mien, surtout aux yeux d'un Français. Moi, je suis faite pour m'ennuyer avec un Espagnol. Quoi de plus absurde que d'ĂȘtre toujours sĂ©rieux, comme si les Ă©vĂ©nemens de la vie ne l'Ă©taient pas assez par eux-mĂȘmes!... Que deviendrai-je quand je n'aurai plus mon chevalier pour me donner la vie, pour jeter dans mon cƓur ce feu qui me manque?»

Elle avait fait fermer sa porte; mais cet ordre n'était point pour monsignor Ferraterra, qui vint lui rendre compte de ce qu'on avait fait chez l'Orsini jusqu'à une heure du matin. Ce prélat avait servi de bonne foi les amours de la princesse; mais il ne doutait plus, depuis cette soirée, que bientÎt Sénecé ne fût au mieux avec la comtesse Orsini, si ce n'était déjà...

« La princesse dĂ©vote, pensa-t-il, me serait plus utile que femme de la sociĂ©tĂ©. Toujours il y aura un ĂȘtre qu'elle me prĂ©fĂ©rera : ce sera son amant ; et si un jour cet amant est Romain, il peut avoir un oncle Ă  faire cardinal. Si je la convertis, c'est au directeur de sa conscience qu'elle pensera avant tout et avec tout le feu de son caractĂšre... que ne puis-je pas espĂ©rer d'elle auprĂšs de son oncle! » Et l'ambitieux prĂ©lat se perdait dans un avenir dĂ©licieux: il voyait la princesse se jetant aux genoux de son oncle pour lui faire donner le chapeau. Le pape serait trĂšs reconnaissant de ce qu'il allait entreprendre... AussitĂŽt la princesse convertie, il ferait arriver sous les yeux de BenoĂźt XIII des preuves irrĂ©fragables de son intrigue avec le jeune SĂ©necĂ©. Pieux, sincĂšre et abhorrant les Français, le pape aura une reconnaissance Ă©ternelle pour l'agent qui aura fait finir une intrigue aussi dĂ©plaisante Ă  sa saintetĂ©. - Ferraterra appartenait Ă  la haute noblesse de Ferrare; il Ă©tait riche, il avait plus de cinquante ans... AnimĂ© par la perspective si voisine du chapeau, il fit des merveilles; il osa changer brusquement de rĂŽle auprĂšs de la princesse. Depuis deux mois que SĂ©necĂ© la nĂ©gligeait, il eĂ»t pu ĂȘtre dangereux de l'attaquer, car Ă  son tour le prĂ©lat, comprenant mal SĂ©necĂ©, le croyait ambitieux.

Le lecteur trouverait bien long le dialogue de la jeune princesse, folle d'amour et de jalousie, et du prĂ©lat ambitieux. Ferraterra avait dĂ©butĂ© par l'aveu le plus ample de la triste vĂ©ritĂ©. AprĂšs un dĂ©but aussi saisissant, il ne lui fut pas difficile de rĂ©veiller tous les sentimens de religion et de piĂ©tĂ© passionnĂ©e qui n'Ă©taient qu'assoupis au fond du cƓur de la jeune Romaine; elle avait une foi sincĂšre. - Toute passion impie doit finir par le malheur et par le dĂ©shonneur, lui disait le prĂ©lat. - Il Ă©tait grand jour quand il sortit du palais Campobasso. Il avait exigĂ© de la nouvelle convertie la promesse de ne pas recevoir SĂ©necĂ© ce jour-lĂ . Cette promesse avait peu coĂ»tĂ© Ă  la princesse : elle se croyait pieuse, et, dans le fait, avait peur de se rendre mĂ©prisable par sa faiblesse aux yeux du chevalier.

Cette résolution tint ferme jusqu'à quatre heures; c'était le moment delà visite probable du chevalier. Il passa dans la rue, derriÚre le jardin du palais Campobasso, vit le signal qui annonçait l'impossibilité de l'entrevue, et, tout content, s'en alla chez la comtesse Orsini.

