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Le moulin Frappier

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Henry Gréville (1842-1902)

"Les deux cloches de l’église de Haville jetaient dans l’air ensoleillé de midi leurs derniers tintements inégaux, lorsque la Quesnelle, comme on l’appelait dans le pays, Victoire Beauquesne, de son véritable nom, mit la clef dans la serrure de la porte, au moulin Frappier. Son homme venait à quelques pas derrière elle, traînant un peu la jambe par habitude de paysan accoutumé aux sabots, et qui n’aime guère les souliers de cuir. Elle entra résolument, de l’air de quelqu’un qui connaît son affaire, et sans prendre le temps de s’asseoir, ou seulement de respirer, elle alla à l’armoire, pour y reprendre sa coiffe et son tablier de tous les jours.

Beauquesne, moins pressé de quitter ses habits du dimanche, se dirigea vers le fauteuil de paille à coussin de duvet qui trônait au coin de la cheminée, et s’y laissa tomber d’un air dolent.

Il n’aimait point les marches précipitées qu’on fait le long des grands chemins, au soleil, les bras ballants, pendant que les cloches sonnent l’évangile, ou quand la faim vous pousse à grands pas vers le logis, pour le coup de midi. Ce qu’il aimait, c’étaient les courtes promenades dans les sentiers ombreux et humides, quand on s’en va défouir des pommes de terre, à raison d’un boisseau par cinq heures de travail, ou bien examiner la luzerne, plus haute d’un bon doigt que la veille.

Simon Beauquesne n’était point de ceux qui redemandent du travail quand leur tâche est finie. Non ; il aimait mieux se reposer, et n’est-ce pas bien naturel ? Ce jour-là, estimant qu’avoir mis ses habits du dimanche pour aller à l’église bien qu’on fût en semaine, et avoir entendu la messe des morts pour le bout de l’an de son oncle Frappier, suffisait à une âme chrétienne, il s’assit au coin du foyer éteint, son bâton entre ses jambes, et ferma les yeux de satisfaction, en pensant qu’il n’aurait plus rien à faire de toute la journée."