Peu à peu la Campobasso se sentit comme devenir folle. Les idées et les résolutions les plus étranges se succédaient rapidement. Tout à coup elle descendit le grand escalier de son palais comme en démence, et monta en voiture en criant au cocher : « Palais Orsini. »

L'excĂšs de son malheur la poussait comme malgrĂ© elle Ă  voir sa cousine. Elle la trouva au milieu de cinquante personnes. Tous les gens d'esprit, tous les ambitieux de Rome, ne pouvant aborder au palais Campobasso, affluaient au palais Orsini. L'arrivĂ©e de la princesse fit Ă©vĂ©nement; tout le monde s'Ă©loigna par respect; elle ne daigna pas s'en apercevoir : elle regardait sa rivale, elle l'admirait. Chacun des agrĂ©mens de sa cousine Ă©tait un coup de poignard pour son cƓur. AprĂšs les premiers complimens, l'Orsini, la voyant silencieuse et prĂ©occupĂ©e, reprit une conversation brillante et disinvolta.

- Comme sa gaieté convient mieux au chevalier que ma folle et ennuyeuse passion! se disait la Campobasso.

Dans un inexplicable transport d'admiration et de haine, elle se jeta au cou de la comtesse. Elle ne voyait que les charmes de sa cousine: de prĂšs comme de loin, ils lui semblaient Ă©galement adorables. Elle comparait ses cheveux aux siens, ses yeux, sa peau. A la suite de cet Ă©trange examen, elle se prenait elle-mĂȘme en horreur et en dĂ©goĂ»t. Tout lui semblait adorable, supĂ©rieur chez sa rivale.

Immobile et sombre, la Campobasso était comme une statue de basalte au milieu de cette foule gesticulante et bruyante. On entrait, on sortait; tout ce bruit importunait, offensait la Campobasso. Mais que devint-elle quand tout à coup elle entendit annoncer M. de Sénecé! Il avait été convenu, au commencement de leurs relations, qu'il lui parlerait fort peu dans le monde, et comme il sied à un diplomate étranger qui ne rencontre que deux ou trois fois par mois la niÚce du souverain auprÚs duquel il est accrédité.

SĂ©necĂ© la salua avec le respect et le sĂ©rieux accoutumĂ©s; puis, revenant Ă  la comtesse Orsini, il reprit le ton de gaietĂ© presque intime que l'on a avec une femme d'esprit qui vous reçoit bien et que l'on voit tous les jours. La Campobasso Ă©tait atterrĂ©e. « La comtesse me montre ce que j'aurais dĂ» ĂȘtre, se disait-elle. VoilĂ  ce qu'il faut ĂȘtre, et que pourtant je ne serai jamais! » Elle sortit dans le dernier degrĂ© de malheur oĂč puisse ĂȘtre jetĂ©e une crĂ©ature humaine, presque rĂ©solue Ă  prendre du poison. Tous les plaisirs que l'amour de SĂ©necĂ© lui avait donnĂ©s n'auraient pu Ă©galer l'excĂšs de douleur oĂč elle fut plongĂ©e pendant toute une longue nuit. On dirait que ces Ăąmes romaines ont des trĂ©sors d'Ă©nergie inconnus aux autres femmes pour souffrir.

Le lendemain, SĂ©necĂ© repassa et vit le signe nĂ©gatif; il s'en alla gaiement ; cependant il fut piquĂ©. « C'est donc mon congĂ© qu'elle m'a donnĂ© l'autre jour? Il faut que je la voie dans les larmes, » dit sa vanitĂ©. Il Ă©prouvait une lĂ©gĂšre nuance d'amour en perdant Ă  tout jamais une aussi belle femme, niĂšce du pape. Il s'engagea dans les souterrains peu propres qui lui dĂ©plaisaient si fort, et vĂźnt forcer la porte de la grande salle au rez-de-chaussĂ©e oĂč la princesse le recevait.

- Comment! vous osez paraßtre ici! dit la princesse étonnée.

- Cet étonnement manque de sincérité, pensa le jeune Français; elle ne se tient dans cette piÚce que quand elle m'attend.

Le chevalier lui prit la main ; elle frĂ©mit. Ses yeux se remplirent de larmes: elle sembla si jolie au chevalier, qu'il eut un instant d'amour. Elle, de son cĂŽtĂ©, oublia tous les sermens que pendant deux jours elle avait faits Ă  la religion; elle se jeta dans ses bras : « Et voilĂ  le bonheur dont dĂ©sormais l'Orsini jouira!... » SĂ©necĂ©, comprenant mal, comme Ă  l'ordinaire, une Ăąme romaine, crut qu'elle voulait se sĂ©parer de lui avec bonne amitiĂ©, rompre avec des formes. « Il ne me convient pas, attachĂ© que je suis Ă  l'ambassade du roi, d'avoir pour ennemie mortelle (car telle elle serait) la niĂšce du souverain auprĂšs duquel je suis accrĂ©ditĂ©. » Tout fier de l'heureux rĂ©sultat auquel il croyait arriver, SĂ©necĂ© se mit Ă  parler raison. - Ils vivraient dans l'union la plus agrĂ©able; pourquoi ne seraient-ils pas trĂšs heureux ? Qu'avait-on, dans le fait, Ă  lui reprocher? L'amour ferait place Ă  une bonne et tendre amitiĂ©. Il rĂ©clamerait instamment le privilĂšge de revenir de temps Ă  autre dans le lieu oĂč ils se trouvaient; leurs rapports auraient toujours de la douceur...

D'abord la princesse ne le comprit pas. Quand, avec horreur, elle l'eut compris, elle resta debout, immobile, les yeux fixes. Enfin, à ce dernier trait de la douceur de leurs rapports, elle l'interrompit d'une voix qui semblait sortir du fond de sa poitrine et en prononçant lentement :

- C'est-Ă -dire que vous me trouvez, aprĂšs tout, assez jolie pour ĂȘtre une fille employĂ©e Ă  votre service!

- Mais, chĂšre et bonne amie, l'amour-propre n'est-il pas sauf? rĂ©pliqua SĂ©necĂ©, Ă  son tour vraiment Ă©tonnĂ©. Comment pourrait-il vous passer par la tĂȘte de vous plaindre? Heureusement jamais notre intelligence n'a Ă©tĂ© soupçonnĂ©e de personne. Je suis homme d'honneur; je vous donne de nouveau ma parole que jamais ĂȘtre vivante ne se doutera du bonheur dont j'ai joui.

- Pas mĂȘme l'Orsini? ajouta-t-elle d'un ton froid qui fit encore illusion au chevalier.

- Vous ai-je jamais nommĂ©, dit naĂŻvement le chevalier, les personnes que j'ai pu aimer avant d'ĂȘtre votre esclave?

- Malgré tout mon respect pour votre parole d'honneur, c'est cependant une chance que je ne courrai pas, dit la princesse d'un air résolu, et qui enfin commença à étonner un peu le jeune Français. « Adieu! chevalier...» Et comme il s'en allait un peu indécis: «Viens m'embrasser, » lui dit-elle.

Elle s'attendrit évidemment; puis elle lui dit d'un ton ferme : « Adieu, chevalier... »

La princesse envoya chercher Ferraterra. « C'est pour me venger, » lui dit-elle. Le prélat fut ravi. « Elle va se compromettre; elle est à moi à jamais. »

Deux jours aprÚs, et comme la chaleur était accablante, Sénecé alla prendre l'air au Cours sur le minuit. Il y trouva toute la société de Rome. Quand il voulut reprendre sa voiture, son laquais put à peine lui répondre : il était ivre ; le cocher avait disparu ; le laquais lui dit, en balbutiant, que le cocher avait pris dispute avec un ennemi.

- Ah! mon cocher a des ennemis! dit en riant Sénecé.

En revenant chez lui, il Ă©tait Ă  peine Ă  deux ou trois rues du Corso, qu'il s'aperçut qu'il Ă©tait suivi. Des hommes, au nombre de quatre ou cinq, s'arrĂȘtaient quand il s'arrĂȘtait, recommençaient Ă  marcher quand il marchait. «Je pourrais faire le crochet et regagner le Corso par une autre rue, pensa SĂ©necĂ©. Bah! ces malotrus n'en valent pas la peine; je suis bien armĂ©. » Il avait son poignard nu Ă  la main.

SĂ©necĂ© parcourut, en pensant ainsi, deux ou trois rues Ă©cartĂ©es et de plus en plus solitaires. Il entendait ces hommes, qui doublaient le pas. A ce moment, en levant les yeux, il remarqua droit devant lui une petite Ă©glise desservie par des moines de l'ordre de saint François, dont les vitraux jetaient un Ă©clat singulier. Il se prĂ©cipita vers la porte, et frappa trĂšs fort avec le manche de son poignard. Les hommes qui semblaient le poursuivre Ă©taient Ă  cinquante pas de lui. Ils se mirent Ă  courir sur lui. Un moine ouvrit la porte; SĂ©necĂ© se jeta dans l'Ă©glise; le moine referma la porte prĂ©cipitamment. Au mĂȘme instant, les assassins donnĂšrent des coups de pied Ă  la porte. Les impies! dit le moine. SĂ©necĂ© lui donna un sequin. «DĂ©cidĂ©ment ils m'en voulaient, dit-il. »

Cette église était éclairée par un millier de cierges au moins.

- Comment! un service Ă  cette heure! dit-il au moine.

- Excellence, il y a une dispense de l'Ă©minentissime cardinal-vicaire.

Tout le parvis étroit de la petite église de San-Francesco a Ripa était occupé par un mausolée magnifique; on chantait l'office des morts.

- Qu'est-ce qui est mort? quelque prince? dit Sénecé.

- Sans doute, rĂ©pondit le prĂȘtre, car rien n'est Ă©pargnĂ©; mais tout ceci, c'est argent et cire perdus; M. le doyen nous a dit que le dĂ©funt est mort dans l'impĂ©nitence finale.

Sénecé s'approchait; il vit des écussons d'une forme française; sa curiosité redoubla; il s'approcha tout à fait et reconnut ses armes! Il y avait une inscription latine :

Nobilis homo Johannes Norbertus Senece eques decessit Romoe.

« Haut et puissant seigneur Jean Norbert de Sénecé, chevalier, mort à Rome. »

«Je suis le premier homme, pensa Sénecé, qui ait eu l'honneur d'assister à ses propres obsÚques... Je ne vois que l'empereur Charles-Quint qui se soit donné ce plaisir Mais il ne fait pas bon pour moi dans cette église. »

Il donna un second sequin au sacristain. - Mon pĂšre, lui dit-il, faites-moi sortir par une porte de derriĂšre de votre couvent.

- Bien volontiers, répondit le moine.

A peine dans la rue, SĂ©necĂ©, qui avait un pistolet Ă  chaque main, se met Ă  courir avec une extrĂȘme rapiditĂ©. BientĂŽt il entendit derriĂšre lui des gens qui le poursuivaient. En arrivant prĂšs de son hĂŽtel, il vit la porte fermĂ©e et un homme devant. « Voici le moment de l'assaut, » pensa le jeune Français; il se prĂ©parait Ă  tuer l'homme d'un coup de pistolet, lorsqu'il reconnut son valet de chambre. - Ouvrez la porte, lui cria-t-il.

Elle Ă©tait ouverte; ils entrĂšrent rapidement et la refermĂšrent.

- Ah! monsieur, je vous ai cherché partout, voici de bien tristes nouvelles; le pauvre Jean, votre cocher, a été tué à coups de couteau. Les gens qui l'ont tué vomissaient des imprécations contre vous. Monsieur, on en veut à votre vie...

Comme le valet parlait, huit coups de tromblon partant Ă  la fois d'une fenĂȘtre qui donnait sur le jardin Ă©tendirent SĂ©necĂ© mort Ă  cĂŽtĂ© de son valet de chambre; ils Ă©taient percĂ©s de plus de vingt balles chacun.

Deux ans aprÚs, la princesse Campobasso était vénérée à Rome comme le modÚle de la plus haute piété, et depuis longtemps monsignor Ferraterra était cardinal.

Excusez les fautes de l'auteur.

HENRI BEYLE.

20 et 30 septembre 1831.

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